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La Géorgie dans la conscience française : valeurs et identités européennes

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Academic year: 2021

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(1)

F

Frraanncciiss CCllaauuddoonn

Professeur émérite, Université Paris Est Créteil (Paris 12) et LIS (EA 4395)

CCoollllooqquuee ddee TTbbiilliissssii

UUnniivveerrssiittéé IIvvaannee JJaavvaakkhhiisshhvviillii

«« llaa GGééoorrggiiee,, lleess vvaalleeuurrss eett iiddeennttiittééss eeuurrooppééeennnneess »» OOccttoobbrree 22001166

L La a G éo or rg gi i e e d da an ns s l la a c co on ns sc ci ie en nc ce e f fr r an a n ça ç a is i se e : : v va a le l eu u rs r s e et t i id de en nt ti it és s e eu u ro r op p ée é en nn ne es s

Une dimension essentielle de l’Europe est sa culture.Je veux dire par là que l’Europe s’est définie longtemps,souvent comme une culture,comme une pensée sur la culture et de la culture.C’est là un marqueur essentiel de son identité.

Identité européenne-identité culturelle

Il se trouve que, comme par un fait exprès, les Grecs, Rome, la France nous proposent trois définitions assez distinctes de l'identité.

En premier lieu on parlera de l'identification par une culture, ce que l'on pourrait appeler aussi l'identité par sélection.

Dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide fait prononcer à Périclès l' « Oraison funèbre » des Athéniens tombés dans les premiers combats d'une terrible guerre civile (II, 36-41). A cette occasion le stratège définit Athènes par une culture (des fêtes, des jeux, des constructions, des arts), par une langue, par une pratique politique :

- "Du fait que l'État, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non d'une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie (…) enfin nul n'est gêné par la pauvreté et par l'obscurité de sa condition sociale-(…)

- "En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l'âme des délassements fort nombreux ;

nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de l'année à l'autre, de merveilleux

divertissements particuliers dont l'agrément journalier bannit la tristesse ».(Histoire de la guerre du

Péloponnèse,II,36-41)

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Voilà des critères à la fois élastiques et élitistes. A une époque où il n'existe ni postes-frontières, ni passeports, alors que le voyage revêt un caractère irréversible,bien loin du tourisme d’aujourd’hui (c’est le voyage de conquête, la colonisation ou l'exil politique), les Athéniens sont ceux qui divergent des autres;

on est d'abord « Grec », on est -encore mieux « Athénien » ; il s'agit là d'un fait de volonté individuelle et collective:

« Notre régime politique ne se propose pas pour modèle les lois d'autrui, et nous sommes nous-mêmes des exemples plutôt que des imitateurs » (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II,37)

On trouve la même position avec plus de force encore chez Isocrate:

« Notre Cité fait en sorte que le terme d'Hellène ne semble plus être le fait d'une race, mais une forme de pensée et que l'on appelle Hellènes plutôt ceux qui participent à notre culture que ceux qui participent à une commune nature » (Panégyrique d'Athènes, 250)

Je suis ce que je suis non pas du fait de ma famille, ni même de mon territoire, mais parce que je partage l'idéal d'un certain groupe, d'ailleurs restreint. L'accent se trouve donc fortement mis sur l'un aux dépens de tous les autres; la diversité paraît suspecte, voire méprisable. Le raisonnement pourra se transposer tel quel à l'échelle de l'Europe, même si ce mot peut revêtir une acception très élastique (Europe carolingienne,Europe napoléonienne, Europe fasciste, Europe communiste, etc.).

Avec Rome et sa littérature la question se trouve posée de manière beaucoup plus frustre. L'identification paraît s'opérer par nature. Si l'on se réfère, par exemple, à Virgile, le fameux « Eloge de l'Italie » que l'on trouve dans la 2° Géorgique énonce un principe biologique et rural. On est ce que l'on est né, comme une plante sort de sa glèbe, de son terroir:

« Sed neque Medorum silvae ditissima terra Nec pulcher Ganges atque auro turbidus Hermus Laudibus Italiae certent,non Bactra neque Indi Totaque turiferis Panchia pinguis arenas »

Mais ni la terre des Mèdes, si riche en forêts, ni le beau Gange, ni l’Hermus dont l’or trouble les eaux ne sauraient le disputer en louanges à l’Italie; non plus que Bactres ni l’Inde ni la Panchaïe, toute couverte de sables riches d’encens. [Georgiques 2,140]

Il arrive évidemment que le processus identificateur se confronte à l'altérité, mais ce sera en vue de l'assimilation, exactement comme on pratique une greffe ou une bouture. Lisons, cette fois dans l'Enéide, l'évocation de ces origines hybrides,multiplexes où se confondent, prétendument, Vénus, Anchise et Enée et qui fondent la romanité:

« ..Multum ille et terris jactatus et alto

Vi Superum,saevae memorem Junonis ob iram.

