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Entretien avec Eugène Green

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Entretien avec Eugène Green

(27 octobre 2013)

Fabien Gris

§1 En entretiens, vous citez souvent deux écrivains : Flaubert et Mallarmé. Vous avez même plaisamment affirmé que ce dernier était, selon vous, le véritable inventeur du cinématographe (voir Le présent de la parole). Entre les deux média, la littéra- ture et le cinéma, quels ponts envisagez-vous ? Séparez-vous radicalement les deux formes d’expression dans votre manière de les appréhender ou voyez-vous une réelle continuité de l’une à l’autre dans votre approche ?

Eugène Green

§2 Je crois que toute forme d’expression artistique possède sa spécificité. Faire de la littérature consiste à créer une réalité – non forcément dans un sens “naturaliste”

— avec la parole. Le cinéma, en revanche, crée une réalité avec des fragments captés du monde matériel. Toutefois, comme je l’ai expliqué dans certains écrits, quand il a été inventé à la fin du XIXe siècle, le cinématographe représentait en quelque sorte un équivalent de la parole telle qu’elle avait existé depuis l’origine de l’homme jusqu’à la fin du XVIIe européen, et pour cette raison je le définis comme : la parole faite image. Par ailleurs, entre d’une part un film de fiction, et d’autre part un roman, un poème narratif, ou une pièce de théâtre, il existe comme point commun le fait que toutes ces formes racontent une histoire. En ce qui concerne ma pratique personnelle, quand j’écris un texte littéraire, j’essaie de le faire exister par la parole seule, en donnant à celle-ci, malgré les pressions du monde dans lequel nous vivons, sa triple fonction ancienne, à savoir être un signe désignant un élément du monde ou un concept (mot), un “corps” ayant une existence physique indépendante exigeant l’incarnation humaine (parole), et le lieu d’une énergie spirituelle (verbe ou logos). Quand je fais un film, j’essaie d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le cinématographe.

§3 F. G. Parmi la plupart des écrivains-cinéastes actuels, vous avez la particularité de ne pas vous auto-adapter. En avez-vous eu la tentation et, plus généralement, pourquoi refusez-vous le procédé de l’adaptation filmique de textes littéraires ? Toutefois, la plupart de vos films entretiennent des rapports étroits avec des textes littéraires : Flaubert, Guilleragues, Chrétien de Troyes. De même, vos personnages sont souvent de grands lecteurs, ils ont toujours un livre à la main. Comment la littérature intervient-elle dans votre travail cinématographique, en amont de vos projets comme pendant les phases du scénario et du tournage ?

E. G. D’une manière générale, je ne crois pas à “l’adaptation”, car le principe même nie la spécificité des arts. Quand un roman est “adapté” en film, les gens disent que l’adaptation est “fidèle” si, après avoir visionné le film, ils ont l’impres- sion d’avoir lu le roman, en faisant moins d’effort que si leurs yeux avaient parcouru les pages du livre. L’année dernière j’ai relu Il gattopardo du Prince de Lampedusa, et j’ai revu le film de Visconti, qui m’a semblé complètement inutile, car ce n’est qu’une mise en images littérales et académiques de ce qui est, hors de toute mode, un des meilleurs romans européens du XXe siècle. En plus, Visconti a laissé de côté les deux derniers chapitres, qui donnent tout son sens au livre, de sorte que son film, qui n’est qu’une série d’innombrables détails fidèlement reconstitués, ressemble à ces “états restaurés” des monuments antiques que les

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étudiants des beaux-arts faisaient au XIXe siècle. Toutefois, je pense qu’un cinéaste peut trouver dans ses lectures, comme dans toute autre expérience, une possible source d’inspiration. Mais dans ce cas, même s’il décide de raconter l’histoire qu’il a lue dans un roman, il doit le faire d’une manière qui soit personnelle et cinématographique, et s’il y réussit, il ne s’agira pas d’une “adaptation”. Comme la littérature constitue une partie essentielle de mon expérience humaine, il est évident qu’elle est présente dans mon travail de cinéaste, mais non pas d’une manière volontaire ou consciente. La même chose vaut pour les arts visuels et la musique, qui sont aussi très importants pour moi. Il est vrai que je n’ai jamais, auparavant, cherché à “adapter” mes textes de fiction au cinéma, mais il se trouve qu’actuellement je suis en train de faire deux exceptions. D’une part, j’écris le scénario d’un moyen-métrage qui s’inspire d’un conte non encore publié, Arraina, et d’autre part j’ai rédigé le projet d’un scénario d’après mon roman La communauté universelle. Mais il s’agit dans les deux cas d’histoires que, dans un premier temps, j’avais songé à traiter sous forme cinématographique ; par ailleurs, dans le cas du conte, je me rends compte à quel point il est difficile de concevoir des images qui traduisent, dans leur propre langage, ce qui était raconté par la parole.

