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Parole visible : pour une évaluation nouvelle du sacrement

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Parole visible : pour une évaluation nouvelle du sacrement

LEENHARDT, Franz Jehan

LEENHARDT, Franz Jehan. Parole visible : pour une évaluation nouvelle du sacrement . Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1971, 92 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:22928

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Franz J. Leenhardt 6 3

PAROLE

VISIBLE

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publiés sous la direction de Pierre Barthel avec la collaboration de

J.-L. Leuba, président, P. Bonnard, F. Bovon, C. Bride!, O. Cullmann, R. Martin-Achard, R. Mehl et R. Stauffer

Voir en fin de volume la liste des Cahiers (nouvelle série)

Du m€me auteur:

LA FOI ÉVANGÉLIQUE. Labor, Genève 1941

LE BAPTÊME CHRÉTIEN. SoN ORIGINE, SA SIGNIFICATION. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1944

CHRISTIANISME ET VIE PUBLIQUE. Labor, Genève 1945

LE SACREMENT DE LA SAINTE CÈNE. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1948

«CECI EST MON CORPS». EXPLICATION DE CES PAROLES DE }ÉSUS-CHRIST.

Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1955

EPITRE DE SAINT PAUL AUX RoMAINS. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1957 PAROLE, EcRITURE, SACREMENTS. ETUDE DE THÉOLOGIE ET D'EXÉGÈSE. Dela-

chaux et Niestlé, Neuchâtel 1968

DIFFUSION DELACHAUX ET NIESTLÉ En France: 32, RUE DE GRENELLE, PARIS vue

En Belgique: 31, AVENUE PAUL DE }AER, 1o6o BRUXELLES

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CAHIERS THÉOLOGIQUES 63

FRANZJ. LEENHARDT

nr en théologie

Professeur à l'Université de Genève

PAROLE VISIBLE

Pour une évaluation nouvelle du sacrement

DELACHAUX ET NIEST.LÉ ÉDITEURS

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© Delachaux: et Niestlé S.A., Neuchâtel (Switzerland), 1971

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POUR UNE NOUVELLE ÉVALUATION DE LA DOCTRINE DU SACREMENT

I

Les pages qui suivent voudraient tenter de proposer une nouvelle évaluation de la doctrine des sacrements ; doctrine du sacrement en lui-même, et doctrine de chacun des deux sacrements, baptême et cène.

On ne cessera de méditer longtemps sur ces thèmes. Aussi long- temps que des croyants appartenant à la famille chrétienne resteront attachés aux sources de leur foi. Le Nouveau Testament, en effet, parle assez souvent et assez explicitement du baptême et de la cène, pour que ces thèmes s'imposent à toute réflexion qui puise son inspi- ration dans ses enseignements. Il n'est pas concevable de recueillir l'héritage néotestamentaire, sans vouer une attention soutenue à ces deux actes liturgiques.

Le pressant devoir de comprendre ce que furent à l'origine, et ce que sont pour nous aujourd'hui, le baptême et la cène, n'est malheu- reusement pas facilité par les textes qui devraient nous renseigner.

Une solennité particulière les entoure; la place qu'ils occupent au début et au terme du ministère de Jésus, le rôle qu'ils jouent dans la première communauté indiquent bien leur importance. Mais nulle part on ne trouve les éléments d'une définition qui pourraient servir de point de départ.

La difficulté d'aborder le sujet est encore aggravée par le fait - qui n'est innocent qu'en apparence - que l'usage a donné à ces

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actes liturgiques le nom de sacrements. Le mot n'a pas de répondant dans les textes relatifs au baptême et à la cène, et l'on peut soupçonner qu'il engage la réflexion, si l'on n'y prend pas garde, dans des voies sans issue.

Il faut encore ajouter à ces circonstances que vingt siècles de vie sacramentelle se sont écoulés, charriant le meilleur et le pire. Les doctrines se sont multipliées, précisées, sclérosées. Les usages aussi, qui finissent par imposer des innovations, parfois même aberrantes, sur lesquelles ensuite les théologiens se penchent avec respect pour leur trouver une justification. Lex orendi, lex credendi! De tout cela il résulte qu'on ne peut aborder un sujet comme le nôtre, sans se heurter à des habitudes dogmatiques et liturgiques qui restreignent les pers- pectives et engourdissent les jugements.

Sans oser parler ici de préjugés, il faut reconnaître que les opinions reçues, respectables en raison de la sincérité de ceux qui les professent, ne favorisent pas la constante et nécessaire réévaluation que l'Eglise chrétienne doit faire de son bagage théologique et liturgique à la lumière des textes qui sont sa charte fondamentale.

L'entreprise qu'on tente ici paraîtra donc téméraire.

Une première remarque servira, non pas d'excuse - la témérité subsiste! - mais d'explication. Plusieurs publications antérieures ont un peu familiarisé l'auteur avec la matière. Ces essais ne lui paraissent pas suffisants, il l'avoue. Comment le seraient-ils, sur un pareil sujet? Mais en l'éclairant sur la difficulté, ils l'ont encouragé à l'approfondir davantage. Le lecteur voudra bien se rapporter à tel ou tel de ces travaux, pour y trouver des arguments, faits ou démons- trations plus techniques, dont on lui fera grâce dans ces pages-ci, mais qu'il serait en droit d'exiger s'ils n'étaient pas disponibles ailleurs 1. 1 Le lecteur pourra se rapporter aux titres suivants, qui ne seront plus cités dans le cours du présent travail: Le baptême chrétien. Son origine. Sa signification, Neuchâtel 1944; réédité dans Parole-Ecriture-Sacrements, Neu- châtel et Paris 1968, p. 69 à 121; Le sacrement de la sainte cène, Neuchâtel et Paris 1948; « Le pain et la coupe », Foi et Vie, Paris 1948, XLVI, p. 509-526;

«Le baptême des enfants et le Nouveau Testament», Foi et Vie, Paris 1949, XLVII, p. 76-91 ; « Pédobaptisme catholique et pédobaptisme protestant», Etudes théologiques et religieuses, Montpellier 1950, XXV, 3, p. 139-206;

«Ceci est mon corps», Explication de ces paroles de Jésus-Christ, Neuchâtel 1955, réédité dans Parole-Ecriture-Sacrements, p. 136-184; «Quelques réflexions

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Une seconde remarque expliquera pourquoi l'auteur ne s'est pas contenté de réfléchir en son privé. Malgré le désaccord qu'avait suscité en lui la lecture de l'ouvrage de Karl Barth sur le baptême - ouvrage magnifique par certains côtés - il n'eût pas repris tout le problème ab ovo, s'il n'avait été interpellé par un ami aux prises avec un groupe d'études sur le baptême, au sein duquel la grande voix de K. Barth avait semé la panique. Il fallut bien préciser les premières réactions et, de fil en aiguille ...

On peut aussi dire qu'un détail a joué son rôle. Il est assez signifi- catif pour être mentionné. La bande publicitaire du volume de K.

Barth portait ces trois mots : L'Evangile contre la tradition. Le contenu du livre justifie cette sorte de slogan, par l'assurance qu'il affiche de ne dire rien qui ne soit d'évangile. Or, on doit s'interroger sur ce propos, se demander s'il n'est pas abusif. A l'examen, on se convainc qu'il y a là quelque chose à redresser.

En revanche, K. Barth a raison de ne pas suivre aveuglément la tradition. Son exemple, son courage lui attirent la reconnaissance de ceux qui pensent que les valeurs authentiques de la vérité évangélique sont mal conservées dans le vêtement tissé par la tradition classique des grandes Eglises. La bande publicitaire appelait à la contestation, et si le mot est à la mode, on aurait tort de n'y voir qu'un snobisme juvénile ou révolutionnaire. Le malaise d'un grand nombre de chré- tiens d'aujourd'hui a des causes profondes. Sur trop de points, sur la question du baptême notamment, on ne peut continuer à conserver pieusement la théologie de papa et se soumettre à la tradition, pour la seule raison qu'elle est vénérable par son ancienneté et par les autorités qui la garantissent.

