• Aucun résultat trouvé

View of Lecture et écriture du journal intime au XIXe siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "View of Lecture et écriture du journal intime au XIXe siècle"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

Résumé

Quels journaux ou textes autobiographiques lisent les diaristes entre l’apparition du journal intime, à la fin du xviiie siècle, et sa reconnaissance comme genre, un siècle plus tard ? Le journal est une pratique bien connue dès les années 1780 alors que les diaristes ne se lisent pas les uns les autres ; seuls quelques-uns même, comme Maine de Biran, lisent et citent Rousseau. Il faut attendre les années 1830 pour trouver dans les journaux une trace significative d’intérêt pour d’autres textes autobiographiques, avec celle des Mémoires de Lord Byron qui intègrent des fragments de journal. Vingt ans plus tard, en revanche, les premiers journaux publiés sont attentivement lus et commentés, et encore plus, dans les années 1880, ceux qui suscitent la polémique dans la critique.

Les différentes modalités de lecture et de citation des autres journaux et écrits autobio- graphiques semblent, in fine, au long du siècle, tenir à la fois à une quête identitaire et à une posture d’écriture du diariste. Par ses lectures, celui-ci laisse transparaître l’image du lecteur qu’il attend pour son propre journal.

Abstract

Which diaries or life narratives did diarists read between the appearance of diaries in France, at the end of the 18th century, and the recognition of the genre, one century later? Diary writing was a well-known practice in the years 1780, although diarists didn’t read one another’s diaries. Even very few diarists, like Maine de Biran, read and quoted Rousseau. Significant traces of interest in the reading of life writing can be noticed in diaries only in the years 1830, with Letters and journals of Lord Byron. However, twenty years later, when the first French diaries were published, diarists read them closely and commented them at length, even more so in the 1880’s, when some diaries stirred up controversy in literary reviews. Different ways of reading and quoting diaries and life narratives in diaries can be, in fine, related to the identity quest of the diarist and with his posture as a writer. Through his reading of diaries, the diarist lets the figure of the reader he expects for his own diary filter through.

Michel B

raud

Lecture et écriture du journal intime au

xixe

siècle

Pour citer cet article :

Michel Braud, « Lecture et écriture du journal intime au xixe siècle », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9, « Le Journal d’écrivain. Les libertés génériques d’une

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

(2)

Geneviève FaBry (UCL) Anke gilleir (KULeuven) Gian Paolo giudiccetti (UCL) Agnès guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de graeF (Kuleuven) Ben de Bruyn (FWO - KULeuven) Jan Herman (KULeuven)

Marie HoldSwortH (UCL) Guido latré (UCL)

Nadia lie (KULeuven) Michel liSSe (FNRS – UCL)

Anneleen maSScHelein (FWO – KULeuven) Christophe meurée (FNRS – UCL)

Reine meylaertS (KULeuven) Stéphanie vanaSten (FNRS – UCL) Bart vanden BoScHe (KULeuven) Marc van vaecK (KULeuven) Pieter VerStraeten (KULeuven)

Olivier ammour-mayeur (Monash University - Merbourne) Ingo BerenSmeyer (Universität Giessen)

Lars BernaertS (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith BincKeS (Worcester College - Oxford)

Philiep BoSSier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceBalloS viro (Université de Liège) Christian cHeleBourg (Université de Nancy II) Edoardo coStadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creigHton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University)

Dirk delaBaStita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix - Namur)

Michel delville (Université de Liège)

César dominguez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen)

Ute Heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KoHlHauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowSKi (Université de Grenoble) Sofiane lagHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université de Paris IV - Sorbonne) Ilse logie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (Queen’s University Belfast) Miguel norBartuBarri (Universiteit Antwerpen) Olivier odaert (Université de Limoges) Andréa oBerHuBer (Université de Montréal)

Jan ooSterHolt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté Snauwaert (University of Alberta - Edmonton)

ConseilderédaCtion - redaCtieraad

David martenS (KULeuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu Sergier (UCL & Facultés Universitaires Saint-Louis), Guillaume willem (KULeuven) & Laurence van nuijS

(FWO – KULeuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen Elke d’HoKer (KULeuven)

Lieven d’HulSt (KULeuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

Myriam wattHee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KULeuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique - WetensChappelijkComité

(3)

Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9, novembre 2012

l

eCture et éCriture

du journal intime au xixe sièCle

Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d’ouvriers, fort jolies, causaient devant leur boutique d’un air assez enjoué pour me donner de la curiosité. Je prêtai l’oreille, et j’entendis qu’une des deux proposait en riant d’écrire leur journal. « Oui, reprit l’autre à l’instant ; le journal tous les matins, et tous les soirs le commentaire ».

Ainsi s’exprime l’un des personnages de La Nouvelle Héloïse (sixième partie, lettre v) décrivant les usages des Genevois à une époque qui ressemble à celle où Rousseau écrit, au milieu du xviiie siècle. Le journal y apparaît comme une pratique d’examen de conscience assez commune. Nul besoin d’explicitation entre les deux jeunes filles : il suffit aux deux interlocutrices d’évoquer le journal pour en reconnaître la pratique.

De même, dans la vie réelle, quelques décennies après la publication du ro- man de Rousseau, Madame de Krüdener commence-t-elle par affirmer un projet d’écriture quotidienne intime qui possède une forme connue :

Je sens que je deviens plus calme, je soulage mon cœur ; en développant mes pensées, en les couchant sur le papier, il semble que je me délivre d’un poids que je ne pouvais porter seule.

