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Bioéthique

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Dictionary / Encyclopedia Article

Reference

Bioéthique

MULLER, Denis

Abstract

Après un exposé sur la définition, l'histoire et les contenus de la bioéthique, l'article discute l'apport spécifiquement théologique et protestant dans un domaine aussi complexe qu' actuel.

MULLER, Denis. Bioéthique. In: Gisel P., Kaennel L. Encyclopédie du protestantisme. Paris-Genève : Presses Universitaires de France-Labor et Fides, 2006. p. 135-154

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:19595

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BIOETHIQUE Denis Müller

1. Introduction

2. Genèse, sources et étendue de la bioéthique 2.1. Le concept de bioéthique

2.2. Religion et médecine

2.3. La bioéthique en protestantisme 2.4. Entre nature et technique

3. Quelques enjeux actuels du débat bioéthique en perspective protestante 3.1. Les nouvelles techniques de reproduction et leurs effets sur le statut de l’embryon

3.2. Les fantasmes du clonage reproductif: «Tu ne te feras pas d’enfants clonés»

3.3. L’euthanasie active directe et la modification de notre rapport au mourir et au vieillissement

3.4. Les stratégies démographiques, le vertige cosmopolitique et l’instabilité normative

3.5. La problématique de la vie, du vivant et de l’humain

3.6. Début et fin de la vie: quel entre-deux? Pour une éthique du don et de l’échange 4. Évaluation théologique

4.1. Ambivalence de la demande bioéthique et de la riposte théologique 4.2. Les illusions d’une rethéologisation chrétienne de la bioéthique 4.3. Espérance et réalisme: pour une critique théologique de la bioéthique

1. Introduction

La bioéthique est indéniablement devenue une des disciplines phares de l’éthique contemporaine. Cela est dû en particulier à la complexité et aux enjeux énormes des biotechnologies. Tout le monde se sent concerné, même si la bioéthique, comme corps de pratiques et de savoirs, a tendance à se concentrer sur des situations exceptionnelles, ce qui peut la conduire à oublier d’autres enjeux éthiques, liés, par exemple, à des questions de justice sociale et politique (y compris les relations Nord-Sud, le

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développement, la pauvreté, etc.). Par ailleurs, la généalogie très nord-américaine, européenne et occidentale de la bioéthique a produit des effets ambivalents quant au statut du discours éthique et des points de vue religieux en régime de laïcité. C’est ainsi qu’on assiste au déploiement de deux tendances contradictoires: d’un côté, une laïcisation croissante de la bioéthique, avec le risque de vouloir exercer une sorte de monopole sur l’interdisciplinarité et de tenir à distance ou même à l’écart la contribution des éthiques religieuses au débat public; d’un autre côté, aux États-Unis avant tout, une rethéologisation très réactive de l’éthique, soit sous la forme d’un repli confessionnel et

«non œcuménique» (ainsi la revue Christian Bioethics), soit sous la forme d’un réinvestissement politique massif de la bioéthique par des courants éthiques conservateurs, notamment évangéliques.

Face à ces postures visant à faire de la bioéthique l’enjeu de questions politiques, économiques et religieuses nullement désintéressées, l’éthique protestante est interpellée non seulement quant à ses positions bioéthiques spécifiques, mais aussi et peut-être surtout quant à la place qu’elle entend reconnaître aux perspectives de la foi dans l’actuelle transformation de notre rapport au vivant, aux technologies et à la démocratie.

Née aux États-Unis dans les années 1960, la bioéthique s’est répandue dans le monde entier. Son succès foudroyant reste largement subordonné à la réalité des développements des sciences du vivant et donc à la richesse du monde occidental. Elle peut donc apparaître comme un luxe de nantis. Mais les enjeux dont elle est porteuse sont lourds de conséquences pour l’ensemble de la médecine et des sciences du vivant et soulèvent des questions de justice et d’équité non seulement entre les individus, mais également entre les peuples et les continents. L’allocation des ressources et des prestations (par exemple dans les questions soulevées par les transplantations d’organes) est un problème planétaire, au-delà des systèmes de santé nationaux ou régionaux. De même, le sida soulève, aujourd’hui encore, des interrogations éthiques sur tous les continents. L’Afrique, par exemple, constitue une priorité dramatique, souvent oubliée dans nos stratégies et dans nos réflexions de pays privilégiés; il est difficilement niable que la politique commerciale de l’industrie pharmaceutique multinationale barre l’accès des plus pauvres aux génériques et aux trithérapies. La médecine des catastrophes pose elle aussi de redoutables problèmes éthiques: non seulement elle institue le triage (un critère d’urgence) en norme éthique supérieure, en s’appuyant subrepticement sur l’éthique militaire et sur des priorités utilitaristes, mais, de plus, elle tend à faire comme si l’état conflictuel du monde et notamment les disparités criantes et croissantes entre le Nord et le Sud, ou, plus largement, entre les pays riches et les pays pauvres, n’étaient qu’une donnée passagère. Or cet état tragique

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du monde est à l’origine même des interventions quotidiennes difficiles et admirables des équipes de secours et d’entraide et travaille en profondeur la conscience universelle.

Le 11 septembre 2001 et ses trois mille morts ont ébranlé nos certitudes religieuses, morales et politiques, en appelant une réflexion éthique nouvelle sur le terrorisme, sur le rôle de l’empire américain et sur l’injustice mondiale. La catastrophe naturelle de Sumatra et des pays asiatiques avoisinants, le 26 décembre 2004, avec ses quelque 300 000 morts et disparus, trouvera-t-elle son Voltaire pour exprimer, par-delà la question de la théodicée autrefois relancée par le tremblement de terre de Lisbonne, les interrogations éthiques et politiques de ce XXIe siècle balbutiant au sujet de l’inégalité des hommes et des femmes, selon le lieu de leur naissance, la destinée de leur insertion sociale et les aléas de leur situation géographique et géopolitique? Plutôt que de se confiner dans des problématiques étroitement biomédicales et de ruminer à l’infini, dans une sorte de solipsisme narcissique, les paradoxes du concept d’autonomie ou de ratifier les états d’âme cyniques du pouvoir médico-scientifique en expansion exponentielle, une nouvelle bioéthique, critique et cosmopolitique, viendra-t-elle un jour penser et transformer les conditions réelles de la justice sociale, économique et politique? Fidèle à son inspiration et à ses principes dynamiques, une éthique protestante digne de ce nom ne saurait en rester à une défense étriquée de la conscience et de la responsabilité individuelles; loin de n’être qu’une éthique petite-bourgeoise fondée sur une «Église des individus», elle sera une éthique sociale cosmopolitique inspirée par une pratique ecclésiale libératrice à l’échelle de la planète.

On assiste aujourd’hui de tous côtés à des tentatives pour relativiser les bioéthiques religieuses et pour leur substituer une bioéthique rationnelle ou séculière. Ce mouvement est parallèle à celui qu’on peut observer dans les débats éthiques en général.

Cela ne veut toutefois pas dire que les convictions religieuses doivent être écartées de l’argumentation bioéthique. Dans la situation concrète des hôpitaux et des centres de recherche, comme d’ailleurs dans la médecine au quotidien, la bioéthique est confrontée à une multiplicité de points de vue religieux ou philosophiques. Une approche purement argumentative ou communicationnelle n’accorde pas assez de place à cette pluralité de convictions. En France, le Comité consultatif national d’éthique comprend des représentants des «familles spirituelles», mais peine à reconnaître l’autonomie de la démarche éthique et le rôle positif que les traditions ou les religions y jouent. D’autre part, une approche étroitement communautarienne, telle qu’elle se développe parfois aux États-Unis, court des risques inverses, se satisfaisant d’une juxtaposition minimale des convictions.

