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Une ville rêvée ou les itinéraires de la mémoire nomade

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Une ville rêvée ou les itinéraires de la mémoire nomade

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Une ville rêvée ou les itinéraires de la mémoire nomade. In: Lévy Bertrand, Raffestin Claude. Ma ville idéale. Genève : Metropolis, 1998. p. 73-102

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4466

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Les itinéraires de la mémoire nomade Claude Raffestin

Pour qu'une ville réelle, géographiquement loca- lisée et historiquement sculptée par une longue évo- lution, puisse être « idéale », il faudrait que sa réalité présente et passée, sinon future, coïncide en tous points avec les aspirations esthétiques et éthiques d'un sujet, d'un ego identifié. Les aspirations, en effet, ne ressortissent qu'au sujet et ce n'est que parce qu'elles existent qu'il y a de l'idéal possible : seule l'histoire du sujet fonde l'« idéal géographique ».

Il ne saurait y avoir de ville idéale, sinon par méto- nymie, dans la mesure où il ne saurait y avoir superpo-sition parfaite entre le réel accompli, mais, d'ailleurs, toujours en devenir et l'idéal fixé, voire figé, dans la mémoire. La ville idéale relève tout autant de la phy-sique que de la métaphysique, peut- être même davan-tage de la seconde que de la première, tandis que la ville réelle s'inscrit inévitablement dans les péripéties du quotidien auxquelles ego ne peut se soustraire et qui, par conséquent, en partie du moins, oblitèrent les qualités idéales que l'on serait tenté d'y repérer.

L'écart entre la réalité et l'idéal est tout entier créé par le sujet qui voudrait s'abstraire de tout ce qui le détourne, dans la réalité, de l'image qu'il habite et

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qui l'habite. Cet effort d'abstraction le conduit à faire des choix révélateurs de son historicité profonde. Cet effort de mémoire contraint à l'invention d'itinéraires pour retrouver ou faire resurgir ce qui, sur l'instant, par-delà le temps et l'espace réels poursuivant en toute indépendance leur mouvement, peut être consi- déré comme une situation idéale, soit un recouvre- ment presque parfait entre une image et un morceau de réalité. Dès lors, la ville idéale est la construction d'un puzzle, en tant qu'énigme à résoudre, ou d'une mosaïque, en tant que représentation d'une ville dont les éléments appartiennent tous à la réalité mais dont la juxtaposition est une organisation imaginaire construite par les chemins du souvenir. En d'autres termes, aucune ville n'est pour moi idéale, mais beau- coup d'éléments urbains empruntés à des villes diffé- rentes s'approchent de cet idéal qu'il me faut traquer comme un chasseur. Des rues, des places, des pas- sages, des gares, des parcs, des jardins, des ponts, des églises, des musées, des théâtres, des palais, des mai- sons, des fleuves et des lacs et tant d'autres choses encore sont les « proies » croisées au hasard de péré- grinations que je voudrais rassembler et réorganiser en un ensemble dont la loi de composition serait tout entière contenue dans le plaisir que leur contempla- tion active m'aurait donné. J'ai bien dit contempla- tion active, c'est-à-dire non seulement l'usage du regard qui glisse sur les choses et qui ne laisse qu'une image furtive, mais aussi déambulation à travers les choses, avec tous les sens en alerte relayés par des médiateurs culturels que la durée a sédimentés en une structure d'intelligibilité.

Ce n'est donc pas seulement la contemplation du voyageur qui s'émerveille ou se dégoûte de tout et de

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rien, mais encore celle de l'habitant qui vit au milieu de ce que lui offre, à profusion, le monde. Il y a, en effet et en tout cas, deux types de voyageurs : le voya- eur-voyeur et le voyageur-habitant. La contemplation du premier est généralement moins active ou plus passive que celle du second. Etre l'un ou l'autre n'est pas la conséquence de la durée d'un séjour mais un état d'esprit. Beaucoup d'habitants sont dans leur propre ville des voyageurs-voyeurs qui parcourent sans comprendre, sans voir même ; alors que beau- coup de voyageurs sont des habitants qui vivent plei- nement quand bien même ils séjournent peu dans un lieu. Ils savent prolonger tout le visible par « l'invi- sible » et « l'impalpable » des réminiscences suggé- rées, dans un éclair de lucidité extrême, qui les met- tent en contact avec un passé qu'ils croyaient enfoui, un instant auparavant, avec un présent qui ravive une sensation comme si elle était toute nouvelle et avec un futur, à peine esquissé, qu'ils déchiffrent comme une promesse ou une menace.