C’est ainsi que je veux, à l’avenir, tracer sur mon journal, non seulement chaque événement intéressant de ma vie, mais aussi chaque pensée de mon âme : l’aveu de chaque faute – et l’occupation de chaque journée de mon existence.1

Et à la même époque, Lucile Duplessis (qui épousera Camille Desmoulins en 1790) évoque le sien avec sa mère : « Je dis le soir à Maman que mon journal m’ennuyait, que j’allais le laisser. Elle en a ri, et puis elle m’a dit que c’était “pour avoir l’air occu- pée, pour dire que tu fais quelque chose que tu ne voulais pas montrer” »2. En cette seconde moitié du xviiie siècle, le journal est une pratique connue assez du moins pour faire l’objet d’une discussion entre amies ou d’un débat entre mère et fille (on peut même penser dans ce cas que c’est la première qui a proposé à la seconde de le tenir), et pour constituer un projet d’écriture personnel. L’enjeu, encore essen- tiellement moral dans le roman de Rousseau, s’impose toutefois comme intime dans le journal véritable. La pratique du journal se justifie alors par un désir ou une nécessité intérieure. L’argument de la mère de Lucile, d’ordre social, paraît en effet quelque peu déconnecté de ce qu’en attend sa fille.

Cet enjeu intime se retrouve dans la première phrase du premier fragment du journal de Maine de Biran, en 1794 : « Aujourd’hui 27 mai, j’ai éprouvé une situation

1. Madame de Krüdener, « Journal de Venise (été 1785) », dans Écrits intimes et prophétiques, s. dir. Jean-René derré, Paris, CNRS, 1975, p. 46.

2. Lucile deSmoulinS, Journal 1788-1793, s. dir. Philippe lejeune, Paris, « Cendres », 1995, p. 145 (29 juillet 1788).

(4)

trop douce, trop remarquable par sa rareté pour que je l’oublie »3. La motivation est ici le désir de conserver le souvenir d’un moment épiphanique. La justification personnelle tend à faire apparaître la pratique du journal comme naturelle : celui-ci n’a d’autre raison d’être que de répondre à un besoin intime impérieux – la meilleure preuve en est que lorsque le besoin disparaît, le journal est menacé comme chez Lucile Duplessis.

Si les premiers diaristes prennent soin, comme on le voit, de marquer leurs raisons de prendre la plume, ils n’évoquent pas en revanche les lectures qui ont pu leur servir d’exemple ou de point de départ à l’écriture. Cela ne signifie bien évidem- ment pas que le journal soit né de rien : les historiens du genre ont mis en évidence les formes antérieures auxquelles emprunte le journal et les modalités de l’émer- gence d’une écriture de l’intime au jour le jour. Mais le lien entre les textes antérieurs et ces premiers journaux intimes n’est pas explicitement marqué. Le journal ne se présente pas comme une pratique modelée sur des textes ; la lecture n’apparaît pas à l’origine des premiers journaux qui nous soient parvenus.

*

* *

Les diaristes, il est vrai, n’ont pas pu à cette époque se lire les uns les autres. Au tournant du siècle, le journal est une pratique privée et non un texte qui circule. Plus exactement, il n’est lu, lorsqu’il l’est, que dans un cercle très restreint. Mme de Krüde- ner cache son journal dans son cabinet mais ne peut empêcher qu’il soit lu par son mari. Elle concède alors : « J’étais fâchée intérieurement, ou plutôt triste, qu’il l’eût lu.

J’avoue que j’aurais désiré qu’il s’en occupât quelque temps après »4. L’écriture diariste semble bien relever chez elle, de façon ambivalente, à la fois d’un désir d’intimité et d’une stratégie de communication différée. Et Lucile Duplessis, après avoir évoqué avec sa mère l’ennui que suscite en elle l’écriture de son journal lui répond dans le journal : « Je continuerai cependant, mais tu ne le liras pas ! »5 – ce qui présuppose que la jeune femme le lui laissait jusque-là lire et que s’opère par leur conversation un changement de destination et d’objet. Dans ces textes, le journal apparaît comme une pratique d’écriture dont la lecture est possible sous certaines conditions dans l’espace étroit de la famille, mais qui fait l’objet d’une revendication d’intimité6.

On observe qu’il est aussi pensé à la même époque, chez quelques écrivains, comme une forme préliminaire de l’œuvre : Rétif de la Bretonne recopie, à partir de 1785, les « inscripcions » qu’il a tracées sur les parapets de l’île Saint-Louis, afin de former une nouvelle branche de son récit autobiographique ; Maine de Biran évoque, dans la suite de sa première note, le projet d’une description régulière de

« l’état de [son] âme » dans la perspective d’un « traité de morale » qu’il pourrait

3. mainede Biran, Journal, t. iii, s. dir. Henri gouHier, Neuchâtel, La Baconnière, 1957, p. 3 (27 mai 1794).

