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Règles et jeux dans les pratiques artistiques contemporaines

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Règles et jeux dans les pratiques artistiques contemporaines

Benoit Berthou

To cite this version:

Benoit Berthou. Règles et jeux dans les pratiques artistiques contemporaines. Art et histoire de l’art.

Université de Nanterre - Paris X, 2004. Français. �tel-00974271�

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Université Paris X-Nanterre

Ecole doctorale

« Connaissance et culture »

Centre de recherches sur l’art : philosophie, esthétique

(CRéART-Phi)

Règles et jeux

dans les pratiques artistiques du XXe siècle

Thèse pour le doctorat de l’université Paris X-Nanterre

Présentée par Benoit Berthou

Sous la direction de Mme Maryvonne Saison

Soutenue le 10 décembre 2004 devant un jury composé de :

M. Jean-Pierre Cometti (Université Aix-Marseille I), M. Christian Doumet (Université Paris VIII), M. Jean-Claude Le Gouic (Université Aix-Marseille I),

Mme Carole Talon-Hugon (Université de Nice) Mme Maryvonne Saison (université Paris X-Nanterre).

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« Merci à… »

(Rimes en « ence » puis « ance » en partant d’ « éminence ») (L’ordre est fonction de la rime)

Merci à Maryvonne Saison pour son éminence, Merci à Hélène et Etienne pour leur brillance, Merci aux Dominique Berthou pour leur existence,

Merci à Sylvie Ducas pour sa transcendance, Merci à Michel Truffet pour sa science, Merci à Michel Bruillon pour sa soutenance, Merci à tous mes étudiants pour leur déférence,

Merci à Annie Reithmann pour sa pétulance.

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Sommaire

Introduction ________________________________________________ 7 Première partie : ____________________________________ 29 la question du possible ____________________________ 29

1. ___________________________________________________________ 30

« Que faire ? » ________________________________________________ 30 Redonner tous ses droits à l’imagination ________________________________ 37 Possible et potentiel _________________________________________________ 46 La Bibliothèque de Babel ____________________________________________ 61 La question du possible ______________________________________________ 71 2. ___________________________________________________________ 83

« Disséquer » l’art _____________________________________________ 83 La Bibliothèque de Babel comme dispositif ______________________________ 87

« Disséquer » l’art __________________________________________________ 98 Penser des éléments pour l’art ________________________________________ 110

« Postuler » l’art __________________________________________________ 123

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3. « Compliquer » l’art ________________________________________ 134 Unité et diversité __________________________________________________ 136 Les différentes « unités » ___________________________________________ 148 La troisième forme d’unité : le « stock » _______________________________ 161 L’économie de moyens _____________________________________________ 175

Seconde partie : ________________________________________ 193 la question de l’oeuvre d’art _____________________________ 193 4. __________________________________________________________ 194

La « chose » artistique _________________________________________ 194 Le matériau de l’art : une opacité _____________________________________ 197 Le « sujet » de l’art ________________________________________________ 205 La Règle du jeu ___________________________________________________ 216 L’ « entreprise » de l’œuvre _________________________________________ 225 L’œuvre d’art comme relation _______________________________________ 235 5. __________________________________________________________ 249

Le « coefficient d’art » _________________________________________ 249 Le « matériau » de l’art comme interlocuteur ____________________________ 251 Incorporer la « contingence » ________________________________________ 257 Instituer un devenir ________________________________________________ 264 Le jeu de quilles __________________________________________________ 275 Mort aux muses ! __________________________________________________ 282 6. __________________________________________________________ 290

Le devenir de l’art ____________________________________________ 290 La « poupée russe » ________________________________________________ 292

« Contraindre autrement » ___________________________________________ 302 L’ « un » comme promesse du multiple ________________________________ 312 Le devenir de l’art _________________________________________________ 320 Possible et modernité ______________________________________________ 327

Conclusion _______________________________________________ 339

Bibliographie _____________________________________________ 349

Sources _________________________________________________________ 349 Etudes sur l’art ___________________________________________________ 351

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Etudes et ouvrages traitant des notions de règle et de jeu ___________________ 354

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Introduction

Arnold Schoenberg propose, au sein de sa « méthode de composition avec 12 sons », de limiter rigoureusement le matériau disponible pour la composition musicale à une unique mélodie : la « série ». Le musicien se doit d’interroger toutes les possibilités d’adaptations, de transpositions, toutes les possibles exploitations, de cette unique phrase musicale : tout le matériau formel de la composition (thèmes, accords…) doit en provenir. L’Ouvroir de Littérature Potentielle invente des

« contraintes » et met au point des « structures nouvelles qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira »1 : charge à celui qui entre en écriture de se placer au sein de semblables structures pour créer et d’adopter les règles ainsi pensées avant d’entamer l’élaboration d’un projet quel qu’il soit. Gérard Gasiorowski présente une fiction picturale, L’Académie Worosis Kiga, destinée à accueillir plusieurs séries de peinture : « Les classes » (où une seule et unique forme picturale est étudiée : le chapeau), « La police de l’Académie » qui distribue punitions et réprimandes aux

1 R. Queneau, cité par J. Lescure dans « Petit histoire de l’OuLiPo », texte repris dans La Littérature

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élèves récalcitrants, « Les honneurs de l’Académie » qui distribue médailles aux plus méritants ? Ces travaux et bien d’autres nous invitent à poser une question : un certain nombre de pratiques artistiques ne font-elles pas, au XXe siècle, le choix de la règle et du jeu ? L’usage de prescription est en effet explicite dans les exemples que nous avons donné ci-dessus : « Servez-vous de la série ! », comme l’écrit Arnold Schoenberg ; « Adoptez des “contraintes” et une “structure littéraire” ! », semble dire l’OuLiPo ; « Peignez une seule figure ! », semble ordonner Gérard Gasiorowski.

C’est sur cet usage de l’impératif en art que nous entendons réfléchir ; c’est

« l’usage tout à fait particulier que ces artistes font d’une proposition », pour paraphraser Jacques Bouveresse, que nous entendons penser. Ne met-il pas en évidence un choix, un certain parti-pris : celui qui consiste à placer une pratique artistique sous l’égide d’une règle, et à définir l’espace de l’œuvre d’art comme étant le produit de cette même règle ? Par les dispositifs qu’ils mettent en place, les problèmes qu’ils posent, les procédés et moyens qu’ils entendent mettre en œuvre, un nombre conséquent d’artistes cherchent effectivement, et selon nous, à s’inscrire dans une forme qui s’apparente au jeu, c’est-à-dire, pour reprendre la célèbre définition de Johan Huizinga, à une « action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’“être autrement” que la “vie courante” »2. C’est semblable volonté, celle qui consiste à penser l’art sur le mode du jeu, que nous nous proposons d’examiner dans le cadre de ce travail. Il s’agit pour nous de montrer en quoi les notions de jeu et de règles peuvent constituer un cadre conceptuel susceptible de nous permettre d’appréhender une partie des pratiques artistiques du XXe siècle. Et il nous revient de poser les modalités et les enjeux de ce rapprochement entre pratique artistique et pratique ludique, de dégager les problèmes que soulève ce même rapprochement quant au concept d’art lui-même et de voir en quoi il nous permet d’éclairer d’un jour nouveau la notion d’œuvre d’art.