La bioéthique soulève de nombreuses questions spécifiques qu’une masse considérable de publications permet d’analyser. La question de la délimitation

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thématique se pose de manière aiguë et croissante (cf. H. Hottois, p. 16-22). On peut citer parmi les thèmes généralement retenus comme bioéthique tous les problèmes liés au début de la vie (avortement, diagnostic prénatal et préimplantatoire, procréation artificielle, en particulier fécondation in vitro, contraception) et, à l’autre bout, les questions de la mort et de l’agonie, des soins curatifs et palliatifs, de l’euthanasie, de l’assistance au suicide; mais on ne saurait exclure du champ de la bioéthique, au sens le plus large, des questions comme celles des drogues, des addictions de tout genre, de la science eugénique et de la qualité de vie, des manipulations génétiques, des malformations congénitales, de l’expérimentation sur l’être humain, des transplantations d’organes, des programmes de santé publique, de la psychiatrie, de la psychochirurgie et du contrôle des comportements, du choix et du changement du sexe; sans compter, plus largement, le secret médical, les rapports entre santé et maladie, le consentement éclairé du patient, les droits du patient, les relations entre le patient et le médecin, le respect de la vie et la souffrance. Sont également susceptibles de s’y ajouter les thèmes de l’expérimentation animale, de la prévention des accidents, de la protection de l’environnement et de la morale sexuelle. Mais on relèvera aussi que cette extension quasi infinie du champ de la bioéthique ne va pas sans poser des problèmes. Signalons- en un certain nombre:

a) on ne voit pas toujours si la bioéthique se limite au champ de l’éthique biomédicale ou si elle est vraiment susceptible d’aborder l’ensemble des questions

«biopolitiques» liées aux biotechnologies d’une part, aux sciences du vivant de l’autre;

b) en sens inverse, l’extension de la bioéthique aux sciences du vivant les plus à la pointe (génétique, génomique, protéomique, etc.) semble l’éloigner de plus en plus des réalités de la médecine quotidienne, dont nous dépendons pour la plupart en situation normale, comme personnes concernées (patients, clients, usagers, proches, contribuables, etc.). Le retour à l’éthique médicale «à l’ancienne», notamment sous la forme de l’«éthique clinique», ou l’appel croissant à des méthodes narratives attestent bien des craintes que peut susciter la domination excessive du paradigme bioéthique;

c) la bioéthique se veut interdisciplinaire, mais on ne sait pas très bien où elle se situe elle-même, comme discipline du savoir et de la recherche. D’un certain côté, elle semble appeler de ses vœux une nouvelle manière, moins cloisonnée, de faire de l’éthique ou de discuter des progrès de la médecine ou des biotechnologies, mais, d’un autre côté, elle est devenue elle-même un acteur puissant de la réflexion éthique, avec le risque d’occuper des positions de monopole aussi bien intellectuel qu’économique.

Ainsi, de manière assez paradoxale, on devra se demander si la montée en puissance de la bioéthique ne présente pas un risque éthique, dans une perspective plus délibérément démocratique et sociale;

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d) la bioéthique a très heureusement mais assez tardivement intégré dans ses principes de base (autonomie, non-malfaisance, bienfaisance, justice) des valeurs éthiques plus larges, comme la justice, la solidarité, la défense des faibles et des vulnérables. On doit donc se demander si la bioéthique, loin d’épuiser toutes les possibilités de l’éthique et de la morale, n’est pas à relativiser, dans une perspective donnant plus de place aux dimensions sociales, économiques et politiques de l’éthique, au niveau national et international;

e) la bioéthique s’est beaucoup centrée sur la médecine et les biotechnologies, mais cela semble s’être souvent passé au détriment d’une réflexion sur la santé en général, sur la santé publique et les questions de prévention d’autre part (toxicomanies, tabagisme, pollution, écologie, culte de la voiture, etc.). Suffira-t-il d’intégrer ces questions dans la réflexion bioéthique, ou ne devrait-on pas plutôt reconnaître que la bioéthique constitue un paradigme limité par ses objets propres, le bio-médical et le bio- technologique, avec ses dépendances économiques et culturelles, attachées à la civilisation occidentale, riche, surdéveloppée et privilégiée?

f) dans le même sens, la bioéthique est-elle aussi universelle qu’elle tend à le prétendre et à le croire? La mise en évidence de modèles plus culturels (bioéthique nord-américaine, bioéthique latine, selon la distinction utile quoique problématique de G. Durand) oblige en tout cas à se poser la question et témoigne bien du fait que la bioéthique, loin d’être unifiée, dépend de courants de pensée contradictoires, y compris en éthique (évoquons par exemple les oppositions entre les différentes versions de l’universalisme et du communautarisme);

g) enfin, la bioéthique a souvent dû se replier sur des modèles étroitement séculiers ou laïcistes, afin d’éviter d’imploser sous la poussée des conflits religieux et théologiques omniprésents sur le terrain de la médecine, de la santé et des sciences de la vie. Cela ne lui pas toujours permis d’aborder sereinement les questions de foi et de croyance.

2. Genèse, sources et étendue de la bioéthique

2.1. Le concept de bioéthique

La bioéthique moderne s’est développée en réaction à la médecine nazie et dans la foulée du code de Nuremberg, à la suite de l’apparition de technologies médicales et de techniques sophistiquées, à la suite de l’accroissement des litiges liés à des scandales (comme celui des bébés victimes de la thalidomide), de la forte expansion du commerce pharmaceutique et d’une préoccupation grandissante pour les droits de l’homme, depuis

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la proclamation de 1948.

Le terme «bioéthique» a été forgé par Van Rensselaer Potter dans un célèbre article intitulé «Bioethics: The Science of Survival» (Perspectives in Biology and Medicine 14, 1970, p. 127-153). Le mot apparaît ensuite dans le titre de son ouvrage Bioethics.

Bridge to the Future (1971). Potter s’intéresse surtout aux questions liées à la qualité de la vie, en rapport avec les problèmes écologiques. La bioéthique est ici la combinaison de la biologie et des diverses connaissances humanistes, en vue d’une science qui propose un système de priorités médicales et environnementales susceptibles d’améliorer nos conditions de survie. À peu près à la même période, LeRoy Walters et d’autres chercheurs introduisent les termes «bioéthique» et «éthique biomédicale», synonymes d’«éthique médicale». Andrew C. Varga étend la notion de bioéthique à l’«étude de la moralité des conduites humaines dans le domaine des sciences de la vie».

Par «sciences de la vie», il entend toute discipline scientifique (la biologie, la médecine, l’anthropologie ou la sociologie) qui s’intéresse aux organismes vivants et aux processus vitaux. Warren T. Reich, le rédacteur en chef de l’Encyclopedia of Bioethics (dont la première édition remonte à 1978), partage cette vision élargie de la bioéthique,

«expression composée des mots grecs bios («vie») et èthikè («éthique») et qui peut être définie comme analyse systématique des comportements humains dans le domaine des sciences de la vie et des intérêts sanitaires, pour autant que ces comportements soient abordés en fonction de valeurs et de préceptes moraux». Selon lui, les questions de bioéthique ont envahi la pensée contemporaine parce qu’elles focalisaient les points de désaccord majeurs entre la technologie et les valeurs humaines fondamentales: la vie, la mort et la santé. De même, dans A New Dictionary of Christian Ethics (1986), James F.

Childress définit la bioéthique comme l’«application de l’éthique aux sciences biologiques, à la médecine, à la santé et aux secteurs apparentés, ainsi qu’aux mesures publiques à leur sujet». La bioéthique en vient ainsi à s’étendre au-delà de la simple éthique médicale (des praticiens et des malades) pour concerner l’ensemble des professions médicales, la recherche biomédicale et comportementale, mais aussi certaines questions d’intérêt public (sans oublier la santé publique) et les approches de la vie animale et végétale (D. Müller et H. Poltier, 2000; D. Müller et A. Arz de Falco).

Il est donc trompeur de traiter l’éthique médicale d’éthique individuelle, et la bioéthique d’éthique sociale; il est plus exact de considérer l’éthique médicale comme un sous- ensemble de la bioéthique, tout en reconnaissant que cette dernière dépend, pour une large part, d’une conception d’éthique sociale, économique et politique dépassant les seuls points de vue de la médecine et de la recherche scientifique.

