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Paul Valéry et l'architecture

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Paul Valéry et

l’architecture

traduction française Patricia SIGNORILE

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ABREVIATIONS ET SIGLES UTILISES

Pour les citations extraites des Œuvres, 2 volumes, Gallimard, La Pléiade, 1957 et 1961, nous abrégeons par Œ. I, pour le tome I, et Œ. II, pour le tome II.

En ce qui concerne les Cahiers, fac-simile, tome I à XXIX, C.N.R.S., 1957-1962, préface de Louis de Broglie, nous avons indiqué le numéro du volume suivi de la page concernée. Ci-dessous sont précisées les années réunies dans chaque tome.

I (1894-1900) II(1900-1902) III (1903-1906) IV (1906-1913) V(1913-1916) VI (1916-1918) VII (1918-1921) VIII (1921-1922) IX (1922-1924) X (1924-1925) XI (1925-1926) XII (1926-1928) XIII (1928-1929) XIV(1929-1931) XV (1931-1932) XVI (1932-1933) XVII (1933-1935) XVIII (1935-1936) XIX (1936-1937) XX (1937-1938) XXI (1938-1939) XXII (1939-1940) XXIII (1940) XXIV (1940-1941) XXV (1941-1942) XXVI (1942-1943) XXVII (1943)

XXVIII (1943-1944) XXIX (1944-1945)

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SOMMAIRE

I. Paul Valéry l’iconoclaste

1- L’écriture comme architecture sans fin ou comment penser et parler architecture ? 2- Le cadre de l’expérience architecturale

3- « Table rase » du passé

4- Les Cahiers : une architecture souterraine 5- L’œuvre et les personnages iconiques II. Valéry témoin et juge du monde moderne 1- Le scepticisme critique

2- Ecrire l’architecture /Architecturer l’écriture

3- Le geste architectural comme « travail sur soi-même » 4- Le temple, le monument

III. Le cadre philosophique de la modernité et le changement de paradigme 1- Crise de la conscience

2- Crise de l’esprit 3- Habiter la ville

4- Ambivalence de la modernité.

5- Expérience du choc : la métropole au début du XX°

IV. La traversée du visible 1- Position de Valéry

2- Perret et Valéry : frères spirituels ?

3-Tradition-Modernisme-Postmodernisme ou l’éclectisme de Valéry entre épistémologie moderne et ontologie postmoderne

4- Immobilité et Mobilité

V. « L’homme est la mesure de toutes choses » 1-Regarder

2-Les trois catégories

3-L’ornement comme réponse au vide 4- L’architecte et l’ingénieur

5- La logique critique

VI. Le parti-pris pour l’architectural 1-Le paradigme

2-Perspectives : l’imposture d’une culture urbaine 3- Réapprendre à donner le lieu

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Paul Valéry et l’architecture

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« […] tout est bâti », Paul Valéry, Cahiers, XII, 38, CNRS, Paris, 1957

« Le moderne se contente de peu », Paul Valéry, Tel Quel, Gallimard, Paris, 1960

« Le néo-rationalisme, celui que je crée, s’il n’existe pas, ne consiste pas dans une croyance à explication par notions et concepts -mais plutôt au rejet de tout dessein d’explication universelle-

et il se borne à chercher une expression aussi pure que possible » Paul Valéry, Cahiers, XIII, 619, CNRS, Paris, 1957

« Le moderne est autosuffisant : chaque fois qu’il apparaît, il fonde sa propre tradition », Octavio Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde, Gallimard, Paris, 1967

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I. Paul Valéry1, l’iconoclaste

1-L’écriture comme architecture sans fin ou comment penser et parler architecture ?

Penser les crises qui affectent inexorablement la modernité occidentale - ou pour plus d’exactitude « les modernités » - n’est possible qu’à l’aune de trois dimensions indissociables, et dans lesquelles se développent ces crises : le politique, l’urbanisation et le système de valeurs.

Mais, paradoxalement, tenter de la ou les penser, consiste aussi à commencer par imaginer une modernité autre activée par la poussée démographique, la concentration et la dilution urbaine, la destruction et la reconstruction des villes, la domestication de l’énergie, la circulation rapide des flux et des personnes.

C’est dans ce contexte initial du changement lié à la modernité, celui que l’on appelle aujourd’hui

« la mondialisation », et dont Paul Valéry a entrevu quelques conséquences peu de temps après la Première Guerre mondiale2, qu’il faut comprendre, non seulement, l’importance du contenu des feuillets inédits qui concernent l’architecture, mais aussi, la récurrence paradigmatique de cet art dans toute l’œuvre publiée de cet écrivain, qui a assisté à l’émergence de la ville moderne.

D’autre part, ce phénomène qui conduit aujourd’hui à un processus de modernisation planétaire initié en Europe occidentale aux alentours de la Renaissance et qui a conduit à la révolution industrielle, puis à l’expansion universelle du capitalisme, a été spectaculairement accompagné par des guerres destructrices, l’idéologie et la dynamique d’un projet de la modernité qui dénote et atteste précisément de la mythification politique du devenir technologique et économique de celle-ci. Bien sûr, il est évident que « les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes de premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. Tout est venu à l’Europe et tout en est venu ou presque tout. »3. Dès lors, dans ce panorama de la modernité circonscrit par un espace géographique, l’Europe, comment comprendre le processus architectural ? Comment rendre compte de ce qui est à la fois expérience perceptive, projet artistique, développement technologique, commande, décision d’urbanisme et choix politique?

Les quelques feuillets inédits4 qui font l’objet de la présente publication, ne sont pas isolés par leur teneur, les thématiques qui y sont abordées sont récurrentes. Il s’agit, en vérité, dans l’œuvre

1. Paul Valéry, qui se considérait comme « la greffe » d’un « langage français sur un bois italien », est né à Sète, le 30 octobre 1871. Sa mère Marie-Françoise Alexandrine Fanny est la fille d’un notable génois nommé Consul d’Italie dans l’Hérault.

2. Œ I, Variété, « Essai quasi politiques », p. 988, La pléiade, Gallimard, Paris, 1975.

3. Œ I, Variété, « Essai quasi politiques », p. 995, op. cit.