Multa quoque et bello passus,dum conderet urbem Inferretque deos Latio,genus unde Latinum

Albanique patres,atque altae moenia Roma »(Enéïde,I,5-10)

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(Objet de la rigueur du Ciel et du long courroux de l’altière Junon, mille dangers l’assaillirent sur la terre et sur l’onde ; mille hasards éprouvèrent sa valeur, avant qu’il pût fonder son nouvel empire, et reposer enfin ses dieux au sein du Latium : du Latium, noble berceau des Latins, des monarques d’Albe, et de la superbe Rome)

A l’arrière plan, il n'est pas question que la diversité subsiste en tant que telle. A travers le mythe d’Enée il se dit fortement que ma patrie-Rome ou l'Europe- peu importe- ne peut qu'être une, organique, au sens de l'anatomie et de la médecine (« inferret deos Latio »). Décidément la cause est bien entendue: l'identification de l'Europe, la norme des Européens procède d’une synthèse unificatrice.

Toutefois le principe de l'élection' peut vite confiner avec celui de l'exclusion. C’est l'exemple du cosmopolitisme des Lumières . La préface du Siècle de Louis X IV (1768) de Voltaire établit qu'il n'est d'Europe que par l'esprit et l'art; l'identité devient synonyme de civilisation , et il n'en est point d'autre que celle qui remonte, par quelque côté, jusqu'à Paris. L’historien ne conçoit qu'un rapport de subordination ou de hiérarchie entre les capitales successives du développement intellectuel:

« Ce n'est pas seulement la vie de Louis XIV qu'on prétend écrire; on se pro pose un plus grand objet. On veut essayer de peindre à la postérité, non les actions d'un seul homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais (...) . Quiconque pense (...)quiconque a du goût ne compte que quatre siècles dans l'histoire du monde.

Le premier de ces siècles(. ..) est celui de Philippe et d'Alexandre, ou celui des Périclès, des Démosthène, des Aristote, des Platon (...) .

Le second âge est celui de César et d'Auguste( ...).

Le troisième est celui qui suivit la prise de Constantinople par Mahomet II (.. .) . Les Médicis appelèrent à Florence les savants que les Turcs chassaient de la Grèce: c'était le temps de la gloire de l'Italie. Les beaux arts y avaient repris une vie nouvelle (...).

Le quatrième est celui qu 'on nomme le siècle de Louis XIV ; et c'est peut être celui des quatre qui approche le plus de la perfection (....). A commencer depuis les dernières années du cardinal de Richelieu jusqu'à celles qui ont suivi la mort de Louis XIV, il s'est fait dans nos arts, dans nos esprits, dans nos moeurs, comme dans notre gouvernement, une révolution générale (...). Cette heureuse influence ne s'est pas même arrêtée en France. Elle s'est étendue en Angleterre; elle a excité l'émulation dont avait alors besoin cette nation spirituelle et hardie; elle a porté Je goût en Allemagne, les sciences en Russie, elle a même ranimé l'Italie qui languissait, et l'Europe a dû sa politesse et l'esprit de société à la cour de Louis XIV ».

On ne saurait être moins respectueux de l'antérieur, de l'ailleurs. Qui suis-je? Qu'est ce que l'autre? Quelle place laisser à la variété? Toutes ces questions parmi les plus essentielles de la pensée européenne, voilà qu'elles tournent au panégyrique de soi-même, à l'élimination de toute diversité. Pour cette raison on parlera justement d'une identité européenne restrictive, qui se définit par l'exclusive d'une langue.