4. Madame de Krüdener, op. cit., p. 58 (26 juillet 1785).

5. Lucile deSmoulinS, op. cit., p. 145 (29 juillet 1788).

6. On peut relever, dans la même perspective, l’ambiguïté de l’apostrophe à son père placée par Germaine Necker en ouverture de son journal : « Tourne le feuillet, papa, si tu l’oses, après avoir lu cette épigraphe ; ah ! je t’ai placé si près de mon cœur que tu ne dois pas m’envier ce petit degré d’intimité de plus que je conserve avec moi-même » (Madame de Staël, « Mon journal », dans La Nouvelle Revue Française, n° 531, avril 1997, p. 24).

(5)

Michel Braud

écrire7. Si les journaux intimes ne circulent pas en cette fin de xviiie siècle, les dia- ristes ne les envisagent pas pour autant comme des textes entièrement fermés à toute forme de communication. Ils ne sont pas vraiment cachés par leur auteur et peuvent faire l’objet d’une communication restreinte ou s’intégrer à un projet lit- téraire ou philosophique. Mais de façon révélatrice, les projets littéraire et philoso- phique de Rétif et Maine de Biran n’aboutissent pas. Les journaux ne sont pas des textes que l’on lise ni a fortiori que l’on puisse citer.

Quelques années plus tard, dans les premières années du xixe siècle, une menace policière qui n’était pas jusque-là perceptible vient accentuer le retrait du diariste. Benjamin Constant évoque ainsi le journal d’un de ses amis poursuivi pour dettes : « Parmi le mal que l’on m’a dit de ce pauvre diable, on lui a reproché d’avoir toujours fait un journal. Que dirait-on de celui-ci ? C’est un secret qu’il me faut garder bien soigneusement. »8. La crainte des autorités (que l’on perçoit à la même époque, de manière récurrente, chez Stendhal) fait de l’écriture privée un secret. Les diaristes se côtoient sans savoir qu’ils tiennent chacun un journal – Maine de Biran et Benjamin Constant s’opposent ainsi en 1821 à la Chambre des députés en igno- rant qu’ils partagent la même pratique.

*

* *

Le journal est donc, dans les dernières années du xviiie siècle et dans les premières du xixe une pratique d’écriture et un genre textuel connus dont – parado- xalement – il n’existe pas d’exemple en circulation. Il faudra attendre les années 1830-1850 pour que des diaristes commencent à évoquer leurs lectures de jour- naux. On pourrait s’attendre à ce qu’avant cette date les diaristes trouvent dans d’autres textes l’écho de leur intérêt pour l’écriture de soi, et en premier lieu dans les œuvres autobiographiques de Rousseau qui avaient commencé à paraître avant 1785. Or ils ne mentionnent ces textes que de façon irrégulière et ne manifestent pas un intérêt unanime pour eux. Plus précisément, certains diaristes des années 1785-1800 (des femmes particulièrement : Germaine Necker, Lucile Duplessis, Madame de Krüdener), ne citent ni Les Confessions ni Les Rêveries (publiées en 1782) alors que, à la même époque, Rétif de la Bretonne et Maine de Biran, qui, comme on l’a vu, envisagent leurs notations comme le brouillon d’une œuvre à venir, lisent au moins le premier des deux textes : Rétif indique en 1790 lire la deuxième partie qui vient de paraître9, et Maine de Biran observe en 1794 : « Rousseau parle à mon cœur mais quelquefois ses erreurs m’affligent »10. Ceux qui commencent à tenir leur journal dans les premières années du xixe siècle connaissent aussi ces textes mais manifestent leur dédain voire leur mépris vis-à-vis d’eux. « Toutes les filles aiment Rousseau » écrit ironiquement Benjamin Constant en 180511, et Stendhal fait en 1810 de la lec- ture des Confessions l’un des remèdes possibles à l’ennui d’une soirée, au même titre

7. mainede Biran, op. cit., p. 6.

8. Benjamin conStant, Journaux intimes, s. dir. Alfred roulin & Charles rotH, Paris, Gallimard, 1952, p. 228 (2 avril 1805).

9. rétiFdela Bretonne, Journal II, s. dir. Pierre teStud, Houilles, Manucius, 2010, p. 59 (5 & 6 juillet 1790). Les Rêveries ont paru à la suite de la première partie des Confessions.

10. mainede Biran, op. cit., p. 9 (27 mai 1794).

11. Benjamin conStant, op. cit., p. 193 (19 janvier 1805).

(6)

qu’une partie de boston ou de loto, ou que la lecture d’un conte moral ou des Mémoires de Marmontel12. Ce rabaissement n’est toutefois pas sans ambivalence ; le même auteur qui y trouve encore deux ans plus tard un repoussoir stylistique, au moment où il commence à dicter L’Histoire de la peinture en Italie, laisse en effet percer une admiration ancienne : « Qui m’eût dit, écrit-il, that the Confessions of J.-J. Rousseau me déplairaient et que je chercherais la couleur dans Fénelon ? »13. Même si ce n’est pas sans affectation, les écrivains du début du xixe s. tiennent leur journal contre Rousseau plus que dans une filiation assumée de son œuvre. En 1818, toutefois, Maine de Biran y trouve, dans la continuité de son commentaire de 1794, un écho à ses propres observations sur lui-même.

Je songe, écrit-il, à un article des Confessions de J.-J. Rousseau qui est assez ana- logue aux sentiments qui m’occupent et je lis, partie 2, livre 9, p. 311 : « modi- fiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portons sans nous en apercevoir dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos notions mêmes l’effet de ces modifications […]».14

Procédant par rapprochement et différences, il identifie sous la plume de Rousseau la « morale sensitive » qu’il tente lui aussi de circonscrire, tout en relevant les limites de l’auto-observation à laquelle s’est livré l’auteur des Confessions.

