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ES TEMPS MODERNES : UNE RUPTURE DU TEMPS, DU TRAVAIL ET DE L’HOMME pp. 57-65.

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Référence de cet article : Fatima Doumbia . Les temps modernes : Une rupture du temps, du travail et de l’homme. Rev iv hist 2017 ; 30 : 7-18.

LES TEMPS MODERNES : UNE RUPTURE DU TEMPS, DU TRAVAIL ET DE L’HOMME

Fatima Doumbia

Maitre-assistant en philosophie, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan.

RÉSUMÉ

Les temps modernes de Chaplin embrasse la majorité des thèmes de la critique de la modernité : totalitarisme du temps social, dénonciation des pathologies psychiques causées par l’industrialisation et l’organisation scienti que du travail, aliénation de l’homme, mouton ou machine. C’est la raison pour laquelle nous partons de ce lm pour analyser les ruptures apportées par la modernité ; a n de comprendre comment le projet d’émancipation et de bon- heur, s’est, dans sa réalisation, transformé en aliénation.

: Aliénation, Modernité, Rupture, Temps, Travail.

ABSTRACT

The Chaplin lm, Modern times, embraces the majority of the themes of criticism of modernity: totalitarianism of social time, denunciation of psychological pathologies caused by industrialization and the scienti c organization of labor, alienation of man, mutton or machine.

That is why we do consider this lm as a starting point to analyse breaks brought by moder- nity; in order to understand how the project of emancipation and happiness, has turned, in its realization, into alienation.

: Alienation, Break, Modernity, Time, Work.

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INTRODUCTION

L’époque moderne marque un tournant important tant du point de vue de l’histoire, de l’art, que de la philosophie. Descartes, philosophe qui représente cette Modernité est celui qui va faire table rase de toutes les connaissances enseignées, et ériger le sujet comme fondement de la connaissance, en rupture totale avec la scolastique aris- totélicienne qui prévalait toujours. À partir de là, le moderne en philosophie, comme en art, rompt avec la xité des choses. La remise en question de cette xité va conduire à une société non stable dans laquelle tout est sans cesse en mouvement, uctuant, changeant et continuellement en rupture avec ce qui était. C’est bien la raison pour laquelle l’homme moderne est cet homme qui doit sans cesse se renouveler sous peine de devenir « has-been », autrement dit, de retomber dans cette immobilité reprochée aux Anciens avec laquelle les Modernes veulent rompre. La rupture peut être la conséquence d’une exacerbation, en étant le fait pour quelque chose de se rompre sous l’e et d’un ort excessif ou trop prolongé, ou traduire une interruption brutale dans un cycle. On parle de rupture d’avec les Anciens comme cette révolution qui interrompt une certaine conception pour la substituer par une autre. Elle peut aussi dire une cessation soudaine et marquée d’une unité fracturée. En pathologie, cette rupture est une déchirure d’un organe non produite par un instrument tranchant. Ainsi dans l’idée de rupture, se tient la fracture, la disharmonie, la fragmentation, la déchirure, qui porte la douleur.

Nous identi ons la rupture de la modernité dans la conception du temps, par l’accélération, qui amène à un morcellement du temps objectivé, une mutilation du travail et une déchirure de l’homme. Notre hypothèse méthodologique est que l’écueil dans lequel tombe cette modernité provient de l’accélération qui pose une rupture avec les temps anciens, et qui, paradoxalement nous ramène à ce dont les modernes voulaient se défaire, la xité, l’aliénation. Le problème que nous poserons à partir de ce renversement sera de savoir comment donner une autre forme à la modernité, sans la vider du fond qu’est son contenu d’émancipation. Tout l’enjeu de notre analyse sera de savoir si la Modernité ne se condamne pas, par sa dé nition à être négation d’elle-même.

2. Du projet critique des temps modernes

1.1. La critique des temps modernes comme rupture

La modernité comme ce qui se rapporte au fait d’être moderne dit une situation transitoire, passagère. C’est surtout C. Baudelaire, qui, dans le Peintre de la vie moderne (1976, p. 695), donne une dé nition de la modernité, sur laquelle on se base encore aujourd’hui. En la dé nissant comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel, et l’immuable », il met en avant le temps, celui de l’immédiateté mais aussi celui du fragmentaire. L’art devient, en ce sens, un manifeste de l’éphémère, de ce qui passe. Ce devenir pose une rupture, une nouveauté par rapport à l’époque précédente ; ce qui amène l’artiste moderne à rompre avec l’idéal de beauté antique et le philosophe, à faire table rase de toutes les connaissances acquises a n de donner un discours qui soit désormais le sien, et non dépendant d’une autorité quelconque.