On sait peut-être moins combien le nationalisme d'un Michelet partage cette conception refermée de l'identité. Il écrit:

« Dans la France la première gloire est d'être Français (...). Pour celui qui passe la frontière et compare la France aux pays qui l'entourent la première impression n'est pas favorable. Il est peu de côtés où l'étranger ne semble supérieur (...). La Normandie est une Angleterre, une pâle Angleterre (...). L'Alsace est une Allemagne, moins ce qui fait la gloire e l'Allemagne: l'omniscience, la pro fondeur philosophique, la naïveté poétique (...). Je dirai même que c'est là la beauté de notre pays . Il n'a pas cette tête, monstrueusement forte d'industrie, de richesse, mais il n'a pas non plus le désert de la haute Ecosse, le cancer de l'Irlande.

Vous n'y trouvez pas comme en Allemagne et en Irlande vingt centres de science et d'art; il n'en a qu'un, un

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de vie sociale. L'Angleterre est un empire, l'Allemagne un pays, une race; la France est une personne ».

(Histoire de France, tome II, 1831)

Derrière le brio et le balancement des formules l'ensemble de la page repose sur une idée à la fois exclusive et péremptoire de l'identité française, sur une hiérarchie tacite et élitiste des différentes composantes européennes. On n'aurait pas de mal à étendre la démonstration à d'autres pays, et a fortiori à notre époque. Une sorte d'apartheid peut facilement se cacher derrière un bel internationalisme de façade.

Littérature européenne ?

Pour ce qui regarde la littérature, le problème n’est pas mince non plus. Car le concept,le mot,même, sont trompeurs. L’Europe n’a guère défini sa littérature,peut-être parce que chaque langue européenne s’employait, un jour ou l’autre, plus ou moins tôt,plus ou moins tard, à baliser le champ dans lequel elle se produisait singulièrement.

Par exemple il existe à la BNF un périodique dont le titre paraît parfait : « L’Époque ou Soirées européennes, formant le cours le plus complet de la littérature européenne et asiatique »

1

. Mais la revue ne fait qu’égrener, énumérer des titres ; elle passe en revue des publications issues des capitales européennes mais elle ne réfl échit pas à l’existence d’une entité autonome. Au fond ce ne sont que des publicités, à la manière du « Figaro littéraire » ou- pour être d’un meilleur ton- de l’ « Edinburgh Review », ou du « New Monthly Review », dans lesquelles le cosmopolite Stendhal a écrit. Mais point de réflexion sur l’essence européennee. Cette dernière a-t-elle donc vraiment un territoire spécifique? Même la ‘somme’

fameuse de l’auguste E.R. Curtius

2

, repose sur un postulat celui d’une littérature constituée d’emblée comme un ensemblel. Pour lui est européenne est une littérature qui laisse transparaître son ADN européen, c'est-à-dire qui recourt aux topoï antiques. On tourne en rond !

L’idée de littérature

On n’a donc pas toujours pensé pareillement la littérature ; peut-être même qu’on ne la ‘pensait’ pas du tout ! Il ne pouvait donc être question de littérature européenne, pas davantage que de littérature amérindienne ou protoégyptienne !

Pendant très longtemps on a attribué le statut de littérature (litterae, ou humanitates) à des oeuvres répondant à des fonctions collectives et communicationnelles assez strictes, à des besoins sociétaux. Dans sa Poétique, Aristote, fondateur de toute la tradition critique littéraire européenne, se concentre sur la tragédie et l’épopée en instaurant des règles formelles,techniques ,sociales régissant ces discours. Autre exemple : pour les Grecs, Hérodote en premier, l’Histoire est un art à part entière, inspiré par la muse Clio.

Mais c’est un savoir faire de journaliste, comme le dit son titre (Historiè = enquête, reportage).

1 Première parution à Paris en 1835

2 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin [« Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter », 1948], Paris, PUF, 1956 (réimpr. 1986), 2 vol.

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L’essai a davantage relevé des contraintes de la morale sociale que du beau langage. L’Apologie de Socrate, la République sont aujourd’hui regardés comme de beaux textes, mais ils étaient, pour l’époque des textes programmatiques, des plaidoyers. Même la poésie souvent considérée comme la forme littéraire la plus perfectionnée accompagnait un rite collectif public dans les Hymnes olympiques de Pindare ou l’épopée virgilienne .

