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Conditions d'accès et production de connaissances organisationnelles quelles possibilités de produire des connaissances contextualisées sur le fonctionnement du « système de santé global » ?

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Conditions d'accès et production de connaissances

organisationnelles quelles possibilités de produire des connaissances contextualisées sur le fonctionnement du « système de santé global »

?

BOURRIER, Mathilde

Abstract

Le propos de cet article est de s'interroger sur la manière dont les conditions d'accès aux organisations conditionnent très largement les connaissances que le sociologue est à même de produire sur leur fonctionnement quotidien. Centrales sont ici les questions du rapport que le sociologue est à même de construire avec les acteurs de l'organisation dont il cherche à mieux comprendre les modalités d'action. Pour ce faire, dans cet article je reviens sur des éléments qui concernent plusieurs tranches de terrain réalisé au sein de l'Organisation Mondiale de la Santé, principalement mais pas exclusivement dans le cadre d'une enquête plus vaste portant sur l'organisation des dispositifs de réponse aux épidémies en Suisse, au Japon et aux Etats-Unis. A la faveur d'une lecture renouvelée des carnets d'enquête et des entretiens retranscrits, il apparaît qu'un certain nombre de faits, de prises de position et de confidences recueillies auprès d'informateurs privilégiés ont été souvent mis de côté, minorés voire édulcorés. Troublée par cette découverte, j'ai cherché à comprendre les mécanismes et [...]

BOURRIER, Mathilde. Conditions d'accès et production de connaissances organisationnelles quelles possibilités de produire des connaissances contextualisées sur le fonctionnement du « système de santé global » ? Revue d'anthropologie des connaissances , 2017, vol. 11, no.

4, « MISE A L'ECART ET EMBARRAS DANS L'ENQUETE EN SCIENCES SOCIALES »

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:99823

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DOSSIER « MISE A L'ECART ET EMBARRAS DANS L’ENQUETE EN SCIENCES SOCIALES » R EVUE A NTHROPOLOGIE DES C ONNAISSANCES , V OL 11(4).

C ONDITIONS D ' ACCÈS ET PRODUCTION DE CONNAISSANCES ORGANISATIONNELLES Quelles possibilités de produire des connaissances contextualisées sur le fonctionnement du « système de santé global » ?

M

ATHILDE

BOURRIER

RESUME

Le propos de cet article est de s'interroger sur la manière dont les conditions d'accès aux organisations conditionnent très largement les connaissances que le sociologue est à même de produire sur leur fonctionnement quotidien. Centrales sont ici les questions du rapport que le sociologue est à même de construire avec les acteurs de l'organisation dont il cherche à mieux comprendre les modalités d’action. Pour ce faire, dans cet article je reviens sur des éléments qui concernent plusieurs tranches de terrain réalisé au sein de l'Organisation Mondiale de la Santé, principalement mais pas exclusivement dans le cadre d'une enquête plus vaste portant sur l'organisation des dispositifs de réponse aux épidémies en Suisse, au Japon et aux Etats-Unis. A la faveur d'une lecture renouvelée des carnets d'enquête et des entretiens retranscrits, il apparaît qu'un certain nombre de faits, de prises de position et de confidences recueillies auprès d'informateurs privilégiés ont été souvent mis de côté, minorés voire édulcorés. Troublée par cette découverte, j'ai cherché à comprendre les mécanismes et les modalités de cette marginalisation de certains phénomènes, les effets sur le matériau recueilli et ainsi interroger les conséquences pour les connaissances produites.

Pour expliquer ce phénomène de mise à distance de certains matériaux d'enquête, on explorera, dans un premier temps, comment les biais classiques du sociologue des organisations ont pu jouer un rôle.

Puis, pour essayer d'éclairer cette tendance on reviendra dans une seconde partie sur les modalités concrètes d'accès à ce terrain. Cela permettra de replacer les efforts entrepris dans un contexte précis. Enfin, on s’interrogera sur la possibilité même de mener une enquête sociologique dans une organisation qui n'est que marginalement intéressée à la production de connaissances sur son fonctionnement.

MOTS CLES : ACCÈS AU TERRAIN, SANTÉ GLOBALE, ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ, SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS, PRODUCTION DE SAVOIR ORGANISATIONNEL.

INTRODUCTION

Cet article est le fruit d’une prise de distance sur une partie d'une enquête menée depuis 2009 au cœur du

« système de la santé globale », à naviguer les eaux tumultueuses de deux épidémies: celle de la pandémie grippale de 2009 et celle de l'épidémie d'Ebola de 2014-2015. A la faveur d'un tri des carnets d'enquête, je voudrais tenter d'explorer la progression de cette recherche dans ses marges, dans les recoins des transcriptions, des notes et des schémas griffonnés sans cesse.

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Ma situation géographique, étant basée à Genève, et mon champ de prédilection, la sociologie des organisations, conjugués, m'ont amenée à m'intéresser au fonctionnement des organisations internationales qui peuplent la rive droite de la ville de Genève et en particulier celle de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). La sociologie des organisations internationales se développe (Finnemore, 1996 ; Babb, 2003 ; Gayon, 2009 ; Koch, 2015 ; Goldman, 2005 ; Weaver, 2008) tout comme une anthropologie et une ethnographie de ces mêmes mondes (Hertz, 2010 ; Abelès, 2011 ; Velthuis, 2006 ; Devin, 2016). Cependant, nombreux sont les auteurs de ces travaux qui rapportent avoir eu affaire à des terrains d'enquête peu ouverts au regard des sciences sociales (Dematteo, 2011 ; Deeb et Marcus, 2011). Les organisations internationales à la différence par exemple des hôpitaux, des écoles, des prisons, des commissariats de police ou même des centrales nucléaires, ont encore peu fait l'objet d'enquêtes ethnographiques sur leur fonctionnement (Maertens, 2016). En revanche, elles sont fréquemment l'objet d'audits et de rapports de retours d'expérience, analysant leurs éventuels manquements au regard des provisions de certains traités ou règlements internationaux (Règlement Sanitaire International dans le cas de l'OMS). Je ne détaillerai pas ici ce que ce type de rapports produit comme connaissances (Moon et al., 2015) très utiles par ailleurs au sociologue (Vaughan, 2005) mais il est clair qu'en dépit de l'intérêt de ces travaux, ils ne se substituent pas à des analyses socio- anthropologiques des pratiques au travail que ces mondes abritent. Ajoutons que cette catégorie d'organisations qui produit de la connaissance et des normes techno-scientifiques, sont notoirement difficiles d'accès pour les chercheurs en sciences sociales (Monahan et Fisher, 2015 ; Laurens et Neyrat, 2010).

Cela fait plusieurs années que je m'intéresse à ces questions de dispositifs de réponses aux épidémies. J'avais accompagné, en tant que partenaire internationale, le projet de collègues américains, qui en 2008 avant même que la pandémie de grippe ne soit avérée, avaient obtenu un financement pour réfléchir à la question complexe de la gestion de l'incertitude dans le cas des épidémies au sein des vastes réseaux mondiaux de santé publique (Keller et al. 2012 ; Ansell, Sondorp et Stevens, 2012 ; Ansell et Keller, 2014 ; MacPhail, 2014). Cela impliquait de produire une cartographique sociologique de ces réseaux et de comprendre l'articulation des niveaux de prise en charge des réponses (niveau local, national, international).

Le terme de « santé globale » 1 renvoie aux questions et aux facteurs qui influencent de façon directe ou indirecte la santé des individus et des populations par-delà les frontières nationales (Lakoff, 2010 ; Youde, 2012).

La santé globale s’inscrit dans la perspective de la mondialisation des échanges, qui se caractérise par des mouvements de personnes, d’êtres vivants et de biens, de plus en plus intenses. L’expression de santé globale comprend les problèmes de santé qui, de plus en plus souvent, ne peuvent être abordés de manière efficace au seul plan local, ni même national, mais uniquement international. La lutte contre les épidémies constitue l'un de ses fers de lance. Le « système de santé globale » renvoie lui à l'interdépendance très forte entre de multiples acteurs (Etats

; organisations internationales du système onusien, laboratoires pharmaceutiques ; organisations humanitaires médicales ; fondations philanthropiques ; réseaux d'experts) qui concourent à l'atteinte des objectifs de santé globale pour la population mondiale. Sur fond d'une montée en puissance régulièrement attisée de l'agenda de la menace des virus émergents ou ré-émergents (Garrett, 1994 ; Preston, [1994] 2012) et des craintes liées au retour annoncé d'un épisode de grippe pandémique (Garrett, 2005), le « système de santé globale » dont l’OMS et ses agents sont une pièce centrale est en première ligne de la réponse aux urgences épidémiques.