Il y a longtemps, certes, que la crise actuellement manifeste couve sous les dehors apaisants du triomphalisme dogmatique. Il y a longtemps que l'immobilisme des organes officiels provoque de douloureuses ruptures au sein de la famille chrétienne, où ne se sentent plus reçus ceux dont la culture n'a pu s'accorder à la présen- tation traditionnelle de l'Evangile.

après un débat œcuménique sur la transsubstantiation», Reformation, Schicksal und Auftrag, Festschrift Joseph Lortz, Baden-Baden 1958; «La présence eucharistique», lrenikon, Prieuré bénédictin de Chevetogne, 1960, XXIII, p.

146-172, réédité dans Parole-Ecriture-Sacrements, p. 185-203.

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Mais la crise a maintenant atteint son acmé. Une mutation théolo- gique s'impose, qui sera une œuvre longue, difficile, pénible même et souvent d'apparence sacrilège. A ce travail, que chacun apporte sa modeste contribution !

Celle qu'on propose ici entend faire droit à deux revendications qu'on juge légitimes et qui ne sont d'ailleurs nullement nouvelles, encore qu'elles n'aient pas produit les effets qu'on était en droit d'en attendre.

Il s'agit en premier lieu de donner à l'histoire la place qui lui revient dans l'élaboration d'une compréhension des rites sacramentels du baptême et de la cène. L'histoire aura la préséance sur la réflexion dogmatique, laquelle ne sera qu'amorcée et peut-être aussi découragée, car elle menace toujours de transformer en concepts ce qui est réalité vivante. On admet ici que le souci premier qui doit animer une recher- che sur la signification du baptême et de la cène, consiste à les saisir dans le lieu de leur surgissement, dans leur cadre originel. C'est la tâche de l'historien que d'essayer d'aboutir dans cette enquête qui vise à récupérer les significations premières.

Faut-il l'avouer? On n'est pas encouragé dans cette démarche par l'orientation que beaucoup de savants très respectables donnent à leurs travaux consacrés aux évangiles et à la réalité historique dont ces textes sont les seuls témoins. Ce n'est cependant pas là une raison pour se décourager. Après avoir affiché un scepticisme quasi radical en ce qui concernait la possibilité de remonter à ce qu'on appelle « le

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ésps de l'histoire », voici que l'opinion savante se reprend et recon- naît l'existence d'une tradition prépascale au sein de laquelle une critique avertie peut isoler des éléments d'information dignes de confiance. Sur le détail des résultats de cet examen critique, les conclusions divergeront toujours, en raison même de l'état des sources et du coefficient personnel important qui intervient inévitablement dans de telles argumentations. Mais il suffit qu'on soit sorti de l'im- passe du scepticisme historique, pour que les faits reprennent leur droit comme fondement du Kérygme.

Or les faits, ce sont des hommes avant tout, des paroles et des gestes. Sur ce point également, il faut reconnaître que l'intérêt des chercheurs n'a pas toujours porté sur l'essentiel. On s'est préoccupé de connaître, et moins de comprendre. Nul ne contestera qu'il faut

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connaître ce que l'on prétend comprendre. Mais le savoir peut-il, quand il s'agit des hommes, aller sans la compréhension? Il a régné une conception de l'objectivité en méthode historique, qui a trop sacrifié au positivisme et qui, pour cette raison, a déshumanisé l'his- toire. On a beaucoup découpé les textes ; la critique littéraire excelle à cette tâche nécessaire. Mais on a eu trop confiance dans l'instrument d'analyse. On a pris le possible pour le réel, l'hypothèse pour la vérité.

Le savoir a perdu contact avec les réalités humaines. On n'a pas su opposer à la dispersion qu'autorisait l'analyse critique la cohérence qu'aurait donnée le contact avec des projets d'existence vécus par les personnages, notamment Jésus, et précisément« le Jésus de l'histoire».

Aussi, faute d'avoir compris les hommes, a-t-on souvent porté des condamnations en matière d'historicité, dont il est aujourd'hui opportun de réviser la sévérité.

Qui dit histoire, dit personne humaine. Qui dit théologie, dit également anthropologie. Notre propos n'est pas nouveau ; on a toujours su que la théologie impliquait une anthropologie; mais il faut tirer les conséquences du fait que la Parole de Dieu s'adresse à l'homme et l'atteint sans le dépouiller de son humanité. Cela devient aujourd'hui spécialement urgent, car toute lacune en cette matière apparaît, dans le milieu culturel qui est le nôtre, comme une frustra- tion. L'importance et la valeur des travaux consacrés à la psychologie de l'homme, consciente ou inconsciente, aux relations et aux connexions de l'homme avec son milieu, naturel ou social, tout ce qui se dit savamment aujourd'hui sur les conditions et les structures de la communication et notamment du langage, tout cela forme un ensemble qui modifie profondément l'angle d'attaque des problèmes théolo- giques, jusque-là souvent traités selon une logique abstraite et inhu- maine. Si l'on ne prend en considération l'homme à qui l'on parle et de qui l'on parle, on construit une théologie de fiction. L'autorité ecclésiastique jadis reconnue comme compétente a pu longtemps imposer de telles constructions; mais elle ne rencontre plus l'adhésion des générations qui ont appris quelle relativité introduisent, dans l'ap- préhension de la vérité évangélique, les fragilités du langage et du psychisme humains.

Avant qu'il n'entre dans ce travail, que le lecteur permette une dernière remarque sur l'esprit dans lequel on l'entreprend. L'heure

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est-elle à l'examen d'un problème aussi particulier et, en apparence, si inactuel? Sur l'actualité du sujet, on aura quelques remarques à présenter plus loin. Sur le premier point, il faut s'entendre. Les grands problèmes qui posent à la chrétienté d'urgentes et troublantes ques- tions - problèmes d'éthique sociale et individuelle - ne sauraient être disqualifiés par l'intérêt que suscite celui que nous abordons ici.

Si l'entreprise présente devait servir de refuge à ceux qui préfèrent la sérénité des considérations théologiques aux difficiles débats de la conscience chrétienne avec le monde moderne, cela irait bien à l'en- contre de l'intention de l'auteur, et même de ses propres recherches.

Car il pense devoir se refuser à l'alternative qui oppose la culture de la foi personnelle à l'ouverture aux problèmes d'actualité. Ce n'est pas entre ces termes qu'il faut choisir, pas plus qu'on ne choisit l'arbre sans les fruits, ou les fruits sans l'arbre. En l'occurrence, l'arbre c'est cette théologie traditionnelle, qui a trop souvent souffert de la stérilité à laquelle l'ont condamnée divers poisons: la spéculation, la scolas- tique (pas seulement catholique, bien entendu), la rigueur dans l'orthodoxie (ou dans l'orthopraxie), l'affadissement de la foi devenue comportement sociologique, etc. Il est temps d'émonder l'arbre théologique des branches gourmandes et des végétations parasitaires qui lui ont donné ses formes grandioses, mais artificielles.

Une théologie plus sobre, plus proche de la réalité historique et humaine, devrait produire un fruit plus substantiel, procurant à la chrétienté une force renouvelée pour affronter les problèmes qu'elle a vocation de résoudre.

II

Depuis longtemps on discute de la légitimité du baptême des nouveau-nés, et, à cette occasion, de la signification du rite baptismal, ce qui entraîne nécessairement à traiter également de la doctrine du sacrement en général.

