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AUX MAINS DES " INVISIBLES "

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Academic year: 2022

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AUX MAINS

DES " INVISIBLES "

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DU MÊME AUTEUR AUX EDITIONS DE FLORE :

ÈVE ET LE MONSTRE 150 fr.

(Le Poisson Chinois au Brésil).

LA DAME DE VALPARAISO .. — (Le Poisson Chinois au Chili).

LE TRAIN BLINDÉ N° 4 —

(Le Poisson Chinois se fait rouge).

HÉLÈNE ET LE PIRATE —

(Le mariage du Poisson Chinois).

CINÉ-MURDER-PARTY. —

(Le Poisson Chinois fait du cinéma).

DETTE DE SANG —

(Le Poisson Chinois en Albanie).

MONSIEUR SCRUPULE, GANGSTER.. — (Le Poisson Chinois Pêche à la ligne).

A UX ÉDITIONS SELFT : LE ROMAN DU CIRQUE-AUX-LOUPS :

*LA RONDE DE JOUR ... 220 fr.

**FEUX DE LA NUIT ... 240 fr.

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COLLECTION " SUITES POLICIÈRES "

LES AVENTURES DU POISSON CHINOIS

AUX MAINS DES INVISIBLES "

(Un Poisson Chinois... en Chine !) par

Jean BOMMART

PIERRE HORAY ÉDITIONS DE FLORE

2 2 , p a s s a g e D a u p h i n e , P a r i s - V I

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Copyright by Pierre Horay, Editions de Flore 1951

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I

En ce temps-là, monsieur, j'avais vingt-trois ans.

A Boulogne, où mon père était percepteur, ma jeunesse avait été sans histoire. Bonne éducation classique, ter- minée par le bachot ; deux années de suite j'avais passé mes vacances à Douvres, pour perfectionner mon anglais. Ensuite, j'avais fait mon service militaire à Chartres.

Elève pilote, puis pilote, avec un certain nombre de permissions agréablement passées à Paris, au quartier Latin ; plusieurs de mes camarades boulonnais y conti- nuaient leurs études de droit et de médecine.

Enfin j'étais rentré dans ma ville natale. Je me des- tinais à la banque. Ayant un cousin directeur de la Société Picarde de Crédit, je comptais faire carrière dans cette maison. Mais mon oncle César intervint.

Je ne l'avais jamais vu. Je ne le connaissais, ce frère de ma mère — née Célestine Venot — que par les rares allusions qu'y faisaient de temps à autre mes parents, et aussi par sa photo en saint-cyrien qui se promenait dans la maison.

Je dis « qui se promenait » parce que je l'avais vue un peu partout. Elle m'avait fixé d'un œil béat dans la salle à manger, quand j'y peinais sur mes devoirs de potache. Puis une brouille était survenue entre l'oncle César et ma mère, j'ignore à quel sujet ; la photo avait émigré jusqu'aux cabinets. Elle avait même sombré un an ou deux dans un placard, avant de réapparaître dans la cuisine. C'est que ma mère, sans doute, avait eu un remords d'affection pour l'oncle invisible.

Au retour de mon service militaire, enfin, je l'avais trouvée trônant dans le salon, à la place d'honneur. Et c'est devant elle que ma bonne mère m'avait tenu le dis- cours suivant :

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— Nous ne t'avons jamais beaucoup parlé de ton oncle César, Sébastien... Un brave garçon, au fond, auquel il a manqué un peu de plomb dans la tête... On peut même dire qu'il a gâché sa vie à plaisir, le pauvre homme !

— C'était mon aîné de dix ans. Il a donc, à présent, près de cinquante-huit ans. S'il avait poursuivi sa car- rière militaire, brillamment commencée aux colonies, il serait aujourd'hui colonel ou général. Mais, à trente-cinq ans, il l'a bêtement brisée. — Comment cela ?

— Il s'est très mal conduit avec son colonel, à propos de sa femme.

— La femme de qui ?

— Du colonel. Alors César a donné sa démission, pour pouvoir se battre avec son chef, tu comprends ? En duel !

— Et alors ?

— Eh bien, après, ton oncle est resté aux colonies, à faire je ne sais trop quoi. A Madagascar d'abord, puis à Singapour et en Chine. Il n'a jamais remis les pieds ici.

