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Littérature médiévale : passer par la merveille pour dire l'expérience spirituelle

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Littérature médiévale : passer par la merveille pour dire l’expérience spirituelle

Myriam White-Le Goff

To cite this version:

Myriam White-Le Goff. Littérature médiévale : passer par la merveille pour dire l’expérience spir-

ituelle. Poétique du Spirituel, dir. François Raviez, Arras, Artois Presses Université, 2016. �hal-

02960285�

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Littérature médiévale : passer par la merveille pour dire l’expérience spirituelle

En Occident, on associe le plus souvent la spiritualité à la transcendance voire à la nécessité d’une révélation, ce qui explique qu’on puisse être intimidé quand on cherche à exprimer l’expérience spirituelle qui semble relever de l’indicible. Sans pour autant accréditer cette conception restrictive de la vie spirituelle, j’envisagerai ici une de ses expressions plus abordable, familière, voire affective, que le merveilleux, au sens de « représentation du surnaturel sans évocation directe du divin », rend parfois sensible, notamment à l’époque médiévale. Au Moyen Âge, le merveilleux ne s’oppose pas au sublime, mais il le prolonge dans le cadre assez large d’une sensibilité riche au surnaturel.

Il faut admettre que le merveilleux est avant tout une catégorie esthétique voire l’expression d’un travail de l’imagination et qu’il peut sembler naïf ou illogique de l’étudier sous l’angle de la vie spirituelle. Mais l’un des présupposés de cette étude est que l’imagination a un lien avec la vie spirituelle, en raison de son caractère intermédiaire entre corps et esprit, entre intelligence rationnelle et production intuitive – espace où se déploie peut-être également en partie la vie spirituelle. De fait, il semble que l’approche de certaines productions imaginaires peut être une voie d’accès privilégiée au lieu occupé par la vie spirituelle en l’homme, puisque telle est également notre conception que la spiritualité est une part de l’être, non pas seulement une instillation extérieure.

D’autre part, au cœur de l’approche stylistique, l’observation des accointances entre spiritualité et merveilleux se situe du côté de l’étude des motifs, de la stylistique macro- structurale. Elle paraît pertinente pour l’étude des textes médiévaux à la fois par défaut, car le style du texte médiéval ne peut pas toujours s’appréhender comme celui d’un texte plus moderne, et positivement, car le merveilleux est une des colorations littéraires dominantes qui a traversé le Moyen Âge, notamment à partir de l’influence désignée comme celtique dans l’histoire littéraire. Certains traits de cette « merveille » spécifiquement médiévale seront évoqués pour souligner ses points de convergence avec l’expérience spirituelle, ce qu’elle dit de l’activité particulière qu’est l’écriture d’une expérience de cette nature puis vers quoi elle ouvre, en quoi elle se dépasse elle-même.

Dans ses modalités particulières, le merveilleux médiéval, couramment désigné sous le terme de « merveille » dans les textes rejoint presque intrinsèquement l’expérience spirituelle.

La « merveille » met en avant le caractère subjectif de la perception tout comme l’expérience

spirituelle paraît engager la part irréductible du sujet. Elle est souvent présentée au travers

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d’un filtre subjectif voire à la première personne

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. Cela a différents enjeux. Dans une recherche de cohérence interne du récit ou de vraisemblance, notamment à une époque où on accorde beaucoup de prix au témoignage individuel, la relation de la « merveille » à la première personne est une forme de gage d’authenticité. En outre, cela suggère le caractère irréductible non seulement de la « merveille » elle-même, comme objet ou comme phénomène, mais de l’expérience merveilleuse vécue par le sujet. De la même façon, l’expérience spirituelle, même si plusieurs individus peuvent la faire, ne peut qu’être irréductiblement subjective. C’est cette part importante de la subjectivité qui explique que nombre de phénomènes merveilleux se produisent devant un spectateur seul ou isolé. Il en va ainsi des chevaliers errants ou d’autres héros solitaire qui cheminent le plus souvent seuls et qui rencontrent l’aventure alors que leur attention semble tournée vers leur intériorité. C’est ainsi que Raymondin, le héros de la légende de Mélusine, va rencontrer sa future épouse féerique auprès d’une source, dans une forêt, après avoir accidentellement tué son oncle, lors d’une chasse au sanglier : « tant porta le cheval Remondin ainsi pensif et plein d’ennuy et de meschief qui lui estoit advenu, qu’il ne savoit ou il aloit ne il ne conduisoit pas le cheval, mais le portoit partout la ou il lui plaisoit a aller, sans ce que il lui tournast le frain a dextre ne a senestre ne Remondin ne voit ne oit ne entent. En ce party passa par devant la fontaine »