Dans ce cadre, j'avais commencé en février 2009 à prendre contact avec les experts du département Pandemic and Epidemic Diseases à l'OMS, basée à Genève2. Mais rapidement durant la crise pandémique les portes s'étaient refermées: tous mes contacts s'étant déclarés trop occupés pour répondre aux questions d'une sociologue.

Cependant, j'avais réussi à tisser quelques premiers liens et les avais maintenus après la résolution de la crise.

Un second projet de recherche, rédigé avec des collègues genevois est déposé et accepté en 2013, avec un financement de trois ans3. Le projet est initialement conçu comme visant à revenir sur les événements et le déroulé de la gestion de la pandémie A(H1N1) et portant sur une rétrospective de ce que l'épisode de la pandémie avait modifié (ou pas) d'un point de vue organisationnel, budgétaire et communicationnel en matière de risques dans trois pays (la Suisse, les Etats-Unis et le Japon) et en particulier dans les approches de santé publique. Une partie devait se dérouler à l'échelle des pays mais une autre de nouveau devait se dérouler à l'OMS et consister à interviewer les personnes qui avaient pris directement part à la réponse. La question de l'impact mais aussi des

1 Le concept de "santé globale" fait suite au concept de "santé tropicale", lui-même remplacé par celui de "santé internationale". La

"santé globale" voisine désormais souvent avec le concept de "sécurité sanitaire". note

2 Ce département n'existe plus sous cette forme depuis la réforme de l'été 2016.

3 Projet "Organizing Communicating, Costing in Risk Governance: Lessons learned from H1N1 pandemic" (co-requérantes: Claudine Burton- Jeangros, dpt de Sociologie, Unige et Nathalie Brender, Haute Ecole de Gestion, Genève) FN 100017_146546.

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limites de la preparedness (Bourrier, Burton-Jeangros et Bastide, 2014 ; Bastide, 2017a ; Zylberman, 2013) sont au cœur de notre réflexion plus générale sur le développement sans fin de la procéduralisation des affaires humaines, en particulier dans les univers où les risques et les incertitudes sont très prégnants (Bieder et Bourrier, 2013).

Mais au moment même où l'équipe allait se déployer en divers endroits du système de santé globale dont Genève est un des fiefs (Lempen, 2010), la maladie à virus Ebola frappait l'Afrique de l'Ouest: soudainement il n'était plus question de grippe mais d'Ebola. L'équipe hésite un peu : faut-il intégrer ou pas cette épidémie dans le cadre de notre recherche rétrospective sur la pandémie ? Finalement en octobre 2014, décision est prise d'intégrer la crise Ebola. Un des motifs étant que les interlocuteurs que nous avions prévus de rencontrer à propos de la grippe pandémique, au travers d’entretiens portant sur des éléments rétrospectifs et actuels, étaient en partie ceux-là mêmes qui étaient au front sur cette crise Ebola.

Le propos de cet article est de revenir sur les éléments qui concernent plus particulièrement l'OMS mais pas uniquement. En effet, les conditions dans lesquelles nous avons été autorisés à mener des entretiens aux Centers for Disease Control and Prevention (CDC) à Atlanta durant l'été 2015, serviront de contre point au cas de l'OMS. De même, les entretiens menés chez Médecins Sans Frontières (Suisse), aux Hôpitaux Universitaires de Genève ou dans les instituts de santé publique du Japon durant la crise Ebola, même si ils ne sont pas mobilisés en tant que tels dans cet article, permettent de mieux qualifier en creux la spécificité du terrain réalisé à l'OMS.

En substance, il m'apparaît à la relecture de certains morceaux de carnets d'enquête que j'ai souvent écartés, édulcorés et mis de côté des éléments pourtant recueillis en nombre. Les confidences sur les luttes de pouvoir, les coups bas, les coups de menton, les pratiques sexistes, les propos irrespectueux, les luttes décrites pour les places et les postes dans les organigrammes, les bagarres entre les cadres, la formation des clans, qui occupent une place importante dans certains entretiens, font peu l'objet de relances de ma part. Les notes sont ramassées et succinctes.

J'ai systématiquement cherché à préserver des accès que je pensais fragiles, à protéger des interlocuteurs les pensant en danger, à conserver une certaine image « positive » de l'action entreprise par les acteurs rencontrés et à me distancer des explications trop simplistes des conduites humaines. J’ai assidûment tenté de repérer les traces et les modalités concrètes de déploiement des plans de lutte contre les épidémies. Plus encore, j’étais à la recherche d’éléments de routine organisationnelle permettant d’établir un lien entre les attendus de la production prolifique de la preparedness – qui ne pouvait être qu’une simple rhétorique, à mes yeux –, les pratiques au travail, les bases de décision.

Pour expliquer ces phénomènes, on explorera dans un premier temps comment le sociologue des organisations est entraîné à repérer et à normaliser les phénomènes de luttes de pouvoir. Dans le cours de cette enquête, ils étaient très omniprésents. J'ai pourtant délibérément cherché à en prendre le contrepied. Pour essayer de comprendre cette tendance, je vais revenir sur les modalités concrètes d'accès au terrain de l'OMS. Cela me permettra de replacer les efforts entrepris dans un contexte précis. Enfin, je m'interrogerai sur l’influence des conditions concrètes des enquêtes non commanditées par l'organisation étudiée sur la production des connaissances sur ces mondes.

SANTE GLOBALE, SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS ET POUVOIR

Le monde de la santé globale est paradoxal. L'abondante littérature à son sujet décrit un monde éclaté et morcelé tant le nombre d'acteurs à prendre en considération est important (Youde, 2012 ; Hoffman, Cole et Pearcey, 2015

; Kickbush, Cassels et Liu, 2016), mais puissant dans ses réseaux, arrimés à d'anciens compagnonnages4 et forgés dans le cadre de la lutte contre des épidémies antérieures. C’est un monde qui publie énormément sur ses réalisations biomédicales, mais en réalité très peu sur son fonctionnement interne.

Du monde de la santé globale

4 Par exemple: aux Centers for Disease Control and Prevention dans le programme de formation d'élite de l' Epidemic Intelligence Service (Thacker, Dannenberg et Hamilton (2001).

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Notre enquête menée de l'OMS aux CDC, en passant par les laboratoires de santé publique du Japon, les hôpitaux universitaires de Genève ou la section suisse de Médecins Sans frontières, corrobore largement ces analyses. Ce monde forme bien un système d’interdépendances et d'alliances entrecroisées, bureaucratiques par endroits, souples à d’autres. L’interconnaissance et l’entre-soi sont primordiaux, y compris par delà des institutions qui en apparence sur l’échiquier de la santé globale tiennent des positions contrastées (c’est le cas de l’OMS versus MSF ou de l’OMS versus les CDC).

Ses acteurs dont les plus proéminents d'entre eux sont majoritairement médecins de formation, disposent a priori d'un capital de réputation élevé. Les objectifs généraux de l'agence onusienne régulièrement affichés dans les discours souffrent peu d'oppositions. La couverture maladie universelle, la préparation aux épidémies, la santé maternelle et infantile ou le lien entre santé globale et changement climatique sont des bannières derrière lesquelles beaucoup de fonctionnaires nationaux ou internationaux, de scientifiques et de médecins des centres collaboratifs de l'OMS se rangent sans difficultés. La campagne pour le renouvellement en mai 2017 du mandat du Directeur Général de l'OMS peut attester de l'alignement de ces positions. Néanmoins, en parallèle, l'agenda de la sécurisation de la santé globale, couplé à la surveillance des populations est régulièrement dénoncé au motif que ces efforts profitent essentiellement aux pays riches au détriment des plus pauvres (Calain, 2007a). Ainsi, des programmes de santé publique, jugés trop catégoriels et verticaux, notamment ceux qui luttent contre certains types de maladie (Polio, Tuberculose) ou qui sont fortement dépendants des agendas des grands financeurs mondiaux (étatiques, privés ou philanthropiques) et des stratégies d'investissement des compagnies pharmaceutiques et des grands laboratoires de recherche, sont régulièrement critiqués. Ils se construiraient au détriment d'un investissement durable dans les infrastructures de santé en particulier de premier recours (Navarro, 2004 ; Calain, 2007b).