Cela me privait de ne pas le voir, mais... On savait cette lamentable histoire à Boulogne ; son colonel était justement de Wimereux. Quel scandale affreux ! Tu penses, c'était un Babrin de Womécourt, une famille très connue dans la région... Le colonel a dû démis- sionner aussi, après le divorce. — Tiens ! Pourquoi donc ? — A cause du prestige. Figure-toi que ton oncle et lui s'étaient battus au sabre, comme des sauvages. Et que César lui avait coupé une oreille. — Oh ! oh !

— Le désastre était complet ! Comment veux-tu qu'un officier — .même un Babrin de Womécourt — espérât passer général avec une oreille en moins ? Surtout que tout le monde savait...

— Evidemment, évidemment... Mais où est-il, à présent, mon oncle César ? — A Canton, dans la Chine du Sud. Conseiller — je ne sais pas quels conseils il peut leur donner ! — de plu- sieurs grosses affaires, paraît-il. Et justement il t'aurait trouvé une place.

— Une place ? En Chine ?

— Oui. Ton père et moi nous avons beaucoup hésité avant de t'en parler, Sébastien. Les appointements que cite César sont énormes, mais...

Je passe, monsieur, sur les discussions familiales qui

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s'ensuivirent. Au fond, depuis mon stage d'aviateur à Chartres, la perspective de vivre à Boulogne m'enthou- siasmait peu.

Toujours est-il que trois mois après je voyais s'élever sur la mer le rocher de Hong-Kong, avec ses buildings.

Et que le lendemain, à l'aube, une ville immense m'ap- paraissait sur la berge de la rivière des Perles : Canton, capitale de la Chine du Sud.

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II

Sous le soleil déjà éblouissant, les quais grouillent d'une multitude bicolore : Chinois en noir, et Blancs... en blanc.

Le fleuve est couvert d'embarcations ventrues, baro- ques, jonques et sampans, sur lesquelles s'agitent sans hâte des familles de bateliers. Une puanteur intolérable,

— où domine le relent de graisse frite, spécifique de la cuisine chinoise, — monte des flots boueux du Si-Kiang.

Le Winnipeg lâche encore deux coups de sirène. Les derniers bachots s'écartent avec des vociférations aiguës, au moment où l'étrave va les couper en deux. Ses amarres lancées, le paquebot accoste avec précaution ; un torrent d'écume sale refoulé par les hélices balaie son flanc.

« Ho ! » A deux mètres du « pier », une horde de coolies à demi nus bondissent, retombent sur le pont avec une clameur féroce. Plusieurs manquent leur coup et s'en- gouffrent dans la ruelle d'eau entre le navire et le quai, menacés d'écrasement. Personne ne s'en soucie. Leurs camarades se disputent nos bagages à coups de poing.

Puis la passerelle glisse. Aussitôt, c'est une ruée sau- vage. Il semble que la frénésie des porteurs gagne les passagers. Après un voyage de trente jours supporté avec patience, ils n'entendent pas perdre une minute pour débarquer.

Moi non plus. A l'entrée de la passerelle, je coince adroitement ma valise entre la croupe d'une grosse dame et deux jeunes Anglais qui chargent comme des rhino- céros, enfonçant les côtes à grands coups de coude avec un entrain magnifique et des « Sorry... Oh, sorry ! » d'une exquise politesse. Ils se croient certainement à une partie de rugby.

La valise me remorque ainsi jusqu'au quai, où un essaim de femmes charmantes, glapissant des « hello » de bienvenue, agitent leurs mouchoirs, soutenues par un chœur nostalgique de tireurs de pousse.

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Je cherche mon oncle César parmi les Européens en blanc ou kaki. Je ne vois que figures anglaises extati- ques dont le regard bleu pâle m'effleure avec indifférence. Soudain, un petit monsieur se dirige vers moi. Il porte un veston d'alpaga noir, un panama, une canne de jonc à pomme d'or et un sourire affable : — Oui. — Sébastien Cordier ?

— Bonjour, Sébastien. Enchanté de te voir. Boa voyage ? — Excellent, mon... mon oncle.

Il m'embrasse sur les deux joues à la manière de Boulogne, abat sa canne sur le maigre derrière d'un esco- griffe jaunâtre qui essaie de m'arracher ma valise et ajoute :

— Sortons de cette cohue ! J'ai un taxi.