2

. C’est aussi, au cœur d’une solitude effroyable

3

et après avoir livré son désespoir à Dieu par la prière

4

, que la mal mariée du lai de Yonec de Marie de France voit apparaître un chevalier- oiseau à sa fenêtre : « Quant ele ot fait sa pleinte issi, / l’umbre d’un grant oisel choisi / parmi une estreite fenestre » (v. 105-107) (« Après s’être ainsi lamentée, / elle aperçut la forme d’un grand oiseau /se découper dans le cadre d’une étroite fenêtre »)

5

. Dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, Calogrenant raconte à la première personne et en employant différents verbes de perception ou des modalisateurs, sa rencontre avec l’affreux gardien des taureaux, avatar magique de la figure du seigneur des animaux

6

. Le chevalier de la cour d’Arthur va même jusqu’à lui poser une question presque absurde, « va, car me di / se tu es boene chose

1 Voir à ce sujet, Christine Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003, p. 354 sq.

2 Jean d’Arras, Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan, éd. Jean-Jacques Vincensini, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 160 : « le cheval de Raymondin le portait, absorbé dans ses pensées, écrasé par le chagrin et par la mésaventure qui lui était arrivée, ignorant où il allait, ne dirigeant plus sa monture qui l’emportait selon son plaisir, ne le guidant plus de sa bride, ni vers la droite ni vers la gauche, d’ailleurs Raymondin ne voyait plus, n’entendait plus et n’écoutait plus rien. C’est ainsi que, passant devant la fontaine… »

3 Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy, Paris, Champion, 2011, v. 41-50.

4 Ibid., v. 71-108.

5 Ibid., p. 416-419.

6 Éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1999, v. 286 sq.

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ou non »

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(v.326-327), dont la réponse « et il me dist qu’il ert uns hom »

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(v. 328) ne fait qu’accentuer le caractère assez scandaleux. Calogrenant est aux prises avec l’altérité de cet homme dont il peine à reconnaître la nature propre, tout comme l’expérience spirituelle nous met au contact de l’altérité et des limites de notre connaissance ou de notre intelligence, qui ne peuvent suffire pour approcher les réalités spirituelles. Dans l’expérience spirituelle, le sujet est réduit à ses propres forces, à ses interrogations, à son incrédulité ou à sa perplexité, il ne peut trouver de soutien, au contact du divin ou du sacré, qu’intérieur.

Mais cette essence subjective et ce caractère extrême mettent le langage à rude épreuve. Comment dire une telle expérience ? Il semble que le recours au merveilleux équivaille parfois au choix de dire de façon imagée, métaphorique ou suggestive, ce qu’on ne peut ou ne veut dire de façon directe. L’écrire en passant par la « merveille » permet une forme de médiation pour dire, de façon paradoxale, la relative incommunicabilité de ce qui a été expérimenté. Si l’on conçoit, comme Maître Eckhart et d’autres théologiens médiévaux avec lui, que le langage ne peut mener l’homme qu’au seuil de l’expérience de l’esprit, le merveilleux semble être une autre réponse que l’apophatisme, une réponse imagée. Le recours à la « merveille » serait une reconnaissance implicite de la difficulté de dire l’expérience spirituelle ou l’activité de l’esprit, ou encore un déplacement de l’expérience vers le travail de l’imagination, afin de la rendre plus accessible.

