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L’Histoire de la peinture en Italie : un sanctuaire pour l’heureux petit nombre

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« L’Histoire de la peinture en Italie : un sanctuaire pour l’heureux petit nombre »

Dans l’Histoire de la peinture en Italie, les descriptions de tableaux sont rares.

Stendhal leur substitue toutes sortes de digressions : historiques, biographiques, philosophiques, morales. Dans la version publiée de 1817, il n’évoque que deux ouvrages avec une relative précision, la Cène de Léonard de Vinci au Couvent des Grâces de Milan1 et le Jugement dernier de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine du Vatican2, concentrant son analyse sur l’invention et sur l’expression. L’aspect formel de ces tableaux ne retient que très peu son attention. Pourtant, les pages que Stendhal leur consacre sont sans doute les plus abouties de l’Histoire de la peinture en Italie.

Stendhal affirme en effet sans ambages son mépris pour l’approche des

« connaisseurs », dont la « science » consiste à répertorier les sujets préférés d’un peintre, à reconnaître ses modèles, ou à identifier ses « particularités » stylistiques - touche, coloris, dessin ou épaisseur du vernis. Cette science ne requiert selon lui « ni âme ni génie », mais seulement un peu de mémoire et un peu de talent pour réussir à prendre l’air inspiré3. Quant aux théoriciens de l’art qui comparent minutieusement les œuvres au canon antique, tels ceux qui dressent la liste des bizarreries anatomiques de Michel-Ange, ils ne sont à ses yeux que des « ouvriers en peinture4 ».

Stendhal dissuade ainsi les inconditionnels de l’ekphrasis de poursuivre leur lecture, et renvoie les amateurs de « descriptions plus exactes » aux « autres histoires de la peinture5 », où abonderont transcriptions fidèles de la couleur des vêtements et inventaires minutieux des plis des nappes. Dans l’Histoire de la peinture en Italie, son projet n’est pas de dresser une liste des caractéristiques visuelles des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne, mais de suggérer une manière nouvelle de comprendre la peinture, entraînée par ce qui lui paraît la visée essentielle de cet art : la représentation de la vie morale. Stendhal envisage en effet la réception de l’œuvre comme un acte de sympathie, réservé à un petit nombre de lecteurs choisis.

La peinture, morale construite

Depuis le XVIIe siècle, les théoriciens de l’art français affirment la dimension libérale de la peinture en la distinguant du travail mécanique des artisans : en 1668, Félibien, dans sa Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, déclare ainsi que la peinture fait appel à une « connaissance toute spirituelle6 ». Cent ans plus tard, dans le Salon de 1767, Diderot assigne à la peinture une fonction moins mimétique qu’intellectuelle et émotionnelle : elle est l’art, écrit-il, de « s’adresser au cœur et à l’esprit, de charmer l’un,                                                                                                                

1. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, Paris, Gallimard, 1996, ch. XLV, p. 181-184.

2. Ibid., ch. CLXVIII, p. 430-436.

3. Ibid., p. 135.

4. Ibid., p. 439.

5. Ibid., p. 184.

6. André Félibien, Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667 (1668), Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, édition établie par Alain Mérot, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, p. 50.

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d’émouvoir l’autre, par l’entremise des yeux7 ». Dans l’Histoire de la peinture en Italie, Stendhal rappelle la visée immatérielle de l’œuvre d’art : la peinture ne saurait être « une image pour amuser les yeux un instant8 » ; elle ne s’adresse pas au regard, mais à l’esprit et à l’âme ; elle a un « but moral9 », qui est de toucher les cœurs. Cependant, à la différence des théoriciens du goût classique ou de la sensibilité préromantique, Stendhal dévalue totalement la dimension visuelle de l’image. Les parties matérielles de la peinture – la composition, le dessin, la couleur, le clair-obscur, la draperie, la touche - ne sont à ses yeux que des

« perfections subalternes 10 ». De même que les os et le sang sont nécessaires au fonctionnement de la « machine humaine », le dessin et le coloris sont indispensables à la représentation des figures, mais ne constituent pas la fin de la peinture. De même que

« l’homme n’est rien que par la pensée et par le cœur11 », la peinture n’est rien sans l’expression : « L’expression est tout l’art12 ».