Quant aux Rêveries qui présentent pourtant l’amorce d’une poétique du journal, elles ne semblent pas être évoquées par un diariste avant 1820 où elles sont mention- nées, très allusivement, par Michelet se rappelant un passage de la Neuvième Prome- nade à l’occasion d’une scène de rue, puis en 1834 par le même auteur qui emprunte une rue de Paris évoquée par Rousseau dans sa Deuxième Promenade15. Mais on en trouve trace de façon implicite beaucoup plus tôt, chez Biran à nouveau. La première note du Vieux cahier, datée du 27 mai 1794, est nettement écrite dans le prolongement des Rêveries ; elle répond au programme avancé par Rousseau au début de la Deuxième Promenade de goûter les « délices internes » que l’on trouve dans la contemplation du monde et de soi, tout en cherchant à rendre le flux de l’existence évoqué dans la Cinquième. En dehors donc de Maine de Biran et sans doute de Rétif qui, à cette époque, projettent devant eux une modalité d’écriture qui n’échappe pas à l’ombre du Genevois, les diaristes ne cherchent pas dans l’œuvre autobiographique de Rousseau la trace d’un intérêt partagé pour l’expression de l’intime. Les Confessions, absentes de beaucoup de journaux, restent dans les autres en arrière-plan d’une culture commune, et Les Rêveries ne sont pas reconnues comme l’un des précurseurs littéraires du journal.

La première génération de diaristes qui écrit au tournant des xviiie et xixe siècles le fait donc sans exemple littéraire ou ordinaire antérieur. Toutefois, elle ne fait pas tout à fait sans modèle. Maine de Biran trouve en effet en 1815, dans

12. StendHal, Journal, t. i, s. dir. Victor del litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 556 (20 mars 1810).

13. Ibid., p. 821 (5 mars 1812).

14. mainede Biran, Journal, t. II, op. cit., p. 124 (18 mai 1818).

15. « Je fus distrait de cette lecture par trois jeunes gens chargés de paquets que je remarquai sur le boulevard. [...] Je me souvins des pommes distribuées par Jean-Jacques aux petits Savoyards. » (Jules micHelet, Écrits de jeunesse, s.dir. Paul viallaneix, Paris, Gallimard, 1959, p. 101, 1er août 1820).

Et : « C’est sur cette montée que le pauvre vieux Rousseau fut renversé par le danois de M. Lepelletier Saint-Fargeau. » (Journal, t. i, s. dir. Paul viallaneix, Paris, Gallimard, 1959, p. 117, 8 mai 1834). L’his- torien évoquera encore Les Rêveries à plusieurs reprises par la suite, et en citera une phrase le 29 juin 1842 (ibid., p. 426).

(7)

Michel Braud

l’Agenda général ou mémorial portatif de Marc-Antoine Jullien16, une forme de notation de l’existence au jour le jour qui nourrira le journal qu’il reprendra en 1817. Ce livret est un véritable agenda à remplir au jour le jour, suivi de « mémoriaux » per- mettant de totaliser les actions dans les domaines économique, social, intellectuel et littéraire, etc. Dans la continuité de l’Essai sur l’emploi du temps (1808) du même auteur, il constitue un support d’enregistrement des activités de la vie courante, des personnes rencontrées, de la correspondance échangée, des livres lus, etc. Ce n’est qu’une forme vide pour tenir une comptabilité de sa vie dans une perspective d’amélioration continuelle, mais qui offre une distance et une position d’écriture vis-à-vis de l’existence quotidienne. Biran abandonne d’ailleurs assez vite ses sub- divisions et totalisations mécaniques et contraignantes pour l’utiliser uniquement comme un journal de ses activités et de son état intérieur. Si ce support a laissé rela- tivement peu de traces dans les journaux du xixe siècle, il a néanmoins eu un certain succès puisqu’il a connu cinq éditions entre 1813 et 183517, et l’Essai sur l’emploi du temps a été lu et relu par Amiel18.

*

* *

La génération suivante, dans les années 1830, se reconnaît des parentés avec d’autres textes autobiographiques. L’un de ces textes est les Mémoires (davantage connu depuis sous le titre Poésie et vérité) de Gœthe, traduit en français en 1823, que Maurice de Guérin lit en 1833, émerveillé par l’élan poétique qu’il y découvre en regard de la triste et ennuyeuse éducation qu’il a reçue. L’auteur du Cahier vert ne réussit toutefois pas à convaincre son ami Barbey d’Aurevilly, qui se déclare en 1836 peu touché par ce texte, mais qui, en revanche, voue une véritable admiration à un texte que plusieurs autres diaristes lisent et citent à la même époque : les Mémoires de Lord Byron, parus en français en 1830. Il ne s’agit pas réellement de mémoires, plutôt d’une biographie du poète par l’un de ses amis, Thomas Moore, mais le texte intègre de nombreuses lettres et des fragments de journal. Delacroix s’intéresse dès 1824 au poète anglais qu’il rapproche de Rousseau pour le bonheur de « s’étudier soi- même »19, et, vers 1843-1844, à un moment où il ne tient plus son journal, il copie de longs passages des Mémoires dans plusieurs cahiers, dont un « Cahier Byron » qui ne comporte quasiment que des fragments de ce texte. Le peintre relève des passages ayant trait à la conception de l’art exprimée par le poète, mais aussi à son goût pour la solitude, au temps qui passe et à ses accès de mélancolie, toutes préoccupations qui font écho à ses propres notations personnelles. Il manifeste aussi, dans son journal, son intérêt pour le mode d’écriture de Byron qui ne s’attache pas à un plan ni ne se préoccupe de la suite de l’histoire mais s’abandonne à son caprice. On note que Delacroix qui a abandonné l’écriture du journal après deux années, en 1824, le