4 . Les analyses lapidaires des Cahiers et des feuillets qui relèvent aussi bien de l’essai philosophique, de la critique littéraire que du texte autobiographique récusent le découpage institutionnel des connaissances relatives à l’architecture. Valéry, comme Benjamin ou Wittgeinstein, est l’un de ces penseurs dont l’œuvre, atypique, ne se soumet pas à la classification. De plus, la transversalité du discours et la difficulté d’accès aux textes fondateurs renforcent les obstacles pour un public large. Les Cahiers ont été réédités par le CNRS en un fac-similé (29 volumes). Aujourd’hui, après une édition abrégée et très utile dans la bibliothèque de la Pléiade (2 vol.) par les soins de Judith Robinson, les Cahiers font l’objet d’une édition critique chez Gallimard (Collection blanche).

Ces Cahiers n’ont pas été rédigés en vue d’être publiés. Néanmoins, Valéry en diffusait des fragments tels que : Suite, Cahier B 1910, Analecta, Tel quel…. Il n’appréciait pas les systèmes qui résolvent, concluent et figent. Les

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globale de cet écrivain, d’une entreprise audacieuse pour donner des cadres à une philosophie de la conception et de la réception ; à l’évolution de la modernité en général et, surtout, à la transformation et à la modification, peut-être définitive, du potentiel mental et sensible de l’individu contemporain de la première moitié du XX° siècle et du siècle suivant.

2- Le cadre de l’expérience architecturale

Lorsque Simmel estime que la vie urbaine engendre une « intensification de la stimulation nerveuse » en raison du « changement rapide et ininterrompu des stimuli externes et internes » et que la « concentration rapide d’images changeantes, le brusque écart dans le champ du regard, l’inattendu des impressions qui s’imposent » développe chez les citadins une « attitude blasée », mais aussi, une « indifférence aux différences des choses »5, Valéry constate également que

« nous autres modernes, nous sommes forts peu sensibles. L’homme moderne a les sens obtus… ; (celui-ci) est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin d’excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d’émotions brèves et bestiales. »6

À propos de la critique radicale de l’industrialisation de la culture et de l’instrumentalisation de la raison, Simmel développe une théorie de la modernité qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de son pouvoir suggestif. Il en est de même pour la dimension critique de la réflexion valéryenne7 qui est proche, en règle générale, de celle des théoriciens de l’école de Francfort quels que soient les sujets abordés et qui consiste à déconstruire et à remodeler toutes les convictions. Valéry comme Benjamin8 assimile la barbarie moderne à l’éclatement de l’expérience et de la sensibilité liée à la modernité et à laquelle l’esthétique du « choc » semble répondre. Puisque, « la beauté est une sorte de morte, la nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs de choc l’ont supplantée »9. Les notions sur lesquelles se fonde le travail de l’architecte vont faire partie d’un examen minutieux que ce soit la relation de l’architecture avec l’espace, la lumière, l’urbanisme et la transformation de la ville, le rationalisme technique, l’ornement, le beau, les matériaux, le poïen...

Il s’agit donc de cette entreprise étendue et critique que relèvent les Cahiers, et c’est avec des outils empiriques que l’écrivain aborde ce domaine jusqu’à faire surgir une véritable « pensée plastique de l’espace ». « Espace vrai », « culture de l’opérateur », « espace architectural »,

« espace géométrique », « espace corporel », « regard », « théorie des points de vue »,

pages des Cahiers contiennent des lignes de force. Cette entreprise de décodage du livre appartient à chaque lecteur et à ce qu’il y recherche.

5. Georg Simmel, « The Metropolis and Mental Life », réédition in Art inTheory 1900-2000, Malden, Oxford, 2003, p.132.

6. Œ I, « La politique de l’esprit », p. 1037, op. cit.

7. Pour Valéry « Construire en prose - par division des membres du discours. - Définition - Lemme, Axiome, Théorème etc - Ceci ressemble à la division de l’édifice, colonne, architraves, entablement, corniches » (1921-1922, C VIII, 375). Les Cahiers sont le lieu d’une longue analyse de la puissance de l’intellect, des mouvements de la cognition et de ses formes d’expression. L’égotisme valéryen est une méthode où le moi est éclaté, pris comme objet, disséqué et confronté à lui-même.

8. L’intérêt de Walter Benjamin pour Valéry est apparu dès 1925 à la lecture de Variété et d’Eupalinos ou l’architecte.

9. Œ I, Variété, « Léonard et les philosophes », p. 1240.

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« implexe »10 sont autant de catégories qui démontrent que la création s’accompagne forcément de la conception et d’un projet. Si la première relève de l’inspiration, la seconde est intelligible.

De là, découlent plusieurs registres d’interrogation : quel est le processus de la conception ? En quoi est-il différent de la perception ? Existe-t-il un type de formes qui correspondrait à des aspirations communes stables ?

La recherche valéryenne va mettre en évidence une « science de la conception et du projet » qui parcourt par périodes à la fois l’Œuvre et les Cahiers, et cette activité est commune au peintre, à l’architecte, au musicien, à l’écrivain mais aussi à l’ingénieur. De là, s’impose une esthétique de la force et de la forme de la rhétorique architecturale. La recherche de Valéry s’attache à décrire l’entrelacement de l’activité de conception avec celle des pratiques techniques et artistiques. Il s’agit d’une réflexion de toute première importance. Cet écrivain est le témoin privilégié de l’histoire du Mouvement Moderne Architectural et Urbain de la première moitié du XXe siècle.

Son questionnement s’effectue donc face aux utopies sociales et urbaines de la modernité, fruit de la rencontre avec des architectes d’avant-garde comme Auguste Perret, Tony Garnier, Le Corbusier et d’autres architectes qui partagent la conviction que l’architecture et l’urbanisme modernes peuvent contribuer à un monde meilleur. Les interrogations et le diagnostic valéryen réfléchissent les ambivalences de cette modernité porteuse d’une promesse d’émancipation mais aussi lourde de menace, de régression. La pensée singulière de Valéry s’élabore dans une confrontation directe et sensible des formes culturelles11 et constitue une des premières analyses lucide de la culture de masse. C’est en partant des « manifestations du visible » qu’il devient selon lui possible de déterminer la place qu’une époque occupe dans le processus historique.

En effet, « […] combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ? […] Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière »12. Mais la crise qu’il a expertisée est le symptôme même de la modernité pour la simple raison qu’elle est porteuse de la contradiction qui hante le projet de celle-ci, lequel se fonde de façon grandiloquente sur les victoires du progrès. C’est dans ce contexte, à la fois local et global, que Valéry porte un regard sur la création architecturale.