L'effondrement des trois pays d'Afrique de l'Ouest touchés de plein fouet par la maladie à virus Ebola en 2014 est venu pour beaucoup d'acteurs confirmer ces constats récurrents.

De surcroît, l'imbrication des nombreux agendas autour de la santé globale (maladies chroniques, épidémies à virus émergents ou ré-émergents, renforcement des infrastructures de santé, campagnes d'éradication de certaines maladies, santé maternelle et infantile…), la lutte pour les financements au sein de l'OMS entre Départements et Programmes, le poids de certains grands donateurs philanthropiques (Bill and Melinda Gates Foundation ; Clintons' Foundation…), la dépendance aux compromis entre Etats-membres, les mécanismes d'attribution des crédits, les savants arbitrages internes entre nations et régions du monde, la structure à trois étages de l'organisation (niveau central, régional, national) rendent le fonctionnement de l'OMS complexe à déchiffrer (Lee, 2009 ; Kamradt-Scott, 2010 et 2011). Dans ce contexte institutionnel sans cesse rappelé et critiqué, l'OMS est sommée depuis les années 90 de se réformer (Taylor, 1992 ; Sridhar et Gostin, 2011 ; Hein et Kickbusch, 2010 ; Clift, 2014 ; Horton, 2015 ; Kickbusch, Cassels et Liu, 2016). Les rapports s'empilent depuis 20 ans. Le diagnostic est posé depuis longtemps (Moon et al., 2017) en revanche les méthodes pour aboutir à des changements structurels diffèrent.

Virologues, épidémiologues, chasseurs de virus, vaccinologues mais aussi médecins humanitaires tiennent le haut du pavé, aidés par des réseaux de surveillance et d'alerte de plus en plus sophistiqués, allant du réseau « sentinelle » d'experts de la grippe établi dans les années 50 (Global Influenza Surveillance and Response System ou GISRS), à la surveillance automatisée de la presse, puis plus récemment des réseaux sociaux, en quête de rumeurs et de sources non officielles sur des épidémies en cours5. Des carrières se sont faites et la montée des intérêts autour des exigences de la preparedness et de ses mannes n'a cessé d'alimenter les convoitises (Keck, 2010 ; Zylberman, 2013).

Les grandes crises sanitaires comme celles du SRAS en 2003, celle de la grippe aviaire en 2005, celle de la grippe pandémique A(H1N1) en 2009, celle du coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient en 2012, celle de l'Ebola en 2014 ou celle du virus Zika en 2016, sont reçues par les protagonistes du monde de la santé globale comme autant de preuves de la vulnérabilité des populations mondiales. Les grandes crises maintiennent ainsi toujours en alerte un certain nombre de grands organismes comme l'OMS et ses centres régionaux, les Centers for Diseases Control and Prevention américains basés à Atlanta, leur petit frère européen, ECDC, basé en Suède, les laboratoires pharmaceutiques, les grands instituts de recherche (Koch ; Pasteur) et toutes sortes de centres de références déployés aux quatre coins du monde pour capter les intrigants nouveaux virus et les précieuses retombées en termes de publications et de développement thérapeutique (Roemer-Mahler et Elbe, 2015).

Les intérêts sont colossaux ainsi que la compétition entre pays, institutions, chercheurs et programmes. La santé publique n'occupe qu'une petite partie de ce qui se joue à l'intérieur des arènes scientifiques, expertes,

5 Le Global Public Health Intelligence Network (GPHIN), développé par les autorités de santé publique canadiennes en collaboration avec l'OMS est un outil sécurisé d'alerte précoce et de tri, fonctionnant en 7 langues, qui passe en revue continuellement les sources médiatiques mondiales, les flux et les sites web pour identifier des informations sur de potentielles épidémies de portée internationale.

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diplomatiques et politiques (Calain, 2007 ; Calain et Sa'Da, 2015). Plusieurs de nos interlocuteurs ont détaillé auprès de nous les enjeux de certaines de ces batailles. Le monde « technico-scientifique » de l'OMS, tel que nombre de ses membres souhaite se le représenter, est un monde fait de controverses techniques, politiques et diplomatiques, auxquels ils prennent largement part. Le Règlement Sanitaire International, refondé en 2005, seul traité international applicable aux situations d'épidémie, est incitatif plus que coercitif. La mise au point des normes et des standards en matière de santé publique constitue bien une des missions éminentes des agents de l'OMS et de leurs réseaux d'experts mondiaux. Tout aussi importante est la tâche de convaincre les Etats-membres à les respecter en usant de diplomatie.

Aussi dense et prolifique que soit la production de connaissances issue des acteurs du monde de la santé globale, il existe très peu de connaissances sociologiques produites sur les pratiques au travail et les rapports de pouvoir des protagonistes du système (Forster et Charnoz, 2013). Il y a bien une sorte d'angle mort en matière de production de connaissances: on ne sait pas grand chose de la fabrique des arbitrages produits couramment entre représentants des différentes communautés du système de santé global6. En retour, ce monde alimente les controverses. L'une des plus connues étant celle qui prétend que les experts de l'OMS travaillent main dans la main avec les états-majors des compagnies pharmaceutiques.

L'idée de notre recherche était donc de se placer au cœur des arbitrages pour pouvoir mieux comprendre ce qui se joue dans la négociation ordinaire des acteurs dans le cadre de l'organisation de la réponse aux épidémies et contribuer ce faisant à en documenter les modalités concrètes, au ras des activités, sans a priori. Notre objectif était de rendre palpables des recommandations qui au fil de notre revue de la littérature s’étaient égrenées, année après année, rapport après rapport, plan après plan. Le contexte des crises sanitaires, A(H1N1) et Ebola, rendait d’autant plus important l’étude de l’ancrage et de l’habillage contingent des concepts et dispositifs, largement fournis par les promoteurs de la preparedness.

De l'éducation du sociologue des organisations

Le sociologue des organisations est diligemment éduqué grâce à des études de cas emblématiques, à rapidement prendre conscience des mécanismes inéducables et implacables des passions et des intérêts, des déplacements d'objectifs, des luttes pour les places et les carrières, des rétentions d'informations, mais également des stratégies d'alliances et des mécanismes fins de coopération institutionnelle et professionnelle. Analyser ces ressorts de l'action collective est son pain quotidien (Crozier, 1965 ; Crozier et Friedberg, 1975 ; Jackall, 1988 ; Palmer, 2013).

Ainsi tout ce à quoi il est « autorisé » à prendre part (ou pas autorisé), observer ou recueillir comme propos portant sur des faits de compétition entre acteurs, ou des déclarations d'entente profonde, lui sert généralement à caractériser la dynamique des jeux de pouvoir. Cela lui permet de forger l'analyse d'une partie des logiques de régulation à l'œuvre au sein de l'organisation, comme dans son environnement institutionnel proche.

On ne saurait être surpris de ces phénomènes puisque tous les milieux de travail y sont soumis. La « raison humanitaire » (Fassin, 2012) qui guide nombre de projets institutionnels recèle des chausse-trappes où tombent les

« mauvais pauvres », les « mauvais malades » et les « mauvaises causes » (Lachenal, Lefève et Nguyen, 2014).

Pourtant, les membres du monde de la santé globale, des experts de l'OMS aux soignants des grandes ONG médicales, partagent un éthos professionnel qui les place, selon eux, d'emblée du côté des « good guys ». Pour ceux qui œuvrent à l'amélioration de la santé publique mondiale depuis les bureaux de l'OMS, qui déploient des tentes pour soigner, qui favorisent le développement de vaccins ou qui veillent à un bon reporting des épisodes épidémiques, les valeurs morales associées à ces objectifs vont de soi. Néanmoins, à la faveur de la crise Ebola d'intenses remises en cause, notamment des modes opératoires, chez MSF Suisse tout particulièrement (Nierlé, 2014), vont venir craqueler un portrait, qui en dépit des critiques est demeuré flatteur jusque-là (Lynteris, 2016).