16. Marc-Antoine jullien, Agenda général, ou Mémorial portatif universel pour l’année 18..., 3e édi- tion, Paris, J.-J. Paschoud, 1815 ; et mainede Biran, Journal, t. iii, op. cit., pp. 59-162.

17. Deux éditions sous le titre de Mémorial horaire ou thermomètre d’emploi du temps (1813), et trois sous le titre d’Agenda… (1815, 1824, 1835).

18. Amiel lit l’Essai sur l’emploi du temps, en 1840, 1854, 1860, sans toutefois connaître l’Agen- da… Quelques journaux utilisent celui-ci, comme le Journal de Pierre Gabriel Gubian Guérin de Foncin (manuscrit, Archives municipales de Bordeaux).

19. Eugène delacroix, Journal, t. i, s. dir. Michèle HannooSH, Paris, Corti, 2009, p. 161 (14 mai 1824).

(8)

reprend en 1847. Si son journal premier est antérieur à la parution des Mémoires de Byron, sa reprise peut en revanche avoir été nourrie par cette lecture.

Chez Barbey d’Aurevilly, la relation est encore plus claire, explicitée par l’au- teur lui-même dans ses Memoranda. « Je retourne à mon livre de loch, comme disait Lord Byron » écrit-il en 1837 dans le Premier Memorandum, et presque vingt ans plus tard dans la première entrée du Troisième : « Lord Byron, qui s’est tant exprimé et tordu l’âme dans des Memoranda, les adresse à lui-même (son meilleur ami, que je crois !), ou à Hobhouse, ou à sa sœur »20. Barbey reprend en titre ce terme de Memoranda et inscrit son projet littéraire dans le sillage de celui de Byron, tout en en transformant les modalités et l’objet. Pour ces diaristes comme pour tous ceux qui commencent à tenir leur journal dans le second quart du xixe siècle (Vigny, Michelet, Amiel) le journal de Byron est lu comme le premier modèle du genre, une vingtaine d’années avant les autres journaux.

Mais avant le milieu du siècle, entre les journaux tenus secrets et les premières publications, les années 1830 sont aussi celles des premiers journaux-correspon- dances, qui circulent sous la forme de manuscrits. A propos de celui d’Eugénie de Guérin, destiné comme on le sait à son frère Maurice, Barbey d’Aurevilly qui en avait eu connaissance déclare dès 1835, dans un fragment de premier journal :

« Guérin m’a lu un journal de sa sœur, une jeune fille étonnante qui pense beaucoup, lit fort peu, est grave et écrit comme Sainte-Beuve avec ce parfum de xviie siècle »21. Et quelques années plus tard, sur les premiers Memoranda qui lui sont destinés, Mau- rice de Guérin porte de sa main « Strange book ! »22. Dans ce petit milieu de passion- nés de l’écriture de soi, le journal (non-introspectif, il est vrai) circule d’abord dans l’espace restreint des relations amicales.

*

* *

À partir de 1850, des journaux commencent à être révélés au public. Amiel lit (en allemand) cette année-là celui de Franz von Baader, puis découvre l’année sui- vante celui de Maine de Biran par un article d’Ernest Naville, avant de s’intéresser à celui de Lavater en 1853, puis à nouveau à Maine de Biran en 1857 avec le livre que publie le même Naville. La même année, Delacroix découvre de son côté le journal du philosophe de Grateloup dans un compte rendu de Sainte-Beuve. Ce même critique est à l’origine de la lecture des Guérin par Michelet en 1862. En 1863, Marie-Edmée Pau lit avec émerveillement les Reliquiae de Maurice de Guérin parus deux ans plus tôt, qu’Amiel parcourt d’un œil critique en 1866. L’année suivante, ce même diariste découvre le journal de Benjamin Constant dans la présentation qu’en offre, là aussi, Sainte-Beuve. En une quinzaine d’années, le paysage éditorial s’est métamorphosé ; le journal, diffusé par les canaux critiques les plus en vue, est lu comme tel, même si c’est de manière partielle, tronquée et souvent indirecte.

20. BarBeyd’aurevilly, Œuvres romanesques complètes, t. ii, s. dir. Jacques Petit, Paris, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 845 (17 octobre 1837), et p. 1028 (28 septembre 1856).

Byron appelle effectivement son journal « mon livre de loch » dans les Mémoires. Le terme memoranda sera quant à lui repris par Léon Bloy, qui avait été ami proche de Barbey, dans son journal (Journal iné- dit, s. dir. Michel malicet & Pierre glaudeS, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996, p. 100, 11 juin 1892).