3- « Table rase » du passé

Paul Valéry connu, en règle générale, comme le poète auquel on doit Le Cimetière marin et La Jeune parque ainsi que de nombreux textes contenant des formules incisives, est non seulement, l’un des esprits scientifiques les plus aiguisés de son époque - à ce titre, il a été l’interlocuteur privilégié d’Albert Einstein, de Louis de Broglie ou encore de Raymond Poincaré -, mais surtout, la réflexion sur l’acte de construire est le noyau même de sa pensée, le paradigme. Eupalinos, Amphion, Orphée fondent la galerie des figures emblématiques de la mythologie de l’œuvre au même titre que Léonard de Vinci , M. Teste ou Emilie Teste. « Cet esprit ne fait aucun effort

10. Pour l’analyse de ces concepts, je renvoie le lecteur à : Patricia Signorile, Paul Valéry philosophe de l’art, Vrin, Paris, 1993.

11. Ces recherches s’apparentent à celles qui seront conduites par Kracauer, Adorno et Horkheimer sur la

« dialectique de la raison », c’est-à-dire le diagnostic d’un basculement de la rationalité dans la barbarie.

12. Œ I, Variété, « Essais quasi politiques », Première Lettre, p. 994.

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pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage, ou, différemment, au trajet de l’onde lumineuse »13. Tout au long de sa vie Valéry ne cessera pas de méditer sur l’acte de construire, l’espace, le temps, le corps. L’image traditionnelle d’un Valéry apôtre d’un classicisme à la française se dissout rapidement. « […] le plus difficile problème de l’architecture comme art (est) la prévision de ces aspects indéfiniment variés »14. L’architecture du château de Versailles « ne (lui) plaît pas.

Aucune relation forme-matière-membres-décor. Cela s’impose comme masse - mais point d’organisme. »15

D’autre part, dans ses Cahiers, Valéry fait table rase de toutes ses certitudes, pulvérise la doxa, désarticule le langage et combat la modernité de son époque à l’aune d’une autre plus radicale qu’il ne cesse de construire. Son projet trouve des échos dans ceux de Mach, Wittgenstein et Musil. « Je travaille », écrivait-il, « pour quelqu’un qui viendra après ». « Je me juge moi-même assez différent du personnage littéraire qui porte mon nom, et qui est l’œuvre de mes œuvres », écrivait-il à Jean Paulhan en concluant : « en un mot pour moi, l’objet essentiel ne fut pas une oeuvre à faire, ce fut l’éducation de l’auteur. Ceci est la clef. Je n’ai pas varié dans ce sentiment depuis ma vingtième année »16. Mais les Cahiers, représentent aussi un immense carnet de gouaches et de dessins.

4. Les Cahiers : une architecture souterraine17

Durant toute sa vie et sous la forme de « Cahiers »18 écrits et dessinés chaque matin rituellement, dès l’aube, Paul Valéry a non seulement modifié la nature du travail philosophique mais, de plus, il a eu conscience très tôt de l’aspect inédit de sa démarche19. A l’inverse du philosophe hégélien qui médite, le soir venu, Valéry pense le matin, quand l’aube se lève20.

Pendant cinquante ans et jusqu’à six semaines avant sa mort, il a consacré trois à quatre heures par jour à ces Cahiers qui ne contiennent pas un journal intime, ni des confessions. Ce n’est que

13. Œ I, Variété, Théorie poétique et esthétique, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », p. 1196, op. cit.

14. Œ I, Variété op. cit. supra, (ajout marginal), p. 1189.

15. XXIII, 475.

16. Cf. Michel Jarrety, Paul Valéry, Fayard, Paris, 2008.

17. Cf. Théodor Adorno, Notes sur la littérature, « Les écarts de Valéry », trad., S. Müller, Paris, Flammarion, 1984, pp. 101 à 139. « Le champ de la réflexion de Valéry a aussi trente ans d’avance sur celui de l’art contemporain. » Op.

cit. p. 110.

18. Il est possible de comparer cette recherche avec celle des Recherches philosophiques, second grand ouvrage de Wittgenstein, (publié en 1953 à titre posthume). Si ce livre inaugure un style philosophique entièrement inédit, l’auteur interroge essentiellement les tendances et tentations constitutives de nos habitudes de pensée, révélant ainsi les usages communs de langage qui leur donnent un sens.

19. I, 65 « Je présente ces travaux comme une tentative, et, cette tentative même comme le signe de l’étonnement que j’ai eu lorsque je me suis aperçu qu’on ne l’avait pas encore tentée ». Par ailleurs, le thème de l’architecture trouve un traitement théorique et systématique dans ses écrits, certaines notes, remarques et lettres qui laissent voir l’importance qu’il lui accordait. Cf. également : « j’ai passé ma vie à me faire des définitions », XIII, 35.

20. Tous les matins, de 1894 jusqu’à sa mort en 1945, Valéry se lève entre quatre et sept heures du matin et consacre la matinée à rédiger. Il espère trouver un système dans ce labyrinthe de fragments dont il n’a jamais fait un tout. Il a ainsi recouvert - environ - 261 cahiers de formats divers, soit plus de 26.600 pages et de nombreuses feuilles volantes (les inédits de la présente publication en font partie).

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très rarement que le lecteur y trouve des mentions relatives à des événements de sa vie quotidienne. Il s’agit plutôt d’un « journal de bord », un journal d’analyse et d’auto-analyse, un

« journal de l’esprit », un « Album d’idées », une « autodiscussion infinie ». Tantôt le texte écrit

« tâtonne » au travers des méandres de la langue, d’autres fois il s’agit de brouillons, d’ébauches, d’essais, d’esquisses, d’exercices, de gymnastique mentale. L’ensemble est souvent agrémenté de dessins. En fait, il s’agit d’un laboratoire mental. L’écrivain y conduit des recherches sur le fonctionnement de l’esprit, du langage, de l’art, et la chose cherchée compte moins que le processus même de la recherche : « sur ces cahiers, je n’écris pas mes “opinions” mais j’écris mes formations » ; « je sens toutes ces choses que j’écris ici, ces observations, ces rapprochements, comme une tentative pour lire un texte, et ce texte contient des foules de fragments clairs. L’ensemble est noir » ; « seule la recherche vaut la peine. Immense ». Valéry conçoit celle-ci comme un outil indispensable. Le but est d’aller jusqu’au bout, « to go to the last point ». Il consacre tous ses soins à cette démarche d’un esprit « affecté du mal aigu de la précision » et « tendu à l’extrême du désir intense de comprendre ». Il cherche à renforcer le pouvoir de l’esprit sur lui-même, la littérature et la poésie21 n’étant à ses yeux qu’une des applications possibles de ce pouvoir.