2 J. Huizinga, Homo ludens, traduit du néerlandais par Cécile Seresia, éditions Gallimard, collection « Les Essais », Paris, 1951, p. 57-58.

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Plusieurs points nous semblent permettre de formuler cette hypothèse, et, en premier lieu, la volonté de certains artistes de « mettre au point », d’inventer, de créer des ensembles de règles et de prescriptions, bref : de prendre la règle comme vecteur d’une créativité. Nous rejoignons là l’un des aspects les plus importants du jeu, aspect sur lequel insiste à la fois Huizinga lorsqu’il définit celui-ci comme une action

« accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse »3, et Roger Caillois qui note que le jeu est une activité : « séparée : circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance » et « réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte. »4 C’est cette « législation nouvelle » qu’il s’agit de mettre en place pour les artistes que nous allons évoquer : des règles prescrivent certaines actions et en proscrivent d’autres, définissent et limitent le matériau à même d’être utilisé pour élaborer l’œuvre d’art… La prescription circonscrit un espace, délimite un espace au sein duquel l’artiste se doit d’opérer, et l’invite à ne pas tenter de transgresser les intangibles limites de la pratique artistique ainsi conçue. L’art se dote d’un système de prescription qui impose à l’artiste l’usage d’un ensemble de « moyens », l’oblige à évoluer dans un espace strictement déterminé. C’est cette forme ludique de créativité que nous désirons interroger afin de mieux saisir les modalités et finalités d’un acte de création qui consiste à se placer sous l’égide de prescriptions.

Une notion devient, dans ce cadre, éminemment problématique : celle de

« liberté ». Là où un autre artiste ne reconnaîtrait comme limites que celles que lui impose son imagination, le joueur s’invente, lui, des limites et des obstacles susceptibles de « borner » et « délimiter » son champ d’action : il n’est pas libre de faire « ce qui lui chante », pour le dire joliment ; il ne dispose que d’une « marge de manœuvre » strictement déterminée. Pourtant, et paradoxalement, Raymond

3 J. Huizinga, Idem.

4 R. Caillois, Les Jeux et les Hommes, éditions Gallimard, collection « Folio essais », Paris, 1967, p. 43.

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Queneau présente, dans Le Voyage en Grèce, cet état de fait comme étant au fondement d’une liberté littéraire : « Cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore. »5 L’auteur des Exercices de style vise ici clairement les surréalistes, ennemis « jurés » de tous les oulipiens, et pose les bases d’un paradoxe sur lequel il nous faudra revenir : en quoi « une règle librement consentie mais complètement impérieuse », pour reprendre les mots d’Huizinga, peut-elle être la garante d’une liberté ? Comment une structure qui vise à prescrire et donc proscrire, à « légiférer » pour paraphraser Roger Caillois, peut-elle être le vecteur d’une liberté artistique ? Les artistes que nous allons évoquer par la suite se rejoignent pourtant unanimement sur ce point : Schœnberg, Cage ou Gasiorowski s’inscrivent également dans ce que Jacques Roubaud nomme « rejet de la croyance mystique selon laquelle la liberté peut naître de l’effacement au hasard des contraintes »6.

Cette « position » illustre en effet au mieux le problème que pose une possible définition de l’art comme jeu. Elle relève en effet avant tout d’une volonté de dresser des obstacles bornant la « liberté » de l’artiste et non de se libérer de ces mêmes obstacles. Le premier manifeste de la « Littérature Potentielle » (LiPo) oppose ainsi clairement inspiration et « contrainte » et prend le parti de cette dernière : « Toute œuvre se construit à partir d’une inspiration (c’est du moins ce que son auteur laisse entendre) qui est tenue à s’accommoder tant bien que mal d’une série de contraintes et de procédures qui rentrent les unes dans les autres comme des poupées russes.

Contraintes du vocabulaire et de la grammaire, contraintes des règles du roman (division en chapitres, etc.) ou de la tragédie classique (règle des trois unités), contraintes de la versification générale, contraintes de formes fixes (comme dans le

5 R. Queneau, Le Voyage en Grèce, éditions Gallimard, Paris, 1974, p. 94.

6 J. Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », texte paru dans Critique n°

359, et repris dans Atlas de littérature potentielle, éditions Gallimard, collection « Folio essais », Paris, 1981, p. 57.

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cas du rondeau ou du sonnet), etc. »7 François Le Lionnais propose ainsi de mettre sur le même plan, celui de la prescription, un ensemble de contraintes relevant de choses très diverses. La langue est un ouvrage fort complexe construit suivant un ensemble de prescriptions lexicographiques, grammaticales, syntaxiques et sémantiques qui définissent les éléments susceptibles d’être utilisés à l’intérieur d’une langue (afin de constituer un vocabulaire), ainsi que les modalités d’agencement de ces mêmes éléments (tel est le but de la grammaire), et déterminent leurs capacités à engendrer du sens (c’est l’objet d’une syntaxe) et à permettre une communication.

Mais peut-on pour autant comparer cette structure à des règles apparemment nettement plus arbitraires comme celles de la tragédie classique ?