L’éthique bio-médicale, soucieuse de ne pas oublier le moment des soins et de la santé, est l’héritière d’une vision qui fait de l’éthique un «bon procédé» ou de «bonnes

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pratiques» (good practices) reflétant le code de bonnes manières et de bonne conduite à attendre des médecins, au nom des conventions, de la respectabilité et de la discipline corporatiste. Cette forme d’éthique professionnelle n’est certes pas à dédaigner, car elle est une des composantes de la bioéthique, mais elle risque de réduire les dilemmes moraux à des questions d’habileté technique. Elle est en outre étroitement liée à un certain paternalisme médical et, de plus, répond mal aux progrès du savoir et aux rapides changements technologiques. Contestant cette approche trop pragmatique et évitant les éthiques religieuses traditionnelles, la bioéthique philosophique récente recourt dans les débats à trois grandes catégories d’argumentation éthique: 1) la déontologie, une théorie souvent menacée d’idéalisme, quand elle pose que la moralité ou l’immoralité d’un acte sont totalement indépendantes de ses effets, mais néanmoins indispensable si l’on veut rendre compte des devoirs et des obligations morales des soignants; 2) le personnalisme qui insiste sur les caractéristiques intentionnelles et relationnelles de l’acteur, en particulier lorsqu’il s’agit d’un agent de soins ou de santé;

3) le conséquentialisme, centré sur une éthique de la responsabilité, pouvant aller jusqu’à revêtir les diverses formes de l’utilitarisme, afin de garantir à la fois les intérêts maximaux de l’individu et le bien du plus grand nombre. C’est au cœur de ce débat que s’inscrit le bioéthicien Daniel Callahan, lorsqu’il indique comme trait caractéristique des deux dernières décennies aux États-Unis (mais aussi ailleurs) la laïcisation de la bioéthique, de plus en plus déterminée, aujourd’hui, par les concepts du droit et de la philosophie. Selon lui, cette bioéthique aborde des thèmes comme les droits universels, l’autodétermination individuelle, la justice procédurale et des questions fondamentales telles que celles du bien commun et d’un bien individuel transcendant.

2.2. Religion et médecine

2.2.1. La vision chrétienne de la médecine

La maladie et l’art médical n’apparaissent que de manière indirecte dans les textes chrétiens, plus préoccupés du salut de l’être humain et de son comportement éthique que de sa santé et des moyens de la promouvoir.

Un texte du judaïsme hellénistique, que l’on peut dater du IIe siècle avant J.-C. et qui appartient à la littérature sapientiale, le chapitre 38 du livre du Siracide, contient une célébration de la médecine qui a fait l’objet de nombreux commentaires de la part des théologiens chrétiens (cf. par exemple Karl Barth, Dogmatique III/4** [1951], Genève, Labor et Fides, 1965, p. 42-44; Hans Walter Wolff, Anthropologie de l’Ancien Testament [1973], Genève, Labor et Fides, 1974, p. 129 s.). L’auteur prend ses

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distances par rapport à une certaine méfiance de la piété juive à l’égard de la médecine, supposée contraire au respect de la volonté de Dieu et souvent associée à des pratiques magiques ou superstitieuses (cf. par exemple 2 Chron. 16, 12). À l’opposé de Philon d’Alexandrie, le Siracide demande de faire honneur au médecin, car les services qu’il rend renvoient au Dieu créateur, seul agent véritable de la guérison. Le pouvoir et le savoir-faire des médecins, comme ceux des savants, leur viennent de Dieu et la bonté de Dieu s’exerce à travers leur activité (v. 1-8).

La différence entre ce texte et la perspective de la médecine hippocratique est frappante. Le Siracide situe explicitement la médecine dans un cadre théologique: avant de se révolter contre sa maladie, le malade doit invoquer le Seigneur; ensuite seulement, il s’en remettra au médecin, créature de Dieu, agent médiat, et non pas immédiat, de la volonté de Dieu (v. 9-13).

On assiste ici à une forme de réécriture de l’éthique hippocratique, perspective qui trouvera une attestation dans certaines inscriptions chrétiennes, où il est question de proférer le Serment d’Hippocrate «tel que le chrétien peut le reprendre à son compte» et qui débouchera au Moyen Âge, de manière plus tranchée, sur l’opposition entre deux écoles, la schola Salvatoris, attachée au salut de l’âme, et la schola Hippocratis, privilégiant le modèle médical (cf. Jole Agrimi et Chiara Crisciani, «Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale», in Mirko D. Grmek, éd., Histoire de la pensée médicale, I: Antiquité et Moyen Âge [1993], Paris, Seuil, 1995, p. 156).

Il ne semble pas que les chrétiens aient eu des scrupules à prononcer un serment (Matth. 5, 34 ne s’en prend nullement au principe de l’assermentation), preuve en est l’existence de formes christianisées du Serment hippocratique. Quant aux divinités mentionnées par Hippocrate, Apollon, Esculape, Hygie (la santé) et Panacée (la guérison), elles sont remplacées par le Dieu de Jésus-Christ («Loué soit Dieu le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est béni à jamais; je ne mens pas»: ainsi commence la version chrétienne).

L’ethos dominant n’est plus, comme dans la version hippocratique, l’honneur de la profession, mais l’orientation vers le Dieu vivant: juste après la mention du secret médical («Je ne révélerai pas ces choses, mais les considérerai comme de saints secrets»), l’auteur chrétien précise: «Puisse Dieu m’aider dans ma vie et dans mon art!»

On assiste ainsi à un recadrage théologique du Serment, assignant des limites à la médecine et avalisant l’image d’un Dieu source de toute guérison. Par ailleurs, la christianisation du Serment accorde moins de poids à la corporation médicale, comme si l’influence des médecins pouvait contrarier l’essor d’un christianisme tourné vers l’ensemble de la vie humaine et sociale. Les relations entre l’éthique hippocratique et le christianisme sont déjà marquées par une tension constitutive. Le salut apporté par le

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christianisme revendique l’ensemble de l’existence personnelle et sociale; il n’est pas question dès lors que la médecine se substitue à la religion. Ce choc frontal entre deux mondes, avec leur orthodoxie et leur clergé respectifs, se répercutera lourdement, au cours des siècles, sur les relations entre l’Église et la médecine.

Ce n’est que progressivement et avec des bonheurs variables que les chrétiens, confrontés à des questions nouvelles, tenteront d’établir un lien entre la perspective du salut en Christ et celle de la santé. La tradition chrétienne fera ainsi subir au thème du corps et de la santé une certaine évolution. Dans le Nouveau Testament, l’accent porte sur le salut; la santé et la maladie n’apparaissent que dans l’ombre portée de l’annonce du salut, et le corps est placé dans l’optique de l’esprit (pneuma). Chez les Pères de l’Église, le thème du corps devient l’objet d’une attention théorique et pratique nouvelle, en relation non seulement avec l’esprit, mais aussi avec la cité et l’espace social. Au Moyen Âge enfin, la pratique de la médecine et de l’assistance sociale est réinterprétée dans le cadre d’une spiritualité de la charité et des vertus morales qui en découlent.

Chez les Pères de l’Église, le rejet de la médecine portait surtout sur les éléments de magie et de démonologie qu’on lui associait; l’attitude demeure prudente et critique.

Tous les Pères de l’Église qui prennent position au sujet de la médecine et des médecins avertissent leurs lecteurs de ne pas se fier en la médecine seule et de ne pas s’en remettre aux seuls médecins; mais, au bout du compte, la distinction entre la santé et le salut, correspondant à celle entre le corps et l’âme, rendit possible une valorisation de la médecine. On assista même à une certaine idéalisation, voire à une rechristianisation de l’art et de l’éthique hippocratiques, par exemple chez Jérôme (Lettre 52, 15). Jésus put ainsi être présenté comme le grand médecin des âmes. L’éthique hippocratique avait dû surmonter les menaces de vénalité liée à l’exercice de la médecine; au fil des siècles naquit une éthique nouvelle, «professant la compassion pour les souffrances d’autrui, l’égalité de traitement entre riches et pauvres, la condamnation de l’esprit de lucre.