Les grands maîtres de l’art italien, dont les œuvres ont atteint une telle perfection formelle qu’elles ont pu être érigées en paradigmes pour la peinture académique, recherchaient selon Stendhal cette perfection formelle non pour elle-même, mais comme moyen d’atteindre une beauté immatérielle. Léonard, qui délaissa les tableaux religieux pour peindre « les plus belles personnes » de Milan et de Florence – Cécile Galerani, Lucrèce Crivelli, Monna Lisa -, « cherchait l’âme encore plus que les traits de ses charmants modèles13 ». Ce peintre dont les traités d’anatomie sont restés célèbres aimait surtout saisir

« l’expression fugitive des affections de l’âme et des idées14 ». De même, Raphaël, dont les compositions sont la première illustration du « grand goût », et dont les figures sont demeurées le modèle de la « belle nature », est avant tout « le peintre de l’expression15 ». Sa Sainte Cécile plaît sans doute par l’harmonie de son apparence, mais elle a traversé les siècles parce que son abandon à la musique céleste exprime une bouleversante aspiration à l’infini.

Sa perfection plastique n’est que seconde par rapport à sa puissance émotionnelle et spirituelle : « En voyant un tableau de Raphaël, l’âme sent plus que les yeux ne voient16 ».

Winckelmann a montré que la meilleure manière de porter une œuvre au sublime était d’imiter la simplicité et la sérénité des anciens, dans laquelle il voyait la plus haute expression de la sagesse humaine. Stendhal considère que c’est au contraire en s’efforçant de rendre « les mouvements de l’âme » que Léonard a conduit la peinture au « sublime17 ». Son art ne se fonde pas seulement sur une parfaite maîtrise de la science du dessin et de la culture antique ; par sa connaissance des faits « qui lient intimement la science des passions, la

                                                                                                               

7. Diderot, Salon de 1767, Salons, III, Ruines et Pyasages, Paris, Hermann, 1995, p. 67.

8. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 131.

9. Ibid., p. 134.

10. Ibid., p. 131.

11. Ibid., p. 130.

12. Ibid., p. 131.

13. Ibid., p. 207.

14. Ibid., p. 173.

15. Ibid., p. 98.

16. Stendhal, Suite et Compléments de l’Histoire de la Peinture en Italie, Œuvres complètes, Genève, Cercle du Bibliophile, 1972, t. 48, p. 44.

17. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 216.

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science des idées, et la médecine18 », il a posé les premiers jalons d’une science établie trois siècles plus tard par Pinel et Cabanis - la psychologie.

Cette approche « psychologisante » a été abondamment reprochée à Stendhal.

Cependant, lorsque celui-ci affirme que « l’expression des mouvements de l’âme » est le

« dernier objet de la peinture », à l’égard duquel « tous les autres ne sont, pour ainsi dire, que des moyens19 », il ne se contente pas de reprendre l’un des vieux principes du moralisme classique : il énonce l’une des lois majeures de la modernité romantique. Dans les conférences qu’il prononce à la Sorbonne de 1815 à 1818, Victor Cousin déclare en effet que

« l’expression est la loi la plus haute de l’art », et que le but de l’art est de « refléter le plus purement possible l’idée morale20 ». Cousin s’inspire de la philosophie de Hegel, qui enseigne à la même époque que le sensible est « quelque chose d’indifférent et d’inessentiel21 », et que la mission de l’art romantique est de représenter « l’intériorité et la subjectivité », « l’âme », c’est-à-dire « le monde des sentiments22 ».

Se souvenant par ailleurs des Discours de Reynolds, qu’il a lus avec attention, Stendhal définit la peinture comme un « langage » par lequel l’artiste présente ses « idées » ou ses « sentiments » à « l’esprit » du spectateur23. Elle est plus précisément pour lui une langue vierge, « que l’ignoble vulgaire ne souilla jamais de ses plates objections24 ». Bien que Stendhal reconnaisse que le langage pictural « donne un plaisir physique25 », il en dévalue l’apparence au profit du message qu’il doit transmettre. Accorder de l’importance à son aspect matériel serait selon lui tout aussi « puéril » que s’attacher à prononcer correctement les mots italiens qui composent les poèmes du Tasse, sans tenir compte de leur beauté morale26. Stendhal considère que la forme n’a d’intérêt que comme véhicule d’une réalité émotionnelle. Privée de toute substance, elle doit s’abolir devant l’idée morale à laquelle elle renvoie et qui la transcende. C’est en ce sens que Stendhal peut affirmer que « la peinture n’est que de la morale construite27 ». Cette conception marque une rupture avec l’équilibre parfait de la forme et du sens qui définissait l’esthétique classique ; elle affirme