Je pourrais m'amuser — le terme, je l'accorde, est un peu frivole -, à partir des éléments urbains que je vais rassembler, à construire la carte de ma ville idéale qui serait tout à la fois réelle et utopique puisque je combinerais des éléments empruntés aux quatre vents que rien ne prédisposait, a priori, à être rappro- chés sinon par le jeu, non pas de mon bon plaisir, mais par celui de la structure obsédante de ma mémoire discriminante. Il y a de l'aléatoire dans ma démarche mais il s'agit d'un aléatoire construit à partir des déterminismes de mon souvenir : les mathématiciens savent mieux que d'autres qu'aléa- toire et déterminisme entretiennent d'étroits et étranges rapports. Le puzzle géographique qui en

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résulterait n'aurait évidemment aucun intérêt sinon celui de dévoiler partiellement la loi de composition de mon appréhension des choses, la carte mentale de ma mémoire confrontée à l'extériorité et à l'altérité.

Sans nul doute, cette carte de ma « ville idéale » serait baroque mais rassemblerait une partie de la matérialité, quelques sensations et beaucoup de pen- sées qui ont déclenché chez moi une émotion ou une réflexion qui m'imprègnent encore. Je ne suis pas très loin, je m'en avise à l'instant, de l'apologue de Borges - première réminiscence suggestive — dans lequel un cartographe en dessinant la carte du monde a, sans le vouloir ni le savoir, tracé finalement son propre por- trait. La précision d'un point de départ ne garantit en aucune manière celle du point d'arrivée car, dans l'in- tervalle, les itinéraires les plus inattendus sont suscep- tibles d'être empruntés, le plus souvent à l'insu du voyageur lui-même. La mémoire est un processus de domestication des images de la réalité dont l'esprit prend le relais pour simuler de nouvelles composi- tions dans un processus de concaténation qui s'appa- rente plus au rêve qu'à la réalité. Gaston Bachelard, dans une série d'ouvrages attachants, nous a appris l'intérêt de ces jeux sur les choses. Cela dit, il ne s'agit pas pour moi d'élaborer une phénoménologie géo- graphique mais plus simplement « d'arranger » les images de lieux qui n'ont pas cessé à travers la durée d'alimenter mes obsessions. Ces représentations sont probablement autant de mythes à l'insistance et à la suggestion desquels j'ai sacrifié.

La mémoire nomade a ses raisons que l'esprit, même le moins sédentaire qui se puisse imaginer, ignore le plus souvent : entrecroisements, recoupe- ments et retours sur soi à des niveaux différents du

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temps ne laissent pas de défier la rationalité la mieux enracinée. On ne part pas à l'aventure de soi-même sans prendre quelques risques.

Mon point de départ sera un des plus anciens de mon existence consciente mais, aussi, probablement ma seule concession au temps historique chronolo- gique car pour le reste la construction à laquelle je vais me livrer négligera les successions ordonnées au profit d'associations dans lesquelles les formes, les sensations et les pensées se répondront les unes les autres.

J'ai passé mon enfance dans une partie du XIVe arrondissement de Paris comprise entre la place Denfert-Rochereau et l'avenue du Maine qui étaient reliées par la rue Daguerre. J'habitais dans la rue Deparcieux. Elle débouchait sur la rue Daguerre, rue commerçante et animée, avec ses étalages multico- lores débordant sur les trottoirs et même sur la chaussée. La rue Deparcieux se terminait en cul-de- sac, barrée par un mur lisse qui me semblait alors très haut sans doute parce que je ne pouvais pas l'esca- lader. J'habitais au fond de cette impasse, mal pavée et plutôt sordide, dans un immeuble qu'on appelle- rait, aujourd'hui, mixte parce qu'il regroupait tout à la fois des activités industrielles et artisanales et quelques appartements occupés par des artistes, dont un céramiste espagnol et un peintre russe chez les- quels je trouvais toujours des richesses, papier et terre glaise, pour alimenter les jeux qu'inventait l'enfant solitaire que j'étais.

Je pourrais, évidemment, consacrer des pages innombrables à ce lieu « magique » où je jouais à la balle ou au ballon contre le mur. J'ai refait le parcours

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de cet ancien « chez moi » à l'école primaire de la rue Boulard - mon école primaire - qui s'est agrandie mais qui est toujours ceinturée de murs. Pourquoi faut-il que les écoles ressemblent à des prisons ? Aux extrémités de la rue Deparcieux, il y avait à gauche un authentique « bougnat » auvergnat qui vendait du | charbon et tenait un bistrot minuscule, et à droite un boulanger auquel on apportait le dimanche le poulet là rôtir dans son four lorsque la fournée était finie. Du même côté, il y avait un hôtel médiocre où des prosti- tuées faisaient leur affaire de femme à des clients de passage : j'ai compris tardivement quel était leur métier et c'est sans doute pourquoi, à l'instar d'Alain, j'ai toujours eu beaucoup de respect pour elles. A part cela, quelques immeubles habités par des ouvriers, et une maison en pierre de taille, comme on dit à Paris, qui m'apparaissait à l'époque luxueuse par rapport aux autres, abritait une petite bourgeoisie d'employés et de fonctionnaires. Mon souvenir recon- naissant n'est ébloui par aucune beauté morpholo- gique, hélas absente, mais en revanche par une richesse de relations humaines que je n'ai retrouvée nulle part ailleurs sinon dans d'autres quartiers pari- siens que j'ai fréquentés, longtemps après, alors que je n'habitais plus Paris. Une image me revient, brus- quement, celle du marchand de pains de glace qui débitait, à même la rue, dès les premières chaleurs, ses longs parallélépipèdes de cristal à coups de pic adroits sur le bord de sa charrette tirée par un vieux cheval fatigué. Parfois ma grand-mère achetait quelques morceaux : j'ai connu le frigorifique de nombreuses années plus tard. Ces expériences uniques, brutalement interrompues par la mort de ma grand-mère et mon départ pour la Suisse, m'ont