L’un des meilleurs exemples de ce fonctionnement est l’évocation de créatures monstrueuses

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. Le monstre médiéval se définit de différentes façons et notamment par l’hybridité ainsi que par l’association de caractères habituellement dissociés. Donner à voir ou à imaginer un monstre est une manière de déconstruire les réflexes traditionnels du public et d’ouvrir l’intelligence à l’établissement de nouveaux rapports, voire d’en appeler à une autre forme d’intelligence, au sens étymologique, c’est-à-dire à l’établissement de liens nouveaux entre des éléments qu’on ne rapprocherait pas spontanément. Cela permet d’ouvrir un nouveau pan de réalité et, éventuellement, d’entrouvrir la possibilité d’une expérience d’ordre spirituelle qui nécessite souvent de déconstruire un rapport trop entendu au réel, au possible ou à soi. C’est ainsi qu’intervient de façon régulière, dans différentes œuvres médiévales, une bien curieuse bête, à l’apparence variable : la « bête glatissant ». On l’aperçoit au détour des folios du Perlesvaus, de la Suite du Roman de Merlin, dans la Continuation à Perceval de Gerbert de Montreuil, dans le Tristan en prose, ou dans Le Morte d’Arthur de Sir Thomas

7 « Dis-moi donc si tu es une bonne chose ou non » (ma traduction).

8 « Il me répondit qu’il était un homme » (ma traduction).

9 Pensons à la multitude de créatures monstrueuses ornant les églises médiévales et à la réflexion ambiguë, entre fascination et répulsion, que leur a consacrée Bernard de Clairvaux, par exemple.

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Malory, où l’on apprend que la bête à une tête de serpent, un corps de léopard, un bassin de lion et des sabots de cerf

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. La bête est composite et énigmatique. Il émane d’elle et particulièrement de son ventre un vacarme d’aboiements : « Et se elle est miervilleuse par defors, encore est elle plus miervilleuse par dedens, car je puis oïr et connoistre tout apertement que elle a dedens son cors brakés tout vis qui glatissent »

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. La bête peut être comprise de façons très contrastées : tour à tour, symbole de l’inceste entre Arthur et sa demi- sœur, de la violence, voire du chaos, ou image du Christ mis aux prises avec les disciples de l’Ancienne Loi, les douze tribus d’Israël… Pour ce qui nous concerne peu importe l’interprétation définitive de la créature et des aboiements des chiens qu’elle renferme car elle n’est pas seulement symbole, au sens rigoureux du terme. Elle n’est pas le déploiement visuel et imagé d’un sens ou d’une signification, mais, potentiellement, de plusieurs, comme c’est souvent le cas au Moyen Âge, notamment à partir des différents sens des Écritures. La « bête glatissant », comme d’autres monstres, est avant tout une invitation à penser de façon nouvelle, à ouvrir son esprit à l’établissement de rapports non-logiques ou non-rationnels entre les choses et les êtres. Sa rencontre peut être comprise comme une propédeutique à l’expérience spirituelle ou comme une image de la façon dont cette expérience spirituelle même peut paraître monstrueuse, au sens d’« au-delà de notre entendement et de notre perception habituels ».

En outre, on le perçoit avec la dernière interprétation de la « bête glatissant » que j’évoquais, l’une des caractéristiques de la « merveille » médiévale est de faire dialoguer différentes catégories de surnaturel, de manière souvent qualifiée de syncrétique. Ainsi, on considère fréquemment qu’on mêle une évocation du surnaturel purement fictive ou ornementale avec l’évocation de réalités qui mettent en jeu la croyance ou la foi, on articule merveilleux païen et merveilleux chrétien d’une façon parfois assez déroutante. On peut penser à Mélusine, la fée, héritière du merveilleux païen, qui se dit à la recherche d’une âme pour connaître le salut chrétien et qui conduira à l’élévation spirituelle de ceux qui l’entourent, on pense naturellement à Muldumarec, le chevalier-oiseau, du lai de Yonec de Marie de France, qui revendique sa foi chrétienne et le prouve

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, on se souvient encore de cette histoire étrange qui raconte que la fée Morgane a eu des jumeaux dont elle n’a allaité

10 New-York, Hyperion, 2004, Book 9, chapter 12, p. 412.

11 La Suite du Roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 2006, § 6, p. 4 : « Si elle est merveilleuse par son aspect, elle l’est encore plus de l’intérieur, car j’ai pu entendre et savoir très clairement qu’elle a dans son corps des chiens vivants qui aboient » (ma traduction).