Dans les rangs du catholicisme, la pratique baptismale tradition- nelle a été mise en question il y a déjà quelques années. Des prêtres se sont montrés préoccupés d'avoir à baptiser des enfants dont les parents et le milieu en général imposaient la certitude que l'éducation qu'ils recevraient ne serait en aucun cas ce que l'Eglise attend. Le

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baptême était devenu un rite d'initiation, un préventif («on ne sait jamais»), une festivité sociale; tout ce qu'on veut, sauf ce que veut l'Eglise. Le cri d'alarme lancé en 1943 par l'abbé Godin dans un livre qui fut lu avec passion t, n'est pas resté sans écho; mais la situation n'a fait que s'aggraver depuis. La profanation du baptême est mani- feste, et les arguments par lesquels on justifie le pédobaptisme parais- sent moins convaincants à mesure que se dissipe l'illusion d'une chrétienté de type constantinien.

Pour faire face au problème ainsi posé, la doctrine traditionnelle du baptême et du sacrement en général est invoquée, approfondie, et nuancée. Que signifie le baptême quand on a affaire avec des

« chrétiens sociologiques »? La doctrine de l'opus operatum est un article de foi; elle affirme l'efficacité du sacrement. Mais ce sacrement appelle une éducation chrétienne pour être honoré. N'est-on pas pris,, dans un dilemme? La doctrine sacramentelle semble justifier ce que la pastorale paraît bien condamner. Aussi a-t-on proposé de retarder le baptême, ce qui conduit à envisager un étalement de l'effet du sacrement à travers le temps ; on admet alors une sorte de participation anticipée à la vie sacramentelle de l'Eglise. Cette position est-elle tenable au vu de la doctrine officielle? Ne va-t-on pas au-devant de grosses difficultés, si l'on soutient, à propos du baptême, que l'effi- cacité sacramentelle est « liée essentiellement à l'ordre des signes » 2? Que penser de la perception du signe quand il s'agit d'un nouveau-né?

De telles considérations sont certainement très valables du point de vue de la doctrine du sacrement, mais elles sont ruineuses pour le pédobaptisme. Elles mettent en lumière l'impasse où a conduit ce dernier.

Au sein du protestantisme, le problème n'a cessé d'être agité depuis la Réforme même. L'existence des églises baptistes et

1 Les abbés GoDIN et DANIEL, France, pays de mission, Paris 1943·

«L'homme et l'œuvre étaient vraiment providentiels))' écrivait le P. Yves M.-J. CoNGAR, Vraie et fausse réforme, Paris 1950, p. 48.

2 Lire l'intéressant article publié par }EAN-PHILIPPE BoNNARD,« Le temps du baptême))' dans Etudes, oct. 1970, p. 431-442 (utile bibliographie relative au débat autour du baptême des nouveau-nés au sein du catholicisme).

Voir aussi P. TITION, «Le nouveau rituel du baptême))' Nouvelle Revue Théologique, Louvain, juin-juillet 1969, p. 643-655; DANIEL BouRREAU, L'avenir du bapt€me, Ed. du Chalet, Lyon 1970.

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pentecôtistes en atteste la vitalité. Ces communautés entretien- nent, chez de nombreux protestants, une sourde mauvaise cons- cience.

On se rend compte que la situation du peuple protestant est identique à celle du peuple catholique et que le baptême des nouveau- nés y fait également difficulté, pour les mêmes raisons en premier lieu.

Mais aussi pour d'autres raisons. Le pédobaptisme protestant a la plus grande peine à fournir des justifications valables, tant du point de vue de l'exégèse que du point de vue dogmatique.

Le lien du pédobaptisme avec les textes néotestamentaires est, pour le moins, assez lâche. La démonstration de cette affirmation a été faite maintes fois; inutile de la reprendre ici à nouveau. Aussi a-t-on quelque peine à répondre à la remarque de Bossuet, que les protes- tants récusent l'autorité de l'Eglise et de la Tradition, mais qu'ils maintiennent la pratique d'un baptême qui n'a d'autre fondement que la tradition et l'autorité de l'Eglise.

Du point de vue dogmatique également, le pédobaptisme ne peut que susciter l'embarras. Une lecture des deux chapitres consacrés par Calvin, l'un à la doctrine du sacrement, l'autre à la doctrine du baptême, suffit à mettre cet embarras en pleine lumière : en passant de l'un à l'autre chapitre, on change d'atmosphère théologique; on dirait d'une autre plume ! Le chapitre sur le baptême des enfants suppose une autre doctrine du sacrement que le chapitre consacré au sacrement, pour que soit possible l'apologie du baptême des enfants. Le désarroi de la pensée réformée depuis Calvin n'a pas diminué sur ce point. Une illustration inattendue en a été fournie, il y a peu, par un des défenseurs les plus reconnus de la pensée de Calvin. La formule de saint Augustin définissant le sacrement : « signe visible d'une grâce invisible» convenait parfaitement à Calvin, qui la cite et l'utilise maintes fois. Mais voilà! comment parler de « signe » quand il s'agit d'un poupon qui n'en perçoit pas la signification?

Si bien que l'honorable défenseur du pédobaptisme calvinien auquel je fais allusion en vint à écrire que cette formule, «si elle a trouvé place dans le protestantisme, ce n'est en tout cas pas dans sa tradition réformée, mais dans sa tradition moderniste, qu'il s'agisse du moder- nisme du xvie siècle ou de celui d'aujourd'hui... Cette définition, continue cet auteur, n'est celle d'aucune de nos confessions de foi,

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ni d'aucune dogmatique ou exégèse réformées. 1 » On croit rêver!

Augustin taxé de modernisme, ce n'est pas mal; et l'Institution de la religion chrétienne de Calvin, où la formule augustinienne est fré- quente, déchue de son rang de dogmatique ou exégèse réformées, ce n'est pas moins bien.

Descendons de ces hauteurs pour rejoindre le petit peuple de nos églises, ces humbles gens à qui la coutume propose pour leurs nouveau- nés le sacrement baptismal. Nous constaterons que la difficulté se répercute à ce niveau et qu'elle y porte des fruits amers. Pour combien d'entre eux le baptême est-il un rite plus ou moins magique? « Baptisez le petit, monsieur le pasteur, il crie tout le temps ; ça ira mieux après ! »

Ce mot authentique, dans sa naïveté et sa franchise, n'est pas pire que la componction silencieuse au prix de laquelle les gens cultivés croient souvent s'acquitter de leurs obligations à l'égard du baptême qu'ils demandent pour leur enfant.

Le tableau n'est donc pas réjouissant. On ne l'améliorerait certes pas, si l'on essayait d'évaluer le discrédit que vaut, à la foi chrétienne, la phraséologie traditionnelle qui remplit les catéchismes et les liturgies relatives aux sacrements. Trop souvent ce langage est anesthésiant pour ceux qui auraient voulu réfléchir à ce qu'ils font, parce qu'il les pousse à renoncer à comprendre ce qui se dit, de peur que la curiosité ne les contraigne à tricher avec leur conscience intellectuelle. Situation malsaine! L'homme d'aujourd'hui n'a pas la passivité de l'homme d'hier. Il ne refuse pas le mystère, mais son abusive extension. La chute du régime triomphaliste en matière d'expression de la foi le rend plus exigeant. Il est plus sensible à la fragilité des arguments scripturaires et dogmatiques qu'on avance depuis tant d'années, invariablement, malgré les objections, en faveur du pédobaptisme.

Toutes ces considérations eussent justifié qu'on remît en chantier la question du baptême et plus généralement du sacrement, les deux étant solidaires. On ne l'eût pas fait cependant si la grande voix de Karl Barth n'avait secoué protagonistes et adversaires de la position classique 2 L'importance de tout ce qu'écrit K. Barth n'échappe à

1 PIERRE-CH. MARCEL, « Le baptême, Sacrement de l'Alliance de grâce »,

dans La Revue réformée, n° 2-3, octobre 1950, p. 23, note 8.