« l’hégémonie de l’élément spirituel sur l’élément sensible28 » qui caractérise désormais l’art romantique. Pour reprendre les termes de Hegel, l’âme seule donne sa signification à l’œuvre ; la « représentation extérieure », c’est-à-dire la dimension visuelle de la peinture, perd toute valeur parce qu’elle est devenue « symbolique29 ».

                                                                                                               

18. Ibid., p. 217.

19. Stendhal, Suite et Compléments de l’Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., t. 48, p. 42.

20. Victor Cousin, Cours de Philosophie sur le fondement des idées du Vrai, du Beau et du Bien, dispensé à la Faculté des Lettres de Paris de 1815 à 1818, Paris, Hachette, 1838, p. 278.

21. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, t.

II, p. 278.

22. Ibid., t. I, p. 119.

23. Sir Joshua Reynolds, Discourses on art, édités par Robert R. Wark, New Haven and London, Yale University Press, 1975, X, 11 décembre 1780, p. 177, notre traduction.

24. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 71.

25. Ibid., p. 158, note.

26. Ibid., p. 135.

27. Ibid., p. 404, note.

28. Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’Age moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992, p. 180.

29. Hegel, op. cit., t. I, p. 119.

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Une éducation à la sympathie

Ecrire une histoire de la peinture ne peut donc consister à décrire l’apparence matérielle des œuvres des maîtres renaissants. C’est bien plutôt proposer une éducation au lecteur et lui apprendre à déchiffrer le langage de l’âme. Alors que depuis le XVIIe siècle, les traités de peinture énoncent des principes universels destinés à réguler le goût du public, Stendhal se donne pour objet de former le goût individuel du lecteur : « Les bons livres sur les arts ne sont pas les recueils d’arrêts à la La Harpe ; mais ceux qui, jetant la lumière sur les profondeurs du cœur humain, mettent à ma portée des beautés que mon âme est faite pour sentir, mais qui, faute d’instruction, ne pouvaient traverser mon esprit30 ». Le goût n’est plus défini par une doctrine officielle qu’aurait établie un expert, mais librement élaboré par le spectateur. Il ne se fonde plus sur le savoir, mais sur la sensibilité de chacun. Il n’est plus le résultat du travail de la raison, mais une manifestation de la passion : « Il ne faut que sentir.

Un homme passionné qui se soumet à l’effet des beaux-arts trouve tout dans son cœur31 ».

Ecouter sa sensibilité requiert cependant une certaine force morale : « Il faut oser sentir ce que l’on sent32 ». Au terme de l’éducation proposée par Stendhal, le goût ne consiste plus à comparer les perfections atteintes par les différents peintres, mais à devenir capable d’éprouver une variété d’émotions, allant du désir d’élévation morale à l’attendrissement : « Mon lecteur sentira que les tableaux du Frate, qui naguère ne pouvaient arrêter son attention, élèvent son âme ; que ceux du Dominiquin la touchent33 ». L’objet de Stendhal n’est donc pas d’établir des règles du beau, mais d’éveiller la sensibilité du lecteur pour qu’il définisse de façon autonome ses propres règles, en lui fournissant « les liaisons d’idées qui font les trois quarts du charme des beaux-arts34 ». Il lui présente ainsi la Sainte Famille de Raphaël conservée au Musée de l’Ermitage comme « une de ces scènes d’attendrissement silencieux que goûtent quelquefois les âmes tendres et pures que le ciel a voulu rapprocher un instant35. » Il lui explique que la Cène de Léonard représente « ce moment si tendre » où Jésus comprend mélancoliquement que ses amis vont le trahir et que son « système d’amour universel » est « renversé » ; il le sensibilise alors à la noblesse et à la

« céleste pureté » de sa douleur, ainsi qu’à l’accablement ou à l’indignation de chacun de ses disciples36. Il lui montre enfin comment le dispositif conçu par le peintre - l’ouverture sur un paysage baigné par « la lumière du soir », adoucit l’amertume de ce moment et transforme la souffrance en harmonie poétique : « L’œil aperçoit une campagne lointaine et paisible, et cette vue soulage37 ». Stendhal l’invite en dernier lieu à ressentir en lui-même l’oppression de Jésus, au point d’avoir le cœur serré et d’avoir « besoin d’air pour respirer38 ». La véritable manière de comprendre la Cène n’est donc pas d’identifier un événement religieux, mais de s’identifier à une âme tendre trahie par ceux qu’elle aime.