12 Op. cit., v. 165-168.

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qu’un seul, le nain Aubéron, lui garantissant ainsi l’entrée directe au paradis chrétien

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… Et, bien entendu, on pense à cette chose énigmatique entre toutes : le Graal dont on ne sait s’il est objet celtique, corne d’abondance païenne, ou coupe toute chrétienne ayant recueilli le sang du Christ, tant il est souvent les deux à la fois, ni l’une ni l’autre et autre chose encore. Ce trait récurrent de la « merveille » médiévale en souligne les accointances avec la spiritualité. Il n’existe aucune solution de continuité entre ses différents aspects. La dynamique générale est celle d’une élévation progressive de l’esprit vers des réalités difficiles à percevoir comme à évoquer, vers une vie plus complexe et plus riche.

Pourtant, si la promesse ultime et la béatitude suprême sont celles du Paradis chrétien, pourquoi en passer par les fées ? Pourquoi lester la transcendance d’images ou de récits qui pourraient paraître gratuits, superflus voire déroutants ? En d’autres termes, qu’apporte l’articulation de la spiritualité et de la merveille, quand on cherche à dire ou à écrire une expérience spirituelle. Il apparaît qu’elle peut être le chaînon manquant entre intelligence rationnelle et révélation spirituelle, telles qu’elles occupent souvent en occident les deux pôles des activités de l’esprit. Comme pour la « bête glatissant », le fonctionnement de la

« merveille » en appelle à une intelligence supérieure, pas seulement rationnelle, une intelligence qui inclut et dépasse les non-sens, qui sait la logique de l’impossible. Pour suggérer cela, la « merveille » médiévale s’appuie fréquemment sur l’adynaton, l’évocation de l’impossible comme cette fontaine du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, qui bout à froid, ou cette lance du Conte du Graal, qui saigne continuellement, toute seule

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. Cette attention à l’inouï, à l’invraisemblable est également présente dans les textes inspirés par l’esprit encyclopédique médiéval et, particulièrement, pour ce qui nous intéresse ici, dans certains recueils de poésies palinodiques, consacrés à la Vierge Marie, par exemple. On se situe dans un « univers où les apparences s’effacent devant la signification »

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. « C’est alors qu’une interprétation morale peut intervenir, dans la mesure où elle est seule à porter sens, à proposer une cohérence à ce qui est autrement insensé »

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. Cet état d’esprit perdure jusqu’à la fin du Moyen Âge puisque Pierre Bersuire, moine bénédictin considéré comme un précurseur

13 Le Roman d’Aubéron, éd. J. Subrenat, Paris-Genève, Droz, 1973, v. 1415-1422.

14 Op. cit., v. 380-381.

15 Denis Hüe, « D’un encyclopédisme médiévale à une encyclopédie mariale : la poésie palinodique comme approche totale du monde », Rémanences, Mémoire de la forme dans la littérature médiévale, Paris, Champion,

« Essais sur le Moyen Âge », 2010, p. 113.

16 Ibid., p. 114.

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de l’humanisme, moralise tout à la fois la pure « merveille » d’hommes-cigognes

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et le mystère familier de l’eau qui ne gèle pas, même au cœur d’hiver rigoureux :

Et sicut videmus, quod in forti hyeme omnes aquae ut communiter congelantur, praeter mare, quod continue movetur, preter fontes qui continue aquam calidam de venis terrae hauriunt, & praeter puteos, qui infra terrae viscera profundantur : sic in statu prosperitatis mundanae, quasi omnes homines per indevotionem gelantur, nisi forte sint sicut mare per amaritudinem contricionis, & per motum bonae occupationis. Vel nisi sint sicut fontes continue haureintes aquam gratiae et devotionis, & continue effundentes per elemosynas aquam temporalis possessionis. Vel nisi sint sicut putei profundati, in humilitate timoris suae conditionis, quia scilicet humiles, timorosi , misericordes, […]