Il apparaît donc bien que la littérarité d’une oeuvre est sujette au changement, que les siècles ont vu la littérature s’étoffer et incorporer des formes de plus en plus diversifiées et populaires. Mais dans tous ces cas de figure, esquissés à l’instant, il n’est pas question d’histoire, encore moins de géographie europénnes. La littérature n’avait, en somme, pas de personnalité, pas de terroir, pas de développement, pas de généalogie ; elle ne connaissait que les « règles de l’art ».Cette position a duré longtemps, jusqu’à l’époque moderne

3

; elle a été brillamment défendue, par exemple, en langue française par l’humaniste Rollin

4

.

La République des lettres

On prend souvent la formule à contre-sens ; on en fait un synonyme à la fois de la littérature européenne et de la littérature comparée. Pour moi je ne crois nullement que la république des lettres ait été le prolongement ou le vecteur d’une conscience européenne.

La République des Lettres est formée des hommes de lettres et des savants de tous pays

5

. Notez que les savants y jouent un rôle plus important que les poètes et que République des Savants, comme on dit en Allemagne, serait un terme plus exact. C’est un État fort démocratique : la naissance n’y joue aucun rôle ; seul le savoir place chaque citoyen à son rang. Les différences de nationalité s’effacent aussi bien que les différences de religion... La République des Lettres a une langue, internationale comme elle, le latin, et plus tard le français. Le premier devoir de chaque citoyen est de servir les ‘lettres’, et le moyen d’y parvenir, c’est le système des échanges. Cela se fait par une vaste correspondance dont le réseau s’étend sur l’Europe entière, et qui forme le lien réel entre les citoyens de cette République idéale... On fait aussi des échanges de livres et de manuscrits précieux expliquait déjà Annie Barnes en 1938

6

.

Parfois l’expression « République des Lettres » embrasse tout à la fois le monde savant et ses productions.

Ainsi, les périodiques érudits qui s’intitulent Nouvelles de la République des Lettres, Het Republic der Geleerden of Boekzaal van Europa, Republyk der Geleerden, Histoire critique de la République des Lettres, sont consacrés tant aux savants eux-mêmes, dont ils donnent, par exemple, des éloges, qu’à leurs ouvrages, qu’ils signalent ou recensent

7

. Lorsque Bayle invite en 1702 Ancillon à composer un ouvrage sur

« l’état de la République des Lettres aux États de Brandebourg » et qu’il lui donne en exemple la Holmia literata et la Livonia literata, il entend que son ami traite à la fois des auteurs et de leurs œuvres

8

. En 1718,

3 4 Cf. Roger Bauer : « Comparatistes sans comparatisme », dans Euphorion, n° 4 , t. LXXV, 1975, p. 430–443.

4 Charles Rollin, « Traité des Études », dans la réédition des OEuvres Complètes de Paris 1818, tome XVI, vol.1, livre 1, ch. 1, p. 16 et sq.

5 Cf. Françoise Waquet, « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », dans Bibliothèque de l’école des chartes, Paris, 1989, tome 147. p. 473–502.

6 Annie Barnes, « Jean Le Clerc (1657–1736) et la République des lettres », Paris, Droz, 1938, citée par F. Waquet, p. 473

7 F. Waquet, op. cit., p. 482.

8 ibidem

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l’Allemand Christoph August Heumann publiait la première édition d’un manuel d’histoire littéraire, promis à un grand succès, le Conspectus Reipublicae literariae. Dans le chapitre consacré aux auteurs, après avoir évoqué l’élite des doctes, il précisait dans une note au mot « Respublica »

« Resp. literaria ratione formae simillima est Ecclesiae invisibili » (la république des lettres est formellement et rationnellement très semblable à l’Eglise [catholique] qui est invisible)

9

De l’Universalité de la langue française

Il était assez fatal, à l’époque, de glisser subrepticement de la République des Lettres à l’universalité de la langue française.

Je songe évidemment à Rivarol. Son « Discours sur l’universalité de la langue française » fut couronné, le 3 juin 1784, par l’Académie de Berlin et lui valut une grande célébrité aujourd’hui caricaturée. Rivarol insistait sur la qualité principale du français : la clarté, et lui prêtait les avantages qui semblaient alors appartenir à l’esprit français :

« Dégagée de tous les protocoles que la bassesse invente pour la vanité et le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges, et puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine »

10

.

J’ai envie de changer le dernier mot ; comprenez plutôt, non pas « c’est la langue humaine » mais « c’est la langue européenne ».