Stendhal apprend également à son lecteur à dépasser son admiration pour la beauté formelle, qui n’est qu’un leurre, et à nouer un lien intime avec les figures de Raphaël : « La                                                                                                                

30. Ibid., p. 232.

31. Ibid., p. 251.

32. Ibid., p. 92.

33. Ibid., p. 165.

34. Ibid., p. 71.

35. Ibid., p. 214.

36. Ibid., p. 181-182.

37. Ibid., p. 184.

38. Ibid.

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pensée soulève ces voiles : elle entre en conversation avec cette vierge charmante de Raphaël ; elle veut lui plaire ; elle jouit des qualités de son âme, qui font qu’elle lui plairait, qualités si longuement oisives dans notre système de vie actuel39. » Il lui enseigne à entrer en communion avec les figures de femmes, et à vivre avec elles une idylle spirituelle, afin de compenser les frustrations entraînées par la superficialité de la vie sociale, et d’exprimer pleinement toutes les ressources de sa personnalité. Le principe majeur de l’esthétique est celui de la sympathie. Alors que les traités de peinture classiques fondent leur appréciation des maîtres sur une doctrine présentée comme rationnelle et comme universelle, Stendhal fonde la sienne sur une approche individuelle et intuitive. La sympathie permet de nouer une connivence profonde et subtile avec la Madonna alla Seggiola, car l’on peut découvrir en elle

« des habitudes de l’âme qui rendraient agréables pour les parties les plus délicates de la nôtre les rapports que nous pourrions voir avec elle40 ». Comme Diderot, Stendhal prolonge la contemplation esthétique par un émoi sentimental ; la figure devient le support d’une rêverie amoureuse comblée par une illusion de réciprocité. Pour Stendhal cependant, la rencontre est moins celle des sensualités que celle des âmes. Seules les figures du Corrège suscitent selon lui un désir de contact : l’amateur « brûle d’en jouir plus distinctement », et « voudrait les toucher41 », car l’art du Corrège est celui de « peindre comme dans le lointain même les figures du premier plan42 ». La dissolution des contours dans la pénombre nimbe les corps d’une vapeur d’irréalité, qui empêche le regard de les appréhender pleinement et stimule l’imagination, inspirant un désir toujours renouvelé. La peinture du Corrège fait rêver de

« passions tendres43 » et donne à voir « ce bonheur qui nous fuit dans la réalité44 ». Elle est la figuration d’une plénitude totale, émotionnelle et sensuelle, mais qui demeure toujours hors d’atteinte. C’est selon Stendhal ce qui la rend semblable à la musique45, qui elle aussi suscite des rêves d’amour infini en permettant le libre jeu de l’imagination46.

Par ailleurs, alors que les traités de peinture classiques et les ouvrages des connaisseurs enseignent à reconnaître et à juger les spécificités formelles développées par chaque grand peintre, Stendhal se donne pour objet de décrire l’effet moral qu’ils cherchent à produire : « Chaque grand peintre chercha les procédés qui pouvaient porter à l’âme cette impression particulière qui lui semblait le grand but de la peinture47. » La seule forme qui importe dans l’esthétique stendhalienne est celle qui modèle la sensibilité du spectateur lorsqu’elle reçoit l’impact de l’œuvre. Le style n’est ni un reflet du réel, ni un agencement de couleurs, mais l’inscription d’un sentiment dans l’âme du spectateur. Le but de Stendhal n’est donc pas de décrire l’éclat de certaines couleurs, mais d’étudier l’harmonie musicale que produisent celles-ci : « Avez-vous l’œil délicat, ou, pour parler plus vrai, une âme délicate, vous sentirez dans chaque peintre le ton général avec lequel il accorde tout son

                                                                                                               

39. Ibid., p. 71.

40. Stendhal, Suite et compléments de l’Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., t. 47, p. 412.

41. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 149, note.