C’est effectivement semblable position que Francois Le Lionnais nous invite à adopter : ces règles, qu’elles soient le fait d’une langue ou d’un genre artistique, sont également considérées comme les instruments d’une créativité. C’est ce qu’affirme l’oulipien Paul Fournel lorsqu’il écrit que le langage peut désormais s’explorer :

« Puisque la contrainte exige de son opérateur qu'il ne s'arrête pas à la solution langagière spontanée, mais qu'il cherche plus loin celle qui obéit à la contrainte, le voilà bien obligé de balayer un lexique, une syntaxe, qui ne lui sont pas toujours familiers. Ce travail du détour, dont l'écrivain oulipien ne craint pas de revendiquer le caractère artificiel, rapporte avec lui son tableau de chasse, son butin sémantique ». La

« contrainte » est ainsi le vecteur d’une créativité qui reste à interroger, d’une créativité où l’écrivain se doit de « chercher plus loin », de « balayer » le matériau qu’il se propose d’utiliser. Ces quelques lignes esquissent ainsi une position qui peut paraître paradoxale : il s’agit d’appréhender un matériau contraignant, une langue qui est le produit de règles, par le biais d’une « contrainte », c’est-à-dire d’une règle. C’est en s’imposant un ensemble de règles, en déterminant un ensemble d’actions possibles et impossibles, que l’on découvre la richesse (mesurable au « butin » que ramène l’explorateur) d’un matériau donné, en l’occurrence la langue. Un ensemble de contraintes « artificielles » vient ainsi renforcer des contraintes « naturelles » ou

7 F. Le Lionnais, « La LiPo (le premier manifeste) », dans La Littérature potentielle, éditions Gallimard, collection « Folio essais », Paris, 1973, p. 16.

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« matérielles ». Ce sont les tenants et les aboutissants de cette position qu’il nous faudra expliciter car il y a, chez tous les artistes que nous allons évoquer, la volonté d’explorer, au moyen de règles et de jeux, le matériau qu’ils emploient pour créer. Ces règles ont ainsi une valeur qu’il convient d’interroger, comme, par exemple, dans le cas de l’œuvre de Schoenberg qui adopte une position semblable : « Nous devons contraindre la nature, le matériau qu’elle nous offre, par le moyen d’un outil naturel, notre intelligence »8.

En second lieu, nous pouvons nous interroger sur la volonté d’instaurer un nouveau rapport avec le matériau artistique. En effet, la définition de celui-ci n’est plus le fait de la seule inspiration de l’artiste ; le créateur ne peut disposer d’autant de mots, de thèmes musicaux ou de motifs picturaux qu’il le désirerait. À l’inverse, il se propose d’opérer à l’aide d’un matériau réduit et strictement déterminé, d’exploiter toutes les possibilités qu’offre un matériau donné. C’est le cas dans la « méthode de composition avec 12 sons » de Schoenberg qui propose à l’artiste de ne disposer, à fin de composition, que d’une unique mélodie de douze sons. L’OuLiPo et ses écrivains amis adoptent une position comparable en invitant l’artiste à revisiter l’ensemble des éléments qu’il est à même d’utiliser lors de l’élaboration d’une œuvre littéraire : La Disparition de Georges Perec se fonde sur un lipogramme (il s’agit d’écrire un roman entier sans utiliser la lettre « e ») ainsi que Les Revenentes (il s’agit d’écrire un roman en utilisant une seule voyelle : le « e »). Le matériau de l’art pose problème : il ne répond plus docilement à la volonté de l’artiste qui ne peut plus « piocher » à sa guise dans l’ensemble des choses qui serait susceptible d’intégrer son œuvre. Le créateur n’a plus le choix des « moyens » artistiques : ceux-ci sont déterminés par une règle, sont placés sous l’égide d’une autorité qui vient effectivement « contraindre » son inspiration.

C’est le sens du principe de « l’économie de moyens » cher à Arnold Schoenberg : le

8 A. Schoenberg, « Théorie de la forme », dans Le Style et l’Idée, choix d’écrits réunis par Léonard Stein, traduits de l’anglais par Christiane de Lisle, Buchet/Chastelle, Paris, 2002 (nouvelle édition établie par Danielle Cohen-Levinas), p. 194.

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musicien allemand nous propose de penser les conditions d’une abstinence artistique, de définir soigneusement l’ensemble des « moyens » de l’art.

Semblable dispositif inaugure une autre forme de créativité. Désirer se placer au sein de semblable abstinence nous permet en effet de revisiter le personnage de l’artiste. Malherbes définissait le poète comme un « arrangeur de syllabes » : dans le cas des poésies de Georges Perec, il s’agit d’arranger un ensemble de syllabes données, ensemble qui est déterminé par une règle. Il s’agit ainsi effectivement d’explorer les possibilités qu’offre le matériau de l’art ; l’artiste se doit de considérer l’ensemble des « arrangements » que permettent les éléments qu’il a à sa disposition.

Puisque le matériau de l’art pose problème à l’artiste, il s’agit de se poser le problème du matériau : « que puis-je faire avec cela ? » « Comment cet ensemble de choses me permet-il d’écrire un poème ou de rédiger un roman ? » Voilà les questions auxquelles doit répondre le joueur. Il s’agit bel et bien de « compliquer » une créativité, de faire en sorte que l’intention de l’artiste soit sans cesse « contredite » par les éléments qu’il peut utiliser : écrire « au fil de la plume » n’est plus possible lorsqu’on ne dispose pas de « e » ; ce « fil » là est brisé, l’écrivain se doit de le maîtriser. Il se constitue une

« pioche » de mots sans « e » au sein de laquelle il est susceptible de trouver des éléments qu’il pourra agencer par la suite. Inspiration et spontanéité ne sont ici plus de mise : l’artiste se doit de prêter attention aux « moyens » qu’il a à sa disposition, a le devoir de considérer l’ensemble des solutions qu’ils offrent au problème qu’il se pose. L’œuvre est au final le produit d’une « rencontre » : celle qui s’opère entre l’inspiré et le matériau dont il peut disposer.

Ce faisant, une notion devient problématique : l’intention. L’artiste est inspiré, a une idée de roman, de mélodie, de tableaux et commence à échafauder un plan ou à crayonner une esquisse ; mais semblable travail préparatoire ne pourra être mené à bien dans le cadre d’une œuvre placée sous l’égide de règles. L’intention du créateur doit effectivement « s’accommoder tant bien que mal d’une série de contraintes et de procédures » ; l’artiste doit « faire avec » un ensemble d’éléments déterminés au départ et jamais renouvelés. Son intention, son idée de départ, ne constitue qu’un

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simple « moment » au sein de la pratique artistique ainsi conçue : elle n’est pas toute- puissante, n’est pas à même d’organiser seule l’ensemble des mots, sons et figures qui prennent place au sein de l’œuvre élaborée de la sorte. C’est aux prérogatives d’un

« sujet » artistique, d’une instance qui est à même de se déterminer, d’élaborer un projet, et de déterminer l’ensemble des « moyens » qu’il peut utiliser à cette fin, qu’il s’agit de s’attaquer. La chose peut sembler presque cocasse : imagine-t-on un quelconque « faiseur de règles » aller interdire à Emile Zola, alors qu’il échafaude l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, l’usage d’une voyelle ? Ou, plus facétieux encore, Arnold Schoenberg aurait-il eu le courage d’aller voir le bouillant Ludwig Van Beethoven afin de lui recommander de n’utiliser, au sein de ses symphonies, qu’un seul et unique accord ? La chose peut sembler presque absurde, mais c’est pourtant semblable position que les artistes que nous évoquons ont choisi d’adopter.