2 KARL BARTH, Dogmatique, IV, 4: Le baptfme, fondement de la vie chré- tienne, trad. française, Genève 1969.

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personne; mais la structure de sa thèse sur ce sujet ajoute encore à l'intérêt. La doctrine traditionnelle du sacrement, pense K. Barth, et en particulier celle du baptême, est contraire au message central de l'Evangile, en ceci qu'elle implique une substitution de l'acte de l'homme à l'acte de Dieu, une absorption de celui-ci par celui-là.

L'enjeu est donc de toute importance: le baptême des enfants serait un cas particulier de la subversion de la vérité chrétienne que constitue le sacrement traditionnel.

Est-il vrai que le sacrement est une mainmise de l'homme sur l'action de Dieu? Il est clair que cela dépend de l'idée que l'on se fait du sacrement. Est-il légitime que l'erreur pédobaptiste entraîne la liquidation de toute doctrine du sacrement? Ou bien ne convient-il pas de se demander si la notion de sacrement n'est pas victime de graves malentendus ?

On ne cherchera pas, dans les pages qui suivent, à discuter les positions de K. Barth. Il faudrait, pour entreprendre l'assaut de la forteresse que représentent les 238 pages du volume de la traduction de la Dogmatique consacré au baptême, une connaissance de l'univers théologique de son auteur, à quoi nous ne pouvons prétendre. Si le présent effort n'est pas vain, il permettra de soupçonner qu'il y a une autre manière d'aborder le problème. L'itinéraire qui sera suivi ici montrera peut-être l'existence de paysages intellectuels et théologi- ques, que la position initiale de la pensée barthienne ne permettait pas d'intégrer. Des censeurs compétents ne manqueront pas de dire si ces paysages sont infestés d'hérésies pernicieuses et s'ils sont, ou non, conciliables avec les horizons barthiens. Mais il est probable que la comparaison manquera d'intérêt; la différence des méthodes est trop grande. Le souci de saisir la doctrine à son point de surgisse- ment dans l'histoire, précisément avant qu'elle ne soit durcie en doctrine, situe d'emblée la présente tractation du sujet sur un autre plan. La certitude, d'autre part, qu'on ne peut parler du sacrement sans recourir à des considérations d'anthropologie, accentuera la distance. Mais comment se dérober à cette dernière contrainte métho- dologique, alors qu'il s'agit d'un fait où le visible et l'humain compo- sent avec l'invisible et le divin pour former ce mixte qu'on appelle un sacrement ? Si on élimine toute préoccupation anthropologique, parle-t-on encore du sacrement?

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III

Qu'est-ce qu'un sacrement? De savantes considérations sur l'ori- gine du mot ne nous avancent en rien. On en trouvera suffisamment dans tous les manuels. Précisons seulement, à ce propos, que l'absence du mot « sacrement )) dans le Nouveau Testament, au sens que lui donne l'usage traditionnel dans l'Eglise chrétienne, ne préjuge en aucune façon de l'existence ou de l'inexistence de la chose dès la période la plus ancienne de l'Eglise. Une pratique et une notion peuvent se passer d'un vocabulaire spécifique, au moins au début de leur histoire. Il ne faut pas résoudre le problème avant de l'avoir posé.

La question est de savoir ce qu'on entend par « sacrement )) ; puis, à partir de là, se demander quel rapport une telle notion soutient avec la vérité dont le Nouveau Testament porte témoignage.

Il est clair que l'enseignement proposé par le Nouveau Testament n'est pas compatible avec n'importe quelle notion du sacrement. Les religions contemporaines de la naissance du christianisme pratiquaient des rites que l'on peut fort bien appeler des sacrements : signes visibles - ils l'étaient - de grâces invisibles, objet de la foi des participants. On ne posera donc pas de frontière arbitraire entre les rites sacramentels pratiqués au sein du christianisme, et ceux qui furent pratiqués hors de l'aire chrétienne.

Mais inversement, on ne s'autorisera pas des pratiques non chré- tiennes pour juger celles du christianisme. La science comparée des religions s'est souvent permis des assimilations gravement frauduleuses.

Des rapprochements de ce genre peuvent être fructueux, mais ils exigent un doigté, une finesse d'analyse, une profondeur et une indépendance de jugement, dont les érudits n'ont pas toujours montré que leur vaste documentation leur en avait assuré le béné- fice.

La situation ambiguë de la doctrine et de la pratique du sacrement à l'intérieur même du christianisme explique, et excuse en partie, la témérité de certaines thèses comparatistes. L'intelligence de la pra- tique des sacrements va, chez les croyants même les plus représentatifs, d'un extrême à l'autre. On a proposé des doctrines véritablement inconciliables, et l'usage populaire a renchéri encore sur les prudences

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- ou les imprudences - de la théologie sacramentelle. Du symbole qui ne vise à rien d'autre qu'à émouvoir la sensibilité, on passe au réalisme le plus cru, le plus grossier. Si bien qu'il est tentant de stigmatiser tout ce qui concerne le sacrement, l'accusant de maintenir dans la foi des relents de pensée magique.

Ce facile procès trouve en outre un aliment dans l'usage que l'on fait souvent du mot « grâce ». Ce terme fait partie intégrante de l'arsenal terminologique auquel il faut bien avoir recours pour se faire comprendre. Mais se fait-on vraiment comprendre en l'em- ployant? Il est aussi gros de malentendus que le mot « sacrement »

lui-même. Pour le dire en bref, notons qu'il a au moins deux sens, dont on peut juger en comparant deux traductions de la parole de l'ange à Marie en Luc I. 28. La traduction habituelle des catholiques:

·«Salut, pleine de grâces» (Crampon, Bonsirven, Tricot), ou «Salut, comblée de grâces» (Jérusalem, Osty). La traduction habituelle des protestants: «Je te salue, toi à qui une grâce a été faite» (Segond);

ou encore, selon le projet de la traduction œcuménique (T.O.B.):

«Sois joyeuse, toi qui as la faveur de Dieu.» Dans le premier cas, la grâce est une sorte de substance qui remplit un espace vide ; il y a communication d'un «quelque chose», si subtil qu'on le conçoive.

Dans le second cas, la grâce est une disposition favorable de Dieu ; -- au lieu d'une communication, il convient de parler de communion :

la grâce permet et établit une relation communielle.

De l'un à l'autre sens, la filiation est facile à établir. La faveur de Dieu aboutit à modifier la situation de l'homme par rapport à Dieu.

De cette relation nouvelle créée par la faveur divine, résulte pour l'homme une condition améliorée, un état favorable, car tout ce qui touche à la relation de l'homme avec Dieu se répercute sur le statut de l'homme. Le mot grâce en vient tout naturellement à désigner, non plus seulement la grâce que Dieu fait- comme dans l'expression:

«je fais grâce à qui je fais grâce» (Ex. 33· 19) - mais aussi la grâce que Dieu donne, communique, comme effet de sa faveur - ainsi dans l'expression : « la grâce et la paix vous soient données... ( Apoc.

I. 4). Les interminables débats sur le problème du sacrement portent la trace évidente, parfois peu glorieuse, de l'ambiguïté du terme.

Quand on considère l'effet en l'homme de la faveur divine, la grâce a vite fait de devenir un fluide mystérieux, qu'on a tendance à consi-

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dérer pour lui-même, isolant cette grâce de ce qui la constitue, la relation de communion avec Dieu par l'effet de la faveur divine.

Pour éviter la difficulté que présente, on vient de s'en rendre compte, l'usage de ce mot, nous l'écarterons donc autant que possible.