42. Ibid., note.

43. Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, Voyages en Italie, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléïade, 1973, p. 23.

44. Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 148.

45. Stendhal, Suite et compléments de l’Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. 48, p. 19.

46. Sur le Corrège, voir l’admirable chapitre que lui consacre Philippe Berthier dans Stendhal et ses peintres italiens, Genève, Droz, 1977, p. 131-151.

47. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, p. 134.

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tableau : légère fausseté ajoutée à la nature48 ». Ainsi Léonard a-t-il inventé un « coloris mélancolique et tendre, abondant en ombres, sans éclat dans les couleurs brillantes, triomphant dans le clair-obscur49 » qui fait résonner dans la Cène la douleur tendre de Jésus.

Michel-Ange, au contraire, en employant à la Chapelle Sixtine des couleurs sans agrément – car en 1817 elles sont fort encrassées par la fumée des cierges -, a élaboré une harmonie

« dure », qui évoque la Création de Haydn50. Le Corrège, quant à lui, propose « une fête pour l’œil charmé » et rend l’âme « heureuse51 ». La tonalité de la peinture est l’expression d’une atmosphère morale. La « manière » des peintres, c’est-à-dire la « partie physique des styles » n’est digne d’intérêt que dans la mesure où elle révèle la « manière » dont les artistes ont l’habitude de « chercher le bonheur52 ». L’étude de la peinture doit in fine conduire le lecteur à identifier non une technique, mais une âme : « Reconnaître la teinte particulière de l’âme d’un peintre dans sa manière de rendre le clair-obscur, le dessin, la couleur : voilà ce que quelques personnes sauront, après avoir lu la présente histoire53 ».

Le style d’un peintre est la matérialisation de son âme. Chaque grand artiste a su

« rendre son âme visible dans ses compositions54 ». Léonard est l’« un des cinq ou six grands hommes qui ont traduit leur âme au public par les couleurs55 », et les beaux visages de ses madones renvoient à la tendre mélancolie qui lui est familière. Raphaël a révélé sa

« sensibilité brûlante » dans l’Extase de Sainte Cécile56. Michel-Ange, enfin, qui ne montre jamais « l’objet », « mais l’impression sur son cœur57 », a lui aussi « mêlé la peinture de son âme à la peinture du sujet58 », et les muscles hypertrophiés de ses ressuscités traduisent son angoisse démesurée face à un Dieu vengeur dont le principal caractère est la « férocité59 ».

Les figures sont toujours les indices d’une disposition intérieure, et l’œuvre tout entière est accordée à un diapason moral qui seul lui permet de toucher profondément l’âme des spectateurs. Stendhal énonce au sujet des peintres italiens une esthétique que l’on connaît mieux par la formule de Baudelaire, grand interprète des trouvailles de l’Histoire de la peinture en Italie : la peinture est une « magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même60 ». Si Stendhal rapproche la peinture de la musique, c’est parce qu’il la conçoit comme une composition lyrique, renvoyant avant tout à l’intimité du créateur. Il théorise la modernité romantique : « Le ton fondamental de l’art romantique », note en effet Hegel, « du fait que l’âme, pour s’y exprimer, ne cesse de fouiller

                                                                                                               

48. Ibid., p. 136.

49. Ibid., p. 185.

50. Ibid., p. 133.

51. Ibid.

52. Ibid., p. 228.

53. Ibid., p. 134.

54. Stendhal, Suites et Compléments de l’Histoire de la Peinture en Italie, OEuvres complètes, Mélanges, IV, Peinture- Musique, Genève, 1972, Cercle du Bibliophile, t. 48, p. 33.

55. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 226.

56. Ibid., p. 133.

57. Ibid., p. 447.

58. Ibid., p. 403.

59. Ibid., p. 134.

60. Baudelaire, L’Art philosophique (1868), Œuvres complètes, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléïade, Paris, 1975, t. II, p. 598.

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dans ses profondeurs les plus intimes, est de nature musicale et, vu le contenu précis de la représentation, lyrique61 ».