Cette déontologie, qui se réclame du Serment et se veut fidélité à un Hippocrate idéalisé, sera renforcée bientôt par l’apport du christianisme et de son message de charité au point de concevoir la médecine comme un ministère d’amour» comme le note Philippe Mudry («La déontologie médicale dans l’Antiquité grecque et romaine: mythe et réalité», Revue médicale de Suisse romande 106, 1986, p. 7).

2.2.2. Le Moyen Âge

Le Moyen Âge a apporté deux éléments décisifs à l’histoire de la médecine et de l’éthique médicale: d’une part, un développement et une consolidation du processus de

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christianisation, via le recours à la charité comme instrument principal de légitimation;

et d’autre part, à la suite de l’urbanisation croissante, une institutionnalisation parallèle des pratiques et des savoirs médicaux, notamment sous la forme des hospices.

La notion de charité a servi de charnière entre la conception d’un Dieu d’amour et l’engagement concret au service des humains les plus défavorisés. Le pauvre, le malade et le pèlerin pouvaient être réunis sous la notion commune d’infirmitas, signe de la condition naturelle de l’homme après la chute. La maladie ne s’oppose pas ici à l’idéal inaccessible d’une santé parfaite, mais fait partie des maux inhérents à la situation pécheresse de l’homme. On comprend que, dans ce contexte symbolique, la lutte contre l’infirmitas relève de la charité: étant à la fois un rejeté et un élu, le malade doit être enveloppé de l’amour de Dieu, que la charité humaine vient traduire sur le plan éthique et social.

Les historiens de la médecine notent que cette conception religieuse laissait la maladie dans une certaine ambivalence, entre la souffrance et la faute. Mais l’accent sur le salut de l’âme ne contribuait guère à clarifier le statut de la médecine profane en tant que telle. La santé du corps en devenait somme toute assez relative et secondaire. Le système de l’aumônerie religieuse dans les hôpitaux se construisit pour une bonne part sur la critique et la dénégation de la médecine profane, dont on rappelait parfois avec complaisance les échecs cuisants.

Le XIIe siècle, où l’on trouve cette scission, marqua pourtant un tournant. Des différenciations critiques furent introduites entre les niveaux de l’infirmité et de la charité, conduisant progressivement à une clarification des tâches entre les ecclésiastiques et les médecins. Les conciles soulignèrent davantage le rôle spirituel des prêtres et leur interdirent la pratique de la médecine, ce qui eut aussi pour effet de valoriser la dimension profane de cette dernière.

Jouissant désormais de prérogatives scientifiques et professionnelles plus nettes, le médecin disposa d’une formation plus structurée, dans des écoles, puis à l’Université.

C’est l’époque, contemporaine de la naissance et de l’essor des Universités européennes, où la médecine se structure en un parcours institutionnel homogène, sanctionné par des examens. De même que François d’Assise avait libéré «frère corps»

du mépris consécutif à une spiritualité éthérée, la médecine pouvait apparaître désormais comme un don de Dieu, et non plus comme une ennemie de l’Église et de la foi (Siracide 38 est beaucoup cité). Cette époque de l’institutionnalisation de la médecine est également celle de sa validation matérielle: on ne paie pas le médecin pour ses dons, mais en raison de ses frais de préparation et d’acquisition, comme on dirait aujourd’hui.

Le Moyen Âge n’en signifia pas pour autant la sécularisation de la médecine. Prêtre

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et médecin, Église et médecine demeuraient dans une relation de mutuelle reconnaissance. Le médecin acceptait de ne pas empiéter sur le rôle spirituel du prêtre, qui, en retour, voyait dans la science médicale la protection contre la magie et la superstition.

L’hôpital médiéval occidental fut l’espace institué pour répondre publiquement à l’obligation de la charité. Comme l’a montré Michel Foucault, ce fut aussi l’occasion d’une bipartition entre l’espace privé, laissé au savoir médical rémunéré, et l’espace public, gratuit et orienté vers les plus faibles. La maladie définie par l’hôpital médiéval était plus sociale que médicale. Ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que l’hôpital devint en priorité le lieu des soins médicaux, en conformité avec la tournure plus laïque de la médecine. Le renouveau urbain et les grandes épidémies furent des facteurs décisifs dans cette évolution de l’hôpital et de la médecine, préfigurant les changements de l’époque de la Renaissance puis des Temps modernes.

2.2.3. L’évolution de la médecine à l’ère classique et moderne et ses incidences sur la réflexion chrétienne

«L’attitude spirituelle devant la maladie et les maux de toute sorte fut à l’époque de la Réforme une ouverture priante et confiante en la seule grâce de Dieu. La consolation recherchée l’était dans la bonté et la justice prévenante de Dieu, et non comme on le croit souvent dans une sorte d’impassibilité stoïcienne» (M. Faessler, dans la rubrique

«Maladie» ci-dessous).

Un regard sur la pensée de Calvin à ce sujet permet de le vérifier. Pour le Réformateur de Genève, nous ne nous appartenons pas; créatures de Dieu, nous n’appartenons qu’à lui, et c’est bien pourquoi nous n’avons pas à nous révolter contre

«les mille maladies qui nous molestent assidûment les unes après les autres […]. Au contraire, il faut que l’homme fidèle contemple, même en ces choses, la clémence de Dieu et sa bénignité paternelle» (IRC III, VII, 10). Loin de se soumettre, comme les philosophes stoïciens, aux contraintes du destin, Calvin appelle les croyants à contempler avec patience, dans l’adversité de la maladie, la main de Dieu qui, seule,

«conduit et gouverne la bonne ou la mauvaise fortune».

Cette attitude spirituelle de Calvin eut des conséquences pratiques indéniables sur le protestantisme ultérieur. La doctrine de la Providence légitima l’essor de la médecine et sa progressive autonomisation; et même si l’on ne doit pas occulter la présence, dans le protestantisme, de tendances anti-médicales (qu’on pense, à des titres divers, aux Témoins de Jéhovah et à la Science chrétienne), on doit admettre, avec l’auteur nord- américain Allen Verhey, que le protestantisme, en règle générale, a bien accueilli

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l’autonomie professionnelle de la médecine.

Le chirurgien français Ambroise Paré (1510-1590), sympathisant de la religion réformée, résuma un jour sa conception de la médecine dans cette célèbre maxime: «Je le pansai, Dieu le guérit»; elle énonce avec une clarté toute particulière la conscience chrétienne des pouvoirs réels, mais limités de la science médicale, telle qu’en particulier la Réforme devait l’affirmer dans le contexte humaniste et scientifique de la Renaissance.

À l’époque moderne, nous pouvons observer le mouvement par lequel la science médicale, tout en devenant toujours plus conquérante et ambitieuse, fut saisie de doutes vertigineux. Ainsi, au XIXe siècle, Claude Bernard (1813-1878) fait entrer la médecine dans une phase radicalement nouvelle, en achevant le mouvement de sécularisation initié par la Renaissance; bien davantage, la méthode expérimentale introduit une faille entre la vision humaniste classique (à laquelle la vision chrétienne n’était pas totalement étrangère) et la vision scientifique du corps et de la médecine; l’objet de la science médicale n’est plus désormais le corps comme porteur et manifestation du sujet, mais le corps disséqué, mis en pièces, parcellarisé. À la naissance de la clinique va succéder la révolution moléculaire et génétique, accentuant à l’excès la dissociation entre le savoir médical éclaté et l’unité supposée du malade et de la personne humaine. Écartelée entre sa célébration souvent trop peu critique du progrès scientifique et son souci de l’être humain concret, la foi chrétienne va subir elle aussi les contrecoups d’une révolution culturelle dont on ne domine guère aujourd’hui l’ensemble des enjeux et des paramètres.