La surprise me rend muet. Ce n'était pas ainsi, du tout, que je me représentais l'oncle César ! La photo du fier saint-cyrien gardien de mes veilles studieuses ne faisait guère pressentir ce petit homme rabougri, vêtu en retraité de banlieue. Pantalon de flanelle grise, gilet de toile, veston d'alpaga et col dur. Parfaitement : véri- table col dur de l'espèce carcan, avec deux pointes à peine cassées encadrant la pomme d'Adam ! Il n'est pas beau, mon oncle César. Il n'est même pas laid, de cette laideur puissante ou distinguée qui éveille l'intérêt et fait se demander quelle âme peut avoir sculpté ainsi le visage. Non, il est... Comment dire ? Il est « miteux ». Un front quelconque ; des sourcils épais, irréguliers, blondasses ; le nez fin, mais sinueux, fâcheusement retroussé en bas avec un petit air farceur ; une bouche moyenne, aux lèvres molles. Le menton maigre pointe en galoche sous une moustache désolante en crins raides, embroussaillés, brûlés du côté gauche et roussis par le tabac, si bien qu'on se demande leur couleur originelle.

Un vénérable taxi Ford nous reçoit sur sa banquette tendue de velours rouge. Mon oncle me dévisage avec affection :

— Tu ressembles à ta mère. Elle va bien, Célestine ? — Très bien, mon oncle.

— Parfait. Tu vas t'installer chez moi, dans la cham- bre d'ami. J'ai une petite villa, assez confortable. — Quelles belles maisons ! On se croirait à Paris.

— Oui, c'est le quartier européen : Shameen. Toutes les banques sont ici. — Ah ! Et... Où est la mienne ?

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— La tienne ?

Oncle César a tiré de sa poche de veston une blague à tabac usée et malpropre, en faux daim, et s'apprête à rouler une cigarette. Il se frotte le nez avec la main qui tient la feuille de Job gommé ; puis il avoue :

— Ma foi, mon garçon, je suis un peu ennuyé. La boîte où je t'avais trouvé une place a fait faillite il y a huit jours. Mais je t'en trouverai une autre. — Oh !

— Ne te frappe pas. Ce n'est ni le travail ni l'argent qui manquent, ici... Tu as, je suppose, un vêtement de soirée quelconque ?

— Un smoking noir et un « spencer » blanc.

— Alors, tout va bien ! Il y a un bal cet après-midi chez une de mes amies américaines. Je te présenterai tout de suite à Nangis, un gros banquier, à qui j'ai rendu service. Il trouvera quelque chose. — Très bien, mon oncle.

Mais je ressens un petit froid dans le dos. César Venot ne semble pas homme à avoir des relations brillantes.

Dans quelle banque de quinzième ordre va-t-il me fourrer ?

Du coin de l'œil je le regarde curieusement. L'oncle Venot a un museau de furet ou de belette. La peau du visage est cireuse, craquelée de petites rides comme un vieil ivoire. Les yeux sont brillants, gris d'acier, d'une vivacité qui contraste avec les gestes des mains, lents et minutieux. Mon oncle fume sans arrêt des cigarettes bossues qu'il roule avec une volupté visible. Le tabac égalisé, le rouleau de tabac tassé, ses doigts jaunes serrent dessus le papier d'un coup sec. Aussitôt après il lèche la marge d'un rapide coup de langue et relève des yeux satisfaits sur le monde extérieur.

Le monde extérieur, pour l'instant, est purement euro- péen. Un quartier de villas entourées de jardins, troué de belles avenues asphaltées s'ouvre devant nous. On se croirait à Paris, du côté du Ranelagh.

— Wellesley Road ! annonce César Venot. Nous voilà chez nous, mon garçon.

La vénérable voiture s'arrête devant un pavillon en briques, précédé d'un porche de trois marches flanqué de deux géraniums en pots. La porte s'ouvre : une grosse négresse paraît, souriant de toutes ses dents et faisant des plongeons.

— Je te présente Véronique, ma cuisinière.

Trois pas encore et je m'arrête, ébahi, dans une petite salle à manger Henri II. Le buffet s'étale dans toute sa

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gloire, portant un samovar de cuivre bien astiqué. La cheminée exhibe un bronze presque Barbedienne : une Jeanne d'Arc levant les yeux au ciel. Au-dessus, une pho- tographie de ma mère sourit dans un cadre en peluche.

Deux fauteuils Voltaire portent des appuie-tête d'un blanc éclatant ; la fenêtre, des aspidistras. Le parquet est ciré comme un miroir ; sur la table deux cafés au lait fument dans d'immenses bols blancs. N'était la négresse cuisinière, je me croirais à Boulogne.