Dans l’ouvrage de Stendhal, le contenu lyrique de la peinture correspond parfois, comme celui de la poésie, aux tourments amoureux de l’artiste : « Travailler pour un artiste […], ce n’est presque que se souvenir avec ordre des idées chères et cruelles qui l’attristent sans cesse62 ». Celui-ci fait alors de son amour le matériau même de sa peinture, mêlant l’objet de sa passion à ses couleurs. Stendhal apprend alors à son lecteur à reconnaître les obsessions du peintre au cœur de ses compositions : Raphaël aurait peint sa sublime Sainte Cécile en s’inspirant des traits de sa maîtresse la Fornarina63 – on sait aujourd’hui que ce mythe romantique ne se fonde sur aucune réalité -, tandis que Frère Philippe, ne pouvant approcher des religieuses qu’il aimait, se consolait en peignant leur portrait : « Il passait les jours et les nuits devant son ouvrage, et, faisant la conversation avec le portrait, il cherchait quelque soulagement à sa peine64 » - cette anecdote relative à Filippo Lippi est avérée, quoique ce dernier ait fini par considérer que sa douleur ne pouvait être véritablement apaisée que par l’enlèvement de l’une de ces religieuses bien-aimées, la jolie Lucrezia Buti.

Le livre de Stendhal n’a donc pas pour objet de noter les caractères des œuvres picturales, mais de faire connaître au moyen de la sympathie celui des artistes : « En même temps qu’elle goûte le charme de son tableau, l’âme sympathise avec l’artiste65 ». Le beau a pour fonction de conduire le spectateur vers l’âme du créateur. De ce fait, la place de l’amateur de peinture n’est plus du côté de l’œuvre finie, comme expert ou comme acheteur, mais en amont, du côté de la création. La dévaluation des critères techniques du jugement esthétique fait désormais de tout amateur passionné un artiste en puissance. En effet, écrit Stendhal, « tous les hommes doués de quelque curiosité, et qui ont senti vivement l’empire de la beauté, auraient pu devenir artistes66 ». L’amateur sensible, mais inapte à donner forme à ses pensées, est ainsi bien plus proche de l’artiste que les « ouvriers sans âme » qui triomphent dans les purs « mécanismes » de la taille du marbre, du dessin ou de la versification67, car la nature de la création n’est pas technique mais spirituelle.

L’éducation proposée dans l’Histoire de la peinture en Italie s’apparente enfin, à bien des égards, à une initiation. Stendhal l’athée décrit en effet l’expérience de la peinture comme une expérience mystique. Il compare l’émotion esthétique à l’entrée dans un « sanctuaire68 » que les sots ne peuvent « profaner69 ». L’amateur de peinture y communie avec des êtres spirituels et y éprouve des « sentiments divins70 » proches de l’extase. Comme celui de l’église ou de la prière, l’espace sacré de la peinture est un « refuge ouvert aux cœurs infortunés71 », où l’on reçoit « un baume sur des chagrins cruels72 ». Stendhal transpose                                                                                                                

61. Hegel, Esthétique, op. cit., t. II, p. 271.

62. Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 163.

63. Ibid., p. 162.

64. Ibid., p. 139.

65. Ibid., p. 155.

66. Ibid., p. 162.

67. Ibid.

68. Ibid., p. 70.

69. Ibid., p. 165.

70. Ibid., p. 71 et p. 149, note.

71. Ibid., p. 70.

72. Ibid., p. 165.

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même dans le domaine de l’esthétique la doctrine protestante de l’electio, en destinant son livre à un petit nombre d’élus touchés par la grâce de la peinture.

« Pauci vero electi73 »