Car je soulignerai que Rivarol arrivait à cette conclusion au terme d’une série de comparaisons entre les différents pays, les différents climats, les différentes histoires, les différentes langues qui tous constituent l’Europe. Au fond, notre polémiste esquissait une ‘analyse spectrale de l’Occident’, comme le dira plus tard Hermann von Keyserling

11

. Et d’ajouter :

« C’est une chose bien remarquable qu’à quelque époque de la langue française qu’on s’arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu’à Louis XIII, et dans quelque imperfection qu’elle se trouve de siècle en siècle, elle ait toujours charmé l’Europe, autant que le malheur des temps l’a permis. Il faut donc que la France ait toujours eu une perfection relative et certains agréments fondés sur sa position et sur l’heureuse humeur de ses habitants »

12

.

Alexandre Dumas ou Périclès ?

9 Ibid., p. 485–486.

10 Antoine de Rivarol, cité d’après l’édition électronique : http://www.site-magister.com/vocabcd2.htm, consulté le 30 I 2013.

11 Hermann von Keyserling, « Analyse spectrale de l’Occident », Paris, Stock, 1930.

12 Cité d’après l’édition électronique : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/Rivarol- Discours universalite._fr.htm consulté le 30 I 2013.

(7)

Les impressions géorgiennes de Dumas

13

voyageant à travers le Caucase relèvent de trois ordres.

En bon feuilletoniste notre homme évoque d’abord les légendes,les figures tutélaires,les grands faits, les gestes de ce pays.Il relate,ce que d’autres aussi ont raconté,c'est-à-dire l’histoire de la reine Tamara,la guerre contre le Tchétchène Schamil,l’antique aventure de Jason et de Médée.Et ainsi de suite.Peut-être est-ce une façon de mieux insérer l’histoire de la Géorgie dans l’actualité parisienne,puisque,par exemple,l’enlèvement de la princesse Tchavatchadze a été raconté en français par sa femme de chambre madame Drancay

14

et fait l’objet d’un mélodrame de Théophile Gautier :Schamyl,créé en 1854 au Théâtre de la Porte Saint Martin.

Il insiste en second lieu sur la nature,les paysages qui sont à la fois splendides et périlleux. Traverser la Géorgie est beaucoup plus excitant,beaucoup plus remarquable qu’escalader les Alpes. Mais la référence européenne,la comparaison avec la France même sont explicites .Car il faut bien comprendre une série de petites observations qu’on croit d’abord purement pittoresques. En réalité, à y regarder de plus près,ces caractères géorgiens se rapprochent fortement des usages parisiens, au point qu’un peuple peut partager sans difficultés les façons de l’autre. Il en est ainsi,évidemment, du goût et de la culture du vin

15

. Mais il s’agit aussi du vêtement

16

.Les Géorgiennes ont adopté d’emblée les corsets parisiens

17

,mais inversement le pantalon des hommes doit immanquablement faire fureur en France.

La Géorgie est très riche en vieilles forteresses, en ruines pittoresques,aussi nombreuses que les châteaux attribués à Robert le Diable,en France

18

. La reine Tamara est une héroïne nationale de la diffusion chrétienne, elle joue le même rôle tutélaire que le bon roi Saint Louis des dernières Croisades françaises

19

. Et ainsi de suite.Il n’est pas jusqu’à la mode des dîners, des réceptions, du champagne et de l’opéra italien qui ne rapproche fortement Tbilissi et Paris

20

Il ne s’agit pas de comprendre qu’on se sent aussi bien dans une capitale que dans l’autre.Il faut plutôt considérer toutes ces remarques en se souvenant de Thucydide et de Périclès : « nous avons ménagé à l'âme des délassements fort nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de l'année à l'autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l'agrément journalier bannit la tristesse ». Sous la plume de Dumas, l’identité-ou plus exactement la conception de l’identité définie par une culture-rapproche incontestablement la Géorgie,la France,l’Europe

21

.