Justement celle-ci reparaît portant une assiette :

— Pour fêter monsieur Sébastien, j'ai fait des pets- de-nonne, monsieur.

— Parfait, Véronique !

Des pets-de-nonne ? Mon oncle César déplie sa ser- viette et demande :

— A propos, et les Barberoux ? Ils vont bien ? La cousine Léonie souffre-t-elle toujours de ses rhu- matismes ?

Il se met à passer en revue la famille. J'ai l'impression que c'est lui qui arrive de Chine et que ma mère et mon père vont entrer avec ses valises. Les murs sont tendus de papier à fleurs, épinglé de photographies. Sur l'un des fauteuils dort en boule un chat gris. — Véronique a oublié le sel, déclare César Venot.

Veux-tu le prendre dans le tiroir du buffet, derrière toi ? Je tire le battant au-dessous.

— Non, dans le tiroir de gauche. En bas, c'est mon arsenal !

J'ai une seconde d'étonnement. Sur la planche, soigneu- sement calée avec des chiffons, repose une superbe carabine à viseur optique, flanquée de deux gros pistolets : l'un browning, l'autre parabellum. L'oncle César re- marque ma surprise :

— Oui, je devrais mettre ça ailleurs que dans le buffet. Mais alors, on oublie de l'entretenir, et les belles armes se piquent. Je les astique chaque premier du mois, mon garçon. — Parfaitement, mon oncle.

César Venot me considère avec affection, hochant la tête à petits coups. Le chat bouge, s'étire, vient vers nous en bâillant. Mon oncle le saisit et le met dans son giron. Puis, caressant les oreilles pelées de l'animal :

— Eh bien ! Sébastien, je suis content de toi. Tu m'as l'air solide et bien bâti. J'écrirai mes compliments à ta mère.

— Merci, mon oncle.

— Tu sais l'anglais, à ce qu'il paraît ?

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— Presque couramment. J'ai fait deux séjours en Angleterre.

— Parfait. Je te présenterai ce soir à la dame patro- nesse la plus influente de l'endroit : lady Rackham. — Bien, mon oncle.

— Je ne sais comment tu te figures Canton. C'est quelque chose comme un Paris composé de trois ou quatre petites villes de province. Chacun vit dans une société fermée et se donne le luxe de mépriser les voisines.

La plus « chic » est l'anglaise, incontestablement. La plus active, au point de vue affaires, est l'américaine. Fille d'un quincaillier de l'Ohio, lady Rackham a épousé un Ecossais de noble race. Très influente donc, dans les deux sociétés anglo-saxonnes. Cultive-la un peu. Parle-lui de ses crèches chinoises. Elle donne dans la philanthropie. — Très bien, mon oncle.

— Ici, plus encore qu'à Boulogne, la réussite est affaire de relations. Tu es un garçon correct, bien élevé, instruit, pas trop brillant. Ne fais pas d'imprudences ni d'étincelles. Surtout, ne te lie pas avec n'importe qui...

Tu me sembles timide ?

— Mais non, mon oncle.

— Si, si, tu l'es... Ne le nie pas ! Eh bien, exagère encore ta réserve. En milieu anglais, il est bon d'avoir l'air un peu gourmé. Surtout quand on n'a pas la chance de descendre en droite ligne de Guillaume le Conqué- rant ou d'avoir passé sa jeunesse à chasser au renard. — Je suis aussi pilote-aviateur. César Venot fit la moue :

— C'est moins bon que champion de cricket, mais c'est utile, à condition de ne pas trop s'en vanter... Tu supportes bien le whisky ?

— Mais... je crois, mon oncle...

— C'est un grand point. On n'est vraiment considéré comme un « gentleman » qu'après deux ou trois cuites en bonne compagnie, réalisées avec une correction absolue. — Excuse-moi de te donner ces conseils, mon garçon. Il a un gros soupir et ajoute : Mais l'expérience m'a enseigné qu'ici comme ailleurs, le succès couronne les vertus moyennes. L'homme le plus hardi et le plus intelligent du monde est handicapé par rapport à l'imbécile qui n'a qu'une seule qualité : la prudence... N'est-ce pas, maître Miton ? Il tire légèrement l'oreille du chat. Est-ce une allusion à celle du colonel Babrin de Womécourt ?

Malgré ma curiosité, je n'ose aborder ce sujet. Mais, franchement, il me déçoit, l'oncle César.