Par conséquent, chez Valéry, ni son œuvre, ni sa vie ne peuvent se comprendre, si ce n’est en fonction de ces Cahiers qui constituèrent une réserve de textes et d’idées, une sorte de « base de données personnelles » où il puisa tout au long de sa vie. La réflexion sur l’architecture n’y déroge pas. Elle est à la fois constituante et constitutive de la recherche et de la méthode.

L’écrivain, tel Léonard de Vinci l’un de ses modèles, a cherché, sous des formes différentes, dans son œuvre, ses Cahiers, ses feuillets, ses dessins, quelles pouvaient être les chances d’une pensée qui, bien qu’inspirée par le désir de construire et orientée vers le monde des artefacts matériels, ne serait pas captive des seuls mots d’ordre de l’industrie et de l’idéologie ingénieuriale. Il s’est tourné vers l’architecture comme modèle en raison de la tradition intellectuelle et artistique qui la caractérise, et du lien qui unit, à chaque époque, la production du bâti à celle de la conception de l’espace public.

5. L’œuvre et les personnages iconiques

« L’architecture a tenu une grande place dans les premières amours de (son ) esprit. »22 Par ses biographes, on sait que lycéen à Montpellier, ses deux ouvrages préférés sont la Grammaire de l’ornement par Owen Jones et le Dictionnaire raisonné de l’architecture française, par Eugène Viollet Le Duc. En 1887, c’est l’architecte Giuseppe Parodi qui l’initie à la compréhension des vieux quartiers gênois. Trois personnages iconiques dans son œuvre représentent l’architecte : Orphée, Eupalinos, Amphion.

21. « Je suis un poète qu’une grande partie des choses réputées poétiques touche peu et ennuie. Il m’est arrivé de m’en servir mais à regret […]. Ce qui me communique l’état chantant, je l’ai trouvé en général bon pour moi seul et changé en observations privées » XV, 875. Par ailleurs, Valéry déclare « je n’ai pas de souvenirs d’enfance. En somme le passé est pour moi aboli dans sa structure chronologique et narrable. J’ai le sentiment invincible que ce serait perdre mon temps que de retrouver le temps perdu. » Œ.I, Introduction biographique, p.60.

22. Œ. II, Pièces sur l’art, « Histoire d’Amphion », p. 1277.

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En 1891, c’est Orphée par le son de sa flûte qui charme les pierres et leur donne le mouvement pour les amener à édifier le temple. Si le Paradoxe sur l’architecture, publié dans l’Ermitage est dédié à Claude Moreau et Bernard Durval (pseudonymes de Pierre Louys et d’André Gide), Valéry confie à Henri Mazel, directeur de la revue, que le texte est « excentrique, et quelque peu stupéfiant ». Déjà, celui-ci contient les prémisses paradigmatiques des idées valéryennes, combinant architecture, musique et poésie. Plusieurs paragraphes font, d’ailleurs, penser à l’architecture Art Nouveau qui est celle de Chicago, Bruxelles, Paris et inévitablement aux noms d’architectes comme Sullivan, Horta, Guimard qui ont puisé leur inspiration chez Owen Jones et Viollet Le Duc. Le paradoxe sur l’architecture semble annoncer et décrire la dynamique qui les anime, il y est question d’intelligence mathématique mais aussi de « nervures incurvées », d’« arcs », de « verrières ». Mais, Valéry fut en même temps un constructeur, plus précisément l’architecte d’une « méthode » (et non pas d’un système) comme moyen d’investigation. En cette matière, Léonard de Vinci fut son modèle. N’a-t-il pas le premier réuni d’une manière remarquable l’esprit scientifique et l’esprit artistique, l’un étant inséparable de l’autre ?

« Comment connais-tu ? » est le problème essentiel qu’il se pose. Eupalinos est l’architecte parfait qui n’oublie aucun détail et qui, en plus de la connaissance universelle, est doué d’une lucidité à toute épreuve.

Au début du XX° siècle Valéry se lie d’amitié avec l’architecte Auguste Perret. En 1913, le théâtre des Champs-Elysées est inauguré. Boulogne-Billancourt est alors la ville exemplaire de l’architecture moderne où travaillent Le Corbusier, Auguste Perret, Robert Mallet-Stevens, Pierre Patout. C’est André Morizet, amateur d’architecture et auteur d’un ouvrage consacré à Haussmann, qui est l’initiateur de ces rencontres. Paul Landowsi, sculpteur, reçoit lui-même le premier dimanche de chaque mois. Dans ce salon se mêlent Paul Valéry, Jules Romains, Bernard Grasset, Henry de Montherlant et tant d’autres ; s’y côtoient des peintres, des sculpteurs, des architectes comme Paul Tournon23 et Albert Laprade24. Le « Paris des Salons » est également celui de la politique en même temps que des Lettres et du journalisme. La librairie d’Adrienne Monnier, la « Maison des Amis des livres » est aussi une société de lecture, fondée en 1915 au 18 rue de l’Odéon. Adrienne Monnier y organise de nombreuses séances de lecture. Cette librairie devient le lieu de rencontre de toute l’avant-garde littéraire, fréquentée notamment par Paul Valéry, James Joyce, Ezra Pound, Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, André Gide, Walter Benjamin, Nathalie Sarraute, Valéry Larbaud, André Breton, Jacques Prévert…

Le Cantique des colonnes publié dans le premier numéro de la revue surréaliste Littérature en mars 1919, évoque les colonnes grecques comme filles d’une double perfection celle du corps - en l’occurrence féminin - « […] le mystère de la proportion sensible »25 et celle des mathématiques, pur produit de l’esprit. Dans Mélange, une page en prose décrit la lumière énigmatique de la cathédrale. Ce n’est qu’en 1921 que Valéry fait la synthèse de ses idées à propos de l’architecture avec le dialogue d’Eupalinos qui lui est commandé par une compagnie d’architectes, « en préface à un album de projets et de plans » bien qu’en réalité, il s’agisse davantage d’architecture intérieure. À deux reprises, en 1927 et 1939, il annotera ce dialogue.