Affirmer l’autonomie du jugement esthétique implique pour l’historien de l’art de se désolidariser d’une partie des spectateurs. Fonder le goût sur la sympathie nécessite de rompre avec les lecteurs qui ne se sentent pas touchés par celle-ci. Stendhal souhaite ainsi prendre ses distances avec le « vulgaire74 » - « Odi profanum vulgus75 », inscrit-il en exergue du troisième livre de son ouvrage consacré à la vie de Léonard de Vinci -, avec les cœurs froids et les « pédants », qui « ne trouvent que des plaisirs de vanité là où nous trouvons mille plaisirs tendres76 ». Alors que les traités d’esthétique classiques commencent souvent par insister sur leur portée universelle, Stendhal incite au contraire la plus grande partie du public à ne pas lire son ouvrage : « Quelques personnes penseront comme moi sur cet ouvrage sublime de Léonard de Vinci, et ces idées paraîtront recherchées au plus grand nombre ; je le sens bien. Je supplie ce plus grand nombre de fermer le livre77 ». Son objectif est paradoxalement de restreindre le plus possible le cercle de ses lecteurs. Depuis toujours Stendhal sait qu’il ne doit écrire que pour un « public choisi et peu nombreux78 ». Il reconnaît d’abord cette démarche chez les grands musiciens, qui « créent d’abord pour eux-mêmes, puis pour leurs semblables, pour ceux qui […] sont organisés comme eux79 ». Puis il la prête au grand peintre, qui crée « pour plaire aux âmes faites comme la sienne80 ». Stendhal dédie alors le second tome de l’Histoire de la Peinture en Italie « To the happy few81 » : à l’« heureux petit nombre », traduit-il dans une lettre à Louis Crozet82. La formule, empruntée au second chapitre du Vicaire de Wakefield de Goldsmith, deviendra comme on sait l’envoi d’ouvrages ultérieurs - les Promenades dans Rome, le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme.

Ces lecteurs élus sont jeunes, et modérément riches. Ils appartiennent à « cette partie du public qui a moins de trente-cinq ans, plus de cent louis de rente, et moins de vingt mille francs83 ». Ils sont cultivés, aiment la poésie de Virgile, du Tasse, de Gray, et les tragédies de Shakespeare. Ils n’ont pas besoin d’avoir appris les principes du goût dans des manuels de peinture. Il leur suffit de posséder, comme les Italiens du quinzième siècle, « la partie principale du goût, celle qui peut les suppléer toutes, et qu’aucune ne peut remplacer, je veux dire la faculté de recevoir par la peinture les plaisirs les plus vifs84 ». Il leur suffit d’aimer la                                                                                                                

73. Ibid., p. 400.

74. Ibid., p. 161.

75. Horace, Odes, III, 1. Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 171.

76. Stendhal, Journal, 28 juillet 1816, op. cit., t. I, p. 960.

77. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 184.

78. Stendhal, Journal, 31 décembre 1804, Œuvres intimes, op. cit., t. I, p. 167.

79. Stendhal, Vie de Haydn, Œuvres complètes, Genève, Cercle du Bibliophile, 1970, t. 41, lettre XXII, p. 241.

80. Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 160.

81. Ibid., p. 162, note.

82. Stendhal, Lettre à Louis Crozet, 28 septembre 1816, Correspondance générale, édition établie par Victor Del Litto, Paris, Champion, 1998-1999, t. II, p. 705.

83. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 162, note.

84. Ibid., p. 70.

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peinture avec passion, et d’avoir parfois l’âme « transportée de cette fièvre d’amour pour le beau et la volupté, que l’approche de l’Italie donne aux cœurs nés pour les arts85 ». Ces lecteurs élus ne sont pas seulement des esthètes passionnés ; ce sont aussi des « âmes sensibles86 », capables de sympathiser avec les figures, des « âmes tendres87 », capables d’être émues par les passions de l’artiste : « Si j’espère être lu, c’est par quelque âme tendre, qui ouvrira le livre pour voir la vie de ce Raphaël qui a fait la Madone alla seggiola, ou de ce Corrège qui a fait la tête de la Madone alla scodella88 ». Ces lecteurs élus doivent pouvoir aimer les personnages imaginés par les peintres : « Il aimera ce jeune homme à genoux avec une tunique verte dans l’Assomption de Raphaël. Il aimera le religieux bénédictin qui touche du piano dans le Concert du Giorgion. Il verra dans ce tableau le grand ridicule des âmes tendres : Werther, parlant des passions au froid Albert89 ». Ils doivent même comprendre que ces figures expriment la douleur du génie confronté à la médiocrité. Alors ces lecteurs élus deviendront les frères spirituels et bien-aimés de l’auteur : « Cher inconnu, et que j’appelle cher parce que tu es inconnu, livre-toi aux arts avec confiance. L’étude la plus sèche en apparence va te porter, dans l’abîme de tes peines, une consolation puissante90 ». Stendhal écrit en réalité son Histoire de la peinture pour nouer une amitié virtuelle et intime avec un lecteur qu’il se propose de réconforter et d’aimer.

