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La Suisse est-elle en Europe ?

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Academic year: 2022

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La Suisse est-elle en Europe ?

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. La Suisse est-elle en Europe ? Hérodote , 1979, no. 14/15, p. 89-92

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4313

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La Suisse est-elle en Europe ?

Claude Raffestin *

La question paraîtra absurde, surtout si on la lit au premier degré. Pour- tant, je ne pense pas qu'il faille renoncer à la poser. Chacun est maître de sa lecture mais les quelques réflexions que je vais proposer nécessitent une lecture au second degré. Un lieu se définit-il seulement par son appar- tenance géographique à un ensemble ou se définit-il encore et surtout par le système de relations qui s'y tissent et s'y déroulent ? Or le système de relations helvétique est-il européen ou autre chose ? C'est à cela que je voudrais tenter de répondre. Autrement dit, la Suisse appartient-elle poli- tiquement, économiquement, socialement et culturellement à l'Europe ou à un autre ensemble géographiquement situé ailleurs ?

La Suisse observe le monde à petite échelle mais s'observe elle-même à grande échelle. Ce double mode d'observation crée d'inévitables discor- dances : ce que nous ne voyons pas à petite échelle, nous le voyons à grande échelle et réciproquement. Là où nous devrions voir des structures nous ne voyons que des faits de détail et là où nous ne devrions voir que des détails nous voyons des structures. Notre vision, qui devrait jouer sur plusieurs échelles à la fois, ne travaille que sur des échelles extrêmes.

Pendant longtemps, la Suisse a été pour l'Europe un symbole de liberté et de progrès, symbole maintes fois brandi d'André Siegfried à Denis de

* Directeur de l'Institut de géographie de Genève.

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Rougemont. Pourtant, en 1928 déjà, Hermann von Keyserling, dont je ne partage, par ailleurs, ni l'aristocratisme ni le psychologisme de sa pensée, écrivait : « Ils [les Suisses] se sentent toujours les pionniers de la liberté, du progrès, ce qu'ils ne sont plus. Car la liberté qu'ils entendaient et représentaient est, depuis longtemps, devenue le bien de tous : en ce sens, ils sont leurs propres classiques \ » La Suisse est la création d'une poignée de paysans qui, depuis le Moyen Age, ont incarné, un idéal démocratique dans lequel ils ont puisé leur force pour échapper à l'oppression et à la domination. Cet idéal non seulement démocratique mais encore fédéraliste apparente la Suisse à l'Amérique qui a aussi été, en partie, une création de paysans libres. Ainsi dans un cadre étroit la Suisse a développé une valeur universelle. Mais ce miroir politique longtemps proposé à l'Europe s'est terni avec le temps, ou plus exactement il est devenu de plus en plus déformant et l'image renvoyée a été de moins en moins attrayante : « La Suisse doit se rendre compte que sur son sol aussi les anciens temps sont passés et qu'il faut qu'elle se renouvelle, qu'elle regarde en avant seule- ment, et non plus en arrière, et que son orgueil doit se fonder non pas sur son passé, mais sur sa volonté d'un avenir meilleur2. » Ce que des collec- tivités paysannes ont accompli dans le passé est essentiel, mais cela ne saurait valablement orienter l'avenir, car les conditions d'émergence de la démocratie suisse ont disparu : la Suisse n'est plus paysanne. Continuer à prendre le passé pour référentiel d'une pensé politique c'est évidemment s'exposer à s'alimenter plus à un mythe qu'à une réalité vivante. Le modèle suisse n'est pas européen dans la mesure où les foyers, qui ont construit les différentes nations européennes, se sont développés dans un contexte fort différent. Seule l'Amérique présente des analogies avec la Suisse : rôle des paysans immigrés épris de liberté. Mais l'Amérique, de par ses dimensions, a échappé au rétrécissement caractéristique de la Suisse.

En matière économique, le libéralisme constitue la perspective dans

1. Hermann VON KEYSERLING, L'Analyse spectrale de l'Europe, Paris, 1965, p. 203 (édition allemande 1928). 2. Ibid., p. 208.