23. Cf. pour comprendre les grandes idées de cet architecte : Giorgio Pigafetta, Antonella Mastrorilli, Paul Tournon architecte (1881-1964), « Le moderniste sage », Hayen, Mardaga, 2004

24. Michele Lefrançois, Paul Landowski : L’œuvre sculptée, Créaphis éditions, Paris, 2009, p. 31.

25. IX, 280.

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En 1921, Eupalinos rend compte de son art, d’un point de vue qui n’est pas sans rappeler les grands principes vitruviens. L’architecte est un artiste complet capable de dessiner, de connaître la géométrie, l’optique, la science du calcul, la philosophie, l’histoire… L’œuvre se trouve dans le prolongement de La soirée de Monsieur Teste et de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, comme si elle en était le complément et même l’aboutissement. Dans le dialogue Eupalinos ou l’Architecte Valéry peut faire entendre la « voix plurielle » qui va donner libre cours au développement de sa propre pensée ; la réflexion sur la technique y trouvera place, ainsi que les questions d’esthétique et celles, philosophiques, du pouvoir de l’esprit et de son activité dans la création artistique.

Ces trois œuvres marquent trois formes et étapes d’une même recherche. Le lecteur y rencontre les mêmes thèmes qui s’éclairent l’un par l’autre et se rejoignent. Phèdre présente Eupalinos dans les termes mêmes où l’Introduction présentait un esprit universel. Eupalinos pense comme Teste mais agit comme Léonard de Vinci. L’idée du rapport interactif entre le choix et le faire, entre la chose et le milieu, l’idée de la conception architecturale dans sa composition et son utilité, forment le lien et le réseau de ces trois œuvres.

En même temps qu’il réfute la tradition philosophique, trop fermée dans sa technique spéciale, le Socrate du dialogue fait appel aux mathématiques et d’autre part s’en remet aux artistes conscients des buts et des moyens de leur art. C’est aussi une analyse du paradigme l’architectural entendu comme un exemple privilégié de la communication entre les diverses activités de la pensée. Il s’agit d’une véritable épistémologie de l’art qui est contenue dans les propos d’Eupalinos.

Une lettre à Paul Souday26 en précise le contexte : « j’ai essayé de faire voir que la pensée pure et la recherche de la vérité en soi ne peuvent […] aspirer qu’à la découverte ou à la construction de quelque forme. Je n’oppose pas tout philosophe à l’artiste, mais seulement j’oppose à celui-ci le philosophe qui ne parvient pas à cette forme finie, ou qui ne se doute pas qu’elle seule peut être l’objet d’une recherche rationnelle et consciente. »

En 1931, il fait dire à Amphion, constructeur de Thèbes, « puisque je pensais si librement à tant de choses et, parmi elles, assez souvent à la musique et à cette même architecture, il devait fondamentalement arriver que quelques rapports entre l’une et l’autre vinssent amuser mon esprit »27. L’architecture cette musique « gelée » selon Schelling et « pétrifiée » selon Goethe fait dire à Socrate s’adressant à Eupalinos, « n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? - Ce n’est pas leur destination, ni même leur figure générale, qui les animent à ce point ou qui les réduisent au silence. Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses »28. Dans cet ordre d’idée, le mélodrame d’Amphion représenté pour la première fois à l’Opéra de Paris, le 23 juin 1931, par Ida Rubinstein et sa compagnie de ballets porte à son comble la correspondance de la musique et de l’architecture.

26. Lettres à quelques uns, 1er mai 1923, Gallimard, Paris, pp.146-147.

27. Œ. II, Pièces sur l’art, « Histoire d’Amphion », p. 1279.

28. Œ. II, Dialogues, « Eupalinos », page 91.

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Plus tard, dans une autre lettre29, Valéry écrit : « le nom d’Eupalinos fut pris par moi, qui cherchait un nom d’architecte, dans l’Encyclopédie Berthelot, à l’article « Architecture ». J’ai appris depuis qu’Eupalinos, ingénieur plus qu’architecte, creusait des canaux et ne construisait guère de temple ; je lui ai prêté mes idées. »

Par ailleurs, « la véritable architecture est inséparable de la pierre de taille et de la taille de pierre.

L’art complet de bâtir n’apparaît que dans les constructions, même modestes, qui sont fondées sur la taille et non sur l’emploi des matériaux concrets ou métalliques. Je constate que le ciment et le métal envahissent la place et j’en éprouve du regret »30. Alors, bien sûr, on peut s’étonner du rejet - en termes de résultats - de l’esprit d’expérimentation qui séduisait Valéry à propos de Léonard et qu’il développe dans ses Cahiers. Il va même jusqu’à conclure dans Pièces sur l’art que « peinture et sculpture, […] sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère l’architecture. […], elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. » Pourtant, il écrit dans le Cahier XX, que l’art contemporain porte en lui-même l’espoir de « sauver la perfection - dans le naufrage qu’est le temps moderne (en sauvant) l’idée de perfection - l’idée de durée, de travail aussi beau que l’ouvrage »31. De plus, « l’art de bâtir […] rappelle que rien ne tient par soi-même, et que c’est autre chose d’aimer le beau et de le concevoir et tout autre chose de le faire concevoir »32.

Après la mort de Valéry, c’est un architecte - Auguste Perret, son ami - qui rendra à celui-ci un hommage posthume en écrivant : « en quelques pages Valéry mit l’Architecte à son éminente place, il en fit l’artiste par excellence »33.

II-Valéry témoin et juge du monde moderne 1. Le scepticisme critique

« Il faut reconnaître que le pouvoir de détruire est […] supérieur au pouvoir de construire, car il est en plein accord avec la plus puissante loi du monde »34. Face à ce constat, Valéry avait conscience que « la plus grande liberté naît de la plus grande rigueur », construire est un acte tout autant spirituel que physique. Il s’agit dans l’acte de conception d’une interaction permanente entre l’activité pratique et l’acte théorique, de plus l’architecture devrait rester une activité artisanale structurée par sa propre syntaxe et non perdue dans le labyrinthe d’une accumulation d’expérimentations technologiques.

Dans son Discours de remerciements à l’Académie française en 1927, Valéry analyse la situation du classicisme et du culte de la forme dans la culture française. La forme classique apparaît alors comme l’expression d’une conception critique, une manière de résister à la multiplication et à l’entassement d’objets hétéroclites par accumulation, une exigence de l’esprit :

29. Lettre à H. Dontenvile, datée du 20 janvier 1934, in Lettres à quelques-uns, Gallimard, Paris, 1997, page 21.

30. Œ. II, « Notes », Regards sur le monde actuel, p. 1559.

31. XX, 578.

32. Œ. II, Pièces sur l’art, « Histoire d’Amphion », p. 1278.