sunt illi, quos frigus indevotionis in prosperitatis hyeme non congelat…18

Certes, on pourrait contester le caractère proprement merveilleux du phénomène, mais même scientifiquement explicable, c’est sous son aspect merveilleux qu’il est envisagé ; on pourrait encore réduire l’appel à la spiritualité à une simple moralisation voire à un recours à l’habitude allégorique médiévale. Tout cela serait juste mais insuffisant. La référence à des phénomènes extraordinaires ou réputés tels pour en venir à des fonctionnements spirituels postule l’existence d’une cohérence profonde du réel qui dépasse les seules lois de la raison, voire elle propose que c’est par le scandale de la raison que l’on peut parfois s’adresser à l’âme ou évoquer son cheminement propre. Dans cette limite, tout comme la merveille peut être conçue comme un élargissement du monde, la spiritualité prend un aspect d’aération psychique, d’ouverture des possibles y compris par l’acceptation de ne pas comprendre, de laisser se dérouler ou se présenter devant la conscience des choses qui lui échappent et/ou qui s’adressent à une partie de l’être qui dépasse précisément cette conscience-même. L’enjeu semble être de l’ordre de la libération, non seulement libération du réel, mais encore libération de notre rapport au réel, notamment par l’exploration de ses confins. Or n’est-ce pas là également l’un des enjeux de l’expérience spirituelle qui peut devenir expérience libératrice ?

Mais, là encore, pourquoi en passer par la « merveille » quand on pourrait préférer la mystique ? On dit souvent que le récit consacré à la « merveille », quand il est au service d’un enseignement ou qu’il porte un contenu spirituel, sert à les adresser à un public qui ne serait pas capable d’y accéder directement. L’humilitas au service de la sublimitas pour les âmes

17 Repertorium Morale, Lib XIV, Cap XIX : De Aethiopia, § 6 Petri Berchorii Opera Omnia, éd. J. Keerberg, Anvers, 1609.

18 Pierre Bersuire, Reductorium Morale, lib. V, cap. L, cité par Denis Hüe dans art. cit., p. 110-111 : « et de même que nous voyons qu’au fort de l’hiver toutes les eaux, habituellement, sont gelées, sauf la mer qui s’agite continuellement, sauf les sources qui font perpétuellement surgir de l’eau fraîche des veines de la terre, sauf les puits, qui s’enfoncent dans les entrailles de la terre ; de même dans l’état de la prospérité du monde, presque tous les hommes sont gelés par l’impiété, à moins qu’ils ne soient semblables à la mer par l’amertume de leur contrition, et par le mouvement de leurs bonnes actions ; à moins qu’ils soient comme les fontaines jaillissant continuellement de l’eau de grâce et de dévotion, répandant perpétuellement par les aumônes l’eau des possessions temporelles. À moins enfin qu’ils s’enfoncent comme les puits, dans l’humidité de la crainte propre à leur condition, comme par exemple les humbles, les craintifs, les miséricordieux […] ce sont ceux-là, que le froid de l’impiété ne glace pas dans l’hiver de la prospérité. »

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simples… Certes, mais pas seulement. L’enjeu du passage par la « merveille » est toujours de bousculer le sujet, auditeur, lecteur, spectateur. Tout comme l’expérience spirituelle véritable, le passage par le merveilleux ne doit pas laisser indemne. Il doit modifier non seulement le réel, mais le sujet qui le perçoit, afin de l’inviter à se repositionner dans le monde, éventuellement sous le regard de Dieu ou en relation avec le sacré, et à considérer le réel d’une manière renouvelée. La « merveille » peut induire ce mouvement de l’extérieur, le stimuler chez le public, sans postuler une révélation mystique préalable. Le déplacement de la conscience passera par exemple, par des jeux de décalages induisant la sensation d’un renouvellement de la perception, voire d’un renouvellement du sujet. C’est ainsi le sens de bien des « aventures » médiévales au cours desquelles le chevalier se trouve aux prises avec l’altérité. Si l’on reprend l’exemple de la rencontre entre Calogrenant et le gardien des taureaux dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, la considération d’un être que Calogrenant ne parvient pas à identifier au premier chef clairement comme un homme

19

le conduit indirectement à souligner la fragilité voire l’absurdité de sa propre identité, puisqu’il affirme :

- Je sui, fet il, uns chevaliers qui quier ce que trover ne puis ;

assez ai quis, et rien ne truis20. (v. 358-360)

La confrontation avec l’altérité est une occasion de remise en question de soi, tout comme l’expérience spirituelle invite à établir un nouveau rapport avec soi-même, souvent donné à penser sous la forme d’un nouveau départ, d’une nouvelle naissance ou d’une métamorphose.

Or la métamorphose est une « merveille » médiévale relativement courante. Sa fonction est variable, mais elle permet parfois de dire l’initiation ou le changement d’état spirituel, comme c’est le cas pour le loup-garou du lai du Bisclavret de Marie de France

21

.