21. BarBeyd’aurevilly, op. cit., p. 1465 (28 ou 29 avril 1835).

22. Ibid., p. 1462.

(9)

Michel Braud

Quelques textes s’imposent successivement comme les modèles du genre : le jour- nal de Maine de Biran, puis ceux de Maurice et d’Eugénie de Guérin – ce dernier étant sans doute le plus lu entre 1862 et la fin du siècle.

Avec les publications des années 1880 (Amiel et Barbey d’Aurevilly en 1883, Marie Bashkirtseff et les Goncourt en 1887, Stendhal et Michelet en 1888, Rétif en 1889…), la reconnaissance du genre change une nouvelle fois de dimen- sion. La polémique que suscite cette vague d’écrits personnels est le signe de la place qu’il prend dans le champ littéraire à ce moment-là. Plusieurs critiques (Bourget, Brunetière, Renan) dénoncent avec virulence les dangers psycholo- giques et moraux du journal, et refusent de lui accorder une valeur esthétique23. Mais la violence même de leurs jugements est le signe de la légitimité qu’une partie du public est prête à lui reconnaître. Les diaristes qui tiennent leur journal à cette époque n’échappent pas à l’influence de cette vague de publication. Pierre Louÿs avoue dans les premières notes du sien, en 1887, qu’il a eu l’idée d’écrire son journal à la lecture de celui de Marie Bashkirtseff24. Marie Lenéru, qui a lu enfant le Journal de Marguerite, journal fictif à visée éducative, découvre adulte celui d’Eugénie de Guérin, puis ceux de Marie Bashkirtseff, d’Amiel et enfin des frères Goncourt. Jules Renard ironise sur Byron et Eugénie de Guérin pour s’attarder plus longuement sur le projet littéraire des Goncourt. Tous les diaristes, toutefois, ne lisent pas les journaux qui paraissent. Marie Bashkirtseff, notamment, rédige des milliers de pages sans apparemment s’intéresser aux journaux qui ont précédé le sien.

C’est que tous les diaristes ne partagent pas le même intérêt pour la lecture des journaux personnels des autres, ni n’adoptent la même attitude vis-à-vis de ces textes. Des auteurs comme Amiel et Marie Lenéru lisent tout ce qui se publie et commentent longuement leurs lectures ; d’autres, comme Rétif, Stendhal, Miche- let ou encore Geneviève Bréton les évoquent allusivement mais sans que ces lec- tures n’aient une place réelle dans leur réflexion sur leur propre écriture du journal ; quelques autres enfin, plus rares, comme Marie Bashkirtseff, restent assez indiffé- rents à cette littérature. Ces catégories, qui ne constituent que des points de repères, ne sont bien évidemment pas étanches les unes vis-à-vis des autres.

Marie Bashkirtseff n’est pas en quête d’une forme générique originale et a le sentiment que le journal qu’elle tient se justifie par lui-même. Son désir de gloire (« Gloriæ cupiditas » écrit-elle en tête de ses cahiers) est peu conciliable avec la confrontation critique qu’implique la lecture de textes proches et différents que sont les autres journaux. L’écriture du journal n’est pas envisagée – ou pas envi- sagée explicitement – en relation aux exemples qu’en fournit le champ éditorial, mais uniquement en relation à l’image qu’elle entend donner d’elle-même, celle d’une jeune femme artiste-peintre, d’origine russe, au caractère enflammé. Même si les exemples aussi nets ne sont pas nombreux, la jeune femme n’est pas entière- ment isolée au xixe siècle. Antoine Fontaney25, dans les années 1830, n’évoque ni Rousseau ni Byron, et une continuité s’impose depuis les jeunes diaristes de la fin du xviiie (Germaine Necker, Lucile Duplessis, Madame de Krüdener) qui ne cher-

23. Voir Philippe lejeune, « Le Journal en procès », dans L’Autobiographie en procès, s. dir. Philippe lejeune, Nanterre, Université de Paris X, 1997, pp. 57-78, ainsi que mon ouvrage, La Forme des jours.

Pour une poétique du journal personnel, Paris, Seuil, « Poétique », 2006, p. 260 et sq.

24. Pierre louÿS, Journal intime, Paris, Montaigne, 1929, p. 45 (27 juin 1887).

25. Antoine Fontaney, Journal intime, s. dir. René jaSinSKi, Paris, Les Presses françaises, 1925.

(10)

chaient pas à rapprocher le texte qu’elles écrivaient de textes antérieurs. L’écriture du journal se veut ici sans modèle, sans histoire, pleinement justifiée par la nécessité intérieure qui la produit.

D’autres diaristes, plus nombreux, lisent les textes dont ils se sentent proches sans manifester autrement qu’allusivement leur intérêt et leurs goûts. À propos de la comtesse de Plater, Geneviève Bréton a cette formule qui peut laisser penser qu’elle a lu le journal d’Eugénie de Guérin qu’elle n’a pourtant pas, semble-t-il, commenté auparavant : « cette incarnation du sens commun et de la logique méprisait Eugénie de Guérin »26. De façon un peu comparable, Michelet note seulement en 1862 que sa femme lit « un bel article de Sainte-Beuve sur Guérin (Le Centaure) et Mlle Eugénie Guérin » – l’adjectif présuppose qu’il en a pris connaissance lui aussi – mais il ne donne pas davantage de détails et n’en reparle que quatre ans plus tard, à l’occasion d’un article de presse sur les Mémoires d’une enfant de son épouse, qui propose le rap- prochement entre les textes. Les deux diaristes ont lu ce journal qui constitue l’une de leurs références littéraires mais ils n’en font pas un objet d’analyse à partir duquel ils puissent réfléchir sur les modalités et l’enjeu de l’écriture de soi ; ils ne l’utilisent pas pour définir leur propre projet d’écriture. On peut placer dans ce groupe, en plus de Constant et Stendhal, la comtesse d’Agoult qui visite les Charmettes en août 1837 et évoque très allusivement, quelques mois plus tard, Gœthe, Rousseau et Byron27.