Dubois de Montperreux vs. Virgile

13 Alexandre Dumas séjournant en Russie en 1858 termine son voyage par un périple à travers de Caucase.Il lui donne finalement le titre suivant :Impressions de voyage.Le Caucase,Paris,M.Lévy,1864,3 vol. J’utiliserai la réédition :Voyage au Caucase,Paris,Bartillat,2016

14 Souvenirs d’une Française captive de Schamyl,Paris,Sartorius,185

15 Dumas,Voyage,ed.citée, p.349

16 Ibidem p.346

17 Ibid. p.454

18 Ibidem p.454

19 Ibidem p.351

20 Ibidem p. 345 et 603

21 Par exemple à propos des princes Orbeliani p.377

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Quand on lit Dubois de Montperreux

22

on incline vite vers Virgile ou Isocrate.Ce géographe suisse parle de la Géorgie dans des termes qui souvent concordent avec ceux des Anciens.L’identité géorgienne selon Dubois avoisine ainsi la définition gréco-romaine de l’identité.

Par exemple notre explorateur est infiniment sensible à une sorte d’aura mystérieuse de ce pays caucasien.Il semble destiné par les dieux,pour recevoir les diverses vagues migrantes qui l’atteignent comme jadis Enée et ses Troyens fugitifs abordèrent le Latium :

« Longtemps j’ai hésité où je commencerais la narration de mon voyage (…) si j’aborderais sans préambule le cœur de ce Caucase énigmatique,ce grand centre de tant de phénomènes historiques et géologiques »

23

Le destin,l’Histoire sont ses mesures :

« vastes grandes routes de tous ces peuples divers qui,sortis de l’Asie comme un torrent vagabond,(…)visitent les campements et les tombeaux des Scythes,des Sarmates,des Goths,des Slaves,des Varègues (…)vrai point de contact de l’Europe et de l’Asie »

24

Notre voyageur incline évidemment à des généralisations un peu exubérantes.Mais, au fond,il voit cette terre comme Virgile considérait l’Italie, c'est-à-dire comme un creuset de races diverses. Il caractérise ce royaume de la même manière qu’Isocrate concevait l’Attique, c'est-à-dire comme un terrain d’élection mûrement choisi. »Le terme d’Hellène ne semble plus être le fait d’une race », avec Dubois c’est « cette hospitalité franche et large qui caractérise l’Orient de l’Europe »

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.Le tome II,consacré à « l’Histoire des races kahrties ou géorgiennes,et principalement de la Colchide »,insiste tout particulièrement sur les transferts de population,les vagues migratoires successives qui caractérisent l’histoire de la Géorgie,comme elles ont déterminé l’essence de l’Europe. Les Scythes,les Hellènes d’Alexandre,la dynastie des Méphi,les Sassanides perses,Justinien et ses Romains,la royauté des Bagratides.etc. Tout ceci répète historiquement ce que Virgile contait poétiquement dans le mythe d’Ebée,transportant ses pénates au Latium (« dum conderet Urbem Inferretque deos Latio »).

Il n’est pas jusqu’au ton,adopté initialement par Dubois, qui ne rappelle la ferveur religieuse de l’épopée retraçant les débuts de ce processus que l’on retrouve si fort en Europe :

« Monté au pied des ruines sourcilleuses (…)antique cathédrale,assis sur les ruines de ces vieux noyers,en face de ce magnifique paysage qui s’étend en vaste panorama,sur cette terre vénérable et sacrée, O Muse de l’Histoire,daigne m’inspirer et me redire les mythes antiques de la Colchide et la gloire des fils du Caucase et du Masis (…)succession de gloire et de misère,de civilisation et de sauvagerie,de puissance et d’anéantissement (…) Venez avec moi, errer par la pensée le long de ces cimes éternellement blanchies,de ces vallées profondément déchirées,de ces riches plaines et de ces fertiles bassins ».

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L’éloge de la Géorgie,ici,n’est pas moins beau que l’ éloge de l’Italie dans la 2°Géorgique. Mais voici l’essentiel : un peu plus loin,quand il décrit le pays,les mœurs,le caractère des Arméniens,des Ossètes, des Mestes,le géographe estime que l’on touche à «l’Asie du Caucase »

27

. En Géorgie, en Colchide ,au contraire,on atteignait « l’Orient de l’Europe ».Pour paraphraser Isocrate disons qu’on on appelle Européens ceux qui participent à notre culture plutôt que ceux qui partagent une race,un territoire,un régime,une politique.