Nous ne parlerons pas de «grâce sacramentelle», ce qui ne laissera pas de surprendre le lecteur habitué au vocabulaire de la spécialité ! Ce parti ne facilitera pas notre tâche, mais il répond à l'espoir de montrer qu'on peut parler de sacrement sans flirter avec une notion substantialiste de la « grâce ». On ne doit en tout cas pas refuser au sacrement droit de cité en théologie chrétienne, sous prétexte qu'il implique, peu ou prou, une concession intolérable au substantia- lisme.

Qu'est-ce alors que le sacrement? En son acception la plus large, on peut le définir comme un acte (rituel) accompli par l'homme (religieux) dans la conviction que, de quelque manière, une certaine efficacité, dans l'ordre de la relation vitale avec la divinité, lui est liée.

La nature de cette efficacité, ses conditions de possibilité, sont réser- vées par cette définition.

Si prudente, si sobre que soit cette définition, l'adopter c'est déjà prendre parti dans le débat, en affirmant qu'il y a place pour une action de l'homme en ce qui concerne son statut devant Dieu. Ne faut-il pas, en bonne théologie, écarter totalement l'idée que l'homme ait la possibilité d'intervenir efficacement dans le déroulement de sa relation avec Dieu, par un acte qu'il dépend de lui d'accomplir?

Tout n'est-il pas, en cette matière, acte de Dieu, acte antécédant, qui contient tout, auquel rien ne doit être ajouté, auquel rien ne peut être ajouté?

Telle est, semble-t-il, l'alternative qui contraint K. Barth à récuser fondamentalement toute idée -de sacrement. Voici comment il s'exprime à propos du baptême: «On porterait au baptême le plus grave préjudice, si l'on cherchait la sainteté de cette action, non dans la particularité qui la distingue comme action humaine, mais dans quelque efficacité divine qui lui serait soi-disant immanente ... si l'on cherche la particularité du baptême dans une œuvre ou une parole de Dieu devenant événement en vertu de ce que des hommes veulent et font lorsqu'ils baptisent ou sont baptisés, on n'échappe pas au dilemme suivant : ou bien ce que veulent et font ces hommes devient

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sans signification, sans intérêt et ne mérite pas d'être pris en consi- dération, puisqu'il s'agit d'une volonté et d'une action complètement dominées et voilées par l'œuvre et la Parole de Dieu qui leur sont immanentes; dès lors, le baptême de l'Esprit «s'intègre» (integriert sich) le baptême d'eau et le rend finalement superflu. Ou bien ce que veulent et font ces mêmes hommes devient comme tel le vouloir et le faire de Dieu et est comme telle une action divine, si bien qu'ici c'est le baptême d'eau qui «s'intègre» le baptême d'Esprit et qui le rend

« superflu ». Dans les deux cas, le baptême chrétien se trouve « docé- tisé » : il perd son caractère de baptême d'eau différent du baptême de l'Esprit et par conséquent son caractère de décision humaine vis- à-vis de Dieu, la réponse correspondant à la décision divine. Il cesse d'être, à partir de sa raison d'être et en fonction de son but, une œuvre et une parole humaines rendues possibles par la liberté que I)ieu donne. Par suite, il n'y a plus, au début de la vie chrétienne précisément, de libre réponse à l'action et à l'appel du Dieu libre. 1 » L'alternative apparaît clairement. Si le baptême est sans rapport aucun avec le vouloir et le faire de Dieu, n'en parlons plus, c'est une pieuse comédie. S'il y a, au contraire, dans le baptême, quelque relation avec le vouloir et le faire de Dieu, ne confondons pas ce qui est de Dieu avec ce que l'homme (baptisant ou baptisé) peut bien vouloir et faire. Karl Barth appelle baptême de l'Esprit le vouloir et le faire de Dieu, antérieurs à tout ce que l'homme veut et fait. Le vouloir et le faire de l'homme n'ont de place que comme réponse à ce que Dieu a voulu et a fait. Réponse distincte, postérieure, en aucune manière mêlée au vouloir et au faire de Dieu. Toute collusion entre ce qui est de l'homme et ce qui est de Dieu en cette circonstance aboutirait à l'absorption de celui-ci par celui-là. Le baptême ne serait plus un acte de l'homme, mais, sous des apparences humaines, Dieu seul serait actif; fiction que Barth qualifie de « docétisation », se rapportant par là à l'hérésie qui soutint jadis que Jésus était Dieu sous les apparences, mais sans la réalité de l'homme.

La question soulevée par cette position est de savoir si l'on peut accepter le dilemme qu'elle implique. Est-il juste de dire, à propos de l'action de l'homme, que de deux choses l'une: ou bien elle est

1 KARL BARTH, Dogmatique, IV, 4, p. 106.

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absorbée par l'action de Dieu et perd alors toute signification dans l'ordre du salut ; ou bien elle se trouve réduite à n'être qu'une sorte d'écho à une action qui s'est déroulée en dehors de lui, une réponse, comme dit Barth?

On comprend très bien qu'ayant saisi le problème du sacrement sous la forme d'un rigoureux dilemme, K. Barth ne trouve aucune place à la notion de sacrement, puisque ce qui caractérise précisément celle-ci, c'est l'affirmation qu'il y a un lieu où le vouloir et le faire de Dieu sont dans un certain rapport de corrélation avec le vouloir et le faire de l'homme, sans qu'il y ait absorption de l'humain par le divin;

pas plus que le contraire. La question est de savoir si l'on peut et si l'on doit admettre que le vouloir et le faire de Dieu requièrent le vouloir et le faire de l'homme dans une circonstance précise. Est-il concevable que le vouloir et le faire de Dieu ne deviennent événe- ments pour l'homme, que si le vouloir et le faire de l'homme sont impliqués dans l'insertion de l'action et de la volonté divine au sein de la réalité historique et humaine? N'y a-t-il vraiment aucune place pour un acte volontaire de l'homme dans le procès du salut?

Ce n'est pas le lieu d'entreprendre un long développement sur la relation du « vouloir et faire » de Dieu avec le « vouloir et faire » de l'homme. Trois remarques doivent suffire à notre objet.

L'alternative sans tierce possibilité posée par K. Barth convient- elle au problème des relations entre l'homme et Dieu? Il ne le semble pas. Elle est trop tributaire de la conception de la causalité telle que l'impose à notre esprit l'expérience du monde physique. Au niveau des « choses », c'est-à-dire des corps physico-chimiques, on admettra qu'une cause détermine un effet spécifique ; théoriquement, on peut exclure toute espèce de concours de l'objet de l'action à la production de l'effet. Il est vrai qu'une même cause agissant sur des corps diffé- rents ne produit pas le même effet, ce qui montre que l'effet n'est pas déterminé exclusivement par la cause. Mais cela ne change point le principe de la causalité physique unique et suffisante. Mais ce principe peut-il être appliqué aux relations interpersonnelles telles que les relations entre Dieu et l'homme?

Les relations interpersonnelles mettent en jeu des facteurs tout différents, et d'une grande subtilité. Ce qui les caractérise, c'est qu'elles sont établies par la médiation de la parole. Quelqu'un parle:

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si ce qu'il dit a de l'importance, c'est une part de sa personne qui passe dans son discours. L'auditeur est mis en état d'accueillir ou de repousser cette espèce de don de soi que fait le locuteur, mais il est toujours interpellé par ce qu'il a entendu: il ne peut y rester indiffé- rent. Bien sûr, le locuteur peut parler pour ne rien dire, bavarder, tenir des propos mondains ou de concierge : le cas est évidemment fréquent; le mésusage de la parole est un mal très répandu. « Tu causes, tu causes... c'est tout ce que tu sais faire ... » Toute parole n'est pas révélatrice. Mais lorsque la parole remplit sa véritable fonction, elle sert d'expression à la personne et elle réussit à établir, avec une autre personne, un lien de connaissance et de compréhension qui lui confère une dignité unique.