Un dernier groupe de diaristes, enfin, comme Amiel et Marie Lenéru, se ca- ractérise par une attitude double vis-à-vis des journaux qu’ils peuvent lire : d’une part ils cherchent à lire le plus de textes possibles ; d’autre part ils les commentent de façon substantielle dans leur journal comme un élément par rapport auquel ils définissent les modalités et l’enjeu de leur propre pratique. On peut parler de bou- limie de lectures autobiographiques chez l’un comme chez l’autre. Amiel découvre successivement les mémoires de Gœthe, ceux de Byron, les journaux de Franz von Baader, Maine de Biran, Lavater, les Guérin… Quant à Marie Lenéru, elle observe, quelques jours après avoir cité le Journal d’Amiel : « À force de lire des “Vie”, des

“Journal”, une mélancolie vous prend »28. Le singulier est inattendu mais c’est bien pour elle à chaque fois une rencontre avec une individualité. Les deux diaristes accumulent les lectures de journaux avec ferveur, comme autant de dialogues qui pourraient leur ouvrir un savoir nouveau.

Je dévore maintenant avec une attention puissante le Journal intime de Franz Baader, le théosophe bavarois. Il me fait une impression profonde, et j’y re- trouve des séries entières de mes propres pensées, que je suis reconnaissant de voir réveiller maintenant, au moment précis où elles me seront le plus utile

note le professeur genevois en 185029. Leurs commentaires de lecture procèdent le plus souvent en deux temps : un relevé des similitudes suivi de l’affirmation de différences. À propos de Maine de Biran, le même diariste porte ce jugement : « J’ai

26. Je retraduis cette phrase de In the solitude of my soul: The diary of Geneviève Bréton 1867- 1871, s. dir. James SmitH allen, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1994, p. 79 (10 nov. 1869), cette entrée ne se trouvant pas dans l’édition française.

27. Comtesse d’agoult, « Journal », dans Mémoires, souvenirs et journaux, s. dir. Charles. F.

duPêcHez, Paris, Mercure de France, 2007, p. 536 (7 août 1837) et p. 552 (5 novembre 1837).

28. Marie leneru, Journal, Paris, Grasset, 1945, p. 174 (23 juin 1899).

29. Henri-Frédéric amiel, Journal intime, t. i, s. dir. Philippe m. monnier, Lausanne, L’Age d’Homme, 1976, p. 755 (3 septembre 1850).

(11)

Michel Braud

retrouvé en moi pour lui parenté et sympathie ; mais sans pouvoir m’empêcher de trouver son horizon singulièrement circonscrit, sa carrière bornée, sa vie assez pauvre, bien que recueillie et sérieuse »30. Il est vrai qu’Amiel n’a encore que 30 ans et peut espérer briller davantage que le philosophe. L’enjeu, on le perçoit, est d’abord d’ordre identitaire. Le lecteur accepte la position d’alter ego que lui impose la lecture d’écrits intimes, mais c’est pour marquer des différences irréductibles : « Je l’aime, bien que nous soyons différentes » écrit Marie Lenéru à propos de Marie Bashkirtseff31. Il s’agit ensuite de défendre et justifier un choix d’écriture : l’enjeu est aussi d’ordre littéraire. La lecture du Journal de Lavater donne à Henri-Frédéric Amiel l’occasion de revenir sur ses précédentes lectures et de préciser sa conception du journal :

Pour Byron, son journal, ce sont des mémoires ; pour Gœthe ou Baader, ce sont des carnets d’étude ; pour Lavater c’est un confessionnal et un oratoire.

Pour moi, le mien me sert d’archives, de confident, de confesseur, de conseiller, de greffier suivant les cas. Le centre de ma vie intérieure n’est pas la conscience religieuse, ou la conscience morale ou la conscience scientifique seulement, mais la conscience générale, le retour de l’âme sur elle-même, dans la pléni- tude de ses activités, l’étude de soi comme instruction, délivrance, correction, amendement, souvenir.32

Amiel affirme le caractère à la fois intime et laïc de son projet d’écriture qu’il ne rencontre chez aucun de ses prédécesseurs, et appuie ce projet à une manière d’être et de se percevoir soi-même qui lui semble plus complète ou plus riche que les leurs. Marie Lenéru et Amiel doivent être replacés, mutatis mutandis, dans la lignée de Maine de Biran lisant et relisant Rousseau. Plusieurs auteurs, comme Delacroix qui lit avec ferveur les Mémoires de Byron mais ne les commente pas, ou Barbey d’Aurevilly allusif sur ce texte et plus disert sur les Mémoires de Gœthe, pourraient par certains côtés se rattacher à ce type et par d’autres au précédent.