De son côté, la sociologie des organisations conjuguée à l'analyse des politiques publiques a depuis des années fourni des études très étayées de grands fiascos organisationnels, dont les enchaînements systémiques furent fatals (Setbon, 1993 ; Vaughan, 1997 ; Bourrier, 2003). De surcroît, le penchant des organisations bureaucratiques à empiler les réformes, alors qu'en réalité leurs agents ne veulent pas et ne peuvent pas les faire émerger a déjà été

6 Ces lignes ont été rédigées avant la publication de nombre de livres et articles sur la crise Ebola. Cependant notre constat demeure. Le livre de Evans, Smith et Majumba (2016) est un bon exemple. En 16 chapitres, qui font le point sur les enseignements de la crise, pas un mot sur les relations complexes et souvent houleuses entre les différents protagonistes au sein des arènes d’expertise (sur le terrain en Afrique de l’Ouest, mais aussi dans les QG des agences et organismes de santé publique). La seule controverse qui est relevée est celle qui a opposé les soignants (internationaux comme nationaux ou locaux) aux populations locales, en particulier dans la gestion des funérailes et plus généralement des corps des malades.

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bien décrit (Brunsson, 2006, p. 243). De façon symétrique, il aurait été donc naturel d’analyser le fonctionnement de l’OMS durant ces périodes à l’aune de ces catégories bien établies.

Ainsi, le sociologue des organisations devient presque par déformation professionnelle tout à la fois et de façon paradoxale, ultra sensibilisé à ces éléments de la vie organisationnelle, et « immunisé » face à eux, puisqu'à un certain niveau, ils sont triviaux. Or il est une chose de comprendre que bien sûr les phénomènes de compétition, de déplacement d’objectifs ou de clôture cognitive existent et font partie du terreau sur lequel les acteurs déploient leurs jeux, mais il en est une autre de faire passer ces phénomènes au second plan, pour en chercher de plus « valables », de plus « nobles », de moins « simplistes » ou de plus « acceptables » ? Ces questions sont importantes car au fond elles conditionnent très largement les modalités dans lesquelles un recueil de données (sensibles) peut s'envisager dans le but de proposer une analyse basée sur les témoignages et les récits de ceux qui vivent les événements au sein des organisations. La recherche d'une proximité capable de produire des connaissances sur le fonctionnement de l'OMS et en particulier lors de crises épidémiques majeures a guidé les choix méthodologiques de cette enquête. Il fallait sans relâche essayer de pénétrer les arènes de discussion pour en comprendre les logiques de l'intérieur.

Des aveuglements de circonstance

De mon point de vue, une première observation s'impose: durant ces mois de terrain auprès des acteurs de l'OMS, j'ai peu pris en compte dans mes constats, les récits des batailles de pouvoir que pourtant je recueillais en nombre.

Néanmoins, je pense avoir toujours été consciente de cette mise à distance d'éléments qui m'auraient permis de donner du grain à moudre aux (nombreuses) lectures externes faites sur l'OMS et le monde de la santé globale en général. Mais, c'est un peu comme si volontairement je ne donnais pas de prise à ces narrations, pensant que j'allais pouvoir percer à jour les « vraies » raisons des prises de décision très critiquées le plus souvent. Se méfier de discours simplificateurs ou trop émotionnels d'emblée est souvent de bonne méthode pour mieux comprendre ce qui pose problème dans le travail, et qui invite inexorablement chacun à se détester cordialement.

Je vivais, seule et avec l'équipe, des mises à distance systématiques, des difficultés d'accès, comme je n'en ai pas connues dans le monde du nucléaire civil (pourtant peu ouvert aux regards extérieurs) ou dans le monde hospitalier (où le droit légitime des patients complique les accès) ou encore dans celui de la Police (tout aussi soucieux de préserver son monde privé). Pourtant, je me refusais à lire cela comme des indications pouvant commencer à colorer le portrait d'une organisation de type « technico-scientifique » défensive. C'était trop simple, voire simpliste.

Où se nichaient donc ces dispositifs de coordination de la lutte que nous avions passé des mois à pister dans les nombreux rapports et littérature grise, qui avaient constitué notre ordinaire avant notre phase de terrain (Bastide, 2017a) ? Tandis que j'avais commencé à rassembler des éléments troublants, je persistais à chercher à découvrir des logiques d'action plus plausibles que de simples luttes de palais. Voici quelques exemples de ces éléments, non pas laissés de côté, mais systématiquement minorés.

On me confiait que l'ambiance de travail était très difficile, voire exécrable, peu respectueuse des sensibilités de chacun, sexiste et machiste par moments: « La testostérone est très présente en réunion » me confie-t-on un jour. Je ne relève pas. Les réunions ne se tenaient pas ou étaient déplacées/annulées, comme me dit une interlocutrice: « Cela fait 3 semaines que les réunions techniques ne se tiennent plus ». J'enregistre mais ne cherche pas à en savoir davantage. Pourtant l'une des stagiaires, embarquée dans la structure viendra corroborer cette information. J'écris dans la marge: « En même temps, les agendas sont sans cesse chamboulés par des faits nouveaux ». Plus radical, on me confie: « Je ne vais plus en réunion: cela ne sert à rien ». Alors que nous sommes au plus fort de la crise et que nous sommes prétendument au cœur même de la réponse mondiale, je tique mais demeure silencieuse. On me confie encore que les « workpackages », censés indiquer les priorités de chaque équipe de travail et les lignes de crédits associés, n'étaient toujours pas approuvés en décembre 2014. Les acteurs sont pourtant bien avancés dans la crise.

Je note en marge dans mon cahier: « Quoi de plus naturel, puisque l'on ne sait toujours pas comment bien aider les populations ? ». Les organigrammes des équipes en charge de la réponse subissent des modifications sans fin, certaines cases restent vides ou « ad intérim » ; ils ne sont donc toujours pas stabilisés en décembre 2014. Je souligne : « C'est bizarre, mais la situation sur le terrain est si volatile et catastrophique… ». En avril 2015, j'apprendrai que les organigrammes ne sont toujours pas validés par le management supérieur de l’OMS. J'écris alors dans mon carnet: « De toute façon les organigrammes ne sont sans doute pas primordiaux dans le cas de cette urgence vitale ». Et j'ajoute plus bas, mezza voce: « Au fond cela traduit quand même un certain désarroi ». Une guerre sourde est bien à l'œuvre entre les états-majors de Médecins Sans Frontières et ceux de l'OMS, dont la presse se fait l'écho. D’ailleurs, certains de mes interlocuteurs en font régulièrement état. J'analyse: Rien d'étonnant puisque les modes d'intervention sont controversés et que les deux organisations se font concurrence sur le terrain médiatique. En particulier, la controverse autour des tenues de protection recommandées ou celle concernant les pratiques

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soignantes dans les Centres de Traitement Ebola vont durablement empoisonner les relations entre les deux organisations (Nierlé, 2014 ; Calain et Poncin, 2015 ; Pallister-Wilkins, 2016). D'ailleurs, mes interlocuteurs auprès de MSF ne s'embarrassent nullement pour critiquer vertement la position de l'OMS: « Ils sont nuls, ils ne font rien, leur logistique est à pleurer » et inversement, j’entends dans les couloirs de l’OMS : « Chez MSF, en ce moment, ils emploient des gens qui ne savent pas poser une intraveineuse ». La dénonciation d'une improvisation générale m'est confiée souvent en entretien et pourtant, je persiste à rechercher des logiques de fonctionnement éprouvées de la réponse internationale pour lutter contre la maladie à virus Ebola.

Enfin, je me sens otage du réseau de relations de certains de mes interlocuteurs, comme si j'avais eu à endosser certaines de leurs inimitiés: pour ne pas risquer de les froisser plus que de raison, je m'abstiens de poursuivre certaines pistes, les réservant pour plus tard. Il est difficile au sociologue d'opérer librement au gré des rendez- vous. D'ailleurs, je constate que chacun est dans la peur comme peut en témoigner l'habitude de placer systématiquement en copie des courriels un certain nombre de personnes, lorsque certains acteurs acceptent de me rencontrer, souvent au vu et au su de tous dans la petite cafétéria du lobby de l'entrée. Il m'arrive de repérer les raisons du placement de tel ou tel acteur en copie de mes courriels (par exemple: il s'agit d'un collaborateur proche ; parfois, il s'agit d'une assistante du secrétariat). Parfois, je n'y parviens pas. Peur encore lorsque certains, pourtant fonctionnaires internationaux et en poste fixe, me confient: « Je peux perdre mon job ». Je ressens cette peur. Elle me gagne aussi progressivement.