Pourquoi ? Comment ? Autant de points qu’il nous faudra examiner, et dont il nous faudra tirer les conséquences.

Il nous faut en tout cas envisager une autre forme de créativité, une forme qui ne répond plus à une intention précise ou à un dessein préparé, mais qui consiste, à l’inverse, en la mise au point de règles et en une foi en « l’économie de moyens » qu’elles permettent. C’est l’essence de la « concertation » dont parle Jacques Bens dans un article intitulé « Littérature potentielle ». Il place cette notion au fondement même de l’exploration de la littérature, ou, pour parler oulipien, de la découverte de

« potentialités » littéraires : « Ce phénomène, non, soyons francs, il n’est absolument pas exceptionnel. On le découvrira (pour nous en tenir à des exemples simples) chez Flaubert, chez Jarry, chez Proust, chez Joyce, chez Faulkner. […] Mais il n’est pas très répandu non plus. Et puis, dans combien de cas s’agit-il de potentialités, je ne dirai pas “consciente”, c’est la moindre des choses, mais bien concertée ? C’est une condition que nous avions imposée tout au début, et l’on voit maintenant l’importance qu’elle revêt. »9 La « concertation » consiste précisément en la mise au point de

« contraintes », de « règles », de « cadres » ou de « procédés » dont découle une future

9 J. Bens, « Littérature potentielle », article paru dans L’Arc n°28, et repris dans Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 32.

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production. Elle dessine le cadre de la forme de créativité que nous désirons interroger : en quoi la règle est-elle le vecteur d’une volonté d’exploration et de découvertes de nouvelles possibilités artistiques ? Des « contraintes » de l’OuLiPo10 à la « méthode » de Schœnberg, du « procédé » de Raymond Roussel à la série des

« Fleurs » de Gérard Gasiorowski, cette même question se pose : que peut la prescription ? Quelle est la valeur de cette forme très particulière de proposition ?

Cette notion de « concertation » éclaire d’un genre nouveau la place qu’il s’agit d’accorder à une « réflexion » au sein de l’œuvre d’art. En effet, celle-ci a souvent, en art et quand elle est le fait d’artistes, une place qui reste à définir. Le statut de « l’écrit d’artiste » le montre clairement. À quoi comparer ces ouvrages : à une justification, à un communiqué de presse, ou à une déclaration d’intention ? Rares sont ceux qui, comme Kandinsky, Klee ou Malevitch, ont osé élaborer ce qu’ils nomment, parfois d’ailleurs fort pompeusement, des « théories ». Mais, dans le cadre des travaux qui nous intéressent plus particulièrement, cette réflexion acquiert un tout autre statut, ou, pour le dire autrement, en lieu et place d’un statut, elle acquiert une fonction : celle d’élaborer les règles et principes qui président à une œuvre. Cette réflexion a ainsi valeur de décision : l’artiste se dote d’un matériau, s’astreint à l’utilisation d’un ensemble donné de procédés. Il place une volonté au fondement de sa pratique artistique, et se soustrait ainsi en partie à « l’esclavage » de la fort capricieuse inspiration qui guide les artistes. C’est la valeur de semblable décision qu’il s’agit pour nous de penser. C’est sur la place qu’acquiert semblable « volonté » qu’il s’agit de nous interroger. Que nous dit Raymond Queneau lorsqu’il affirme fort abruptement :

« Il n’y a de littérature que volontaire » ? Cette lapidaire formule porte en germe une possibilité de redéfinition de la littérature elle-même : elle nous invite à penser ce qui

10 L’acronyme OuLiPo apparaît de manière fort différente sous la plume des membres de l’association : Jacques Roubaud préfère OULIPO, Jacques Bens affectionne Oulipo et on retrouve cette même orthographe dans certains comptes-rendus de séance… Nous préférons nous en tenir pour notre part à la première occurence du terme, c’est-à-dire au « Manifeste de la LiPo », où François Le Lionnais utilise « OuLiPo » pour désigner l’Ouvroir de Littérature Potentielle. Après tout, les acronymes sont formés de syllabes appartenant à plusieurs mots, et pas uniquement de leurs initiales.

Et puis, c’est plus joli.

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fonde l’acte littéraire, ce qui vient précéder le fait « d’entrer en écriture », comme disent joliment nombre de critiques littéraires.

Enfin, et dernier point, nous pouvons nous interroger sur la valeur des pratiques artistiques que nous allons évoquer. En effet, leur modus operandi consiste à opérer dans un système de règles, à répondre à un problème donné : raconter 99 fois la même histoire pour Raymond Queneau dans ses Exercices de style ; composer avec seulement douze sons pour Arnold Schoenberg. Mais quelle est au fond la finalité d’une telle pratique ? Où mène-t-elle ? Ce point pose problème jusque dans l’OuLiPo qui propose « sournoisement », selon ses propres termes, de se définir de façon particulièrement virulente lors de la séance du 5 avril 1961 : « Oulipiens : rats qui ont à construire un labyrinthe dont ils se proposent de sortir. »11 L'ingéniosité de ces amateurs de dédales dépasse ainsi de loin celle de Thésée puisqu’il s’agit non seulement pour eux de sortir du labyrinthe (et ce sans fil d’Ariane : ce serait de la triche), mais également de construire ce même labyrinthe. Pourquoi ? Certains oulipiens n’hésitent pas à revendiquer la totale gratuité de leurs pratiques littéraires, et se lancent même dans un véritable éloge de « la valeur exemplaire de toute acrobatie » : « Le seul fait de battre un record dans l'une de ces structures excessives peut suffire à justifier l'œuvre, l'émotion qui se dégage du sens de son contenu constituant un mérite qui n'est certes pas à dédaigner mais qui reste secondaire. »12 L’émotion ainsi crée est purement ludique : elle survient lorsque le joueur trouve la solution adéquate à un problème donné, lorsqu’il se tire de l’embarras en réalisant le coup adéquat au moment judicieux. Cette « émotion » nous place en tout cas face à une autre conception de la beauté : celle-ci tient de l’exploit, naît de l’adresse et de l’ingéniosité plus que du

« sens de son contenu ». L’art ainsi conçu relèverait-il de la catégorie du futile ?

11 Définition parvenue jusqu’à nous grâce à Jean Lescure, auteur de « Petite histoire de l’OuLiPo », dans La Littérature potentielle, op. cit., p. 32.