22 Dubois de Montperreux (1798-1850) est un Suisse francophone,géographe,ethnologue,archéologue

23 Frédéric Dubois de Montperreux, »Voyage autour du Caucase »,Paris,De Gède,1839,6 volumes ;T.I,p.V

24 Ibidem,p.VI

25 Ibidem,p.XI

26 Dubois,op.cit. t.II,p.6

27 Dubois,t.IV,p.380

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Le Caucase et les comparatistes :Ozanam

Les premiers comparatistes ont joué un rôle éminent dans cette réappropriation de l’Orient par l’Europe en quête de ses origines.

A la géopolitique culturelle de Voltaire puis de Madame de Staël ou de Michelet s’opposent,pour la France, Fauriel, Ampère,Ozanam . Ces derniers ne pensent pas que l’humanité n’a connu que quatre civilisations dignes de ce nom.L’Europe,ses valeurs ,son identité viennent de plus loin et de bien autre part.Il est fallacieux d’opposer le Nord et le Midi,comme fait De l’Allemagne. Il est réducteur de se focaliser sur les identités ou les caractères nationaux,à la manière de Michelet. L’interpénétration des populations, des régimes, des migrations, des religions a produit une synthèse qui est à proprement parler l’essence de l’Europe. Par exemple Fauriel (1772-1844) démontre la proximité des chants populaires grecs et serbes. La slavitude rencontre l’hellénisme. J.J.Ampère (1800-1864) explique,de son côté, qu’on n’a pas seulement parlé le français en France et aussi que les religions de l’Inde ont essaimé vers l’Ouest autant que vers l’Extrême Orient.

Pour ce qui concerne le Caucase, Ozanam rétablit un lignage encore plus intéressant. Dans Les Germains

avant le Christianisme ainsi que dans La Philosophie de Dante¸il explique que l’Occident,dans sa religion

dominante, sa culture et ses mythes ne peuvent se comprendre sans connaître cet Orient littéralement

médian et indubitablement médiateur. Dubois de Montperreux consonne avec cette opinion. Elle

connaîtra son amplitude extrême avec les travaux de G.Dumézil et de G.Charachidze.

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La vision historique et culturelle de Voltaire dans le Siècle de Louis XIV était, on l’a vu, exclusive,tendancieuse. Il n’y avait pas dans son esprit de continuité depuis la nuit des temps ; seul l’Ouest du continent Européen pouvait se dire porteur de valeurs civilisatrices. Or,un peu avant Ozanam,Dubois affirme exactement l’inverse. Il voit une chaîne de valeurs et de générations depuis la Bible. A propos de Vakhtang souverain fondateur des royaumes géorgiens il écrit :

« Les Arméniens,les Georgiens,les Lesghiens,les Mingréliens et tous les Caucasiens descdendent tous d’un même père appelé Thargamon,fils de Tarchis,fils d’Avenan,fils de Japhet,fils de Noé (…)Targhamon a quitté Babylone (pour) s’établir entre les monts de l’Ararat et du Massissi »

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Cette souche unique permet ensuite au géographe de dérouler la succession des régimes,des cultures et des mythes qui apparentent fortement ces régions à l’identité européenne. Il résume Strabon,Hérodote,aussi bien qu’Homère ou la Bible.Il attache autant d’importance aux Argonautes,à Circé,sœur d’Aétès, à Médée,nièce de Circé, qu’à ces Juifs –Ouriani-montés en Géogie après que Nabuchonosor les eut chassés de Babylone.Il relit l’histoire des conquêtes d’Alexandre, mais en suivant la version des chroniques géorgiennes qui font venir le conquérant grec jusque dans les vallées méridionales du Caucase. Ensuite surviennent les Romains s’efforçant d’enlever la Géorgie

« au charme puissant, au sort,aux révolutions de la Perse »

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. Pompée,Mithridate,Pharnace participent donc,en quelque mesure,de l’histoire géorgienne.Tout pareillement que l’apôtre André,évangélisant la région en 41 ap.JC.. Ainsi, la religion, l’histoire,la culture font communier ensemble la Géorgie,le Caucase et ce qui ne s’appelle pas encore l’Occident chrétien.