L'impression de malaise qui me reste aujourd'hui quand je relis mes carnets et quand je repense aux entretiens menés me laisse penser que j'ai volontairement mis à distance certains récits pour quatre raisons : i) pour maintenir les conditions d'un accès à ce terrain complexe et dans l’espoir d’y faire de l’observation ; ii) pour éviter de tomber dans le piège des biais de confirmation dans un contexte où l'OMS est très critiquée à l'externe ; iii) pour éviter de nuire aux acteurs rencontrés et les protéger le plus possible ; iv) pour être en mesure d’identifier véritablement des dispositifs articulés et coordonnés de lutte contre l’épidémie.

Sentant que l'accès à l'OMS était fragile et que l'enquête était au mieux tolérée, la plupart du temps ignorée, voire dangereuse comme certains acteurs me l'ont fait remarquer et dans la volonté de maintenir un contact coûte que coûte, je me suis mise à chercher des raisons « légitimes » pour lesquelles les acteurs de l'OMS auraient cherché à m'éloigner. Et surtout, tandis que malgré les obstacles et au regard de mes notes, je parvenais à comprendre ce qui se jouait en coulisses, je me suis mise à systématiquement écarter certains éléments venant corroborer ou qualifier un peu plus les dysfonctionnements dénoncés par certains acteurs à l'extérieur de l'organisation.

Le bricolage incessant de solutions sans lendemain et le désarroi palpable de nombre de collaborateurs ont fait partie intégrante de la réponse à la maladie à virus Ebola : non seulement en Afrique de l'Ouest, comme les rapports de MSF (2015), du CDC (2015), de l'UNMEER (2015), de l'OMS (2015) entre autres en ont attestés assez vite puis plus tard corroborés par les anthropologues (Moulin et al. 2016) mais aussi dans les couloirs de l'OMS à Genève.

Les acteurs rencontrés durant ces derniers mois ne s'en sont pas cachés, même si parfois ils taisaient certains détails. Pourtant, à les écouter, imperceptiblement, j'ai presque cessé d'y prêter attention, reléguant ces confessions au second plan, occupée à pister des logiques plus « légitimes », à mes yeux, permettant de comprendre ce qui m'apparaissait pourtant depuis le début autant comme une crise organisationnelle que comme une crise sanitaire et humanitaire. Mais je continuais à chercher des plans d’action, discutés, coordonnés, approuvés, manifestant le cœur de la lutte. Il y avait des pilotes dans l’avion, c’était certain. De surcroît, cherchant à maintenir les conditions d'une possible ethnographie organisationnelle, seule capable à mes yeux d'ancrer les discours dans des jeux de contraintes à découvrir, je ne voulais à aucun prix rompre une confiance que je sentais fragile.

PRODUIRE DES CONNAISSANCES MALGRE

Documenter et analyser la manière dont les acteurs de l’OMS se représentaient et racontaient la crise en train de se dérouler étaient au cœur de cette ethnographie organisationnelle de leur monde qu'il m'intéressait de conduire.

L'équipe américaine avec laquelle j'avais collaboré au moment de la crise de la grippe pandémique avait ouvert une voie prometteuse. Mais une nouvelle fois, observer les arènes intimes de discussions des experts de l'OMS s'avère difficile

Comment faire admettre le regard du sociologue ?

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Tandis que l'OMS, par l'intermédiaire du département Pandemic and Epidemic Diseases, est officiellement partenaire de notre projet de recherche, ses cadres hésitent à accorder à notre équipe des accès facilités, notamment et en particulier, ils resteront sourds à nos demandes de venir observer leur travail quotidien. De façon plus étonnante encore, il ne nous sera pas possible d'assister aux assemblées mondiales de la santé, en mai de chaque année, au motif que nous n'appartenons pas à un groupe identifié de la société civile (« Groupe de femmes » ; « groupe de patients »…). J'enregistre que les chercheurs en sciences sociales ne sont pas membres de la société civile naturellement. Plus d'une trentaine d'acteurs ont néanmoins accepté de me rencontrer, parfois plusieurs fois au cours des mois allant de novembre 2014 à juin 2016.

Néanmoins une partie de l'équipe a été plus particulièrement associée aux efforts de montée en puissance des activités de communication de risque, sous la forme d'un mandat direct visant à recueillir le témoignage des déployés en charge de la communication de risque de l'OMS de retour d'Afrique de l'Ouest (Bastide, 2017b). Enfin, trois de nos étudiantes dans des positions de stagiaires ont aussi intégré certaines équipes de l'OMS, notamment dans le cadre du mandat au bénéfice des activités de communication de risque ou dans le cadre du mandat autour du choix qui s'impose progressivement dans la crise d'adopter une structure matricielle et un Matrix Management. Ces arrangements sont au cœur des « commitment acts » (Feldman, Bell et Berger, 2003) et des manifestations de réciprocité (Patton, 2002) qui lient très souvent le sociologue des organisations à certains membres de l'organisation dont il cherche à comprendre les logiques d'action (Bryman, [1988] 2013).

Durant l'hiver 2014-15, l'un de mes interlocuteurs privilégiés évoque l'idée de m'octroyer un « 1 $ contract », qui sous couvert d'une demande explicite de l'OMS à la sociologue des organisations que je suis, me permettrait de participer au projet institutionnel en cours de développement, visant à rendre plus performantes les organisations de réponses aux épidémies. Ce contrat aurait pu me permettre d'interviewer davantage de personnes à l'intérieur de l'institution, par le truchement de ce mandat. Il ne se matérialisera jamais.

Ce « 1$ contract » aurait sans doute pu faciliter un accès plus régulier ou plus établi au sein de la structure.

Mais il aurait sûrement dû être assorti en échange d'un rapport d'enquête, fruit d'un intéressement direct des départements en charge de la gestion de crise. Cet intéressement pourtant palpable et ce d'autant plus que la structure est attaquée de toutes parts sur les modalités organisationnelles de sa gestion de crise et le caractère embourbé de ces décisions, qui tardent à pouvoir être déployées sur les multiples théâtres d'opération, ne fera jamais l'objet d'une demande directe.

Face à la difficile construction d'un rapport au terrain dans la durée, tandis que les épisodes critiques se succèdent et que les développements organisationnels, sur fond de réforme ou d'adaptation de nouveaux concepts importés des CDC états-uniens (« Matrix Management » ou « Emergency Operations Center »…) se multiplient, il a fallu redoubler de créativité pour multiplier les angles de vues sur cette crise majeure. C'est muni d'un éventail de casquettes que l'équipe a élaboré des stratégies d'accès, nous permettant de nous maintenir sur ce terrain encore à ce jour. Je présente deux formes d'accès « légitimes » aux yeux des experts de l'OMS dans les paragraphes suivants, qui permettent d'éclairer indirectement le fonctionnement interne de cette organisation onusienne.

Le « stage » : une forme acceptable

L'embauche négociée de stagiaires a permis une fréquentation au long cours de certaines arènes. Alors que certains cadres de l'OMS évoquent en entretien le manque chronique de moyens et la difficulté à trouver du personnel pour les aider dans un quotidien surchargé, je propose au printemps 2015 de trouver du financement pour quelques stagiaires universitaires.

Implicitement, les cadres de l'OMS étaient conscients qu'une partie de ces données pouvaient alimenter les questionnements du projet de recherche, tant du côté du volet autour des modalités de développement des savoirs et pratiques en communication de risques, que du côté du volet proprement organisationnel des déploiements de réponses aux épidémies. Si la proposition de trouver des stagiaires pour soulager les cadres se plaignant de surcharge n'est pas dénuée d'arrières pensées, et que l'équipe de recherche espère à ce moment pouvoir se voir octroyer un accès plus facilité, avec le recul on ne peut que constater que cette forme de relation devait trouver naturellement un écho auprès des cadres de l'OMS, puisqu'ils ont grandement l'habitude de fonctionner avec du personnel, jeune, extérieur, qu'ils ne rétribuent pas ou peu et qui sont très désireux de travailler à leurs côtés.