À partir du XVIIe siècle, la médecine moderne affirma clairement son autonomie par rapport à son ancien cadre conceptuel religieux, un rejet qui provoqua à son tour, chez bien des penseurs chrétiens, une profonde méfiance à l’égard de certains développements de la médecine moderne. Entre la médecine et la religion chrétienne, il y eut et il a encore des tensions tenaces. Certes, le recours à la médecine humaine menaçait le cadre de pensée spirituel. Mais par ailleurs, la volonté de Dieu peut se voir accomplie par des agents humains ayant appris, avec le soutien divin, à contribuer aux processus de guérison. Une des conséquences néfastes de cette tension a été de considérer la santé comme une sphère autonome ou une activité spécialisée limitant le domaine médical aux fonctionnements corporels, bien distincts des convictions religieuses (cf. ici les critiques théologiques véhémentes d’un Stanley Hauerwas). Une autre conséquence malheureuse est la tentative, chez certains théologiens, de resacraliser l’assistance médicale et de promouvoir une conception holistique de l’espèce humaine, qui promet davantage que ne peut offrir l’assistance médicale. Il est déjà difficile, dans notre société, de contrôler les espoirs que les gens placent dans la

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médecine moderne; nous ajoutons encore au problème en donnant une justification religieuse à cette signification trop large de la santé. Le protestantisme peut contribuer ici à la fois à désacraliser les restes de conception magique de la médecine et à stimuler une approche spirituelle libératrice, respectueuse des savoirs médicaux et des responsabilités humaines, mais consciente de leurs limites et de leur incertitude.

2.3. La bioéthique en protestantisme

L’apparition de la bioéthique, ainsi que le rôle imparti aux penseurs chrétiens qui ont entrepris de se pencher sur les problèmes bioéthiques, constituent un élément majeur dans cette question déjà complexe des relations historiques et contemporaines entre religion et médecine. En quoi leurs convictions religieuses modifient-elles leurs démarches et les réponses qu’ils apportent à des dilemmes précis? Car bien plus qu’ils ne s’interrogent sur la santé et le salut, certains bioéthiciens chrétiens, obnubilés par une attitude de simple accompagnement de la recherche, risquent de suivre un agenda bioéthique imposé de l’extérieur, par la prétendue marche du progrès et par les pressions conjointes de la science et des médias (pour une critique protestante de cette tendance, cf. O. Abel; D. Müller, «La bioéthique au péril de Dieu»). Or, ce programme bioéthique préétabli ne tend-il pas à légitimer les pratiques médicales et scientifiques existantes, plutôt qu’à remettre en cause les présupposés fondamentaux de la médecine et des soins, de sorte que les questions théologiques ne puissent jamais se faire entendre? Le développement de l’éthique en une discipline autonome confiée à des experts ou à des éthiciens professionnels n’a guère plus d’un siècle. Auparavant, l’éthique faisait partie intégrante de la théologie. Nous ne sommes manifestement pas capables de dire en quoi le fait de définir notre éthique comme chrétienne peut la distinguer, conceptuellement et méthodologiquement, d’autres formes de réflexion éthique. Deux questions se posent à qui veut faire avancer ces débats. Tout d’abord, l’éthique théologique a-t-elle les ressources nécessaires pour mener à bien son objectif propre? Ensuite, les théologiens spécialistes de la bioéthique qui se sont dotés de méthodes et de concepts appropriés peuvent-ils être compris par leurs interlocuteurs laïques dans les débats bioéthiques?

L’éthique théologique chrétienne peut être tour à tour définie à partir de deux traditions majeures de l’histoire occidentale, le catholicisme romain et le protestantisme.

La théologie morale du catholicisme romain – notamment dans son évolution officielle la plus récente, consignée dans l’encyclique Veritatis splendor (1993) – paraît très marquée par une vision rigoureuse de l’éthique déontologique, ce qui n’a rien d’étonnant, vu la forte centralisation de sa structure hiérarchique et le rôle joué par le

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magistère. Elle se distingue par un long passé de casuistique savante. Il importe de noter que la théologie morale entretient des rapports d’égal à égal avec la loi canonique et se trouve en conséquence étroitement liée aux préoccupations juridiques de l’Église. Mais les liens de cette théologie morale avec la théologie doctrinale – et notamment avec les évolutions les plus récentes de la théologie fondamentale et de la théologie systématique – sont restés assez ténus.

Dans le domaine de la bioéthique, les approches protestantes sont, à certains égards, radicalement différentes. Dépourvue de toute autorité centralisée, l’éthique protestante a toujours été, et reste encore multiforme. Il n’est pas significatif de parler de «bioéthique protestante», alors qu’on parle beaucoup plus souvent de «bioéthique catholique romaine». La principale explication théologique de cette différence tient sans doute pour une part importante à la théorie de la loi naturelle. Non seulement la morale catholique a tendance à s’appuyer sur une valorisation a priori positive de la nature (aussi bien de la nature humaine que de l’ensemble de l’environnement naturel où il est donné à l’homme de se mouvoir), mais, de plus, elle tend à souligner la correspondance principielle de la nature et de la raison, au point que l’agir éthique des humains se doit à la fois de suivre les indications et les finalités de la nature (créée par Dieu) et de s’orienter vers la loi divine éternelle qui sert de fondement ultime à la loi morale.

L’éthique protestante, dans ses grandes lignes, adopte une vision sinon pessimiste, du moins beaucoup plus réaliste et critique de la nature et de la raison. Le débat touche aussi bien l’anthropologie que la doctrine du salut. L’homme demeure à distance de Dieu et ne saurait se hisser de lui-même à la hauteur de Dieu (tel est du moins, souvent, le reproche adressé au catholicisme, de manière évidemment sommaire). Le protestantisme ne s’oriente pas d’abord en fonction des comportements personnels, bons ou mauvais, des êtres humains, mais en fonction de l’acte central de la justification, dans laquelle l’éthique s’enracine et dont elle est indissociable. On observe cependant une tendance inverse dans plusieurs courants et à diverses époques de l’éthique protestante: à force d’insister sur le salut par la foi seule et sur la justification inconditionnelle de l’homme par Dieu, on a pu en perdre de vue le «prix de la grâce»

(Dietrich Bonhoeffer) et succomber à un fidéisme laxiste, éloigné de toute responsabilité historique concrète, de tout sens de la réalité politique ou économique et de tout véritable intérêt pour l’éthique appliquée. Cela a pu conduire par réaction, dans le domaine de la bioéthique comme dans bien d’autres domaines de l’éthique, à une acceptation plus ou moins générale, souvent implicite ou subreptice, d’un utilitarisme au sens large.

Dans la tradition comme dans la vie courante, la bioéthique protestante se fonde en principe sur la Bible, comme dépositaire de l’autorité appropriée et nécessaire. Il est

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toujours sage de commencer avec des principes scripturaires les plus larges possibles, qui sont énoncés sous des formes diverses tout au long de la Bible. Il n’est pourtant que trop manifeste que le développement de la bioéthique théologique a coïncidé avec des remises en question des écrits bibliques, de leur autorité et de leur interprétation. L’idée d’une unité de la Bible a été sérieusement contestée. En outre, les écrits bibliques ont leur propre contexte et leur propre cadre culturel. Pour dire les choses simplement, quels sont les éléments déterminés par un contexte culturel et quels sont ceux qui peuvent transcender ce cadre? Quelle démarche interprétative appliquer aux phénomènes techniques, entre autres, qui étaient inconnus des textes bibliques?

2.4. Entre nature et technique

Une des considérations déterminantes en toile de fond de la bioéthique moderne porte sur les interactions entre nature, science, technologie, domination humaine et éthique environnementale. Dans un essai très remarqué, «Les racines historiques de notre crise écologique» (1967, in Jean-Yves Goffi, Le philosophe et ses animaux. Du statut éthique de l’animal, Nîmes, Chambon, 1994, p. 291-309), Lynn White, Jr. a rendu le christianisme responsable de l’attitude occidentale consistant à exploiter et à dégrader la nature, en la traitant de façon mécanique et despotique. Il n’est pas possible de confirmer ou d’infirmer cette affirmation, bien que le thème apparaisse à plusieurs reprises, par exemple chez Origène et Calvin. D’aucuns ont soutenu que le texte de la Genèse trouve son sens le plus exact dans les termes de «fonction d’intendance» et d’«administration», certainement dénués de toute implication cupide.