12 F. Le Lionnais, « Le second manifeste », dans La Littérature potentielle, op. cit., p. 21.

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Peut-on imaginer une beauté qui soit à ce point dégagée de toute finalité ? Définir l’art comme jeu pose en tout cas le problème de la virtuosité, c’est-à-dire d’une habilité qui ne répond à aucune finalité, qui n’est mise qu’au service d’elle- même. Les pratiques artistiques que nous allons évoquer semblent en effet le laisser penser : le jeu se refuse, par définition, au projet. « Projeter » signifie « lancer en avant dans le temps », ou, plus modestement dans le cas qui nous occupe, anticiper la fin de l’œuvre qu’il s’agit d’élaborer. Or, le propre de l’art défini comme un jeu est de ne pas statuer sur la forme finale de l’œuvre d’art mais uniquement sur les principes et règles qui président à son élaboration. L’effort de conception d’une œuvre prend la forme d’une « concertation », c’est-à-dire d’une réflexion sur ce qui la rend possible, sur les règles qu’il s’agit de lui fixer : la réflexion sur sa destination de l’œuvre devient problématique puisque celle-ci dépend de la rencontre d’une « intention » et d’un matériau donné. En ce sens, il est rigoureusement impossible de savoir à quoi ressemblera l’œuvre une fois achevée. Comment Raymond Roussel aurait-il pu prévoir ce que serait Locus Solus ? Ce livre est écrit suivant un procédé qui, « en somme, est parent de la rime. Dans les deux cas, il y a création imprévue due à des combinaisons phoniques »13. Les sonorités et le sens d’un mot en appellent d’autres :

« Je prenais le mot palmier et décidais de le considérer dans deux sens : le sens de gâteau et le sens d’arbre. Le considérant dans le sens de gâteau, je cherchais à le marier par la préposition à avec un autre mot susceptible lui-même d’être pris dans deux sens différents »14.

Impossible, puisque l’œuvre est le fruit de « créations imprévues », d’avoir la moindre idée de sa forme finale : un écart se fait jour entre l’idée de l’œuvre, ce que l’artiste peut concevoir « au départ », et le « produit » qu’il sera à même d’élaborer au final. Impossible également d’avoir une idée de sa fin tout court : quand l’œuvre sera- t-elle enfin achevée ? Combien de pages est-il possible d’écrire avec ce procédé, combien de morceaux est-il possible de composer avec seulement 12 sons, combien

13 R. Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, éditions Gallimard, collection « L’imaginaire », Paris, 2000, p. 23.

14 R. Roussel, Idem, p. 14.

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de possibilités de variations stylistiques est-il possible d’inventer ? Nul ne saurait répondre à vrai dire. L’élaboration d’une œuvre peut se poursuivre jusqu’à l’épuisement des possibilités que génère un système de règles. Cette « fin » doit en fait faire elle-même l’objet d’une règle : Gérard Gasiorowski décide ainsi de poursuivre la série des Fleurs jusqu’à épuisement d’un stock de papier, déterminé par avance et jamais renouvelé ; Raymond Queneau décide d’écrire 99 Exercices de style, pas un de plus ou de moins. Si la fin même de l’œuvre ne peut être conçue, que penser alors de la valeur qu’elle acquiert ? Quel est l’intérêt d’une œuvre qui se refuse à toute possibilité logique d’achèvement ? Theodor Adorno ne cesse ainsi de dénoncer la

« vaine jonglerie aléatoire avec les éléments » d’un art qui « frise l’indifférence, dégénère insensiblement en bricolage, en un jeu de formules répétées, […] en motifs de papier peint » : l’art se réduirait alors à des « jeux d’adresse infiniment poursuivis pour le seul plaisir de continuer. »15 L’art placé sous le signe du jeu revendiquerait-il ainsi un droit à la gratuité ?

Notre réflexion rencontrera à de nombreuses reprises la pensée de Theodor Adorno, car les notions de règle et de jeu semblent, selon nous, et bien que le philosophe allemand affirme en partie le contraire (ceci est particulièrement sensible dans un passage de Paralipomena où Adorno semble fort mal à l’aise16), pouvoir venir conforter les positions qu’il adopte au sein de sa Théorie esthétique. Ce fait est notamment sensible en ce qui concerne le troisième problème que nous soulevons au sein de cette introduction : Adorno s’époumone en diatribes contre les « vaines jongleries » (des surréalistes notamment), ou les « vides improvisations » (propre au jazz), mais entend repenser le concept d’œuvre à l’aune de l’écart entre « intention » et

« matériau » que nous évoquons plus haut : « Les impulsions de l’œuvre, qui vient dans ses atomes musicaux, s’insurgent contre l’œuvre qu’elles produisent. Elles ne

15 T. Adorno, « Engagement », traduit de l’allemand par Sibylle Muller, dans Notes sur la littérature, Flammarion, collection « Champs », Paris, 1984, citations extraites de la page 302.

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tolèrent pas de résultats. […] La méthodologie de la nouvelle musique met en question ce que beaucoup de progressistes attendent d’elle : des œuvres achevées, que l’on peut admirer une fois pour toutes dans ces musées musicaux que sont les salles d’opéras et les salles de concert. »17 Cette position, qu’Adorno résume par : « Les seules œuvres qui comptent aujourd’hui sont celles qui ne sont plus des œuvres. »18, ne rejoint-elle pas les formes de créativité que nous allons évoquer et qui répondent uniquement à des « règles librement consenties mais impérieuses » comme l’écrit Huizinga ? La forme de l’œuvre est uniquement déterminée par les matériaux à agencer et les possibilités d’agencement de ce même matériau que définit un ensemble de prescriptions.

Le monde, ou « la vie » pour reprendre une expression honnie par Roger Caillois, n’a rien à voir avec semblable pratique artistique. Raymond Roussel vient d’ailleurs corroborer ce point en écrivant : « De tous ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la chose méritait d’être signalée tant elle montre clairement que chez moi l’imagination est tout. »19 C’est cette « imagination » que l’art, défini comme un jeu, met particulièrement à l’honneur : l’œuvre obéit à une

« législation nouvelle », et en aucun cas à des lois situées en dehors de lui ; si elle se développe, c’est selon les principes qu’elle s’est elle-même fixée, et si elle possède une finalité, il s’agit de celle qu’elle s’est fixée : l’exploration des possibilités qu’offre un matériau scriptural, pictural ou musical. Cette exploration n’est ainsi pas le fruit d’un quelconque mot d’ordre (tel que : « modernité »), mais le déroulement logique et simple d’un jeu. Arnold Schoenberg, qui mettait en avant la nécessité de

« contraindre la nature, le matériau qu’elle nous offre, par le moyen d’un outil naturel, notre intelligence »20, n’y aurait rien à redire : « Celui qui se sert vraiment de son

16 Voir surtout les pages 87 à 89 du Paralipomena, dans Autour de la théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 1976.