Le monde de l'OMS est habitué à ce que de nombreuses personnes, du stagiaire à l'expert international d'une maladie, ou « consultant » travaillent à l'OMS « gratuitement ». Les stagiaires durant l'été notamment mais pas seulement sont légion. De même, les experts internationaux sont souvent « prêtés » ou en délégation, « seconded », de leur propre institution, et financés par leur propre pays. Les cadres de l'OMS ont ainsi l'habitude

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de fonctionner avec une main d'œuvre en apparence quasi gratuite. Le concept du « 1$ contract » entre bien sûr dans cette catégorie.

La forme de relation « stage » fonctionne car elle existe déjà. Le rectorat de l'université de Genève paie pour un produit, à destination en première intention de l'OMS et dans une seconde de l'Université. Le contrat n'est pas tout à fait équitable, mais personne ne s'en plaint: Les chercheurs obtiennent des informations supplémentaires, de grande valeur ; les stagiaires peuvent déclarer avoir réalisé un stage à l'OMS, ce qui se monnaye très bien sur le marché du travail ; les cadres de l'OMS peuvent se déclarer ouverts à la recherche universitaire en sciences sociales.

Les interrogations d'une des stagiaires en proie à des débats intérieurs sur son « inutilité » et sa « sous- occupation », tandis qu'elle cherche à remplir son double contrat: à la fois satisfaire aux exigences d'une revue de la littérature sur le « Matrix Management », commandé par l'OMS et aider notre équipe de recherche à mieux comprendre ce qui se joue au quotidien dans les arènes de la gestion de la crise Ebola, traduit bien l'ambiguïté de la situation. Pensant au départ être aux prises avec les contraintes d'une double loyauté et le ressentant comme tel à plusieurs reprises, elle se rend compte au fil des mois que son travail n'est pas autant valorisé qu'elle le souhaiterait par ses collègues de l'OMS. De surcroît, il fait aussi l'objet d'une mise à distance par notre propre équipe de recherche, pour justement réduire les risques inhérents à cette double loyauté, identifiés en amont. En m'astreignant à ériger un « chinese wall » pour ne pas gêner son travail à l'OMS, je l'avais également aussi un peu délaissée.

A un certain moment, face à la frustration de la stagiaire et alors qu'elle semble dire qu'elle est sous-employée et qu'elle ne comprend pas pourquoi on ne l'intègre pas davantage, je décide de prendre rendez-vous avec son superviseur à l'OMS pour mieux comprendre les raisons de son désarroi. Dans un premier temps et à première vue cela semble avoir fonctionné, puisqu'à partir de ce moment-là elle a pu prendre contact avec une série de personnes désignées par son superviseur pour recueillir leurs points de vue sur le « Matrix Management ». Les entretiens réalisés alors pour documenter la diversité des opinions durent au mieux 30 minutes. La stagiaire et moi-même nous rendons compte qu'au fond le but n'est sans doute pas de faire émerger un travail sociologique sur la question des organisations matricielles. En revanche, il s'agit pour le département et l'équipe qui soutiennent le stage, de signaler à d'autres membres de la structure que ce sujet (celui de la réforme de l'OMS dans le cadre de la lutte contre les épidémies et du passage probable à une structure matricielle) fait l'objet d'un examen à la marge.

Un deuxième exemple de stratégies alternatives à l'acceptation d'un terrain plus classique, qui aurait eu notre préférence, provient des membres du secrétariat de l'OMS eux-mêmes.

Le recrutement d'experts: une pratique courante

L'une des tâches importantes du secrétariat de l'OMS consiste en l'organisation de grandes consultations d'experts.

J'ai mis plusieurs années à me rendre compte qu'il s'agit là non pas d'une tâche annexe et un peu surnuméraire mais bien d'une véritable activité valorisée. Les officiers techniques du secrétariat sous l'impulsion des directeurs de départements et de programmes convoquent ainsi régulièrement des « consultations », sur des thèmes particuliers7. Voici ci-après un exemple de la langue utilisée dans l'annonce de ces consultations : « The specific objective of this consultation is a forward-thinking exercise on how to better anticipate and prepare for epidemics; To engage with a wide range of expertise and experience in order to shape international collaboration to tackle future infectious risks;

and to identify approaches to improve detection, early analysis and interpretation of factors that drive emergence and amplification of infectious disease epidemics » (WHO Informal consultation, Anticipating emerging infectious disease epidemics, background and purpose, December 2015)

A ce titre, des experts des bureaux régionaux et nationaux de l'OMS ou des ministères de la santé nationaux, des sommités médicales de certaines institutions, des représentants de grandes organisations philanthropiques, des membres de la société civile, des représentants d'ONG médicales, de la fédération internationale de la croix rouge, des représentants d'autres organisations internationales (Banque mondiale, Unicef, FAO), des médecins hospitaliers et parfois quelques représentants issus des sciences sociales, sont invités à assister à des débats, ou à proposer une contribution dans certains segments du débat, durant deux ou trois jours.

7 Par exemple: WHO - Informal Consultation for "Improving Influenza Vaccine Virus Selection", 14-16 June 2010; WHO – "Battle against Respiratory Viruses (BRaVe)" 6-7 Nov. 2012 ; WHO – Informal Consultation "Anticipating emerging infectious disease epidemics", 1-2 Dec 2015 ou plus récent "WHO – Public Health Research Agenda for Influenza", 6-8 Dec. 2016.

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En acceptant ces invitations, il s'agit d'une des rares occasions d'observer le jeu des acteurs et d'être au contact avec certains d'entre eux. Inutile de spécifier que les rôles de chacun sont convenus et que la préparation en amont est intense. Les invités des tribunes ont un discours attendu, surtout que tous le connaissent et le reconnaissent quand il est délivré: « Tu vas voir, untel il va dire cela, il va insister là-dessus ». Ces occasions sont des mises en scène semi-publiques de réseaux de pouvoir et d'alliance à l'œuvre au sein du système de santé globale. Au départ, invitée dans ces arènes, je pensais devoir y faire avancer des positions: j'y allais pour dire quelque chose, je pensais que mon expertise était valorisée, je croyais à l'instar des stagiaires faire œuvre utile. Au fil des années, j'ai mieux compris comment me servir de ces invitations. Elles m'offraient une lucarne pendant quelques heures ou quelques jours sur le monde de la santé globale. C'était là une occasion légitime pour le sociologue de côtoyer au plus près possible le monde de la santé globale (Monahan et Fisher, 2015).

Dans les deux cas présentés, celui de la négociation du stage, ou celui de l'octroi d'une place d'experte dans des arènes variables, selon les sujets, on comprend bien qu'il y a là une véritable possibilité d'entrer en contact dans des formules éprouvées et en réalité sans danger pour les acteurs de l'organisation onusienne. En revanche, toute demande de suivi ethnographique même limité à quelques semaines, a toujours reçu un accueil négatif.

Le poids du « gatekeeping »

Maintenir le lien et à chaque fois dans mon cas obtenir un badge de « visiteur », sésame d'une montée dans les étages pour retrouver mes interlocuteurs a donc constitué une tâche cruciale qui n'allait pas de soi et maintes fois répétées. Ainsi, toutes les opérations permettant d'obtenir « clearances », badges, invitations à certaines réunions sont consommatrices de temps et d'énergie. Elles forcent le sociologue à une forme de restreinte: on se contente à un moment donné de ce qu'on a pu obtenir. De surcroît, comme on anticipe qu'il faudra recommencer dans quelques semaines les mêmes opérations, on essaie de taire ses frustrations. La nécessité de constamment relancer les demandes, puisque rien n'est acquis apprend évidemment beaucoup sur l'organisation, objet de l'étude.

Dans le cadre d'une sociologie des organisations, rien ne peut se construire pour pénétrer dans les organisations, sans échange de courriels, de projets, d'ébauches, d'esquisses, de protocole de recherche, de premières conversations, rarement téléphoniques et en face à face, le plus souvent par courrier et par courriel.