33. Paul Valéry vivant, Cahiers du Sud, Marseille, 1946, p. 254.

34. Œ. I, Mélange, « Maléfices », XI, p. 330.

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« je songeais à la singularité de cet art que l’on nomme classique ; je remarquais qu’il commence de paraître aussitôt que l’expérience acquise commence d’intervenir dans la composition et dans le jugement des œuvres. Il est inséparable de la notion de préceptes, de règles et de modèles.

Bientôt j’en vins à m’interroger comment il se faisait que cet art se fût prononcé et particulièrement imposé en France. La France, me disais-je, est le seul pays du monde où la considération de la forme, l’exigence et le souci de la forme en soi, aient existé dans les temps modernes. […] Elle n’admire tout à fait que lorsqu’elle a trouvé des raisons solides et universelles de son plaisir ; et la recherche de ces raisons l’a conduite jadis, comme il arrive d’abord aux anciens, à distinguer très soigneusement l’art de dire du dire même.

[…] Le sentiment et le culte de la forme m’apparurent alors, des passions de l’esprit qui ne se dégagent que de ses résistances. Le doute mène à la forme, me disais-je, en raccourci... »

Ces préceptes valéryens se résument en une intention claire associée à une exigence dans l’exécution. Mais en-deçà, il faut y voir la tradition française d’un scepticisme critique renforcé par la reconstruction des villes, l’exil, les expositions internationales et le cadre européen de l’architecture de la modernité qui aboutit à ce constat. « […] Il eût fallu construire par rue. Unité […]. Il n’y a plus de relation sensible entre forme et matière. Unique effet de masse, de confusion, pas de modulation […]. »35

2- Ecrire l’architecture. Architecturer l’écriture

En philosophie comme en architecture, le problème n’est pas de répondre à une question mais de chercher à en sortir. Philosophe et architecte s’interrogent sur le monde, sur l’habitable, sur le beau, sur la création, sur le style, sur le partage d’émotions et de sensations.

Comme l’a écrit André Chastel36 à propos de Bruno Zevi « tout s’éclaire quand on considère l’art de bâtir comme une spéculation concrète sur l’espace, qu’il s’agit avant tout de définir et de qualifier : chaque style dans l’histoire et chaque œuvre originale apparaissent ainsi comme un moment de la sensibilité “ architectonique ”, que l’homme moderne semble parfois en voie de perdre. » C’est par cette recherche d’une liaison qui doit se pressentir et s’accomplir dans l’intimité de l’artiste, et en quelque sorte dans tout son corps, que l’œuvre peut acquérir quelque ressemblance avec les productions vivantes de la nature, dans lesquelles il est impossible de dissocier les forces et les formes.

Créer, d’après Didier Anzieu « n’est pas que se mettre au travail. C’est se laisser travailler dans sa pensée consciente, préconsciente, inconsciente, et aussi dans son corps, ou du moins dans son Moi corporel, ainsi qu’à leur jonction, à leur dissociation, à leur réunification toujours problématiques. Le corps de l’artiste, son corps réel, son corps imaginaire, son corps fantastique, sont présents tout au long de son travail et il en tisse des traces, des lieux, des figures dans la trame de son œuvre. »37

35. XIV, 664.

36. Cf. André Chastel, Le Monde, 1959. Revue de presse relative à l’ouvrage de Bruno Zevi, Apprendre à voir l’architecture, Les éditions de Minuit, Paris, 1959

37. Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981, p. 44.

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C’est donc dans ce contexte du paradigme architectural - soit une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision du monde qui repose sur une base définie qui est celle de l’architecture - que va se développer dans les Cahiers la plus vaste entreprise de l’existence d’écrivain de Valéry, qui constitue peut-être son œuvre prépondérante et l’une des plus originales de la littérature française. Le lecteur y trouve non seulement une réflexion sur la technique et le savoir faire, mais aussi une interrogation esthétique, une philosophie du pouvoir de l’esprit humain et de son activité dans la création artistique. Le tout est assorti de dessins multiples. Il l’écrit lui-même : « l’édifice m’était cher et excitant à penser. Je me trouvais bien à l’imaginer. C’est à partir de cette satisfaction que j’ai imaginé l’homme, l’arbre et le cheval. »38

En effet, la destination de l’édifice, le but pour lequel il est construit, les calculs mathématiques qui précèdent son exécution et les lois physiques de sa construction, tiennent l’artiste profondément enraciné dans le monde de la connaissance et le contraignent à ne jamais perdre de vue la réalité de l’univers. L’espace y constitue les conditions de la genèse de toutes formes de création. « L’architecture est une ode de l’espace à lui-même. Elle doit faire voir des propriétés de l’espace et en particulier son hétérogénéité quant à l’homme et son homogénéité quant à l’opération de l’esprit - aux mouvements virtuels. »39 « L’objet-espace » peut être défini de plusieurs points de vue, soit géométrique, psycho-physiologique, socio-culturel…

En règle générale, « l’émotion est inutile dans les arts - ou nuisible. Quand il en faut c’est un ingrédient […]. On ne fait pas de bons vers avec un bon cœur […]. On ne fait pas une voûte avec des émotions mystiques. Une cathédrale a demandé l’essai de cent églises médiocres.

Un architecte malin a senti l’effet et s’est efforcé de l’accroître. »40 3- Le geste architectural comme « travail sur soi-même »

Lorsque Valéry compare le corps de Narcisse à un « temple [le] qui sépare de [sa]divinité ! »41, Heidegger pense, dans Chemins qui ne mènent nulle part, que « c’est le temple qui, par son instance donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes. »42 C’est donc, que

« le travail en philosophie - comme à beaucoup d’égards, le travail en architecture - est avant tout un travail sur soi-même. C’est travailler à une conception propre. À la façon dont on voit les choses. (Et à ce qu’on attend d’elles)43 » comme l’écrit Ludwig Wittgenstein.

D’ailleurs, le Phédre de Valéry ne s’y trompe pas, puisqu’en rapportant les propos de son ami Eupalinos, celui-ci lui rétorque : « plus je médite sur mon art, plus je l’exerce ; plus je pense et agis, plus je souffre et me réjouis en architecte, et plus je me sens moi-même avec une volupté et une clarté toujours plus certaines. […] À force de construire, me fit-il en souriant, je crois bien que je me suis construit moi-même.

38. VI, 917 39. VII, 268 40. VI, 269

41. Œ. I, Poésies, « Fragments du Narcisse », p. 129.

42. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, « L’origine de l’œuvre d’art », trad. W. Brokmeier, Gallimard, 1980, p. 45.

43. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, texte allemand et trad. par Gérard Granel, Paris, PUF, 1983, p. 26.

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Socrate répond :

« Se construire, se connaître soi-même, sont-ce deux actes, ou non ? » Et Phèdre rapporte les paroles d’Eupalinos:

« Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe que j’ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné. »

Dans l’Origine de l’œuvre d’Art, l’analyse du temple grec est centrale pour Heidegger. Le temple est choisi car il n’est pas une œuvre figurative, il ne témoigne donc que de lui-même, il installe sa présence : « un bâtiment, un temple grec n’est à l’image de rien, il est là, simplement, debout dans l’entaille de la vallée. Il referme en l’entourant la statue du dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. ». Concrètement, le temple dévoile sa verticalité et le fait qu’il contient une statue de Dieu.

L’œuvre d’art ouvre et installe un monde qui est celui du sens en général et le Socrate de Valéry constate que « toute cette mobilité forme donc comme un solide. Elle semble exister en soi, comme un temple bâti autour de ton âme ; tu peux en sortir et t’en éloigner ; tu peux y rentrer par une autre porte. »44

4- Le temple, le monument

Si Heidegger ne dit rien de la façon dont la conception grecque de la vie se traduit de façon précise dans les traits architecturaux du temple, et même s’il est possible de le comparer avec Hegel lorsqu’il analyse l’art Hollandais et insiste sur les techniques et les contenus, il est plus dissert sur le temple lui-même. En effet, il écrit que « sur le roc, le temple repose sa constance […] c’est précisément l’œuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. »45 C’est la terre, au sens des éléments concrets, qui est mise en évidence par le monde que le temple fait venir à l’être « installant un monde, l’œuvre fait venir la terre. » La terre est bien le matériau de l’œuvre mais dans l’œuvre, le matériau ne s’efface pas derrière la fonction comme dans un objet technique. Au contraire, le matériau vient alors à l’éclat du « paraître », le temple fait ressortir la pesanteur de la pierre comme le tableau met en évidence l’éclat des couleurs. L’œuvre révèle non seulement le matériau mais la terre tout entière au sens grec de la physis, le « croître ». Le « reposer sur » fait ressortir l’aspect obscur du brut. L’éclat et la lumière de la pierre font surgir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. L’émergence du temple rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. La terre devient dans l’œuvre et pour celle-ci, le fondement sur lequel elle repose, fondement qui, parce qu’il se referme essentiellement, demeure « un abîme ».

Le temple est donc, pour Heidegger, ce qui installe un monde et fait « venir la terre ». À propos d’un « article d’un M. Bacha sur le Temple Grec dans le « Thyrse » », Valéry « ne sait trop ce qu’il vaut. Mais me plaît - est de ma substance. » Celui-ci « présente la diversité des temples comme évolution par succession infaillible d’idées opposées, l’imagination des architectes engendrant nécessairement les contraires successifs. Vrai ou faux, ceci est du vrai pour moi. Ceci

44. Socrate in Œ. II, Dialogues, Eupalinos, p. 103 45. Ibid. note 41.

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revient à l’idée de fini et de groupe. […] L’oscillation du goût et du désir qui se porte aux symétriques des choses données et engendre des complémentaires. »46

Pour Valéry c’est le « monument » « […] qui compose la Cité, laquelle est presque toute la civilisation. […] Un être si complexe que notre connaissance y épelle successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une richissime texture de motifs, selon hauteur, largeur et profondeur, infiniment variés par les perspectives ; puis une chose solide, résistante, hardie, avec des caractères d’animal : une subordination, une membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est l’agent, qui conduit de notions géométriques à des considérations dynamiques et jusqu’aux spéculations les plus tenues de la physique moléculaire dont il suggère les théories, les modèles représentatifs de structures. […] Communément l’architecture est méconnue […]. L’être de pierre existe dans l’espace : ce qu’on appelle espace est relatif à la conception de tels édifices […]. »47

Pour Heidegger, l’œuvre est une chose qui est plus qu’une chose, elle est aussi un symbole, une allégorie, un sens. L’esthétique suit les grandes étapes de la métaphysique. À chaque époque de la métaphysique correspond une forme de l’art. Pour autant, l’art n’imite pas le réel et ne montre pas la vérité des choses. L’art n’est pas représentatif. Il n’est pas un discours qui dirait une réalité.

Il révèle l’être des choses, l’être de leur façon d’être en tant que produit. Mais l’œuvre n’est pas non plus un pur et simple produit qui aurait en plus une valeur esthétique. Les concepts traditionnels ne suffisent pas. Tous les objets montrent une histoire.

L’objet architectural raconte l’histoire de l’homme et de son rapport à l’environnement.

Contenu littéral ou métaphorique, l’histoire et son objet sont en mouvement, dans un processus jamais figé, mais toujours en devenir.v

Valéry a construit dans l’espace de ses Cahiers, un système qui module comme le fait l’architecture. Par le détour de celle-ci, il nous ramène à la philosophie qui exalte l’univers virtuel. C’est aussi le signe, comme le remarque Michel Serres, que « la philosophie est dénuée d’ordre unique ou plutôt... elle les possède tous, puisqu’elle est un espace tabulaire à une infinité d’entrées. Si bien que tout commencement y est immédiatement relatif ». L’imaginaire du philosophe fonctionne en quelque sorte comme celui de l’architecte.

D’autre part, on peut aussi constater que Valéry utilise le vocabulaire technique spécialisé : pinacle, attique, fronton, rose, vitrail, colonnes, portiques et autres... s’égrénent au fil des Cahiers. Comme les architectes, il reconnaît l’importance du lieu, de la source de lumière, de l’orientation, des vents et du corps-étalon mesure de l’homme.

Si la pensée grecque a été dominée par l’application de la construction géométrique, l’opération qu’elle contient n’a rien de commun avec la construction concrète, telle que la pratiquaient les arpenteurs de l’Orient. La géométrie grecque est une opération rationnelle, qui doit permettre d’établir et de vérifier l’existence de figures sur lesquelles on raisonne. « Ce qui distingue l’art oriental, c’est que celui-ci ne s’occupe que de donner du plaisir - Le grec cherche à rejoindre la beauté ; c’est-à-dire à donner une forme aux choses qui fit songer à l’ordre universel […], à la

46. XV, 180.

47. Œ. I, Variété, Théorie poétique et esthétique, pp, 1188-1189.