L'importance de la parole authentique ne tient pas seulement à son origine, qui lui assure sa qualité expressive. Elle tient aussi à sa destination, où elle doit trouver sa qualité impressive. L'auditeur ne peut rester passif comme un simple récepteur. Toute parole de poids est une sorte d'agression, du fait même de sa charge d'infor-

m~tion. Elle met toujours plus ou moins en question celui qui la reçoit.

Elle intervient dans le déroulement de son temps intérieur, elle inter- rompt celui-ci et lui offre une dimension nouvelle. Par cette suspension qu'elle impose, et par le choix qu'elle propose, la parole reçue crée les conditions pour une émergence de la liberté. Parler à quelqu'un, c'est l'appeler à la liberté, parce que c'est le confronter à une autre liberté, qui le problématise en rompant la fatalité de ses enchaînements intérieurs. Aussi la parole est-elle constructive de l'être. C'est en s'engageant dans le dialogue, que l'homme parvient au statut personnel.

On voit donc pourquoi nous répudions les alternatives tranchées, inspirées par l'expérience de la causalité physique. Les relations interpersonnelles les excluent.

En outre, de telles alternatives sont-elles compatibles avec le rôle que la parole joue, non seulement dans la relation de Dieu qui parle à l'homme qui écoute, mais également dans la relation créée par la prédication. C'est par la prédication que la Parole salutaire de Dieu en Jésus-Christ poursuit son œuvre dans l'histoire. Or, peut-on dire que l'action de l'homme qui prêche est absorbée par l'action de Dieu, et la parole du prédicateur « docétisée » ? Le vouloir et le faire de l'homme ont bien leur lieu assuré par la responsabilité incombant

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aux disciples d'annoncer la Bonne Nouvelle. La Parole de Dieu ne se communique pas sans paroles humaines.

Si ces réflexions sont valables, elles nous imposent la tâche d' exa- miner dans quelles conditions le langage réussira le mieux à «dire»

l'Evangile. Et ce problème n'est pas simple, mais double, car le langage interpersonnel revêt deux formes distinctes et complémen- taires : le langage articulé, la parole au sens courant du terme, et le langage silencieux des gestes.

C'est ici que nous revenons au sacrement, qui est précisément à situer dans la catégorie du langage gestuel. Mais il est utile, avant d'en traiter, de s'expliquer sur le langage gestuel lui-même.

Pour le dire en passant, relevons que l'on touche peut-être ici à la racine de la divergence profonde qui a séparé, et en fait opposé, Karl Barth et Rudolph Bultmann, l'un et l'autre cependant ardents défenseurs d'une théologie de la Parole de Dieu. Mais Bultmann est exégète de profession: il ne pouvait méconnaître le rôle du langage dans la transmission et la réception de la Parole de Dieu. Le vouloir et le faire de Dieu parlant en Jésus-Christ s'inscrivent nécessairement dans le vouloir et le faire de l'homme parlant de Jésus-Christ. Les difficultés que l'exégète affronte quand il veut véritablement rencon- trer les auteurs anciens dans un dialogue interpersonnel, ont imposé à R. Bultmann un problème que le dogmaticien n'éprouve pas, serrant les textes de moins près parce qu'il les voit de plus loin ...

IV

Dans le procès de parole, on est toujours deux: le locuteur et l'auditeur. Il ne suffit pas de parler pour être compris. La vérité du discours ne garantit pas sa réception. Tous les langages ne sont pas accessibles à tous. Faute d'une judicieuse adaptation des moyens de communication, non seulement au message, mais aussi aux conditions dans lesquelles le langage est perçu, on parle dans le vide, même si on ne parle pas en l'air!

La question des modalités de 1 'expression dépasse toutefois le domaine du seul langage articulé, auquel on la réduit généralement.

Il faut tenir compte de l'expression gestuelle. Le langage du geste

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est complémentaire du langage parlé. Chacun le constate dans la vie courante.

Un malentendu sournois discrédite injustement le langage gestuel.

Il faut se défaire de l'illusion que la parole est plus «spirituelle» que le geste. Elle est un phénomène physique qui fait appel au corps tout autant que le geste, pour son émission (l'appareil de phonation) et pour sa réception (l'appareil d'audition). Ce qui fait la spiritualité du langage, c'est sa relation avec la vie personnelle qui s'y exprime, c'est son utilisation par une conscience qui cherche à entrer en com- munication avec une autre conscience pour lui transmettre un message chargé de signification. Pour cela, le langage gestuel offre de précieuses possibilités.

Non pas qu'il prétende remplacer en toute occasion le langage articulé ! La parole garde une incontestable et évidente prééminence, mais le geste peut suppléer à certains de ses inconvénients ou prolonger ses pouvoirs. Les mots ne sont tout de même pas en nombre illimité ; on ne les a pas toujours à sa disposition; ils ne sont pas toujours compréhensibles pour tous. Le mot est lent et analytique. Il s'insère généralement dans une phrase. Il découpe la réalité par sa précision même, et par conséquent il la mutile. Le geste est rapide et synthé- tique. Il suggère plus qu'il ne dit. Pour la précision, c'est un incon- vénient, mais un avantage pour la densité sémantique.

N'importe quel geste n'est pas langage. La gesticulation, la mimique désordonnée ne « disent » rien. Comme la parole se distingue du bruit par son recours à un code linguistique - mots et grammaire - le geste transmet un sens quand il se réfère à une sorte de code traduisant gestuellement une intention, une volonté, une idée. Pour une grande part, le code gestuel est comparable à l'onomatopée : il emprunte sa signification directement au fait gestuel lui-même: un poing levé (prêt à frapper) est une menace ; un geste vigoureux pour montrer la porte du doigt dit bien qu'il faut vider les lieux; les bras ouverts invitent au rapprochement, à l'étreinte, ils insinuent l'idée de com- munion, d'union, etc.

Pour une part néanmoins, le langage gestuel est arbitraire, comme le langage articulé. Sauf erreur, les Iraniens, pour dire non, font un mouvement de tête qui signifie oui chez nous. Ici on se serre la main, là on s'embrasse, ailleurs on fait une révérence, ailleurs encore on

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crache par terre. Pour comprendre ces gestes, il faut avoir été initié.

Le geste peut utiliser des objets en les incluant dans son mouve- ment propre. Sa signification s'enrichit alors de la signification dont l'objet est lui-même porteur. Le pain parle de nourriture; la pierre, de dureté ou de solidité; l'agneau, de douceur; la balance, d'impar- tialité ; la couleur blanche, de propreté ; la couleur rouge, de guerre et de sang, etc. Dans d'autres cas, la signification de l'objet résulte d'une convention : la colombe ou le rameau d'olivier signifiant la paix; la croix rouge signifiant le dévouement aux malheureux, etc. On parle dans les deux cas de symbole, que ce symbole soit ou non à base d'analogie.

Ce qui spécifie le langage gestuel, c'est précisément ce qui le déprécie, à tort, aux yeux de certains, à savoir sa relation plus étroite avec le corps, avec l'expérience corporelle, sensible, et même avec la vie élémentaire de l'animal que nous sommes. Il mobilise de ce fait souvent plus profondément que la parole, celui à qui il s'adresse.

D'abord, il pèse sur l'actualité de l'« auditeur» par la présence physique qu'il impose. Un geste s'inscrit, dans l'espace et dans le temps, avec autrement plus de réalisme qu'une parole; il s'immisce dans mon espace et dans mon temps avec tout le poids de sa maté- rialité physique, sensible. Mieux que le discours, il crée un événe- ment. L'homme distrait, celui dont on dit qu'« il est ailleurs », cet homme est absent en effet, il est hors de son corps ; mais le voici ramené à terre, restitué à son actualité, rendu présent à lui-même par l'intervention concrète du geste ou de l'objet. La parole n'atteint au même résultat que lorsqu'elle devient cri ; mais alors, c'est un geste,

précis~ment, et non plus langage articulé.