Une écriture cryptée

Pour préserver de la profanation cet hortus conclusus où advient la communion des âmes, Stendhal élabore une écriture cryptée, fondée sur la digression, mais aussi sur la marginalité et sur l’opacité. Il déplace presque systématiquement ses professions de foi esthétiques les plus audacieuses ou ses aveux les plus intimes dans l’appareil de notes, comme si seul un lecteur conduit par l’amour était autorisé à comprendre sa pensée dans sa globalité.

Il suggère par ailleurs l’émotion que produisent sur lui les œuvres d’art au moyen de citations poétiques qu’il ne traduit jamais. L’expression « suave et mélancolique » des figures de Léonard ne peut être transcrite que par un vers de la Jérusalem délivrée : « Qualche cosa di flebile et di soave spirava in lei91». La mélancolie de la Cène rappelle à l’auteur un vers de Gray : « Now fades the glimmering landscape on the sight92 ». L’inhumanité de Michel-Ange ne trouve d’équivalent discursif que dans les mots de Lady Macbeth : « I fear thy nature ; / It is too full o’the milk of human kindness / To catch the nearest way93 ». Enfin, l’effet de la peinture du Corrège est précisé par un vers de Virgile : « Quis enim modus adsit amori94 ? » Outre le fait que ces citations poétiques soulignent la fonction lyrique de la peinture, ces xénismes ont une fonction apotropaïque. Ils abritent à l’intérieur du sanctuaire pictural, dont                                                                                                                

85. Ibid., p. 252.

86. Stendhal, Lettre à Louis Crozet, 28 septembre 1816, Correspondance générale, op. cit., t. II, p. 705.

87. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 71.

88. Ibid., p. 164.

89. Ibid.

90. Ibid., p. 164-165.

91. « Un je ne sais quoi de plaintif et de suave respirait en elle ». (Citation approximative de l’octave 66 du chant 12 de la Jérusalem délivrée.) Ibid., p. 159, note.

92. « Maintenant s’efface à nos yeux le paysage faiblement éclairé ». Ibid., p. 184, note.

93. « Je crains ta nature ; elle est trop pleine du lait de bonté humaine pour prendre le plus court chemin. » Shakespeare, Macbeth, I, 5. Ibid., p. 368.

94. « Car quel terme peut-il y avoir à l’amour ? » (Virgile, Bucoliques, II, 68). Ibid., p. 149, note.

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l’inviolabilité est renforcée par une barrière linguistique, l’attendrissement excessif, la fascination inavouable pour l’horreur sublime, ou le rêve d’amour le plus secret. Ils filtrent l’accès à la sensibilité brûlante de l’historien, et protègent le bonheur céleste que produit la contemplation de la peinture.

L’Histoire de la peinture en Italie est donc un traité du goût romantique dans lequel il n’est question ni de dessin, ni de couleur, ni de texture, parce que la peinture y est définie comme un art symbolique et lyrique. C’est un traité destiné par nature à être lu par un petit cercle d’élus touchés par la grâce de la peinture italienne et de l’écriture stendhalienne. C’est enfin un traité qui se situe à la croisée des arts, car il définit par anticipation l’esthétique romanesque de Stendhal. « Dans les autres », écrit-il à la fin du premier volume, « nous ne pouvons estimer que nous-mêmes […]. Désormais les jugements des artistes sur les ouvrages de leurs rivaux ne seront pour moi que des commentaires de leur propre style95 ». L’Histoire de la Peinture en Italie est un essai de définition, par anticipation, d’un style romanesque en germe. Le principe majeur de l’art pictural – l’« expression » - sera aussi celui qui régira sa création : « A mes yeux », écrit-t-il en 1835, « la première qualité, de bien loin, est d’être expressif96 ». Stendhal écrira comme il pense que Raphaël peint : l’apparence physique de ses personnages sera toujours l’indice de leur vie intérieure. Ses romans seront aussi de la

« morale construite », dont la principale beauté sera « l’analyse du cœur humain97 ».

                                                                                                               

95. Ibid., p. 235.

96. Stendhal, Souvenirs d'égotisme (1832), Œuvres intimes, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléïade, 1982, t.

II, p. 491.

97. Ibid., t. II, p. 513.

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