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« Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu, que dès mes premières années j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables […] : de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie, de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements […]. (R. Descartes, 1951, p. 171).

Les philosophes de l’époque moderne (1492-1793) se caractérisent particuliè- rement par une rupture avec ceux qu’ils quali ent d’Anciens, les philosophes de l’Antiquité dont la pensée faisait encore autorité à l’époque Médiévale. Cette volonté se traduit dans les e orts pour se défaire de l’obscurantisme et de tout ce qui ge l’homme et l’empêche de progresser. Dans la modernité, sont donc tapies les idées de dépassement, d’accomplissement et de perfectionnement. Pouvoir et savoir en sont les maîtres mots et traduisent l’injonction faite par Descartes de se rendre comme maître et possesseur de la nature et celle de Kant d’oser savoir ; toutes deux disant une autodétermination de l’homme par lui-même.

« Que la grande majorité des hommes tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, […], ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors.» (E. Kant, 2006, p. 13).

Kant, en dé nissant, dans Qu’est-ce que les Lumières, la modernité, en fait avant tout un projet critique. La critique a pour tâche non seulement de décrire la chose, en la donnant à voir telle qu’elle est, mais aussi de la réformer en la dénonçant. Qu’il soit question du savoir ou du pouvoir, la modernité est une critique qui souhaite émanciper l’individu de l’aliénation a n d’émanciper l’homme.

« Ce projet implique également le désir de contrôler les forces de la nature : si la vie doit être modelée par l’auto-détermination humaine, les restrictions ‘‘

aveugles’’ imposées par la nature doivent être a rontées et surpassées à l’aide de la science moderne, de la technologie, de l’éducation et d’une économie puissante. » (H. Rosa, 2014, p. 107).

n d’atteindre ce bonheur, nalité ultime des modernes, se pose la nécessité d’une domination de la nature rendue e ective par le progrès technique et la puissance de l’industrie, ce qui amène à une accélération du rythme de la vie, et une nouvelle organisation du travail dans laquelle le temps acquiert une grande valeur.

1.2. La modernité du temps : L’horloge et l’accélération

L’horloge, en étant ce qui permet de mesurer le temps, nous permet de penser cette nouvelle temporalité, en rupture avec des temps anciens. Descartes, considéré par excellence comme le philosophe qui ouvre les temps modernes est aussi celui dont l’œuvre est marquée par cette présence de l’horloge. Dans le Traité de l’homme et Les Passions de l’âme, il identi e les mouvements du corps à ceux d’une montre.

C’est l’ingéniosité de son fabricant, Dieu, « ce grand horloger du monde », qui est mise en avant dans Le Discours de la méthode. La Mettrie, Rousseau, etc., on note l’impor-

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tance de l’horloge chez les penseurs qui ont fourni à la modernité son idéologie, à tel point que L. Mumford, dans Technique et civilisation (1950, p. 23), en arrive même à considérer que « la machine-clé de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge ». Et c’est bien par une horloge, dont les aiguilles dé lent très vite, sur fond d’une musique faite de cuivres stridents, plus gênants qu’agréables, que Chaplin ouvre le générique des Temps modernes. La rapidité de la cadence musicale et de certaines scènes inscrivent le lm dans le rapport de l’homme au monde moderne et à la nouvelle temporalité qui le dé nit : la vitesse, l’accélération. Il s’agit alors de voir

« comment le développement des horloges façonne progressivement l’‘‘ organisation moderne du temps’’, ou comment le déploiement du capitalisme industriel modèle un temps abstrait tourné vers la rentabilité productive ». (F. Jarrige, 2016, pp. 124-125).

C’est à cette temporalité qualitative que mettra un terme la nécessité objective de l’homme moderne pour qui, seul compte le temps mesuré, quanti é, abstrait, qui nit par s’imposer partout. L’accélération, en permettant à l’homme de réaliser deux fois plus de choses, lui permet ainsi d’augmenter le nombre de ses expériences vécues.

Cependant, cet homme moderne, qui voulait vivre plusieurs expériences en une seule, est vu par Walter Benjamin, comme un homme riche d’épisodes d’expérience, mais pauvre d’expérience vécue.