On notera, par ailleurs, que le langage gestuel contribue, comme le langage des mots, à la structuration de la personne. S'il est vrai que le parler caractérise l'homme parmi tous les animaux, on pourrait dire la même chose à propos du geste. La parole n'a pas seulement une fonction de communication ; elle contribue à rendre conscients des contenus mentaux jusque-là ignorés du sujet. Davantage même:

l'usage des mots crée des contenus mentaux nouveaux, si bien que la discipline du langage est déjà une discipline de l'être intérieur. Il en va

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de même pour le langage gestuel. Il exprime qui je suis, et davantage encore : il me fait qui je suis. On peut abrutir un homme en lui lavant le cerveau par des slogans verbaux, mais on le peut également en lui faisant faire des gestes qui l'avilissent. Inversement, il y a des gestes qui ennoblissent, qui enrichissent. Pascal a donné une formule brutale à cette vérité, quand il disait au libertin de prendre de l'eau bénite et de s'abêtir: ce dernier terme n'est pas péjoratif pour Pascal: «La parole de Pascal est d'un croyant, non d'un sceptique; s'abêtir c'est retourner à l'enfance pour atteindre les vérités supérieures ... » (Brun- schvicg, Pensées 233, note). Pour ce retour, le geste précède la cons- cience claire et l'éclaire: prendre de l'eau bénite c'est déjà une ouver- ture de l'âme vers la foi. On sait bien qu'il y a des gestes purement mécaniques, repris servilement comme on répète des mots. On sait aussi que la démagogie . cultive le psittacisme verbal comme le psitta- cisme gestuel : il y a des slogans gestuels comme il y a des slogans verbaux. L'aliénation de l'homme en est la rançon. Mais ceci ne fait que confirmer les nombreux auteurs qui ont souligné que la langue est la meilleure ou la pire des choses, et ce qui est vrai de la langue l'est aussi du geste.

La puissance du langage gestuel tient au fait qu'il est capable de s'adresser à des zones profondes de l'être où le langage des mots ne s'avance point. On pourrait ici évoquer les travaux de la psychologie moderne sur l'inconscient. Chacun sait qu'une part de lui-même échappe à la conscience éveillée. Le langage gestuel a la vertu de pouvoir, dans une certaine mesure, contourner les filtres que la conscience éveillée oppose aux idées claires véhiculées par les mots.

Pour s'en tenir au plus général, on rappellera aussi cette unité de l'être humain qui rend impossible et illusoire tout ce qui isolerait une zone d'existence purement corporelle d'une autre qui serait purement psychique, ou affective, ou intellectuelle, ou volontaire, ou « spiri- tuelle ». Selon la formule, aujourd'hui bien connue, de Gabriel Marcel, on ne doit pas dire: j'ai un corps; on doit dire: je suis mon corps. Ce que la médecine psycho-somatique met en relief, la théologie n'eût jamais dû l'oublier.

On a souvent dit et répété tout ceci. En a-t-on tiré les conséquences?

S'est-on suffisamment préoccupé, par exemple, de la dimension que le faire donne à la vérité? Le quatrième évangile attirait déjà l'attention

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sur ce point, quand il parlait de faire la vérité (cf. Jn. 3· 31). Jésus disqualifiait un « dire » qui ne serait pas incarné dans une obéissance (cf. Mat. 7· 21). Il y a des pensées qui ne prennent leur dimension de vérité que dans l'accomplissement de certaines opérations, non seulement pour les autres, mais pour soi-même: l'accès à la vérité ne s'accommode pas de n'importe quel comportement et, dans certains cas, il exige tel comportement aussi impérativement qu'il exclut tel autre. Or, la frontière entre le geste et l'action est indécise. Ce qui est valable pour l'action, l'est également pour le geste, qui est aussi un comportement, une opération, un «faire».

Un exemple aidera ici : il est choisi en rapport avec le sacrement.

On peut parler longuement et savamment de la nourriture, de sa nature et de ses effets. On peut en parler théologiquement aussi, pour donner toute sa signification à l'utilisation qui est faite des dons du Créateur. On en parlera même exégétiquement, si je peux dire, en invoquant les petits oiseaux qui, disait Jésus, sont nourris par le Père céleste, gratuitement ! Autant de paroles claires, utiles pour l'intelligence de l'acte, éventuellement émouvantes ou édifiantes. On pourra ajouter à tout ceci que Jésus est notre véritable nourriture - métaphoriquement parlant- que nous vivons de lui, de son sacrifice, dont le pain qu'il nous offre à sa table est le « signe ». Cela portera à son sommet l'émotion et l'édification, sans doute. Et cependant ...

combien mieux saurai-je la vérité pour moi de tout ce qui aura été dit, quand je mangerai, et quand je mangerai notamment ce pain qu'il m'offre à sa table. Manger, non pas de façon quelconque, comme furtivement, comme une opération purement physiologique ; mais manger avec conscience, m'efforçant d'être présent dans cette mandu- cation et en quelque sorte d'en éprouver la réalité, d'en sonder la profondeur. C'est alors que mon être total, conscient et inconscient, corporel et psychique, sera mobilisé par l'affirmation que Jésus est ma nourriture. Cette vérité me deviendra réalité. Là encore, le qua- trième évangile indique la voie : il ne se contente pas de dire qu'il faut manger le pain de vie descendu du ciel; il explicite: on doit ~e mâcher.

Je sais mieux ce qu'est Jésus-Christ, quand je m'arrête à mâcher ce pain qui entre en moi, que j'assimile, qui me fait vivre.

A côté du langage articulé, le langage gestuel prend place, avec sa double fonction d'expression et de communication. Comme je sais

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mieux ce que je pense quand je le dis, de même je sais mieux ce que je dis quand je le fais. Et les autres aussi! 1

v

Rattacher le sacrement au langage, comme une espèce de ce genre, n'est-ce pas évacuer totalement la signification attachée tradition- nellement au mot? Même dans ses définitions les moins exigeantes, on distingue le sacrement des autres actes accomplis par le croyant parce que l'on considère qu'une« grâce» spécifique lui est liée. Ceux qui refusent l'expression de « grâce sacramentelle » à cause de son ambiguïté et qui finissent par ne trouver d'autre raison à la pratique du sacrement que l'obéissance à une prescription remontant à Jésus lui-même qui l'a institué, ceux-là même ne peuvent refuser à cette obéissance de porter un fruit bénéfique. On ne peut tout de même pas réduire le sacrement à une pratique aveugle et vaine.

Qu'en est-il sur ce point, après ce que nous avons dit?

Pour situer la réponse qui convient, on doit évoquer deux autres réponses, contraires et également mauvaises.

Le sacrement n'est pas simplement l'expression de la foi, sa mise en forme active. Certes, la foi y prend forme, et de même que la pensée formée dans le langage articulé gagne en fermeté, de même la foi, en prenant mieux conscience de soi dans le langage gestuel, s'affermit dans cette traduction concrète. Mais le sacrement est autre chose.

Dans l'action sacramentelle, le croyant est mis en face d'une action qui lui vient d'ailleurs. Il n'est pas appelé à chercher une expression à sa foi en inventant un langage adapté à ses propres exigences inté-

1 « ••• (il s'agit de savoir) s'il n'y a pas dans le domaine de la pensée et de l'intelligence des attitudes que les mots sont incapables de prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage dans l'espace atteignent avec plus.

de précision qu'eux.»« ... le ciment des gestes doit à force d'efficacité humaine passer jusqu'à la valeur d'une véritable abstraction ... à côté de la culture par mots il y a la culture par gestes. Il y a d'autres langages au monde que notre langage occidental qui a opté pour le dépouillement, pour le dessèchement des idées et où les idées nous sont présentées à l'état inerte sans ébranler au passage tout un système d'analogies naturelles comme dans les langages orientaux.» ANTONIN ARTAUD, Le théâtre et son double. Œuvres complètes, Paris 1964, t. IV, p. 85 et 129-1.30.