17 T. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, éditions Gallimard, collection « Tel », Paris, 1962, p. 43.

18 T. Adorno, Idem, p. 42.

19 R. Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, op. cit., p. 27.

20 A. Schoenberg, « Théorie de la forme », dans Le Style et l’Idée, op. cit., p. 194.

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intelligence ne peut avoir qu’un seul désir : accomplir sa tâche. Il ne saurait permettre à des facteurs extérieurs d’exercer une influence quelconque sur le cours de sa pensée.

Deux fois deux font quatre, qu’on le veuille ou non. »21 L’œuvre conçue comme un jeu ne craint aucun « facteur extérieur » : elle est fondamentalement autonome, surtout si nous définissons l’autonomie comme « le fait de se gouverner par ses propres lois ».

Toute œuvre d’art conçue comme un jeu répond à cette définition : elle se dote de ses propres lois, et n’admet d’autorité que concertée. Nous pouvons dès lors nous demander si la volonté de définir l’art comme un jeu ne découle pas de cette volonté de poser l’art comme une discipline autonome, comme une pratique qui serait à même de se donner ses propres lois, et non comme une discipline hétéronome, comme une pratique relevant d’une loi qui ne relèverait pas d’elle. La notion de jeu offrirait ainsi à la fois un cadre conceptuel (qui permettrait d’élaborer une pensée de l’art) et pratique (qui permettrait de mener une recherche en art) à même de légitimer et guider la volonté d’exploration artistique qui se fait jour dans tous les travaux que nous allons évoquer. Et semblable notion nous inviterait surtout à esquisser le cadre d’un nouveau rapport à la loi et aux règles. En effet, si l’art se donne ses propres lois, n’est-ce pas pour se soustraire aux lois d’ores et déjà en vigueur dans le monde de l’art ? Cela est manifeste dans la « méthode de composition avec douze sons » que développe Arnold Schoenberg : le compositeur qui se doit d’utiliser une seule et unique mélodie ne peut plus respecter les règles de l’harmonie classique. Celles-ci prescrivent et proscrivent certains agencements de sons : les éléments susceptibles d’être juxtaposés sur la partition doivent être séparés par des

« intervalles », des « distances » musicales, immuables. Le musicien qui adopte la

« série » ne peut se le permettre : les possibilités d’agencement qui s’offrent à lui sont beaucoup trop limitées pour qu’il puisse se permettre de les sélectionner selon les critères de la « consonance ». Nous sommes ainsi face à un nouveau paradoxe : le joueur se soustrait à la règle grâce à une autre règle. S’il peut faire fi des us et

21 A. Schoenberg, « La musique nouvelle, la musique démodée, le style et l’idée », Idem, p. 103.

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coutumes artistiques, c’est en pensant les conditions de l’autonomie de sa pratique artistique

Ces trois problèmes, la « concertation », le « matériau de l’art » et l’« autonomie » de l’œuvre, seront donc au cœur de notre réflexion sur la valeur que sont susceptibles d’acquérir les notions de règles et de jeu en art. Mais cette notion prend dès lors dans notre propos un sens qu’il nous faut préciser. Sur ce point, nous nous inscrivons dans la lignée d’autres réflexions sur l’art, et notamment celle d’Hans- Georg Gadamer, qui propose de « nettoyer » le terme de jeu afin d’en faire le « fil conducteur de l’explication ontologique » de l’art : « Nous choisirons d’abord comme point de départ un concept qui a joué un grand rôle en esthétique : le concept de jeu.

Il importe toutefois de dépouiller ce concept de la signification subjective qu’il a chez Kant et Schiller et qui domine toute l’esthétique et toute l’anthropologie modernes.

Quand nous parlons de jeu à propos de l’expérience de l’art, nous n’entendons pas l’attitude ni l’état d’esprit du créateur ou de l’amateur, mais la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même. »22 Notre travail ne prétend pas être aussi ambitieux que la recherche qu’esquissent ces quelques lignes, mais entend s’inscrire dans une position comparable. C’est effectivement le cadre d’une ontologie de l’art qu’il s’agit pour nous d’esquisser : c’est la manière dont l’art est, et plus précisément dont l’art est jeu, qu’il s’agit d’interroger. Il convient donc effectivement de « dépouiller » le terme de jeu de sa « signification subjective », telle qu’elle apparaît notamment au paragraphe 9 de la Critique du jugement où Kant introduit le thème du « libre jeu des facultés » : « Les facultés de connaissances mises en jeu par cette représentation y jouent librement, parce que nul concept déterminé ne les astreint à une règle particulière de connaissance. Ainsi l’état d’esprit dans cette représentation est celui d’un sentiment

22 H.-G.Gadamer, Vérité et Méhode, édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio à partir de la traduction (depuis l’Allemand) d’Étienne Sacre, éditions du Seuil, collection « L’ordre philosophique », Paris, 1996, II, 1, p.119.

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du libre jeu des facultés représentatives s’exerçant sur une représentation donnée, en vue d’une connaissance en général. »23

Loin de nous l’idée de vouloir nous engager longuement dans le

« dépouillement » que souhaite Gadamer, mais nous pouvons d’ores et déjà faire remarquer une chose quant à la « signification subjective » du concept de jeu pour Kant. En effet, on découvre, à lire ces quelques lignes, qu’il y a jeu car il n’y a pas contrainte. C’est parce que « nul concept déterminé » n’est présent dans le champ de l’art qu’un « libre jeu » des facultés est à même de se développer. Et, puisqu’il n’y a dans l’art « nul concept », il n’y a également nulle « règle particulière de connaissance » : rien ne contraint, n’astreint les « facultés de connaissance ». L’art est ainsi un lieu où le fonctionnement « normal » et complexe de la raison et des facultés de connaissance n’a plus cours. Puisqu’il n’y a rien à connaître, il n’y a rien à déduire, à synthétiser, à subsumer, à appréhender à travers toutes sortes d’opérations qui sont le « quotidien » de notre faculté de raisonner. Kant revient sur ce point au paragraphe 35 de cette même Critique : « Puisque le jugement ne se fonde point ici sur un concept de l’objet, il ne peut consister que dans la subsomption de l’imagination même (dans une représentation qui fournit un objet) sous les conditions qui permettent à l’entendement en général de passer de l’intuition à ses concepts. Autrement dit, puisque la liberté de l’imagination consiste à schématiser sans concept, le jugement de goût doit se fonder uniquement sur le sentiment que l’imagination dans sa liberté et l’entendement dans sa légalité s’animent réciproquement, par conséquent sur un sentiment qui nous fait juger l’objet selon la finalité de sa représentation (par laquelle cet objet est donné) produisant le libre jeu de sa faculté de connaître. »24 L’expérience de l’art est ainsi au croisement d’une « liberté » et d’une « légalité », d’une faculté qui peut s’exercer librement, sans entrave, et d’une autre qui peut s’exercer correctement, sans déroger aux lois qui la gouvernent. Kant formule ce point autrement au paragraphe 40 : « Quand l’imagination dans sa liberté réveille l’entendement, et que

23 E. Kant, Le Jugement esthétique, extrait de la Critique du jugement, traduit de l’allemand par Florence Khodoss (à partir de la traduction Barni), Presses Universitaires de France, collection « Les grands textes », Paris, 1955, p. 73.