Cependant, à la différence des chercheurs en ergonomie ou en gestion par exemple, le sociologue des organisations n'est pas systématiquement dans un rapport de commande auprès de l'organisation dont il cherche à mieux comprendre le fonctionnement. L'enquête sociologique ne tente pas d'abord et avant tout à répondre aux attentes de l’organisation étudiée. En particulier, lorsque le financement est externe en l'occurrence dans le cas de notre équipe, public, par l'intermédiaire du Fonds national de la Recherche suisse. Il y a là sans nul doute un premier malentendu dans le rapport instauré à la longue. Pourtant, la présence de plusieurs experts de l'OMS comme partenaires déclarés dans notre projet nous avait rassurés sur l’intérêt porté à notre démarche. Mais cela n'a pas suffi à garantir un accès plus facilité aux arènes de négociation notamment. En revanche, il est indéniable que ce sésame nous a permis de rencontrer un certain nombre de personnes, à Genève mais aussi aux Etats-Unis, aux CDC tout spécialement.

La main d'œuvre constituée de stagiaires ou d'experts en délégation parvient difficilement à être intégrée aux réunions. Dans la mesure où il est concevable que certains des financeurs de cette main d'œuvre pourraient chercher par leur intermédiaire à influencer certaines présentations, mises à l'agenda ou décisions. On comprend que la méfiance institutionnelle qui s'instaure est érigée en véritable routine organisationnelle. Ainsi les personnels du secrétariat de l'OMS chargé d'organiser le fonctionnement quotidien de l'institution, ont-ils développé des stratégies subtiles pour inclure en écartant, mettre au parfum sans le faire. Ils représentent d'efficaces « gatekeepers

» dont l'influence sur les recherches en sciences sociales et les modalités du contrôle exercé ont été repérées et diagnostiquées dans d’autres contextes il y a bien longtemps (Broadhead et Rist, 1976).

Au total cette difficile intégration à l'OMS nous a appris des choses importantes. Notamment, que le fait d'être présent sur le site ne garantissait pas non plus un accès aux arènes concrètes de négociation et notamment la réunion de présentation des cas du matin. La stagiaire a trouvé parfois portes closes. A plusieurs reprises, des réunions annulées ou déplacées sans le dire (pas plus qu’à elle qu’à d’autres) ne lui ont pas permis de suivre le fil des affaires. Dans la mesure où chacun doit se protéger des agendas secondaires et potentiellement « cachés » de nombre de collaborateurs, il paraît soudainement bien plus clair que les stagiaires en si grand nombre servent d'autres buts que ceux de participer à l'effort de lutte contre les maladies infectieuses. Le fonctionnement du secrétariat permet à l'OMS de demeurer une organisation d'édiction de normes, tout en étant capable de mener des opérations de diplomatie sanitaire et de se présenter comme une organisation ouverte aux stagiaires et experts externes.

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Il est fort probable que ces stratégies d'évitement sont largement inconscientes et en grande partie de pure routine. Il est aussi certain que les craintes sont fondées. En 2015, en pleine tourmente, des courriels internes fuitent dans la presse. Ils accréditent la thèse selon laquelle certains cadres de l'OMS ont cherché à retarder la déclaration d'une urgence de santé publique à caractère international (qui sera promulguée le 11 août 2014), en arguant du fait que cela risquait de faire courir des risques économiques et politiques inconsidérés à des pays déjà très fragiles. Ces fuites de courriels sont destinées à atteindre le cœur même des décisions ordinaires au sein de l'OMS. Dans ce contexte, on peut comprendre que l'inclusion des stagiaires ou du sociologue puisse faire peur et que l'on cherche à les tenir éloigner le plus possible, même lorsqu’ils sont dans les murs.

Le poids de la représentation des sciences sociales dans le monde la santé globale

De plus, la vision des sciences sociales communément admise au sein de l'OMS a sans doute joué un rôle dans la réception que notre travail pouvait susciter. Pour les experts de l'OMS très souvent de formation médicale, les sciences sociales représentent un outil de plus à mobiliser sur le terrain. Le modèle est celui de la traditionnelle anthropologie médicale. Elles sont généralement cantonnées à des thématiques d'intervention bien précises, en particulier autour de la communication de risque aux populations. Quand, à la faveur de la crise Ebola, les populations concernées sont de surcroît africaines, le pas est vite franchi. Les anthropologues sont convoqués partout. Il s'expriment pour dénoncer (une nouvelle fois) une instrumentalisation dangereuse de leur science, tout en faisant valoir que leurs connaissances sont évidemment clefs pour espérer enrayer de telles épidémies (Moulin et al., 2016 ; Richards, 2016).

Les sciences sociales gagnent des galons au sein des cercles de l'OMS, mais à une place assignée qui est celle de l'amélioration de l'accompagnement des interventions biomédicales de santé publique. Il n'y a donc pas de place ou pas encore, pour l'introduction du regard des sciences sociales dans les arcanes de l'OMS afin d'en mieux comprendre le fonctionnement, ses enjeux et ses défis concrets. Il est tout à fait intéressant de souligner que dans le cadre de la réforme qui se dessinait autour de la mise sur pied d'un département des urgences, les consultants en organisation et en management des cabinets anglo-saxons étaient dans la place. Comme si les problèmes rencontrés depuis des décennies étaient d'abord et avant tout des problèmes d'inadéquation de design organisationnel, bien plus que des problèmes de régulation interne des intérêts. Ainsi, pour la plupart des agents de l'OMS, la sociologie peut s'avérer utile lorsqu'il s'agit de mieux comprendre les populations locales auxquelles on s'adresse dans le cadre d'interventions de santé publique mais il n'est pas naturel de penser lui réserver une place pour comprendre comment les décisions sont prises au cœur même des organisations de réponse.

C'est ainsi que je me reconnais dans les stratégies de contournement d'accès, recommandées par Monahan et Fisher (2015). Je les utilise aussi à des degrés divers. Je suis pareillement soucieuse de transmettre aux informateurs qu'il est capital pour moi de respecter leurs pratiques et qu'il serait irresponsable de chercher à les mettre en porte-à-faux ou en danger. Pourtant, ces feintes et pas de côté auxquels les gatekeepers de ces organisations nous obligent sans cesse, sont très consommateurs de temps et d'énergie et sont en train d'aboutir à une relative désaffection pour les terrains réalisés à l'intérieur des organisations (Gilbert, 2002). De nombreux chercheurs d'Amérique du Nord, états-uniens ou canadiens ont déjà abandonné les terrains organisationnels, face à des demandes d'accès très coûteuses en énergie, du fait des exigences des Internal Review Boards de leurs universités et peu garanties du fait des filtres des institutions ciblées (Bosk et De Vries, 2004 ; Cefaï et Costey, 2009). Ainsi, la production des connaissances sociologiques sur les mondes organisés se passe de plus en plus d'une réelle plongée dans ces mêmes mondes. C'était à ce titre, que nous avions un temps argumenté en faveur d'accès négociés dans le cadre d'une « sociologie embarquée » (Bourrier, 2010 ; 2011 ; 2013) de manière à rester aux côtés des acteurs, plutôt que d'avoir à déserter des pans entiers de la vie sociale et économique.

Cependant, l'expérience d'accès contrôlé que nous avons faite, dans le cadre de notre enquête, auprès des Centers for Disease Control and Prevention, relatée dans le paragraphe qui suit, invite à une subtile requalification du débat jusqu'ici mené.

La négociation de l'entrée aux CDC: un contre-exemple ?

Dans la même année, durant le mois d'août 2015, j'ai fait une expérience très différente d'entrée en relation avec une organisation, celle des Centers for Disease Control and Prevention, à Atlanta8. Cette fois, nous allons travailler avec

8 Je donne ici une version synthétique de cet épisode et ne développe par toutes les étapes de cet accès.

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une collègue de Berkeley, Ann Keller, par ailleurs partenaire de notre projet, qui a déjà enquêté aux CDC par le passé. Rapidement, l'équipe comprend que pour entrer il nous faudra un sponsor institutionnel et une procédure de clearance formelle, très lourde. De plus, notre collègue nous indique qu'elle va devoir requérir une autorisation de son Internal Review Board à l'Université de Californie à Berkeley, car nous avons le projet d'interviewer des personnes sur un sujet controversé (la crise Ebola doublée des difficultés texanes). Elle ajoute que si nous voulons publier avec ces données recueillies aux Etats-Unis, nous aurons besoin de prouver que nous avons respecté les exigences de l'IRB et que nous avons protégé nos interlocuteurs.