Le débat tourne en partie autour de la question de savoir s’il faut voir entre les êtres humains et la nature des rapports de fusion immanente et intime. L’éthicien protestant allemand Helmut Thielicke prétendait qu’au sein de la création, l’homme n’est pas un être naturel comme les autres. Certes, il appartient, en un sens, à l’ordre biologique naturel; mais les autres êtres naturels n’ont aucun rapport de responsabilité envers Dieu.

«J’évolue dans le même sens que l’ordre de la création, non pas simplement en suivant par mes actes l’ordre de la nature, mais plutôt en prenant la décision d’obéir à mon Créateur, et de renoncer ainsi à me déterminer en fonction de la nature – de sorte que le postulat de l’ordre de la création transcende celui de l’ordre de la nature et interdit donc toute identification entre les deux». L’approche de Thielicke se distingue clairement des attitudes contemporaines de la théologie à l’égard de notre environnement, souvent teintées de mysticisme.

Avant d’examiner quelques thèmes particuliers de la bioéthique, il est bon d’évaluer la tendance générale des objections qui lui sont faites et de montrer comment les réfuter.

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Ainsi, le chef d’accusation traditionnel est que «le mode de vie occidental voit s’approfondir la coupure avec la nature, qui isole l’espèce humaine du milieu d’existence originel du monde créé, accroît le dualisme du corps et de l’esprit, et développe au sein de la vie sociale et politique les tensions, les manipulations ou l’obsession du pouvoir et de la productivité, aux dépens de valeurs plus humaines»

(Edward LeRoy Long). On peut objecter à ce point de vue général que les êtres humains, tout en appartenant à la nature, tirent néanmoins de leur éducation la capacité de transcender cette nature. En ce sens, on peut considérer que la technologie n’est pas foncièrement opposée à la nature, contrairement aux affirmations de certains. À partir de là, il s’agit moins de rejeter la technologie comme force hostile à l’humain que de la contrôler et de la diriger. Les opinions émises par certains écrivains féministes compliquent toutefois le débat. Celles-ci ont par exemple, avec d’autres, argué que l’idée de «nature» elle-même est une construction culturelle et qu’en conséquence, la conception de ce qui est «naturel» a varié du tout au tout au cours de l’histoire humaine.

3. Quelques enjeux du débat bioéthique en perspective protestante

3.1. Les nouvelles techniques de reproduction et leurs effets sur le statut de l’embryon Les nouvelles techniques de reproduction se subdivisent en différentes catégories.

C’est à ce domaine que pourraient appartenir, en particulier, l’insémination artificielle, la fécondation in vitro, l’amniocentèse, les transplantations et congélations d’embryons, l’échographie, le choix du sexe, les transplantations de gamètes dans les trompes de Fallope, les prélèvements de villosités du placenta ou la laparoscopie. Certains de ces procédés ne sont certes pas nouveaux, et l’on peut parfois rester soupçonneux devant leurs prétentions à l’innovation et à la modernité, une explication étant que, sur le plan commercial, les technologies dites nouvelles se vendent mieux!

Dans les inséminations artificielles entre époux ou par donneur, le sperme est obtenu par la masturbation que la tradition catholique considère comme immorale, puisqu’en soi, elle trahirait et banaliserait le but premier de l’acte sexuel, à savoir la procréation.

Ainsi, dans l’optique de la loi naturelle, la masturbation est «contre-nature». La référence de l’Ancien Testament à Onan (Gen. 38, 9) qui éparpilla sa semence au sol est un argument majeur dans la défense de cette thèse. Thielicke déjà rétorquait que la position catholique romaine est intenable, car «fondée sur une doctrine des œuvres théologiquement insoutenable […], du moins d’après la pensée de la Réforme, pour laquelle un “acte” n’est jamais méritoire ou condamnable en soi, mais plutôt à cause des dispositions de la personne envers Dieu et l’intention ou le but qu’elle vise par cet acte

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ou cette action».

Un autre problème lié à l’insémination artificielle par donneur et à la fécondation in vitro par donneur a trait aux conséquences du don. Ici, les arguments ne correspondent plus exactement à la polarité entre le catholicisme romain et le protestantisme. Un exemple britannique le montre bien. En 1959, un mémorandum de l’Église anglicane suggérait en effet que «l’insémination artificielle par don de sperme implique une atteinte au mariage, par la violation des liens exclusifs entre le mari et la femme». En 1948, Geoffrey Fisher, alors archevêque de Canterbury, avait déjà catégoriquement affirmé que l’insémination artificielle par donneur était un acte adultère. D’autres anglicans soutiennent au contraire qu’«il est possible pour un couple de considérer en toute bonne conscience que le sperme d’un tiers n’intègre aucun élément étranger dans la relation entre époux et n’implique pas la même corruption qu’un rapport physique».

Il faut dire à l’appui de cette thèse que l’adultère se définit nécessairement par l’infidélité et par des rapports sexuels, deux éléments qui généralement n’entrent pas en cause lors de dons. En revanche, des conséquences néfastes peuvent incontestablement découler du don et altérer les liens du mariage, en particulier chez les femmes très enclines aux fantasmes sexuels ou chez les hommes sujets à la jalousie sexuelle. Mais ces tendances ne sont en rien le résultat inéluctable du don lui-même. On utilise parfois le terme «physicalisme» pour caractériser la position du catholicisme romain, dont la plupart des jugements relèvent de l’ontologie, tandis que dans le protestantisme, les jugements sont plutôt existentialistes ou personnalisés. Pour le catholicisme romain, le lien du mariage que le don peut briser est pour ainsi dire métaphysique; alors que dans une éthique de situation, les critères de l’humanité se situent tous sur le plan de la conscience active.

La fécondation in vitro et l’insémination artificielle, toutes deux par donneur, de même que les parents de substitution, soulèvent des questions éthiques fondamentales sur la parenté et la descendance. Dans les circonstances dites normales, le père génétique est aussi le père social, et la mère génétique est aussi la mère porteuse de l’enfant et sa mère sociale. La tradition chrétienne accorde une telle importance au mariage et à la famille que ceux-ci constituent le seul cadre possible pour la procréation et l’éducation d’un enfant. Or, la pratique de la donation peut profondément perturber le cadre conjugal et familial dans lequel naîtront les enfants. Divers échanges sont possibles, d’un don d’ovule (qui amène à distinguer la mère génétique de la mère porteuse et sociale) à un don de sperme (qui amène à distinguer le père génétique du père social). Les moyens de congélation et de décongélation des ovules ou du sperme offrent la possibilité nouvelle de donner naissance à des enfants à travers plusieurs générations, à partir d’un ou des deux parents. Le tableau se complique encore lorsque

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les diverses parties concernées se connaissent: à l’évidence, on risque alors une

«confusion généalogique» qui peut causer des troubles psychologiques plus ou moins sérieux.

À première vue, il n’y a rien de surprenant à ce que certains penseurs chrétiens accordent autant de poids à la famille, arguant par exemple que l’unité familiale émane de Dieu et revêt donc la plus grande importance. Lorsque l’homme fut créé, il le fut comme cellule familiale. L’Ancien et le Nouveau Testament tout entiers confirment la centralité de la famille chrétienne. Mais une analyse historico-critique de la Bible menace ouvertement ce scénario. En outre, les critiques des féministes contre la famille et l’oppression inhérente au mariage peuvent trouver assez d’exemples pour être prises au sérieux, même si leurs accusations relèvent parfois de généralisations abusives.

Les arguments liés aux dons de sperme ou d’ovule ne sont pourtant pas tous négatifs.