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III

En franchissant le seuil de l'hôtel Raffles, sur le

« Bund », je me fais l'effet d'une jeune fille à marier.

L'oncle César a choisi la fleur — ni trop grosse, ni trop petite, ni trop ébouriffée — dont s'orne mon spencer blanc. Lui-même porte l'habituelle queue-de-pie noire à cravate blanche, un peu démodée de forme. Sa désas- treuse moustache roussie dépare fâcheusement l'en- semble.

Il se hâte vers une dame majestueuse, à figure cheva- line, qui trône au milieu d'une sorte de cour, fait un plongeon et lui adresse la parole en excellent anglais.

Lady Rackham me gratifie d'un sourire aimable et tend une main osseuse avec indifférence. Elle ajoute, tandis que j'y pose ma moustache en brosse :

— Je sais déjà, monsieur Cordier, que le Winnipeg a fait une bonne traversée. Mon neveu, le lieutenant aviateur Percy Wires, s'y trouvait avec vous.

— Vraiment ? Je regrette vivement de ne pas lui avoir été présenté, madame. Je m'intéresse beaucoup à l'aviation et je crois avoir entendu parler de lui à ce sujet.

— Réellement ? Percy, venez ici. Permettez-moi de vous présenter M. Cordier, qui a voyagé avec vous sur le Winnipeg.

— Oh, comment allez-vous ?

— Comment allez-vous ?

Je serrai avec affection — et la figure extatique — la main d'un grand gaillard aperçu de loin sur le bateau.

D'assez loin : j'étais en seconde classe, lui en première.

Et son nom m'était, bien entendu, tout à fait inconnu.

Un remous d'invités nous sépara la seconde d'après.

— Parfait, fit mon oncle en me tirant par le coude.

Dans cinq minutes, tu aborderas de nouveau ce Percy.

Attends-moi là.

Les basques de son habit flottant, César Venot glissait entre les groupes, serrant ou baisant les mains, faisant

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des plongeons. Je ne pus retenir un soupir. Qu'il y avait loin de ce petit monsieur courbé et souriant, stra- tège mondain, au gaillard qui coupait des oreilles au sa- bre de cavalerie pour l'amour d'une femme ! Après tout, rien ne prouvait que cette histoire n'eût pas été inventée de toutes pièces par ma bonne et romanesque mère... Je promenai un regard effrayé sur les cohortes d'invi- tés qui se ruaient vers la maîtresse de maison ; puis je me laissai glisser sur l'aile vers le buffet. Quelques peaux jaunes, hommes et femmes, spencers blancs, robes dé- colletées de couleurs douces... Le coup d'œil n'était pas désagréable. Mais l'idée de me lancer dans ce monde inconnu me glaçait. Mon oncle avait mis le doigt sur une tare secrète : j'étais, de nature, un timide. Assez fier d'avoir « bluffé » lady Rackham, je considérais cette vic- toire sur ma sauvagerie foncière comme suffisante. Seul, je me serais retiré, la conscience satisfaite. — Voici, fit la voix de mon oncle. J'ai ramassé quel- ques tuyaux. Il était près de moi, griffonnant sur un petit carnet rouge, un lorgnon de fer en équilibre sur le nez, auquel il tenait par un mince pli de peau.

— Le Percy Wires est pilote de l'armée anglaise, en congé. Il vient ici essayer un avion de bombardement Curtiss, arrivé de San Francisco. C'est un prototype destiné à l'armée chinoise, ou peut-être japonaise. En théorie à la chinoise, bien entendu... Wires a déjà fait un raid de Londres aux Indes. Rien d'extraordinaire, mais grande publicité dans les journaux anglais. Non seulement neveu de lady Rackham, mais fiancé à Mil- dred Stepney dont le père est officier adj oint au consul d'ici. Voilà.

— Merci, mon oncle, fis-je, égayé.

— Puisque tu es de la boutique, parle-lui de son raid aux Indes. — C'est cela. Mais... C'est elle !

— Qui donc ?

Je restai muet de surprise. Dans un groupe de nou- veaux arrivants, un peu en arrière, une jeune fille en- trait. Une Chinoise. Elle portait une robe-chemise très pure de ligne, d'un tissu d'argent ; et son visage, sous des bandeaux noirs lisses relevés en coques derrière les oreilles, je le connaissais.