Cette nouvelle conception du temps façonne l’homme et entraîne de profondes mutations sociales, tant au niveau de la famille que du travail, en remettant en cause la stabilité des sociétés pré-modernes. Les taux de divorces et de remariages aug- mentent ainsi que les changements de métiers au cours d’une vie. L’accélération et le changement gagnent la vie sociale dans toutes ses composantes. « Le concept de travail lui-même et l’attitude envers le travail sont remis en question ». (G. H. Von Wright, 2000, p. 151). L’horloge rythme l’usine, comme le montre Chaplin dans Les Temps Modernes. L’ouvrier n’est pas le seul sur qui pèsent les e ets de la nouvelle temporalité. Pris lui-même dans la machine qu’est le capitalisme, le capitaliste est contraint d’avancer sans cesse et d’accélérer sa productivité sous peine de reculer.

Dans cette société où tout avance très vite, l’immobilité prend le sens d’un recul.

L’accélération du rythme de la vie, sans que l’on n’ait pris le temps de ré échir vers quoi l’on avance, amène à une crise économique, nancière, politique, sociale, de cette société. Et, c’est bien la totalité du monde en crise, d’Est en Ouest, comme crise du monde présent et la montée des totalitarismes que dénoncé Chaplin dans son lm.

2. De la crise de l’organisation moderne du temps et du travail

2.1. Le totalitarisme du temps et l’émiettement du travail

« [L’industrie] suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du travail ; que les hommes s’e acent devant le travail, que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers […]. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est rien, il est tout au plus la carcasse du temps » dit K. Marx dans Misère de la philosophie (1963, p. 29) pour

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expliquer l’une des aliénations de l’homme dans la société moderne, rendue possible par la nouvelle conception du temps et les progrès techniques. L’importance de l’hor- loge, du temps extérieur, objectif, mesuré amène à la subordination du temps qualitatif au temps quantitatif et son totalitarisme car ce temps objectif devient tout. Et c’est bien cette nouvelle conception du temps qui entraîne une révolution dans le travail.

« Celui-ci a bouleversé les formes d’organisation traditionnelle du travail en lui imposant une discipline fondée sur des horaires obligatoires et monotones, des cadences toujours plus régulières, accélérées et synchronisées, mesurées par des horloges et des montres toujours plus précises ». (E. P. Thompson, 2004, pp. 7-8).

Lorsque le travail était guidé par la tâche et par le souci de répondre uniquement aux besoins de la communauté, il n’était pas évalué en unités de temps.

« Le temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant et uide : il se ge en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, rempli de choses, rempli de choses quantitativement mesurables : en un espace. » (G. Lukács, 1960, p. 17). Désormais, c’est le temps qui donne valeur aux marchandises et au travail.

La valeur est alors ce qui exprime ce temps, qui, en devenant tout, remplit tout, tant et si bien, qu’il se change en espace.

Les modernes, dans leur volonté de rupture avec leurs prédécesseurs, pensés comme dans l’immobilité et la xité, ont créé un monde du changement permanent.

Mais, la première antinomie, révélatrice d’une crise, est que le mouvement du renou- vellement et de l’accélération, amène nalement à une xité comme présent perpétuel de la valeur. Dans cette nouvelle société où le temps donne valeur à tout, l’accélération se situera non seulement au niveau du procès de production, mais aussi du procès de consommation. Il faut produire et consommer au maximum dans un minimum de temps. « Cela veut dire que les objets solides, durables et souvent signi catifs qui nous servaient par le passé, sont mis de côté au pro t des marchandises de pacotille et des objets jetables dont nous nous entourons maintenant. » (C. Taylor, 1992, p.

14). Ce « maintenant » signe un nouvel ordre de la vie, certes dans la consommation, mais d’abord dans la production, puis la circulation, d’où la nécessité des innovations technologiques. Cependant, et nous pouvons voir là la deuxième antinomie de cette modernité en crise, en gagnant du temps par les modes de transport, l’électroménager, l’informatique, etc., l’homme « n’a plus le temps ». C’est bien cette abstraction de la valeur du temps comme richesse que l’ouvrier, après quelques résistances, intègre à sa logique en comprenant lui aussi que « time is money ».