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celui-ci, sans le secours des concepts, provoque le jeu régulier de l’imagination, alors la représentation se communique, non en tant que pensée, mais en tant que sentiment interne d’un état harmonieux de l’esprit. »25

Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’esthétique de Kant que de fonder l’expérience de l’art sur un jeu qui n’est pas un jeu et sur des règles qui ne sont pas des règles. Nous reviendrons sur ce point, mais nous contenterons pour l’instant de cette remarque : nous n’entendons pas par « jeu » une quelconque disposition subjective et plaisante vis-à-vis de l’art. De même que Gadamer, nous prétendons

« dépouiller » ce terme de sa « signification subjective ». Ce que nous entendons par

« jeu » est bien plus la volonté, l’intention, de poser l’art comme quelque chose de ludique, de le définir véritablement comme un jeu. Le jeu n’est pas pour nous un

« état d’esprit » ou un « état d’âme », pour reprendre les mots de Kant26, mais un processus créatif, le vecteur, qui reste à interroger, d’une production artistique, qui reste à explorer. Le jeu qui nous intéresse est le fait d’un créateur qui choisit d’astreindre sa pratique à des règles, à un aléatoire, à une gratuité qui relève d’un processus ludique. C’est en ce sens que notre recherche prétend se situer dans la lignée de travaux sur l’art comme Vérité et Méthode, mais, contrairement au philosophe allemand, nous entendons mettre l’accent sur l’aspect « productif » du jeu, sur son importance au niveau d’une création artistique, et non expliquer l’expérience de l’art à partir du concept de jeu. Traiter ce point serait l’objet d’une tout autre recherche, et ce qui nous intéresse ici tient plus dans ce problème : comment et pourquoi le fait de penser une pratique artistique comme un jeu, et d’utiliser la règle comme vecteur d’une créativité permet-il de poser le problème du possible pour l’art ?

24 E. Kant, Idem, p. 75.

25 E. Kant, Ibid.

26 « C’est donc la propriété qu’a l’état d’âme dans la représentation donnée de pouvoir être universellement partagée qui doit, comme condition subjective du jugement de goût, fonder ce jugement et avoir pour conséquence le plaisir attaché à l’objet » (E. Kant, Ibid., p. 72)

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Afin de répondre à cette question, nous nous proposons d’articuler notre réflexion en deux parties, comportant chacune trois chapitres. Notre première se place sous l’égide d’une question d’artiste, ce que se pose Gérard Gasiorowski lorsqu’il pénètre chez un « marchand de couleur » : « Que faire avec de la peinture ? » Ce sont les tenants et aboutissants de cette interrogation que nous entendons explorer. Notre premier chapitre se propose ainsi de montrer en quoi l’interrogation :

« Que faire ? » peut être considérée comme la question du possible : elle entend effectivement interroger des possibilités, se propose de découvrir l’ensemble de ce qu’il est possible de « faire » avec un matériau donné (la peinture). Ne convient-il pas ainsi de promouvoir cette interrogation, et de renoncer à d’autres questions, comme :

« Qu’est-ce que ? » (la peinture, ou plus largement, l’art), susceptibles de statuer sur les formes et finalités de ce « faire » ? Notre second chapitre entend proposer un premier élément de réponse à la question que nous avons précédemment dégagé. Ne s’agit-il pas, afin de répondre à ce : « Que faire ? », d’adopter une méthode :

« disséquer » l’art ? Telle est en effet la position de Wassily Kandinsky qui propose de poser comme « premier » le problème des « éléments de l’art », de ce qui est susceptible d’être combiné et agencé au sein d’une œuvre. L’ensemble des éléments décide en effet des possibilités d’agencement qui se font jour au sein de l’œuvre, et c’est pourquoi l’idée, chère au peintre russe, d’un « dictionnaire des éléments de l’art », nous semble des plus intéressantes. Nous verrons que cette proposition nous invite à revenir sur le rôle de disciplines « élémentaires », qui ont pour fonction de déterminer ces mêmes éléments, comme le solfège ou la lexicographie. Notre troisième chapitre se propose d’examiner le devenir de semblable « dissection » et ainsi d’apporter un second élément de réponse à la question du possible. Après avoir

« disséqué » l’art, ne s’agit-il pas de le « compliquer » ? Imposer à l’artiste l’usage d’un nombre donné d’éléments signifie en effet lui « poser des problèmes » : il se retrouve dans la situation du « bricoleur » qu’évoque Lévi-Strauss et doit se retourner vers un

« ensemble fini d’éléments » afin d’interroger les possibles solutions qu’ils lui offrent.

Le principe de « l’économie de moyens » cher à Arnold Schoenberg nous invite précisément à adopter semblable position, à soustraire à l’artiste le libre choix des

« moyens » artistiques auquel il peut recourir.