On peut affirmer que, dans certaines conditions favorables, un enfant engendré par un don a au moins autant de chances d’avoir un avenir stable qu’un enfant procréé dans des circonstances «normales». Si l’on prend en considération le nombre d’enfants de foyers brisés, d’enfants adultérins et d’enfants abandonnés, on peut soutenir que les enfants nés par don, ainsi que les enfants adoptés, sont parfois bien plus désirés et bien plus entourés, tout particulièrement si des progrès dans l’éducation sociale savent amener la société en général à une meilleure compréhension, libre de tout préjugé, de ces techniques nouvelles. Même si l’hypothèse est à avancer prudemment, il semble que les arguments sur la famille, jadis opposés aux nouvelles techniques de reproduction, soient à manier avec circonspection, tant du point de vue éthico-théologique que du point de vue sociologique.

L’avènement très récent des nouvelles technologies de procréation a complètement modifié le débat sur le statut de l’embryon (cf. J.-M. Thévoz). On semble être parvenu à un paradoxe, qui n’épargne pas l’éthique protestante: d’une part, les courants les plus ouverts du protestantisme ont soutenu la dépénalisation conditionnelle de l’interruption de grossesse (cf. A. Dumas); mais, d’autre part, des réserves ont pu être émises, parfois (même si c’est plutôt par une minorité), au sujet de l’instrumentalisation des embryons.

N’y aurait-il pas deux poids et deux mesures: un certain laxisme au sujet du fœtus (au nom de la défense de la femme) et un certain rigorisme au sujet de l’embryon?

Le débat fait rage, aujourd’hui, sur la question des cellules souches embryonnaires (avec, en arrière-fond, le débat beaucoup plus large sur le clonage). La Grande-Bretagne a été la première à légiférer en la matière, rendant ainsi possible le clonage thérapeutique, mais s’opposant à tout glissement vers le clonage reproductif. La Chambre des lords a ratifié, le 22 janvier 2001, une loi acceptée par la Chambre des communes en décembre 2000. Cette loi permet la recherche sur les cellules souches

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embryonnaires. Quinze représentants religieux, dont les archevêques anglicans de Canterbury et d’York, ainsi que le secrétaire des chrétiens évangéliques, s’étaient opposés en vain à cette loi, dans une lettre ouverte; ils notaient entre autres ce qui suit, avec une remarquable modération: «Il y a un consensus très répandu que les implications philosophiques et éthiques de tels développements – le clonage d’embryons humains – n’ont pas été entièrement considérées. Les scientifiques sont également divisés entre eux au sujet des prétendus bénéfices du clonage thérapeutique et font référence à l’usage non controversé de cellules souches de provenance différente [cellules souches adultes]» (cf. Christianity Today 45/4, 5 mars 2001, p. 32). Trois ans plus tard, en 2004, le débat helvétique s’est caractérisé par un dissensus nettement plus fort entre les positions catholique romaine et évangélique d’une part, réformées de l’autre. La Fédération des Églises protestantes de Suisse (FEPS), composée dans sa grande majorité de protestants réformés, a pris position au sujet du projet de loi tendant à autoriser, sous des conditions extrêmement sévères, la recherche sur les cellules souches embryonnaires en Suisse («Loi relative à la recherche sur les cellules souches embryonnaires: une question aux enjeux théologiques, anthropologiques, économiques et sociaux fondamentaux», Berne, FEPS, 2004). Les arguments utilisés se différenciaient très fortement de ceux auxquels recourait, dans le même temps, la Conférence des évêques suisses.

La prise de position de la FEPS reconnaît qu’il en va de notre conception de l’être humain et de la vie en société, selon trois axes. Un premier enjeu est théologique: notre pouvoir sur la nature est légitime, mais doit être placé dans certaines limites. Sur la base de la théologie de la création, il appartient à l’être humain et à la société d’encadrer l’exercice de ce pouvoir, afin que devienne manifeste le sens de notre responsabilité envers la nature et que soient signifiées les limites du pouvoir scientifique. Un deuxième enjeu est anthropologique: il ne faut pas sacraliser les cellules souches embryonnaires. Ce n’est pas une raison, toutefois, pour banaliser le lien de ce «matériel biologique» avec les origines et l’identité de l’être humain. C’est la raison pour laquelle la FEPS s’interroge sur la distinction opérée (pour des raisons politiques évidentes) entre une loi spécifique sur les cellules souches et une loi au sujet de la recherche sur l’embryon. Elle souligne aussi que la réaffectation des embryons surnuméraires – initialement liés à un projet parental – à des fins de recherche ne va pas de soi et ne devrait rien avoir d’automatique. La FEPS se dit satisfaite des limites sévères fixées par la loi (interdiction de produire des embryons pour la recherche, obligation d’obtenir le consentement du couple auquel appartient l’embryon surnuméraire, etc.), mais elle note cependant qu’une loi ne saurait nous garantir contre des dérapages et décharger la société de sa responsabilité morale à l’égard de la recherche scientifique. D’où un

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troisième enjeu, socio-économique: l’intérêt de l’industrie pharmaceutique pour les cellules souches montre bien que ces recherches pourraient rapporter gros et qu’une pesée des intérêts doit avoir lieu: à trop promettre des espoirs thérapeutiques aux malades, ne risque-t-on pas d’occulter les intérêts économiques en jeu? Et si on adopte une vision de la justice sociale et globale, d’autres domaines de recherche ne devraient- ils pas être privilégiés?

La FEPS, contrairement à la Conférence des évêques suisses, ne s’est finalement pas opposée au projet helvétique de loi sur les cellules souches embryonnaires. Mais les questions posées, par-delà le soutien apporté à une législation très restrictive, montrent bien que la question est loin d’être réglée par une loi.

L’éthique protestante ne saurait se contenter de suivre ici des arguments platement utilitaristes comme ceux qui ont été énoncés lors de la campagne au sujet de cette loi (en vue de la votation helvétique du 28 novembre 2004, qui s’est soldée par une large acceptation d’un projet de loi autorisant de telles recherches tout en les cadrant sévèrement). Il ne suffit nullement de dire que les embryons surnuméraires seront mieux utilisés en devenant objets de recherche qu’en étant détruits. La question de la finalité pour laquelle ces embryons ont été conçus et produits n’est pas indifférente du point de vue éthique. Décréter que les embryons résultant du désir d’un couple peuvent dans tous les cas être affectés à des recherches à visée thérapeutique n’est nullement évident; il n’est pas sûr que cela soit respectueux de l’intention des parents. Il importait donc de soumettre l’autorisation sur les cellules souches à l’accord des géniteurs. C’est ce qu’a fait, à juste titre, le projet de loi helvétique. Sur ce point, on ne saurait donc reprocher au législateur d’avoir cédé à la pression des milieux de la recherche. Mais le risque semble bel et bien exister que le consentement des géniteurs ne soit plus requis et que la nécessité de la recherche prime sur la finalité éthique du couple.

Il faut aussi souligner le risque des promesses thérapeutiques disproportionnées, susceptibles de créer de faux espoirs chez les malades ou chez leurs proches. La médecine reste un art incertain et la recherche scientifique ne saurait se focaliser sur un seul type de projets.

L’éthique protestante semble bien être vouée à suivre, dans cette question de pointe comme dans bien d’autres dossiers moins médiatisés, une attitude d’accompagnement critique du progrès médical. À aucun moment, sa validation des projets biotechnologiques de la société ne saurait se confondre avec une bénédiction naïve ou une légitimation irresponsable. L’interrogation critique et l’encadrement social demeurent indispensables. Les questions bioéthiques appellent une éthique sociale globale et intégrative et non seulement un accompagnement législatif ponctuel.