La métamorphose inclut également souvent un effacement ou une annihilation de l’état antérieur de l’être, au sens où elle n’est pas ou plus réversible : c’est le sens du départ définitif de Mélusine sous la forme d’une dragonne lorsqu’elle quitte le monde des hommes, en perdant l’opportunité de sauver son âme, comme une femme, et qu’elle reproche à son époux : « Or me ras tu embatue en la penance obscure ou j’avoye longtemps esté par ma mesaventure et ainsi la me fauldra porter et souffrir jusques au jour du Jugement et par ta

19 V. 326-330.

20 « Je suis, dit-il, un chevalier qui cherche et qui ne parvient à trouver ; j’ai beaucoup cherché et je n’ai rien trouvé » (ma traduction).

21 Voir à ce sujet, Cristina Noacco, La Métamorphose dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, Rennes, PUR, « interférences », 2008, p. 104-115.

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faulseté »

22

. C’est le sens aussi, du vol des vêtements du Bisclavret du lai de Marie de France

23

par sa méchante épouse, qui l’empêche de retrouver son humanité mais l’oblige à un progrès spirituel. Quand le loup-garou reprend apparence humaine, grâce à l’intervention du roi, ce n’est plus le même homme

24

. De même, dans l’expérience spirituelle, le « nouvel homme » a fait table rase de l’ancien et ne devrait plus renouer avec lui.

Jusqu’ici, la « merveille » médiévale est apparue comme propice au déroulement d’une expérience en certains points comparable à l’expérience spirituelle. Reste à savoir ce qu’elle apporte en terme d’écriture, de travail littéraire qui puisse expliquer une partie de son succès dans les œuvres médiévales par rapport à d’autres expressions stylistiques de la vie spirituelle. Une des caractéristiques de la « merveille » est qu’elle ouvre souvent à une dimension métapoétique du texte. Ce dernier semble revenir sur son écriture ou sur sa conception mêmes. Le style offre un recul sur ce qu’implique l’action ou le choix d’écrire, le sens de l’écriture, sa motivation, y compris ses enjeux d’ordre métaphysique, et on rencontre là le souci spirituel. De nombreux prologues médiévaux mettent en avant la volonté d’élever spirituellement les lecteurs. Dans ses Divertissements pour un empereur, Gervais de Tilbury précise la question sous l’angle du merveilleux, en montrant, à propos de la croyance aux êtres féeriques, qu’admettre l’existence d’êtres surnaturels est une preuve de foi : Mirabilia vero dicimus quae nostrae cognitioni non subiacent, etiam cum sint naturalia, sed et mirabilia constituit ignorantia reddendae rationis, quare sic sit

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. À Dieu, rien n’est impossible, et qui voudrait tout comprendre de ses mystères n’aurait pas conscience de l’étendue de sa puissance. Dans cette mesure, l’évocation de la « merveille » ouvre non seulement sur une réflexion métapoétique mais sur l’idée que des choix d’écriture peuvent rendre compte de partis-pris spirituels. Écrire la « merveille », lire la « merveille », remettent en jeu l’acte même d’écriture et en redéfinissent des enjeux plus larges que purement littéraires.

Mais l’ouverture métatextuelle que propose la « merveille » ne se limite pas à l’écriture, elle est plus ample et peut également concerner le lecteur-auditeur. La « merveille »

22 Jean d’Arras, op. cit., p. 696 : « Me voici, maintenant, rejetée dans l’obscure pénitence où j’avais longtemps été maintenue à cause de mon méfait. Et je devrais la supporter et la subir jusqu’au jour du Jugement dernier, tout cela parce que tu m’as trompée. »

23 Lais, op. cit., v. 120-126.

24 Ibid., v. 283-304.

25 « Nous appelons merveilles ce qui n’est pas soumis à notre compréhension, bien qu’il s’agisse de choses naturelles. C’est notre ignorance, notre incapacité à en rendre compte qui fait les merveilles », rapporté par Jacques Le Goff, dans « Le merveilleux scientifique au Moyen Âge », Zwischen Wahn, Glaube und Wissenschaft, éd. F. Bergier, Zurich, Verlag der Fachvereine.