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LA SUISSE EST-ELLE EN EUROPE?

laquelle s'inscrivent les projets et les réalisations. Libéralisme qui permet d'avoir des frontières très perméables tout en préservant une très grande cohérence interne qui ne peut s'expliquer que par le fait suivant : la Suisse est une Sparte économique qui intègre avec une grande facilité la pensée technologique moderne mais qui rechigne à s'ajouter l'information socio- politique dont l'Europe fait l'expérience. La tradition helvétique constitue un filtre qui ne laisse passer que fort peu d'idées qui mettraient en cause le consensus. Le consensus est une chose fort utile lorsqu'il ne contribue pas à masquer des tensions. Or les tensions ne manquent pas sur le plan économique. Elles ont été progressivement créées par la concentration qui fait de la Suisse une « petite Amérique » : ses dimensions réelles, peu visi- bles, sont considérables par rapport à ses dimensions apparentes. Après avoir connu la multicantonalisation, la Suisse connaît depuis un quart de siècle la multinationalisation dont les processus sont commandés depuis Zurich surtout et Bâle ensuite. Où se prennent les grandes décisions indus- trielles et financières ? A Zurich, principalement, qui draine la substance suisse d'une manière telle que l'équilibre régional est en danger. Il en résulte une parfaite discordance entre le fédéralisme politique, qui risque de devenir de plus en plus formel, et la concentration économique qui tend à effacer les différences inspiratrices du « modèle suisse ». On est en droit de se demander si dans ces conditions la Suisse n'appartient pas plutôt à l'Amérique qu'à l'Europe tant par ses orientations que par ses comportements. Une autre question encore : est-elle en mesure de compren- dre l'Europe traversée par des courants de pensée auxquels la participation suisse est faible ? Il est difficile de répondre, certes, mais on se souviendra qu'en matière monétaire la Suisse sacrifie volontiers aux modèles d'outre- Atlantique inspirés par Milton Friedmann, l'économiste de l'Ecole de Chicago. Qu'elle s'en trouve bien ne change rien au fait que cela l'éloigne de l'Europe.

Sur le plan social, le libéralisme économique se traduit par un système de valeurs traditionnelles qui dans une large mesure est en décalage par rapport à celui de l'Europe. Système ancien qui assure certes une grande stabilité mais qui tend à évoluer vers le statisme. Là encore, comme dans

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le domaine politique, certaines valeurs paysannes jouent un rôle excessif dans une société industrielle fortement urbanisée : on ne brave pas l'opi- nion publique, on s'y soumet pour le meilleur mais aussi pour le pire. Le

« swiss way of life » est certainement plus proche de l'american way of life que du mode de vie européen. Tout cela peut sembler étrangement paradoxal mais s'explique parfaitement par le fait que la Suisse tout autant que les Etats-Unis ont conservé un ordre moral d'origine paysanne dans lequel ils continuent à puiser des normes quotidiennes. Il en résulte une discordance sensible entre la Suisse et l'Europe.

Culturellement la Suisse comprend mieux l'Amérique que l'Europe.

Nouveau paradoxe difficilement justifiable ou tout au moins démontrable, pensera-t-on. En fait ce n'est pas si difficile à démontrer.

Certes la Suisse est un pays multilingue, mais dont les langues ne par- viennent guère à nourrir une culture vivante. Il y a un mouvement culturel centrifuge, et les différences qui auraient pu permettre de fonder une culture authentique sont en train de se dissoudre sous l'influence anglo- saxonne. L'anglais devient la cinquième langue nationale et les quatre autres sont reléguées au rang de vernaculaires. Le facteur culturel est sous- tendu par le facteur économique : la diversité de nos échanges nous incite à adopter l'anglo-américain comme langue véhiculaire. Il y a peu de temps, une déclaration suisse dans une organisation internationale a été directement rédigée en anglais et aucune traduction dans l'une des langues nationales n'a été faite.

La Suisse est de moins en moins en Europe. Elle est une île qui dérive de plus en plus dans l'Atlantique, vers l'ouest. Les Suisses parlent de grandes langues européennes mais ils n'en comprennent pas pour autant le langage européen. L'isolement de la Suisse dans une Europe unie ne sera pas un fait de politique seulement mais un fait de société. Par ses choix, la Suisse comprend mieux les modèles américains, qu'elle imite ou adapte dans divers domaines, que les modèles européens.

Il y a donc un risque croissant d'incommunicabilité entre la Suisse et l'Europe.

Claude RAFFESTIN

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