Je le connaissais si bien ! Mon cœur se mit à battre la charge ; le sang me monta à la figure. Une joie sou- daine m'emplissait la poitrine. Je fis deux pas rapides vers elle. Mais César Venot m'accrocha le bras :

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— Voyons, Sébastien ! Qui connais-tu ici ?

— Cette jeune fille, mon oncle, là-bas... en robe d'argent fendue au genou. La Chinoise... Je l'ai vue au Quartier latin il y a trois ans. — Hein ?

— Oui ! Elle s'appelle Nioka Liou-Feng ! Je voulus m'élancer, mais mon oncle me tenait soli- dement.

— Un instant, mon garçon. Tu la verras plus tard.

Le ton de César Venot me surprit. Il ota son lorgnon d'un geste rapide, le glissa dans son gilet et, sans lâcher mon bras :

— Viens dans ce coin. Explique-moi comment tu l'as connue. J'ai d'abord cru que tu faisais erreur. Toutes les femmes jaunes se ressemblent. Mais le nom est exact. — Vous la connaissez, mon oncle ?

— Un peu, mon neveu.

Je le regardai avec inquiétude. César Cenot était déroutant. Il avait des inflexions ironiques, entre cuir et chair, qui laissaient perplexe son interlocuteur. La seconde d'après, le ton était redevenu sérieux.

— Raconte-moi donc ça ! C'est important pour toi.

— Une fille épatante, mon oncle ! Pendant mon ser- vice à Chartres, j'allais à Paris presque tous les diman- ches. Un camarade, étudiant en médecine, me l'a pré- sentée un jour, au « Soufflot »... Nous avons parlé, lon- guement. Je l'ai revue cinq ou six dimanches de suite. Nous étions devenus si bons amis !

— Ouais ! fit César Venot.

— Je vois ce que vous pensez, mon oncle. Eh bien, c'est vrai, j'ai failli aimer cette fille ravissante. Je suis même sûr maintenant que je l'aimais... Mais je n'ai jamais osé le lui dire. Il y avait quelque chose en elle...

quelque chose de mystérieux, d'étrange, de respectable.

Le flirt était un jeu de politesse mondaine qu'elle accep- tait. Sans plus : jamais je n'ai surpris le moindre geste, le moindre sourire autorisant une déclaration. Une intelli- gence vive, ouverte. Une beauté radieuse, calme, sûre d'elle-même. Mais les sens bouchés, le côté sentimental profond fermé, inaccessible. Deux ou trois fois, j'ai essayé de glisser un mot tendre, un vrai. La réponse était un demi-sourire, un signe de tête de remerciement. Et elle parlait d'autre chose.

J'eus un énorme soupir.

— Fichtre ! fit César Venot.

Je le regardai de travers. Mais si l'exclamation était

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ironique, mon oncle avait l'air soucieux. Et il ajouta aussitôt :

— C'est embêtant. Parce que c'est la maîtresse de Nangis. — Qu'est-ce que vous dites ?

D'un seul coup, le sang me refluait au cœur. Je cher- chai des yeux la ligne d'argent que faisait la robe de Nioka. Elle avait disparu. Je répétai, les lèvres molles, une lassitude soudaine dans les jambes : — Qu'est-ce que vous dites, mon oncle ?

— Je dis que c'est la bonne amie de mon ami Nangis.

Ça a l'air de te frapper, mon pauvre Sébastien. Mais, à ton âge, tu n'as pas fini d'avoir des surprises avec les femmes... Tiens, assieds-toi. Si j'avais pensé que ce dé- tail pût t'affecter à ce point... Il hocha la tête. Je me sentais incapable de prononcer une parole, mais il répondit à mes pensées : — Oui, c'est de notoriété publique. Seulement on se demandait, ici, où il avait déniché cette petite mer- veille. Je ne parle pas de son minois bien chiffonné, la beauté étant affaire éminemment subjective. Mais du fait que cette bizarre petite bonne femme sache si bien le français... Elle était depuis longtemps à Paris ? — Et comment ont fini vos relations ? — Deux ans, je crois. Elle faisait sa médecine.

— J'ai été consigné un dimanche. Nous avions ren- dez-vous au Louvre, pour voir une collection. Et, le di- manche d'après, un camarade m'a dit qu'elle avait été rappelée en Chine. Son père était mort.

— Quelle date ?

— Je ne sais pas. Il doit y avoir trois ans à peu près.

— Tiens, tiens... Cela concorde... Alors ce que ra- conte Nangis serait vrai ?