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3.2. Les fantasmes du clonage reproductif: «Tu ne te feras pas d’enfants clonés»

Les points de vue théologiques sur le clonage reproductif (que nous distinguons strictement du clonage thérapeutique, lié à la question des cellules souches) sont plus variés qu’on le croit généralement. L’éthicien protestant français Jean-François Collange a inventorié les principaux arguments qui devraient conduire, selon lui, à s’opposer à toute idée de clonage reproductif sur le plan humain. Il distingue deux types d’argumentations, du moins pour ce qui est du complexe judéo-chrétien:

«1. Des argumentations de type rationnel et déductives, déduisant d’une nature humaine présentée comme voulue par Dieu, les conséquences éthiques relatives à la conception. […] ce type d’argumentation intègre bien des réflexions sur la dignité humaine d’une part, sur la famille et la procréation d’autre part. […]

2. Des argumentations de type plus herméneutique, tournant plus particulièrement autour des récits bibliques de la création et tentant de découvrir dans ces interprétations mêmes les fondements d’une position éthique face au clonage reproductif. On y retrouve bien sûr la référence à la création de l’être humain, créé mâle et femelle (Gen.

1, 26 s.), à l’appel à peupler la terre, mais aussi à la dominer (Gen. 1, 28). À ce propos, on évoque notamment les termes précis de cette domination et l’usage autorisé que l’homme doit faire de son pouvoir sur la nature, comme de la valeur de la technique.

L’appel à une réelle responsabilité appelée à conduire l’homme à ne pas agir comme s’il était Dieu lui-même (“not to play God”) est souvent évoquée – en lien notamment avec l’appel du serpent en Gen. 3 à “manger du fruit de l’arbre défendu” – compris alors comme appel à la toute-puissance technique, reproductive et quasi créative qu’offrent les nouveaux moyens de reproduction» («“Tu ne te feras pas d’enfants clonés”?

Perspectives théologiques sur le clonage reproductif», in D. Müller et H. Poltier, éd., 2005, p. 214 s.).

Collange entend développer ce second type d’arguments. Il ne pense pas possible de les tirer de la Bible – qui ne parle évidemment pas de cette question! –, mais propose un discours théologique s’appuyant sur la notion de condition humaine plutôt que sur l’idée d’une problématique nature humaine:

«Le recours à la reproduction par clonage, enfermant l’enfant à venir dans le carcan d’une identité génétique qui ne lui est pas propre et qui l’instrumentalise de la façon la plus profonde qui soit, doit être considéré comme une atteinte aux deux premiers commandements: “Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face”, et “Tu ne te feras pas d’images taillées ni de représentation d’une divinité hypostasiée qui ne serait jamais que le reflet narcissique de toi-même et d’un désir clos sur lui-même et par là même mortifère”» (ibid., p. 220).

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La position exprimée ainsi par Collange est très claire et représente une opinion largement partagée dans l’espace protestant francophone. Elle rejoint par ailleurs, par un autre biais, l’argumentation philosophique du philosophe allemand Jürgen Habermas, qui a souligné lui aussi, à partir de l’éthique d’Emmanuel Kant, l’instrumentalisation de l’être humain qui serait selon lui inévitable avec la pratique du clonage humain reproductif (cf. L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral? [2001], Paris, Gallimard, 2002).

Le débat prend cependant un tour très différent si l’on entend certains bioéthiciens protestants aux États-Unis (cf. les contributions de Karen Lebacqz, «Le clonage reproductif. Tout n’est pas dans les gènes», et de Ronald Cole-Turner, «Quelques objections religieuses au clonage reproductif. Une évaluation critique», in D. Müller et H. Poltier, éd., 2005, p. 204-213 et 195-203). Karen Lebacqz, en particulier, estime que la discussion théologique sur le clonage ne doit pas être opérée à partir du thème de la création (c’était, on l’a vu, un des arguments clefs de Collange), mais bien dans la perspective christologique de la justice envers les plus faibles. Or ces plus faibles, en l’occurrence, ne seraient-ils pas les parents infertiles qui pourraient n’avoir d’autre recours à leur disposition que le clonage reproductif? Avec beaucoup d’autres théologiens et non-théologiens, la bioéthicienne protestante de Berkeley est d’avis que la principale raison de ne pas accepter le clonage reproductif, aujourd’hui, tient au fait que cette pratique encore non réalisée sur le plan humain présente trop de risques pour celles et ceux qui pourraient un jour en bénéficier. Avec Collange et Lebacqz nous avons ainsi affaire à deux manières fort différentes de débattre du clonage humain reproductif: aux arguments anthropologiques et symboliques du premier s’opposent un argument christologique de justice! Mais on peut néanmoins se demander, avec Collange, ce que signifierait une telle justice pour les enfants clonés, notamment le jour où ils en viendraient à se plaindre du type de condition humaine sans précédent dans lequel la technique du clonage les aurait enfermés. Une telle aliénation voulue serait- elle vraiment comparable au «simple fait d’être né», à moins de parler, avec Cioran et contre l’esprit de la foi chrétienne, «de l’inconvénient d’être né»?

La critique théologique du clonage ne doit donc pas se limiter à une critique anthropologique et symbolique; elle doit oser détecter, derrière le désir de cloner et de manipuler biologiquement, une volonté d’étendre la puissance des biotechnologiques jusqu’au champ de l’intime et de l’imaginaire. Le projet du clonage, davantage qu’une tentation de transformation du vivant (argument peu convaincant dans la logique néodarwinienne de l’évolution permanente de la vie), témoigne d’une volonté d’arraisonnement de l’esprit. Cloner, ce serait dominer l’esprit par le leurre d’un double corporel; ce serait décréter la victoire irréversible de l’homme neuronal sur l’homme

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spirituel et culturel.

En jouant ainsi à Dieu, on se jouerait de l’homme. Ce serait un jeu irresponsable avec notre identité personnelle profonde. Nous sommes balancés entre le désir d’être un autre et la crainte d’être copié. Nous vivons dans une société de l’infiniment singulier et de l’infiniment semblable. À quoi bon nous singulariser si nous sommes tous des clones en puissance?

La question du clonage, plutôt que de se limiter à la problématique encore embryonnaire des enfants clonés, pose la question des apprentis cloneurs et oblige à s’interroger sur la volonté de puissance qui s’abrite derrière leur désir de procréation atypique. En voulant sortir de la ligne procréatrice ancestrale de l’humanité, savent-ils à quelle hauteur d’inhumanitude ils entendent s’installer et exercer leur dominium?

3.3. L’euthanasie active directe et la modification de notre rapport au mourir et au vieillissement

Ces interrogations nouvelles sur le commencement de la vie trouvent leur pendant dans certains dilemmes posés au terme de la vie, pour lequel on dispose de nouvelles techniques de transplantation d’organes et d’assistance mécanisée en vue du maintien des fonctions vitales.

Il s’agit d’abord de savoir s’il faut accorder une «mort douce» aux victimes de souffrances insupportables, lorsque la mort est proche. L’euthanasie pourrait être pratiquée sur décision préalable du patient, au besoin en recourant à un testament de vie («euthanasie volontaire») ou à un médecin. Un tel procédé pourrait se justifier à la lumière d’une argumentation fondée sur la conséquence, à savoir qu’il abrège simplement la période de souffrance. À quoi l’on peut rétorquer – à la suite de Bonhoeffer notamment (Éthique, p. 128-133) – que le droit à la vie est un don de Dieu et que s’y opposer constitue un acte de suicide ou de meurtre. Si l’Ancien Testament présente des exemples notoires de suicides qui apparemment ne sont pas condamnables, Augustin et, après lui, toute la tradition occidentale sont cependant ouvertement hostiles au suicide. Dans certaines traditions ecclésiales, des prières particulières sont réservées à ceux qui se donnent la mort et qui ne sont donc pas dignes de recevoir une sépulture sacrée. Les recherches contemporaines sur le suicide tendent toutefois à le mettre en marge des cas de crimes passibles de punition. De nombreux chrétiens le considèrent comme l’expression d’un déséquilibre mental et soutiennent qu’il est impropre de le définir et de le punir comme s’il s’agissait d’un acte criminel. D’autre part, certains affirmeront qu’un enseignement est à tirer de la souffrance, par le patient comme par ceux qui assistent à ses douleurs. Cet argument, guère convaincant, soulève le problème

Références

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