La question que nous pouvons poser, lorsqu’on sait que la modernité est renou- vellement, est de savoir si cette crise est transitoire ou devient une modalité de la modernité elle-même. Demandons-nous alors, si la modernité est la cause de la crise générale ou si c’est la modernité elle-même qui est en crise.

2.2 L’aliénation dans le travail et la fragmentation de l’homme

La modernité, au l du temps est critiquée comme évidement des projets éman- cipateurs qu’elle contenait. Comme le montre Reinhart Koselleck dans Le règne de la critique, la crise est le pendant de la critique. C’est en e et la critique, comme ce

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qui fait venir au jour une situation, qui conduit cet état de crise comme « changement décisif au cours d’une évolution provoquant un con it et une rupture d’équilibre ».

(L-M Morfaux, 1980, p. 69).

Cette crise générale de la société est ce qui au niveau psychologique va devenir une aliénation et prend le sens d’un malaise qui s’opère entre deux moments, se traduisant par une discontinuité comme rupture d’équilibre.

Dans cette société, c’est la machine qui dicte et l’homme qui subit, se produit, en un mot, le contraire du projet de Descartes. L’ouvrier devient ce mouton, comme le met en scène Chaplin dans la première séquence du lm, en substituant progressive- ment une foule frénétique d’hommes se rendant à l’usine à un troupeau de moutons.

Et c’est bien ce qui fait dire à K. Marx (Le Capital Livre II, 1968, pp. 474-475) que :

« Toute production capitaliste, dans la mesure où elle n’est pas seulement procès de travail, mais en même temps procès de valorisation du capital, présente ce caractère commun : ce n’est pas le travailleur qui utilise la condition du travail, mais inversement la condition de travail qui utilise le travailleur […]. »

La particularité de l’aliénation de l’homme dans le monde moderne est que celle-ci prend la forme pour le sujet d’une émancipation tout en le maintenant sous la domi- nation d’une norme impersonnelle : la loi de la valeur. Jean Vioulac rappelle dans La logique totalitaire, qu’émancipation vient du latin ex manu capere qui signi e se laisser ôter des mains quelque chose, s’en dessaisir, et lâcher prise. Curieusement, cette origine latine du terme nous permet de le rapprocher de ce nous voyons plutôt comme son contraire, à savoir l’aliénation, dont le dessaisissement ici est celui de l’être entier. Ce dont se dessaisit le sujet de la modernité est de la possibilité de réaliser son essence sociale et c’est aussi, paradoxalement, à ce moment-là qu’il se pense comme sujet libre.

« Telle serait la gure de la subjectivité dont aura nalement accouché notre modernité, dans un accomplissement ironique d’elle-même qui est en même temps un renversement de son propre mythe fondateur : partis d’un sujet d’autant plus maître et possesseur de la nature qu’il se concevait lui-même comme exté- rieur à elle, […] nous voilà parvenus en n de course à un sujet d’autant plus impuissant que sa coupure inaugurale s’est nalement accomplie en une perte du réel. » (F. Fischbach, 2009, p. 16).

L’aliénation, dans cette société capitaliste, révèle plusieurs formes selon Marx : une aliénation dans le rapport de l’homme aux produits de son travail, au monde social et à lui-même. Cela amène à une étrangeté du monde et de sa propre identité. C’est bien cette aliénation que dit Chaplin. Charlot, rendu fou par le rythme des machines, étranger à lui-même et au monde, va se mettre à resserrer tout ce qui ressemble à un boulon, comme les boutons sur la jupe d’une dame dans la rue, et par être hospitalisé. C’est ce nouvel ordre de la société, fait d’accélérations et d’oppressions qui fait que Charlot, cette fois-ci et contrairement aux lms précédents, n’arrive pas à trouver une réponse adéquate à cette confrontation-là. La question que l’on peut poser est de savoir si la seule échappatoire à ce monde de la vitesse et de l’aliénation est cette décélération pathologique, cette crise, qui conduit au repli, à l’enfermement,

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symbolisés ici par l’internement en hôpital psychiatrique, ou l’emprisonnement ? Faut-il rompre avec la modernité pour trouver l’émancipation et le bonheur ?

3. comment sortir de la crise de modernité ?