§4 F. G. Vous avez commencé par écrire des pièces de théâtre, en lien avec vos mises en scène de pièces baroques avec votre troupe, le Théâtre de la Sapience. À la suite de cela, vous avez poursuivi avec des formes courtes : des poèmes et des contes. Pourquoi la venue au roman (La reconstruction en 2008) a-t-elle été si tardive pour vous ? Cela tient-il à des raisons poétiques – une “gêne technique” à l’égard du roman ?

E. G. En fait, j’écrivais des textes romanesques depuis longtemps, mais comme vous l’avez deviné, j’éprouvais, à l’égard du roman, une “gêne technique” que je cherchais sans cesse à surmonter. Ce qui me dérangeait, c’était la présence de l’auteur dans la littérature narrative. À vrai dire, cette présence a toujours existé, depuis Homère, mais avant le XIXe siècle elle restait discrète et en général s’identi- fiait et se circonscrivait elle-même, tandis qu’avec Balzac elle devient envahissante, et aboutit, au XXe siècle, à l’auto-fiction. Un artiste a nécessairement une forte personnalité, mais la création artistique, pour moi, doit être un acte d’amour, et donc un dépassement de soi. Depuis La reconstruction, publié il y a seulement cinq ans, je suis arrivé à trouver des moyens pour raconter une histoire, sous forme romanesque, sans être directement présent.

§5 F. G. Dans vos œuvres romanesques, comment faites-vous pour garder à distance le “réalisme” et le “psychologisme” que vous dites abhorrer, distance sans doute plus facile à maintenir au cinéma ?

E. G. La réponse à cette question est un peu la suite de la précédente. Pour éloigner la psychologie et la morale, j’utilise diverses techniques. L’une est la description objective de ce que verrait un œil extérieur d’un point de vue précis (ce qui est, bien sûr, cinématographique). Une autre est l’utilisation d’un langage qui est “littéraire” par sa simplicité, sa concision, et son respect de certaines contraintes grammaticales, dans des situations où ce type d’expression n’est pas “réaliste” : elle permet d’exprimer la réalité des sentiments, tout en gardant une distance par rapport à la vie quotidienne, et ainsi, comme l’image cinématographique, elle permet au lecteur d’apercevoir des choses qui demeurent cachées dans la “réalité”.

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§6 F. G. Dans un geste que l’on dirait volontiers bressonien, vous avez rapidement accompagné votre pratique cinématographique d’une théorisation importante (Présences ; Poétique du cinématographe). Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de doubler vos films par ce type de discours ? Envisageriez-vous, de façon analo- gue, de proposer une réflexion théorique qui accompagnerait vos romans ?

E. G. J’ai voulu faire des films depuis l’âge de seize ans, mais je n’ai jamais trouvé le moyen d’entrer dans cette voie. Pendant trente ans j’ai donc réfléchi sur la nature du cinéma, et comment faire de sa spécificité une expression artistique.

Quand enfin, presque par miracle, j’ai eu la possibilité de réaliser mon premier film, Toutes les nuits, j’ai pu mettre en pratique cette réflexion. Cela a donné des éléments de style qui pour moi allaient de soi, mais qui étonnaient les premiers spectateurs, et en présentant le film, j’ai dû expliquer sans cesse pourquoi je filmais de telle ou telle sorte, au lieu de respecter “les règles” du cinéma (que je n’avais jamais apprises). Je me trouvais néanmoins réconforté dans mes choix par le fait qu’ils intéressaient de jeunes cinéastes et des artistes plasticiens. Quand Benoît Chantre, qui avait édité La parole baroque, m’a proposé d’écrire un autre essai, cela est devenu Présences, où je donne une interprétation personnelle de la naissance du cinéma et de sa spécificité. Ensuite, Patrice Rollet m’ayant demandé d’écrire un texte pour le numéro 50 de Trafic, j’ai noté une partie de ma réflexion sous forme de fragments, et finalement je l’ai développée sous forme d’un livre, Poétique du cinématographe. Je ne suis pas tenté d’écrire sur le roman, qui a déjà suscité presque autant de “théories” que d’œuvres. Mais si j’avais le temps, j’aimerais écrire sur le concept général de la “fiction”, car l’une des caractéristiques de notre civilisation actuelle est une condamnation morale de la fiction, tandis que pour moi, c’est la seule forme qui permette aux hommes de chercher la vérité.

J’aimerais aussi écrire sur la poésie car, au fond, tout ce que je fais, artistiquement, y est lié.

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