*

* *

Au terme de ce parcours, on note que la lecture de journaux ou textes auto- biographiques est rarement à l’origine de l’écriture intime. Ce n’est explicitement le cas que pour le journal de Pierre Louÿs et, on peut le supposer, pour celui de Bar- bey d’Aurevilly. Dans la plupart des journaux, les références aux textes antérieurs sont les traces d’une activité de lecture et d’une culture partagée, et chez certains les signes d’un intérêt particulier pour les œuvres présentant les thèmes et les formes de l’activité à laquelle ils se livrent.

L’absence de référence de lecture à des journaux ou autres textes autobiogra- phiques interroge toutefois en regard de ceux où elles sont nombreuses et déve- loppées. Entre Marie Bashkirtseff et Henri-Frédéric Amiel, pour s’en tenir à deux figures qui s’opposent sur ce point, la lecture ou la non-lecture de journaux anté- rieurs révèle des enjeux d’écriture différents. L’absence de référence de lecture lie la tenue du journal à une ou des fonctions personnelles, expressives, qui en sont la

30. Ibid., p. 1118 (29 novembre 1851).

31. Marie lenéru, op. cit., p. 159 (2 février 1899).

32. Henri-Frédéric amiel, Journal intime, t. 2, op. cit., p. 407 (31 janvier 1853).

(12)

seule justification ; la découverte du modèle générique est passée sous silence par le diariste. De façon opposée, chez Amiel, la lecture de journaux antérieurs introduit un dialogue critique avec soi, en relation au projet d’écriture que la lecture sert à pré- ciser, et en relation à l’horizon d’attente du journal. Car si le journal n’est pas conçu avant les dernières années du siècle comme une œuvre littéraire et s’il reste indisso- ciable d’une position identitaire, la confrontation de son journal à un autre texte (à d’autres textes) en fait malgré tout déjà un texte à lire. Cette dimension se dégage peu à peu dans le Journal intime du professeur genevois qui observe par exemple en 1866, à propos de celui de Maurice de Guérin :

Quant au Journal, il contient des paysages délicieux, mais ceci mis à part, il ne donne nulle idée précise de la culture, des études, des idées et de la portée de l’homme qui l’a écrit. Ne parlant qu’en termes très généraux des mouvements de la vie intérieure, il ne dessine pas une individualité distincte et n’en marque surtout pas les vraies proportions, la vraie nature.33

Amiel ne définit pas positivement ce que sera ou devrait être son journal, mais en esquisse clairement le contour : un texte qui « dessine […] une individualité dis- tincte, […] en marque […] les vraies proportions, la vraie nature » pour un lecteur potentiel. Le diariste ne se représente pas son journal livré au public ; il construit seulement une représentation de ce qu’il souhaite rendre perceptible à un lecteur dont il n’envisage pas encore la figure. Le journal, ici, reste un discours du retrait vis-à-vis du monde, mais il s’élabore en dialogue avec les textes antérieurs et comme projet de texte littéraire. Cette confrontation, à partir des années 1850, annonce les publications posthumes de la fin du siècle.

En 1892, le jeune Jules Renard (il a 28 ans et n’a encore publié que L’Écornifleur) est évidemment plus explicite et ambitieux, envisageant le journal intime comme un projet littéraire anthume – qu’il ne réalisera pas. Après la publication du début du Journal des Goncourt, il propose à Edmond, à l’occasion d’une rencontre avec l’écri- vain déjà vieillissant : « Ce qu’il faudra faire, […] c’est la description de soi-même comme vous faites celle des autres »34. C’est là désormais un véritable projet de livre intime.

Michel Braud

Université de Pau michel.braud@univ-pau.fr

33. Henri-Frédéric amiel, Journal intime, t. vi, op. cit., p. 135 (12 janvier 1866).

34. Jules renard, Journal 1887-1910, s. dir. Léon guicHard & Gilbert Sigaux, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », p. 114 (30 janvier 1892).

Références

Documents relatifs

Fait intéressant, il achète vers 1795 (sinon avant) des héritiers de l'évêque Ambüel une terre avec bois taillis « E n Barnex » entre la Porte du Sex et les Evouettes, ce que

Dans la continuité d’un Mouvement Freinet né en 1927 avec l’audiovisuel (cinéma, radio, disques, outils pédagogiques les plus moder- nes de l’époque) Pierre Guérin prend

Quant à la présentation du journal, je l'explique ainsi : nous avons ici un cours de perfectionnement pour l'adaptation aux méthodes modernes de notre personnel

Mais non, la subtilité de l’écriture nous permet d’éprouver pour Clara autant d’empathie que pour le bébé en détresse qui tente quand même de vivre et d’entrer en

(Deux Souris témoins et deux Souris traitées par le B.C.G. sont sacrifiées à des temps déterminés après l’infestation ; les chiffres rapportés sur le tableau indiquent

Le taux de récidive était de 15,1 % à 20 mois dans le groupe ayant reçu le traitement d’entretien contre 26,2 % à 24 mois dans le groupe avec induction seule.. Bien que

Enfi n, l’in- cidence des effets indésirables graves nécessitant la prise d’un traitement anti-tuberculeux était de 5.3 % dans le groupe ayant reçu l’ofl oxacine contre 13,8

Nous tous de VÉcole libérale, chère Hortense (car j ' e n suis et j'en fus aussi), nous avons un peu méconnu ces choses dans la générosité de nos révoltes et de nos