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laisse le plus souvent une grande liberté interprétative, ce qui est l’occasion d’une joie voire d’une forme de jubilation du public qui peut laisser libre cours à son émerveillement et à son inventivité interprétative. C’est en partie, le caractère énigmatique et l’interprétation fuyante ou variable de la « merveille » médiévale qui en ont parfois fait l’inspiration de différentes réécritures : ainsi, le Graal, insaisissable, devient véritable mythe littéraire. En ce sens, la

« merveille » stimule la créativité, tout comme l’expérience spirituelle qui incite souvent celui qui la traverse à réinventer son existence ou, du moins, à la réinvestir. Le plus souvent, même si la mission peut sembler ardue, cette possibilité rime avec un sentiment de joie. Cette forme de jubilation est sensible notamment dans le fameux rire de Merlin : bien souvent, l’enchanteur rit de manière inexplicable pour les autres personnages, mais le lecteur-auditeur comprend parfois qu’il rit car il comprend ce que les autres ne comprennent pas, il est libre d’interpréter des événements d’une façon inaccessible aux autres. Dans le Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles

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, c’est à Merlin que revient le rôle de dénouer l’intrigue et de redonner à l’héroïne son identité féminine, alors qu’elle se faisait passer pour un homme.

Mais le rétablissement de la vérité sur différents sujets passe par le rire de Merlin, qui est amené à la cour et qui exaspère le roi par son comportement en apparence invraisemblable :

Merlins en rit, por poi ne crieve Sor la roïne et ne dist mot ; Et il le tienent tuit por sot.

Ne sevent pas dont li ris naist27. (v. 6276-6279)

Le plaisir de comprendre et de savoir, mais aussi le jeu de l’interprétation déclenchent le rire de Merlin, tout comme le plaisir du lecteur, qui, dans ce roman, en sait aussi long que lui. Il semble donc qu’il existe un lien entre la liberté d’une interprétation personnelle et singulière du réel et une forme d’expression de joie, mise en abyme par le comportement d’un des représentants de la « merveille » médiévale. La pluralité même des interprétations possibles de la « merveille » ou de ce qui dépasse notre entendement dans l’expérience spirituelle est une source, non de déstabilisation, mais de joie, comme l’exprime bien Guillaume de Conches (1120-1154) : Sed non est curandum de diversitate expositionum, immo gaudendum, sed de contrarietate si in expositione esset

28

.

26 Silence, a Thirteenth-century French Romance, éd. et trad. Sarah Roche-Mahdi, East Lansing, Michigan State University Press, 2007 ; toutes les citations sont issues de cette édition. Voir également la traduction française de Florence Bouchet, « Le Roman de Silence », Récits d’amour et de chevalerie, Paris, Bouquins, 2000, p. 459-557.

27« Merlin en rit, il s’en faut de peut qu’il n’en meurt, à propos de la reine, mais il ne dit pas un mot ; et tous le considèrent comme un fou. Il ignorent l’origine de son rire » (ma traduction).

28 Cité dans Édouard Jauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Conches », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge 24, 1957, p. 47 : « mais il n’y a pas à se soucier de la diversité des interprétations, mais bien plutôt à s’en réjouir, même s’il y a des contradictions entre elles » (ma traduction).

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En somme, c’est bien l’ouverture qu’elle procure qui fait de la « merveille » médiévale une voie d’accès et d’expression privilégiée pour la vie spirituelle. C’est une spiritualité d’abord non dogmatique qui se dévoilera sous l’apparence du merveilleux, c’est la vie spirituelle telle qu’elle se vit avec le cœur ou dans l’âme, directement, sans la médiation d’une rationalité excessive. Ainsi, la « merveille » s’appuie sur une perception subjective qu’elle adresse à une utilisation différente de l’intelligence. Elle ne recule pas devant la logique syncrétique pour produire une altération du réel qui peut ouvrir la voie, à son tour, à un changement de l’être. En littérature, cette modalité d’écriture s’enrichit d’une dimension métatextuelle : comme on raconte qu’on peut voir dans la coupe du Graal, certains mystères sacrés, l’écrivain et le lecteur-auditeur de la « merveille » peuvent se réjouir de sentir l’appel à une spiritualité libre.

Myriam White-Le Goff

Université d’Artois (Arras)

EA 4028, « Textes et Cultures »

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