3.1 : Le travail comme union de l’âme et du corps

Le lm de Chaplin, dont le carton indique qu’il s’agit d’un « récit sur l’industrie, l’initiative individuelle et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur » va montrer comment ce qui était censé être beau, apporter émancipation et bonheur, en réalité devient laid, aliénant et apporte famine et malheur. Le beau projet des modernes, dans sa réalisation, a vu advenir le contraire. Serait-ce donc à dire qu’il faut l’abandonner ou le faire advenir autrement ?

Chaplin, dans les Temps modernes, montre qu’il y a bel et bien un moyen pour l’homme de ne pas se laisser dominer par la technique. Il met ainsi de la beauté et de la liberté dans le travail, ne rejette pas la technique, mais la détourne (citons en vrac la lime à métal qui devient pour Charlot une lime à ongles, la burette d’huile, une pelle, etc.) et redevient décideur. La scène du lm où la machine vomit les outils que Charlot a malencontreusement introduits en elle permet à Chaplin, à partir de la distinction entre travail manuel et robotisé, de montrer qu’en aucun cas ce dernier ne peut remplacer le travail manuel symbolisé par les outils qui sont outils de et pour l’homme. « Jeune homme, imprime à tes travaux la main de l’homme. Apprends à manier d’un bras vigoureux la hache et la scie, à équarrir la poutre, à monter sur un comble, à poser le faîte, à l’a ermir de jambes, de force et d’entraits » (J-J. Rousseau, Émile, 1969, p. 477) conseille Rousseau à Émile. Car, en apprenant à utiliser ensemble la sensibilité et la motricité de manière à ne pas se rendre dépendant de la machine fabriquée par un autre, c’est son humanité qu’il trouvera. Dans cette éducation au travail, Rousseau compte certes la discipline du geste que l’on trouve dans la réali- sation de l’objet mais aussi la discipline de l’idée, qui se trouve dans la conception de l’objet, et la discipline du corps, qui se trouve dans la fabrication. L’ouvrier est ingénieur et, dit Rousseau, « devient philosophe et croit n’être qu’un ouvrier ». (J-J.

Rousseau, Émile, 1969, p. 443). Ce que la division du travail nous a faits oublier est que l’ouvrier est celui qui œuvre car, c’est sa propre union, entre son âme et son corps qui se trouve ainsi réalisée. Cette union entre son âme et son corps est ce que Marx nomme activité générique et qui est, pour lui, celle qui réalise toutes les potentialités de l’homme. Il appelle genre, la totalité des déterminations contenues dans un individu. Le genre comme relation de l’homme à la nature, est in ni et uni- versel. « Le rapport réel actif de l’homme à lui-même en tant qu’être générique ou la manifestation de soi comme être générique réel, c’est-à-dire comme être humain, n’est possible que parce que l’homme extériorise réellement par la création toutes ses forces génériques. » (K. Marx, Manuscrits de 1844, 1968, p. 132). Ainsi, le travail générique consiste à s’acheminer vers cet universel par opposition à l’action animale qui consiste à satisfaire un besoin immédiat et corporel.

« L’animal ne se façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente. L’homme façonne donc aussi bien selon les lois de la beauté. » (K. Marx, Manuscrits de 1844, 1968, pp. 63-64).

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Comment ne pas penser à la scène des Temps modernes où Charlot, trans gu- rant la laideur du travail automatisé dans cette étonnante et très belle chorégraphie, magni e ainsi le geste du travailleur et remet de la liberté, de l’autodétermination et de la beauté dans cette nécessité qu’est le travail.

Charlot, parvenu à libérer sa conscience réussit à s’élever au-dessus du détermi- nisme de la technologie et à en faire autre chose.

« Grâce à la libération de la conscience, la technologie et la science nouvelle seraient à même de découvrir, parmi les possibilités des hommes et des choses, celles qui protégeront et enrichiront la vie, et de les réaliser en jouant librement des potentialités de la forme et de la matière. A la limité, la science deviendrait art, et l’art façonnerait toute la réalité : l’antagonisme entre raison et imagination, facultés supérieures et facultés inférieures, pensée poétique et pensée scienti-

que, s’e acerait progressivement. » (H. Marcuse, 1969, p. 138).

3.2 La création artistique comme unité de la nature et de la culture Schiller, dans la douzième lettre, constate l’existence en l’homme de deux instincts opposés : l’instinct sensible : passif et réceptif et l’instinct formel : actif et dominateur, qui est la raison.