Le tome III de Dubois décrit,en termes similaires à ceux de Dumas, la ville de Tiflis,les routes qui se croisent du Nord au Sud et de l’Est vers la mer et les établissements coloniaux des Grecs,puis des Romains et des Byzantins. L’usage du vin,le vin rouge de Kakhétie, le vin goudronné –càd le retsina grec-le vin moussant des colons Allemands co-existent à côté de l’usage des bains chauds soufrés persans. On l’a dit plus haut : la Géorgie et l’Arménie sont l’Orient de l’Europe, alors que les Osses (Ossètes) et les Méotes forment « l’Asie du Caucase »

30

. L’intuition d’Ozanam était commune à tous les meilleurs esprits de l’époque. Parce que, comme il dit, bien réellement,»C’est là qu’on voit commencer toute [notre] histoire ».

On comprend alors mieux une des raisons pourquoi Médée devient, chez Cherubini, un opéra à succès,pourquoi la Toison d’or réécrite par Théophile Gautier prend les couleurs de l’Europe nordique, pourquoi Grillparzer l’Autrichien en fait le sujet d’une de ses plus fortes pièces : das goldene Vliess. Dans la Philosophie de Dante et les Etudes germaniques Ozanam rompt autant avec Voltaire qu’avec le nationalisme franco-centrique de Michelet.

À vingt-sept ans, Frédéric Ozanam est devenu le suppléant de Claude Fauriel, le fondateur de la littérature comparée, dans la chaire qu’on appelait alors ‘Littératures étrangères’, à la Sorbonne.

Dans une lettre à Jean-Jacques Ampère,des années 1840, Ozanam indique qu'il possède bien la langue italienne et la langue allemande, qu'il lit très passablement l'anglais et l'espagnol, et qu'il a

2828 Dubois ,op.cit. t.I,p.8

29 Ibidem,p.67

30 Ibidem,t.IV,p.380

(12)

"une teinture des langues orientales" : en fait, il peut lire la Bible dans le texte hébreu. A la mort de ce maître et ami, en 1844, Frédéric lui succède comme titulaire. Il avait pour programme de faire une étude conjointe de la civilisation italienne et de la civilisation allemande, dans la perspective d'une

"noble étude" comparative sur les sujets suivants: "Rome et les barbares", "le Sacerdoce et l'Empire",

"Dante et les Nibelungen", "Thomas d'Aquin et Albert le Grand", "Galilée et Leibniz". Il montrait le christianisme "civilisant les Barbares par son enseignement, leur transmettant l'héritage de l'Antiquité, créant, avec la vie religieuse et la vie politique, l'art, la philosophie et la littérature du Moyen Age". Le livre allait s'appeller: "Histoire de la civilisation chrétienne chez les Germains", avec un premier volume traitant de "La Germanie avant le christianisme" (avant et sous les Romains) et

"L'établissement du christianisme en Allemagne". Un second volume devait contenir: "L'État", ou la constitution de l'Empire depuis Charlemagne jusqu'aux Hohenstaufen,et "Les Lettres", avec la formation des écoles monastiques et la floraison de la littérature ecclésiastique.

Que reste-t-il de ces ambitions ?Le premier volume est presque entièrement terminé à l'été de 1846 quand Ozanam tombe malade et part pour l'Italie, à la recherche de documents sur la culture de la Péninsule entre les VIIe et Xe siècles. A son retour, grâce aux soins dévoués d'Ampère, le premier volume a paru (1847). Le second, mis en chantier en 1848, est rédigé au prix d'un effort surhumain.

Son érudition rigoureuse a nourri un enseignement exigeant. Ozanam a constamment à l'esprit une certitude: c'est l'Église qui a recueilli l'héritage de l'Antiquité occidentale et du Paganisme barbare oriental. N’en déplaise à Voltaire « le résultat [de tout cela] est la société moderne, avec ses arts, ses sciences et sa législation".

Pour conclure ,avec Ozanam,avec Dubois de Montperreux « Ce serait l’histoire littéraire des temps barbares,l’histoire des lettres et par conséquent de la civilisation depuis la décadence latine et les premiers commencements du génie chrétien. »

L’histoire des temps barbares a commencé au Caucase ; l’histoire des lettres est l’histoire des

visiteurs, des conquérants de la Colchide, de l’Ibérie et des narrateurs de ses mythes. L’Occident

chrétien débute non pas en Grèce ou à Rome,mais chez les Germains venus de l’Orient de l’Europe .

Et la Géorgie,pour ce qui la concerne, a bien réellement partie liée –fort intimement- avec la

quintessence de l’esprit européen.

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