— Quoi donc ?

— Eh bien, la même chose ! Il prétend qu'elle est fille d'un général chinois, mort il y a précisément trois ans, et d'ailleurs parfaitement inconnu. — Mais oui, elle me l'a dit !

— On croyait que c'était une blague, et qu'il l'avait trouvée simplement dans... Enfin, peu importe. C'est curieux.

— A Paris... Je vous jure qu'elle était irréprochable ! Elle avait dix-sept ans. Je restais affalé sur ma chaise, écœuré par un immense dégoût. La foule épaissie des invités bourdonnait autour de nous. La musique jouait un fox-trot que personne ne dansait. La sueur coulait dans mon faux-col. L'oncle

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César méditait, m'étudiait de ses yeux gris. Puis il fouilla les basques de son habit trop large et en tira une ciga- rette,, qu'il tripota un instant, l'air désemparé. Enfin, avec un soupir : — Une belle saleté !

— Quoi ?

— Je parle de ces cigarettes à la machine. Mais on ne peut pas rouler une cigarette ici. Ça aurait l'air vul- gaire.

Je me levai avec résolution.

— Où vas-tu ?

— La voir, mon oncle.

— Assieds-toi ! Reste tranquille. Il prenait à certains moments un ton sec d'une auto- rité surprenante. Je me laissai retomber sur ma chaise. — Ecoute, mon petit. Nous nous trouvons subi- tement devant une situation délicate, et même très déli- cate. Ta carrière, ici, dépend de la manière dont tu auras débuté. Aucune banque anglaise ou américaine solide ne t'engagera avant que tu aies une certaine expérience du travail en Chine, que tu sois « dégrossi » par la pra- tique des affaires. Or Nangis peut te prendre avec lui. Il s'interrompit pour allumer sa cigarette avec un vieux briquet fumeux, sordide, qui répandait une odeur à soulever le cœur. Je l'écoutais, plein d'espoir. Entrer chez Nangis, c'était me rapprocher de Nioka... — Nangis, continua Venot, est un gros requin spé- cialisé dans le trafic avec les banques purement chinoises.

La boîte est parfaite pour entraîner un débutant. Mais l'individu est jaloux comme un tigre, et dangereux. Affamé d'argent comme un caïman, et, pour terminer les comparaisons zoologiques, aussi dépourvu de scru- pules qu'une vipère à cornes. Te voilà prévenu ? — Parfaitement, mon oncle.

— Donc, au moindre soupçon de flirt avec Nioka, il te flanquerait à la porte ! Dans de telles conditions, sois sûr qu'aucune autre, ici, ne s'ouvrirait devant toi. Nangis

« s'arrangerait pour »... A moins qu'il ne préfère t'expé- dier dans l'autre monde, simplement. — Hé, hé !

— Il n'y a pas de « hé ! », mon cher ! A Canton, on trouve 100.000 coolies prêts à risquer leur tête pour mille dollars chinois : c'est le prix courant d'un coup de couteau. — Donc, réfléchis sérieusement ! Si cette fille ne t'est pas complètement indifférente, mieux vaut chercher une autre situation. Inutile de risquer une catastrophe bête, et sans remède.

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— Dois-je dire que je l'ai rencontrée à Paris ?

— Sûrement pas ! Cela suffirait à mettre Nangis en méfiance. De son côté, j'espère que la petite sera pru- dente. Elle ne va pas te sauter au cou ? — Oh non ! D'ailleurs...

J'eus un ricanement. Maintenant, la jalousie me mor- dait. Elle, acoquinée avec ce bandit, cet escroc !

— Bon, fit Venot. Nous allons liquider l'affaire tout de suite. Je te présente à Nangis, sans rien demander pour toi. Tu causeras avec cette charmante enfant comme si tu ne l'avais jamais vue. Ça m'étonnerait qu'elle parle du quartier Latin. Si elle le fait, bonsoir, nous cherche- rons une autre boîte pour tes débuts... Allons-y ! Je le suivis, à regret. Cette confrontation décisive, je la redoutais, à présent. Mais justement un homme grand et fort, à figure rouge et vulgaire, se dirigeait vers nous :

— Bonjour, Venot !

— Bonjour, Nangis ! Je vous présente mon neveu Sébastien Cordier, arrivé ce matin même par le Winnipeg. — Enchanté, monsieur Cordier. Vous arrivez pour la saison chaude.