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Si notre première partie se place sous l’égide d’une question d’artiste, et entend examiner des méthodes susceptibles d’asseoir cette interrogation, notre seconde partie se place sous l’égide d’une autre question : celle de l’œuvre d’art. En quoi le : « Que faire ? » de Gérard Gasiorowski nous invite-t-il à repenser le dispositif que représente l’œuvre ? Ce sont les conséquences d’une inscription dans le possible artistique qu’il nous faut ici dégager. Notre quatrième chapitre entend ainsi s’interroger sur le dispositif que représente l’œuvre d’art ainsi conçue. Celle-ci n’est plus uniquement le « produit » de la rencontre de deux subjectivités, celle d’un auteur, peintre ou musicien et celle d’un lecteur, « regardeur » ou auditeur. L’artiste qui élabore une œuvre placée sous l’égide de règles ne fait pas seulement face à une autre conscience, celle qui est à même de « recevoir » cette même œuvre : il fait également, et surtout, face à un ensemble d’ « exigences objectives », doit s’interroger et interroger les « moyens » dont il dispose pour mener à bien son projet. L’œuvre est ainsi le lieu d’une « rencontre » entre un « sujet », doué d’intention, et un « objet », un matériau strictement déterminé par un ensemble de prescriptions : il n’est plus possible de la concevoir sur le mode d’une communication ; c’est avant tout une

« chose » artistique qu’il s’agit d’élaborer. Notre cinquième chapitre s’interroge ainsi sur ce qui est au fondement de semblable dispositif : la règle. La prescription est en effet à même d’instituer un écart entre l’intention de l’artiste et la « réalisation » artistique : la stricte définition du matériau de l’art empêche cette intention de se réaliser pleinement, et l’invite à « faire avec » un « ensemble fini d’éléments ». En ce sens, la règle acquiert avant tout une fonction : elle permet de s’opposer à l’intention et à l’inspiration de l’artiste, de se « dresser » face à « l’élan créateur », pour parler comme Jean-Paul Sartre, qui est au fondement de l’œuvre. Nous serons ainsi amenés à revenir sur les positions qu’adopte Emmanuel Kant : la règle n’est pas le produit d’une inspiration et ne peut se substituer à l’inspiration. Elle propose de la

« sculpter », de lui conférer une destination. Notre dernier chapitre entend tirer les conséquences de semblable définition de la règle : elle nous invite à considérer l’œuvre sous l’angle de la « formation » et non de la « forme » pour reprendre une expression de Paul Klee. L’essence de l’œuvre d’art est avant tout un « devenir » : elle repose sur un écart entre le « projet » qui préside à l’élaboration de l’œuvre et le

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« produit » que représente au final cette même œuvre. C’est en ce sens qu’il nous faut revisiter un ensemble d’autres prescriptions, comme celles que présente Nicolas Boileau dans son Art poétique, et nous interroger sur le devenir de la prescription elle- même, sur les formes et fonctions qu’elle est à même d’acquérir.

Nous avons choisi, afin de mener à bien notre recherche, d’évoquer de nombreuses pratiques artistiques, appartenant de surcroît à plusieurs disciplines : la littérature, la musique, les arts plastiques. Il nous a semblé important de privilégier, quant à la formation de notre corpus de pratiques artistiques, une approche conceptuelle plutôt que de nous tenir à une discipline donnée. Afin de ne pas tomber dans le « bric-à-brac », nous avons choisi de nous intéresser à des travaux s’inscrivant dans l’un des trois problèmes (la « concertation », le « matériau de l’art » et l’

« autonomie » de l’œuvre) que nous avons évoqués ci-dessus. En procédant de la sorte, nous espérons montrer que le problème du jeu en art dépasse le cadre d’une seule discipline artistique et prétend même les faire se rejoindre : tous les champs artistiques pourraient en effet être à la limite concernés (l’architecture avec, par exemple, Rem Koolas, la danse, le théâtre…). Nous avons ainsi choisi de prendre le parti d’une « interdisciplinarité », comme on dit aujourd’hui, et d’évoquer des artistes travaillant dans les trois disciplines sus-citées. Il nous a notamment semblé important de faire une place importante à la musique, discipline qui nous semble trop souvent négligée dans le cadre de l’esthétique. La négliger dans le cadre d’une réflexion sur la règle et le jeu nous semble être une véritable erreur : s’il est un art qui n’a cessé d’inventer et de réinventer des règles et de montrer toute l’importance qu’est à même d’acquérir un ensemble de prescriptions, il s’agit sans aucun doute de la musique. Du Clavecin bien tempéré de Jean-Sébastien Bach à la « série » de Schoenberg, un même problème se pose : comment organiser rationnellement un matériau sonore ? Comment disposer un ensemble de sonorités selon des principes fermement établis ?

Nous évoquerons, au sein de chacune de ces trois disciplines, un ensemble d’artistes dont l’œuvre nous semble également relever des problèmes que nous avons

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évoqués dans le cadre de cette introduction : cela nous semble être le cas, en littérature, des travaux de Raymond Roussel, de Michel Leiris, de Raymond Queneau, de l’OuLiPo, de George Perec, ainsi que, en art plastique, de ceux de Marcel Duchamp, de Gérard Gasiorowski, de Wassily Kandinsky et de Paul Klee, et enfin de ceux, en musique, d’Arnold Schoenberg et de Pierre Schaeffer. Ces choix reflètent à la fois l’étendue (limitée) de notre culture générale et la volonté de manipuler des références précises afin de poser des problèmes qui nous semblent concerner plus largement la notion d’art et d’œuvre d’art elles-mêmes. Dans un même souci de rigueur, nous avons choisi d’exclure de notre corpus un ensemble de pratiques artistiques qui pourraient pourtant prétendre en apparence s’y inscrire. S’il nous semble possible, et souhaitable, d’opérer des rapprochements entre les austères travaux d’Arnold Schoenberg et ceux plus ludiques de l’OuLiPo, cela ne saurait être le cas avec d’autres artistes. Nous avons donc choisi de mettre l’accent sur une combinatoire, de travailler sur des pratiques artistiques qui choisissent de considérer le jeu, la manipulation d’un nombre fini d’éléments dans un espace circonscrit par des règles, comme un processus créatif. Notre travail entend interroger l’art sous l’angle de l’agencement, et nous ne désirons pas traiter d’un art qui fait un tout autre usage de la règle. Nous évoquerons ainsi le travail des « situs » et les positions esthétiques que développe Guy Debord à propos de « l’objet poétique », mais ne traiterons pas des travaux entendant s’inscrire dans un tout autre champ : celui de la « vie » elle- même. C’est par exemple le cas de l’œuvre de Sophie Calle, qui se fonde pourtant sur l’usage de prescriptions et qui entend ouvrir, au sein de l’existence, des espaces consacrés au possible. Ces travaux nous semblent dignes du plus grand intérêt, et nous leur avons consacré d’autres écrits27, mais ils ne sous semble pas possible de légitimement les intégrer au corpus que nous avons précédemment présenté : Wassily Kandinsky ou Arnold Schoenberg n’admettraient en aucun cas semblable comparaison. Faut-il voir dans semblable état de fait la marque d’un certain parti pris, la conséquence d’une position qui entend appréhender l’art sous l’angle d’une

27 Et notamment B. Berthou et I. Tozzi, « Toi et moi, nous ensemble, pour la vie », dans Anabelle, Ecole Nationale d’Arts de Cergy, Cergy, 1997.

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