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domination par l’intellect, toutes choses qui n’existent pas dans la nature donnée. »48

Dans le Cahier VII, Valéry discerne deux sortes de logique, « deux cas auxquels tous se ramènent […], le grec et le gothique. Le premier cas s’accommode à la nature, la complète, la prolonge, s’en déduit. Le second cas fait une autre nature, la complète en soi au moyen d’une descente à des principes plus élémentaires d’où part une construction plus entièrement humaine, non euclidienne. » Dans l’architecture gothique, « matière, structure et ornement » sont « du même accord ». L’influence de Viollet-Le-Duc est manifeste.

« L’architecture dite gothique, la seule dans laquelle matière, structure et ornement soient (si souvent) du même accord. Même chez les grecs, il y a intervention. Le gothique est du

« produire » autant que le faire puisse imiter le « produire ». Elle est végétale. »49 D’ailleurs « la belle architecture tient de la plante. Et ceci dans le détail - qui est la modulation des formes et permet de conduire un édifice de bas en haut comme végétalement (pour l’œil). »50

S’il est évident que l’architecture, de l’aveu de Valéry, a été un « faible dont (il s’) excuse ou (se) glorifie assez souvent », c’est pour « considérer toute connaissance de quoi que ce soit comme une architecture très composée ». Il constate que dans le domaine de la pensée comme dans le domaine architectural, « tout est lié à tout ». L’équation « corps-esprit-monde ou Moi »,

« C.E.M. » le rappelle à travers les Cahiers ainsi que les concepts d’espace et de temps. Valéry recherche la partie opératoire pure ou le lieu commun de toutes choses, qui est en fait le carrefour où toutes les opérations de conception se rencontrent. C’est dire que le signe cesse d’être représentation de la chose pour être l’élément d’un système.

Comme le remarque Michel Seuphor, « il n’est pas d’objet créé qui n’ait son architecture […], il n’est pas de discipline à laquelle la notion d’architecture soit étrangère […]. Elle est un invariant dans la variation des positions, des mouvements ». Dans la phase la plus vivante de la recherche intellectuelle, il n’y a pas de différence, autre que nominale, entre les manœuvres intellectuelles d’un artiste, d’un poète ou d’un savant. Valéry voue à l’architecture un intérêt qui est centré sur

« les figures de relations entre les choses et non sur les choses ». Lorsqu’il écrit « je sens selon l’architecture »51, cette architecture lui fournit des images pour toutes choses. Pour cette raison,

« l’indication au fond […] c’est la construction ». D’ailleurs, il n’a jamais aimé la littérature que dans la mesure où « elle est comparable à quelque science constructive »52. « [Il a] toujours été tenté par des activités que l’emploi du langage ne permet pas - telles que la musique et l’architecture. (Sa) sensibilité ne jouit que de constructions et de modulations - ce que la littérature n’offre que forcée et misérablement […] »53. D’ailleurs, « l’univers nous fait voir deux grandes choses et d’abord, qu’il change et se transforme incessamment, et aussitôt qu’il dure et se conserve et se répète et se confirme. Il est donc musique et architecture »54.

48. VII, 482.

49. XXV, 610.

50. VI, 441.

51. IV, 648.

52 . XI, 782.

53. XXVII, 447.

54 . IX, 438.

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Valéry met en parallèle la musique et l’architecture, exemples parfaits d’une « construction », d’un savoir agissant opposé à un savoir non agissant et contemplatif. Visant la durée, l’architecture est fondée, comme la musique, sur des relations géométriques et mathématiques et elle a pour objet d’émouvoir l’âme ; mais tandis que l’architecture, muette, structure l’espace indépendamment du temps, la musique le fait à l’aide d’intervalles de temps et de sons éphémères. Toutes deux résultent d’échanges entre pensée et action d’où surgit la beauté.

L’architecte doit donc créer des édifices intelligibles et « chantants ». Reprenant des éléments du débat contemporain, Valéry établit une hiérarchie entre l’architecture « muette », celle sans qualité des simples entrepreneurs en bâtiments, l’architecture « parlante » des édifices utilitaires bien adaptés à leur fonction et l’architecture « chantante » qui réunit en un tout les trois qualités d’utilité, de solidité ou durée et de beauté, cette dernière étant le fruit d’une harmonie parfaite des proportions. Chaque concepteur traduit dans son langage particulier une même recherche. De façon plus générale encore, tous les créateurs sont des assembleurs d’idées dont les données se répondent et s’organisent entre elles. Il est absurde écrit Valéry « de séparer le philosophe de l’architecte. »

Valéry a donc enquêté derrière les arts du visible pour y trouver une syntaxe et son système personnel. Comme il l’écrit dans le Cahier IX55, il s’agit de « prendre plusieurs unités de mesure - par exemple l’unité verticale et une horizontale - et des unités dérivées (par les tranches de construction) et considérer aussi les éloignements - dont la sensation varie par bonds - unités angulaires - milliémes - […]. » Si l’architecture est un faisceau de composantes extérieures qui assignent une signification à une matière, c’est aussi un investissement pulsionnel en énergie visible. L’architecture, en tant qu’objet, est une structure d’appel, une symbolique réclamant une actualisation visible, un utilisateur.

D’après Paul Valéry « la géométrie grecque a été (un) modèle incorruptible […]. Les hommes qui l’ont bâti étaient […] des penseurs profonds, […] des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection. […] Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. […] Ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples. L’œil considère la charge […], l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions et les ornements, […]font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, problèmes... c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini. »56

Le nombre d’or est un élément déterminant de l’architecture grecque antique largement répandu, Valéry en inspecte les fondements. « Filles des nombres d’or, - Fortes des lois du ciel, - Sur nous tombe et s’endort - Un Dieu couleur de miel. »57 Cette proportion, donnerait la clef de l’harmonie d’une œuvre d’art. Cette conception est d’autant plus largement répandue depuis la parution dans les années 1930 du livre de Matila Ghyka, Le Nombre d’Or. Pour cet auteur, les artistes grecs de l’Antiquité l’utilisaient délibérément pour déclencher l’émotion du spectateur. Cela expliquerait

55. IX, 280.

56. Œ. I, Variété, Essai quasi politiques, « Mais qui donc est Européen ? », p. 1012.

57. Œ. I, Poésies, « Charmes », Cantique des Colonnes, p. 117.

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