Au sujet de l’instinct sensible, il écrit :

« Son rôle est d’insérer l’homme dans les limites du temps et de le transformer en matière ; […] – Or comme par matière nous n’entendons ici que le change- ment ou la réalité qui remplit le temps, l’exigence de l’instinct sensible est qu’il y ait changement, que le temps ait un contenu. […]; l’homme dans cet état n’est qu’une unité numérique, un moment rempli de contenu –ou plutôt il n’est pas, car sa personnalité est abolie aussi longtemps que sa sensation le domine et qu’il est emporté par le ux du temps. » (F. V. Schiller, 1992, Lettre 12, p. 185).

Ce que montre Schiller, est que l’instinct sensible de l’homme l’amène à rendre actuel ce qui est nécessaire, et donc à insérer l’homme dans le temps. Dans la mesure où tout ce qui est dans le temps est successif, l’homme dominé par ses instincts n’est que ce moment rempli par le contenu, autrement dit, il n’est plus rien car il est tout entier cela et rien d’autre l’autre. Quant à l’instinct formel, en élevant l’homme au-dessus du temps dans les lois qu’il édicte, valable en tout temps et en tout lieu, c’est nalement le temps lui-même qui est supprimé dans cette anhistoricité-éternité.

Pour lui, dans la modernité, les hommes, réduits à accomplir des tâches morce- lées, ne sont que les rouages d’un mécanisme, séparés de leur instinct sensible, fragmentés, ils deviennent des hommes incomplets. La scission qui n’existait pas chez les Anciens est désormais présente chez les Modernes, entre sens et esprit, nature et raison. Comment retrouver l’unité rompue en l’homme ?

Si pour lui, c’est l’art qui doit permettre de résoudre les antinomies de la moder- nité, c’est parce qu’il est cette activité qui, tout en s’ancrant dans le sensible, permet à l’homme de dépasser ses instincts en réconciliant nature et culture en lui. Seule cette réconciliation permettra à l’homme de se retrouver, donc de ne plus être cet

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être aliéné, étranger à lui-même que le seul usage de la raison avait créé. Et, cela passe, pour Schiller, par la maîtrise de chacun des instincts par l’autre a n de déve- lopper toutes les virtualités contenues en l’homme et retrouver son unité. C’est bien cette idée que traduit Marcuse sous une autre forme lorsqu’il écrit : « L’imagination ne devient productive que si elle opère la médiation entre d’une part la sensibilité et, d’autre part, la raison théorique autant que pratique ; c’est alors qu’elle peut, dans cette harmonie des facultés (en laquelle Kant reconnaissait la marque de la liberté), diriger la reconstruction de la société ». (H. Marcuse, 1969, p. 55).

Dans l’expérience du beau, où la nécessité laisse la place à la liberté, les deux instincts en l’homme se trouvent réconciliés. Ce bonheur qui semblait impossible, quand l’homme était dominé par la nature ou la culture, semble désormais possible.

Ce qui était en crise, en rupture se retrouve par le travail et l’art réconcilié.

CONCLUSION

La dernière scène des Temps modernes montre Charlot, ayant trouvé l’amour, qui part avec la gamine bras dessus bras dessous. S’il n’y a pas là un happy end en fanfare, une idée du bonheur, même timide semble se dessiner, comme pour dire qu’il y a quand même, malgré tout une possibilité pour l’homme moderne de s’émanciper, d’être heureux et libre. Ce malgré tout qui pose l’idée d’une résistance qui relie le spectateur à l’artiste, tel que dé ni par Baudelaire. Car, c’est bien dans son monde présent que l’artiste doit puiser, malgré tout et non le fuir. Et il y trouvera de la beauté, et il y donnera de la beauté. « La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. (Baudelaire, Salons de 1846, 1976, p. 493) Notre problème qui consistait à savoir comment conserver les valeurs d’émancipation du projet des modernes sans que celles-ci, dans leur accomplissement se transforment en leur contraire semble maintenant trouver solution. L’aliénation de la vie moderne est bien le matériau par lequel l’artiste pourra montrer sa grandeur, en transformant la laideur de son monde en beauté. Et le travail est ce domaine dans lequel l’homme pourra montrer sa créa- tivité et exprimer ce qu’il est en imprimant à son œuvre la marque de son genre. Ce n’est donc pas le principe de la modernité qui est à rejeter, mais la forme prise par cette modernité. C’est en ceci que le souci de Habermas se résume non pas en une déconstruction, mais bel et bien en une reconstruction de la modernité.

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