Nous nous attelons à répondre aux exigences de l'IRB. Techniquement en tant que chercheuse d’une université suisse, je n'ai pas l'obligation d'une telle démarche: dans nos pays européens, le sociologue des organisations n'a pas encore besoin de ces autorisations. Après plusieurs allers et retours et plusieurs échanges de courriels, le comité de l'université de Berkeley nous donne l'autorisation d'interviewer les personnes que nous avons ciblées. Ses membres ont également accepté une levée partielle des exigences, c'est-à-dire que notre dossier peut être un peu plus succinct.

A ce stade, cela ne veut évidemment pas dire que les personnes que nous ciblons pour notre enquête, accepteront un entretien. En parallèle, grâce à des contacts plus anciens, à d'autres contacts émanant d'experts à l'intérieur et à l'extérieur de l'OMS, j'adresse plusieurs salves de courriels pour tenter d'obtenir des rendez-vous.

J'en obtiens quelques-uns mais jusqu'au départ de l'avion, je me demande si les efforts vont payer. D'autant que la première barrière, celle du sponsor institutionnel, en charge d'établir les clearances physiques en tant que « foreign national » se complique: il faudra négocier à l'entrée des Etats Unis un « Visa Business » (B1) pour être autorisée in fine à entrer sur le site des CDC.

Quatre barrières sont à franchir: celle de l'IRB pour avoir une chance de publier avec les données ; celle de l’entrée des Etats-Unis grâce à l’octroi du « bon » visa ; celle de la sécurité des CDC et celle des interlocuteurs eux-mêmes. Vont-ils accepter de nous recevoir? La veille du départ et tandis que la collègue américaine prend contact avec certains interlocuteurs, munie de la caution de l'IRB, un cadre des CDC de retour de congés regarde plus en détail notre projet et considère qu'il n'a en réalité pas été approuvé par les CDC dans leur ensemble. C'est exact: nous n'avons pas jugé bon de demander un accès global à cette institution gigantesque. Il écrit des courriels peu engageants et nous sentons que le projet de rencontrer les personnes identifiées, dont une partie a accepté de nous parler, est en passe d'être gravement menacé. Une négociation par courriel s'engage entre lui et nous. Un accord est trouvé: nous ne pourrons interroger aucune personne encore « active » dans la structure Ebola de l'Emergency Operations Center. En revanche nous pourrons rencontrer des personnes qui ont pu faire partie de la réponse dans les mois écoulés.

Une fois sur place et après avoir dûment exhibé mon visa Business 1, obtenu après trois heures d'attente à l'aéroport d'Atlanta, je bénéficierai d'un accès escorté en tout temps et en tout lieu. Le corset est pesant à la fois pour moi mais aussi pour les escortes, qui de bonne grâce m'ont rendue ce service. Pourtant, paradoxalement, en me repenchant sur ce morceau de terrain très contrôlé durant les quelques semaines du mois d'août 2015, il m'apparaît évident que les personnes rencontrées ont livré des informations très précieuses et que réaliser ces entretiens a véritablement constitué un tournant dans l'enquête. Contre toute attente en particulier de ma part, en montrant notre autorisation et notre lettre d'accompagnement exigée par la procédure de l'IRB, en gage du sérieux et de la reconnaissance des risques que nous faisions courir à nos interlocuteurs, nous étions dignes de foi.

Ainsi les modalités de ce terrain hyper contrôlé réalisé aux CDC, lointain et incertain jusqu'au dernier moment, contraste-t-il grandement avec ce terrain proche, flottant, jamais vraiment fermé mais jamais vraiment ouvert non plus que constitue celui de l'OMS. D'un côté des normes en cascade auxquelles nous nous sommes pliées et qui ont effectivement permis que nous passions les portes d'une des organisations les plus gardées des Etats-Unis. De l'autre, une interconnaissance sur la durée entre les protagonistes et des efforts permanents de réciprocité, qui n'a jamais suffi à permettre une immersion telle que nous avions pensé la mener.

CONCLUSION : LE DEFI DE LA CONTEXTUALISATION DES DECISIONS ORDINAIRES

Au fond, même si cette inscription sur le terrain demeure frustrante, elle a charrié son lot de découvertes sociologiques. La résistance même de ce terrain éclaire sur le fonctionnement de l'OMS en particulier. Le fait de vouloir me détacher des critiques m'a sans doute permis de continuer à me projeter dans des relations en

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construction et de rester au plus près du fonctionnement d'un univers très contrôlé et contrôlant, opérant malgré le discours affiché de la transparence, à l'abri des regards.

Il est inutile de sous-estimer les difficultés d'accès aux organisations, dans les termes de notre discipline. D'autres chercheurs enquêtant auprès d'institutions analogues (Abélès, 2011 ; Goldman, 2006 ; Weaver, 2008) ont relaté des expériences similaires dans leurs entreprises de compréhension des scènes de la gouvernance mondiale. Les exhortations au « Studying up » de Laura Nader (1972) résonnent encore et sont reprises par des chercheurs en butte aux logiques défensives souvent à l'œuvre dans les organisations contemporaines (Monahan et Fisher, 2015).

C'est un des défis concrets du maintien d'une sociologie des organisations capable d'investiguer au grand jour des arènes institutionnelles préférant rester discrètes. Les accès « bricolés » deviennent donc la norme. Ils fabriquent des matériaux d'enquête hétérogènes et conduisent à l'acceptation de compromis qui interroge en retour la pratique même du sociologue des organisations.

Un certain nombre de questions demeurent posées: est-il possible de pratiquer une sociologie des organisations sans accord négocié ? Doit-on rester éternellement prisonnier de logiques de conseil, de réciprocité, de commandite pour espérer entrer et observer un peu ? Comment s'inviter au plus près des lieux, des arènes, des bureaux où s'édictent normes, règles, procédures et où s'élaborent narrations, contre-discours, compromis ? Les accès « embarqués », qui me semblait-il, offraient des possibilités dignes d'intérêt sous certaines conditions, n'ont pu que marginalement se pratiquer dans le contexte de l'OMS. En partie, car la position de la sociologie y est pensée d'abord et avant tout comme une science d'accompagnement, essentiellement utile au déploiement des interventions biomédicales de santé publique. La sociologie des organisations est apparue comme un impensé dans une organisation, qui est pourtant en butte en permanence aux critiques sur ses modes de fonctionnement et sur ses stratégies organisationnelles. Les personnels de l'OMS ne semblent pas comprendre que leurs activités quotidiennes, leurs pratiques au travail, leurs normes professionnelles, leurs cultures institutionnelles explicites et implicites et leurs rapports de force, puissent faire l'objet d'une étude et que cette dernière puisse contribuer à éclairer les difficultés d'action dans lesquelles ils se trouvent régulièrement.

Pourtant, je maintiens que la combinaison de multiples voies d'accès à leur quotidien en incluant la possibilité d'une immersion est la seule stratégie qui permette de mieux comprendre comment des décisions, des controverses, des textes, des dispositifs critiqués de l'extérieur, voient le jour. Se couper des possibilités même de la fréquentation acceptée dans la durée, fait courir le risque d'aboutir à des narrations décontextualisées, qui sont exactement ce que redoutent les cadres de telles organisations (et des autres). Cette mise à distance des chercheurs en sciences sociales risque de contribuer à produire des connaissances tronquées et appauvries car trop souvent basées sur les représentations des acteurs et insuffisamment sur leurs pratiques en actes et en contexte. En se maintenant coûte que coûte sur son terrain, le chercheur rend compte même imparfaitement des conditions d'exercice du pouvoir et des responsabilités au sein d'arènes organisées touffues, traversées de part à part de luttes pour faire prévaloir un certain point de vue sur les événements et promouvoir certaines solutions plutôt que d'autres. Il peut éclairer ce qui peut parfois paraître bien incompréhensible, voire caricaturé. A défaut de cet examen, ces organisations pourraient à la longue finir par apparaître comme « institutionnellement éthérées

» (Hertz, 2014) prenant le risque de maintenir une suspicion sur leur fonctionnement interne et concret, qui nuit à l'exercice de leur large mandat, particulièrement en temps de crise.

REFERENCES

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Ashgate Pub.

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