Je marmottai je ne sais quoi. Ce Nangis était un assez bel homme, mais avec des yeux louches, à la fois agressifs et inquiets, de faux monnayeur. Un nez fort et coupe- rosé. Des lèvres assez grosses, sous une moustache brosse à dents grise, découvrant des dents aurifiées, bien plan- tées. Vigoureux, la poignée de main énergique. Il me fouilla d'un regard aigu de ses prunelles jaunes et se re- tourna : — Nioka !

Elle s'approcha, d'une démarche nonchalante et ba- lancée sans excès, un sourire mondain mécanique sur les lèvres. Je guettais ses yeux ; aucun éclair en m'aper- cevant, rien. Nangis l'attira par le bras, d'un geste presque brutal : — Je te présente M. Cordier, neveu de Venot, que le Winnipeg nous a apporté ce matin. Et se retournant vers moi, brusquement :

— M Liou-Feng, fille du général... J'ai à vous parler, Venot. Il prit mon oncle par le bras et s'éloigna avec lui.

Je restai muet devant Nioka. — Enchantée de faire votre connaissance, monsieur.

Vous arrivez pour la saison chaude. — Mais oui, mademoiselle.

Je la dévorais des yeux. Elle n'avait pas changé. Seu-

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lement à Paris elle portait un tailleur gris, avec un ra- vissant et absurde petit chapeau quartier d'orange comme on les aimait à l'époque. Ici, elle avait des che- veux de laque noire, lisses, les épaules nues, un collier de brillants magnifiques autour du cou. Et le corps serré, moulé jusqu'au-dessus des seins par un fourreau d'argent. Une sorte d'idole hiératique, mystérieuse ; avec le regard que je connaissais si bien ! Filtrant à travers les cils, il semblait toujours fixer quelque chose derrière vous, au delà. Un menton de petite fille ; une bouche d'enfant, dessinée au rouge mandarine. Bien ou vertes, les paupières n'étaient pas asiatiques ; mais les pommettes ocrées, saillantes et rapprochées, l'étaient. ainsi que nez fin et droit — de chat. Et aussi ce f ont large, légè- rement bombé, qui fait les visages mongols triangu- laires.

Elle coula un regard à droite, un à gauche, sans bou- ger un cil, balança sur sa poitrine un éventail de nacre et murmura :

— Je ne vous ai jamais vu ; je ne vous connais pas...

Entendu ?

Une vague de joie, de nouveau, dans ma poitrine. Elle aurait pu faire semblant de ne pas me reconnaître. Elle ne l'avait pas voulu. Il y avait un secret entre nous ; presque une complicité. Et je répondis doucement, ten- drement : — Entendu.

— Vous êtes de passage à Canton ?

— Non, mademoiselle. J'espère que j'y suis pour long- temps. Enfin mon oncle m'y cherche une situation, dans la banque. — Dans la banque ?

Elle eut un regard étonné. Elle retenait une question que je devinai :

— J'ai fait mon service militaire dans l'aviation, made- moiselle. Mais mes parents n'ont pas voulu que je reste dans le métier. Alors mon oncle m'a appelé ici... J'en suis absolument ravi !

La dernière phrase, enthousiaste, ne concordait guère avec les précédentes. Elle murmura d'un ton neutre : — M. Venot a bien fait. Vous verrez que la vie est assez agréable à Canton. — Vous sortez beaucoup, mademoiselle ?

— Rarement. On m'a dit qu'il y avait une chanteuse russe excellente à la Sarcelle Bleue, une boîte du Bund...

Parlez-vous anglais ? — Presque couramment.

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Les Enquêtes de M. Gilles Jacques Decrest

de

Hasard Les Trois Jeunes Filles de Vienne Les Chambres sans serrures Le Rendez-vous du Dimanche soir La Petite Fille de Bois-Colombes

Fumées sans feu L'Oiseau Poignard L'Homme de Trois Nuits

Les Pistolets Solitaires A PARAITRE La Vérité du Septième Jour

Les Aventures du Poisson Chinois

de

Jean Bommart

Ève et le Monstre La Dame de Valparaiso

Le Train blindé n° 4 Hélène et le Pirate C i né- M u rder-Party Dette de Sang Mr. Scrupule, Gangster

A PARAITRE : Le Tueur Tabou

Romans de Mystère

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Pierre Véry

Mr. Malbrough est mort Le Gentleman des Antipodes

L'Inspecteur Max A PARAITRE : Clavier Universel

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