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rieures. Il est d'abord interpellé par un langage gestuel qui l'invite à entrer dans le mouvement sémantique qu'il définit. S'il s'agissait de la parole, on dirait qu'il ne parle pas le premier et que la réponse attendue de lui consistera à s'approprier les termes du discours entendu en les répétant.

Si on ne peut réduire le sacrement à l'événement subjectif de la foi en travail, on ne doit pas le gonfler en lui attribuant n'importe quelle vertu objective. Une illustration suffira sur ce point; elle est empruntée aux religions hellénistiques; elle concerne les rites d'initiation qu'on y pratiquait. Ce texte est bien connu, mais assez caractéristique pour être cité une fois encore:« Le sort de Pataïkion le voleur, après sa mort, sera meilleur que celui d'Epaminondas, parce qu'il a été initié. » Ainsi, le myste initié a subi des rites qui produisent leur effet béné- fique par une vertu qu'on peut qualifier d'automatique, de magique;

le vertueux Epaminondas ne connaîtra pas le sort heureux de la crapule qui aura été initiée. L'apôtre Paul eut à combattre à Corinthe une conception du sacrement toute semblable, sans doute importée dans l'Eglise par des convertis mal lavés de leurs conceptions magiques;

aussi fallut-il les avertir que ni le baptême ni la cène ne leur garan- tissaient le salut, pas plus que les Israélites ne furent épargnés, qui se conduisirent mal, bien qu'ils eussent participé à ces anticipations du sacrement chrétien que furent l'immersion dans la mer Rouge d'une part, la manne et l'eau jaillie du rocher dans le désert, d'autre part (cf. 1 Cor. 10. 1-14). Les fidèles chrétiens, de tous les temps et de toutes les Eglises, ont, il est vrai, donné dans la même erreur que ces Corin- thiens: le sacrement est toujours menacé d'encourager la superstition de l'efficacité mécanique 1

Le magisme sacramentel est la rançon très onéreuse que paye, à la superstition naturelle à l'être humain, la thèse qui souligne

1 La superstition de l'efficacité mécanique fait toujours appel à la foi, bien entendu. Mais de quelle foi s'agit-il? La question se pose à propos de nombreux aspects de la pratique des sacrements. Elle se pose également à propos d'autres pratiques, qui relèvent du même malentendu dont souffre le sacrement. C'est ainsi qu'on pouvait trouver, encore ces toutes dernières années, bien après Vatican II, en vente dans l'église de Saint-Guilhem-du- Désert, dans l'Hérault, des petites croix confectionnées avec de la pâte de pain cuite, sous l'écriteau invitant à l'achat ainsi rédigé: «Les prières de l'Eglise leur confèrent une efficacité spéciale pour préserver de la foudre.»

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l'efficacité du sacrement dans l'ordre du salut. L'homme est toujours à la recherche de la sécurité; la religion elle-même n'est souvent qu'une réponse inconsciente à cette recherche. La pratique d'un sacrement perverti en procédé efficace et infaillible s'avère évidemment très sécurisante.

Entre ces deux corruptions du sacrement, par défaut ou par excès, la réflexion chrétienne cherche une voie juste. Ni l'évacuation du sacre- ment, ni son hypertrophie ne répondent à ses exigences.

Pour éviter une interprétation magique, mécanique, de 1 'action sacramentelle, on en a appelé à la notion de cause instrumentale.

La matière du sacrement, dit-on, n'opère pas l'effet en raison de son efficacité propre : elle sert d'instrument. Le rôle du sacrement peut être comparé à celui de la plume aux mains de l'écrivain: instrument qui sert à former les lettres composant l'écriture, la plume n'agit pas mécaniquement sur le lecteur pour lui transmettre la pensée de l'écri- vain ; elle est au service de ce dernier et produit, grâce au mouvement que lui imprime la main qui la maîtrise, un effet qui la dépasse infini- ment, qui est d'un tout autre ordre.

Il est vrai qu'avec la notion de cause instrumentale ainsi comprise, toute confusion avec une action mécanique, magique, du sacrement est écartée. On peut toutefois se demander si cette notion est adéquate pour rendre compte de l'opération qu'elle voudrait expliquer. Car enfin, la plume est cause du seul tracé qu'elle laisse sur le papier.

Elle n'est pas la cause du fait que ce tracé est écriture et non gribouil- lage inintelligible. Elle n'est donc pas, au sens propre, cause de la fonction qu'assume cette écriture comme moyen de communication de la pensée de l'écrivain à l'esprit du lecteur. En d'autres termes, elle est bien, semble-t-il, un instrument - et comme tel indispen- sable ; elle est bien un moyen nécessaire ; elle médiatise une intention.

Mais elle ne joue pas le rôle de cause dans l'opération envisagée, dans la transmission du message.

La difficulté qui se présente ici est relative au fait que l'on applique à des relations interpersonnelles une notion de causalité empruntée aux relations que les objets entretiennent entre eux. Ce qu'on appelle cause instrumentale dans les relations interpersonnelles devrait plutôt être compris comme condition de possibilité de cette relation. L'objet qui médiatise la relation entre deux personnes constitue la condition

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qui rend la relation possible, mais il ne constitue pas cette relation même, dans l'essence de laquelle il n'entre point. En revanche, la condition étant posée, l'objet étant disponible, la possibilité devient réalité lorsque l'objet est pris en main, lorsqu'il est pris dans le mou- vement où s'extériorise une conscience, lorsque intervient le geste.

On dira de même que, dans l'action sacramentelle, les éléments utilisés interviennent comme instruments, comme moyens utilisés par le geste qui les rend significatifs parce qu'ils sont intégrés à une intention. Ils deviennent langage.

Les objets utilisés dans l'action sacramentelle deviennent langage d'autant plus aisément qu'ils sont déjà, par eux-mêmes, porteurs de signification: l'eau signifiant par elle-même l'action de nettoyer, de purifier, comme le pain signifie la nourriture, l'entretien indispensable de la vie. Ce sont, dans une grande mesure, des symboles, objets qui parlent d'eux-mêmes à l'esprit en raison de l'expérience courante à laquelle ils sont spontanément référés.

La réflexion théologique a eu beaucoup de peine à fixer de façon satisfaisante les notions et le rôle du signe et du symbole dans l'action sacramentelle. Ces termes ont revêtu des significations très différentes et il est difficile de les utiliser à bon escient, sans y consacrer des développements qui excèdent notre propos. De toute façon, qu'elle soit signe ou symbole, la réalité matérielle qui intervient dans l'action sacramentelle prend signification à partir du moment où elle est prise en charge par une intention qu'elle médiatise.

Ainsi, pas plus que le mot n'est la cause (même instrumentale) de l'information qui circule par le moyen du langage, encore qu'il la rende possible, pas davantage l'élément naturel mis en mouvement dans l'action sacramentelle. A la notion de causalité, il est judicieux, semble-t-il, de préférer la notion de médiation.

En outre, l'idée de cause présente un inconvénient grave, en ce qu'elle entraîne avec elle invinciblement dans l'esprit la pensée que l'effet est de même nature que ce qui le produit, que l'effet est au même niveau d'être que sa cause; faute de quoi la production de l'effet ne s'expliquerait pas. Mais la conséquence de cette logique toute simple, c'est que l'effet du sacrement sera conçu comme aussi « maté- riel » que sa cause, ou participant tout au moins en quelque manière de la même nature, du même niveau d'être.

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