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fait comprendre très jeune ce qu'un quartier urbain pouvait être et devrait être : un lieu de rencontres et d'échanges aussi intenses que variés. Depuis un demi- siècle, je suis revenu quelquefois dans ce quartier qui n'a guère changé dans sa morphologie mais beaucoup dans son contenu social : j'y retrouve mes repères - aussi mes repaires - mais je n'y retrouve plus cette mixité qui m'a fait comprendre le monde à même la rue. Impasse emblématique par sa territorialité, la rue Deparcieux-j'ai appris beaucoup plus tard, lors d'un cours à l'université de Genève, que ce nom propre cachait un mathématicien-statisticien! - n'a pas cessé d'accompagner mes réflexions de géographe sur l'urbanisme et la société quand bien même la maison que j'habitais a fait place à un immeuble moderne.

Lorsque j'ai découvert, après une longue absence, que la maison dans laquelle j'avais grandi avait disparu, remplacée par une construction moderne, j'ai compris le chagrin dont parle Harold Searles dans son livre L'environnement non humain: «Pour m'en tenir à un seul exemple, je n'oublierai jamais le chagrin que j'ai éprouvé le jour où j'ai compris que la maison où j'ai grandi, vendue quelques années auparavant, était perdue pour moi à jamais » 1. Ce monde en miniature m'a beaucoup donné et j'ai compris que l'on pouvait passer une vie entière dans un quartier de ce type et connaître la vie aussi bien qu'en sillonnant la planète du nord au sud et de l'est à l'ouest : Emmanuel Kant, le sédentaire de Königsberg, n'a-t-il pas mieux compris le monde que beaucoup de voyageurs ? Il en est allé ainsi de la plupart des gens que j'y ai connus. Sans

1. Harold Searles, L'environnement non humain, Gallimard, Paris, 1986, p. 21.

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moyens, ils ne voyageaient guère mais avec le recul je me rends compte qu'ils avaient tout compris ou presque de la vie et leur sagesse populaire, non négli- geable, s'exprimait dans un mélange de petits apho- rismes et de phrases courtes qui démontraient leur profonde compréhension de l'environnement phy- sique et social.

Ce monde vivant, je l'ai retrouvé ces dernières années, sans la même richesse relationnelle mais de même nature, dans le quartier de la Mairie du XVIIIe. Certes, ce qu'on appelle la modernité a fait son œuvre mais la vie de la rue du Poteau, non loin de la mairie, qui croise la rue Ordener, me rappelle à chaque fois mon enfance et cela d'autant plus que ces deux quartiers populaires étaient habités par des Juifs. Je me souviens encore de l'émotion que j'ai res- sentie à six ans lorsque j'ai vu, sur la poitrine de gens que je croisais tous les jours, l'ignoble étoile jaune dont je ne comprenais pas la signification. Il y avait bien, dans mon esprit, une corrélation avec l'occupa- tion allemande mais je ne mesurais pas l'horreur que je côtoyais quotidiennement. Mes grands-parents, admirables mais simples, qui étaient nés à la cam- pagne et avaient immigré à Paris sous l'effet de l'exode rural, juste avant la première guerre mon- diale, réprouvaient cette discrimination insensée mais ne parvenaient pas à m'expliquer la folie du monde parce qu'ils ne la comprenaient pas eux-mêmes.

Immigré moi-même à l'âge de quatorze ans, j'ai pu faire l'expérience d'une semblable transplantation, en passant de Paris à Genève.

J'ai découvert Genève par un mois de juillet superbe que j'ai mal vécu, occupé que j'étais à assi- miler une situation toute nouvelle parce qu'inat-

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tendue. Je n'avais aucune attache dans cette ville et j'ai dû me constituer de nouveaux « rep-è-ai-res ». Assez rapidement, et sans originalité de ma part, j'ai jeté mon dévolu sur la Vieille Ville que j'aimais à parcourir, le dimanche surtout, après une journée passée sur mes livres. Cette récréation imposée par mes parents, car il fallait « prendre l'air », me conduisait du Bourg-de- Four à travers la rue de l'Hôtel-de-Ville et la Grand- Rue jusqu'aux rues Basses, en passant par le Grand- Mézel, lieu de l'ancien ghetto de la Genève médiévale, pour revenir ensuite par le jardin des Bastions. J'ai adoré, je l'adore toujours, ce jardin dans lequel, selon l'heure, s'y déroulent des relations complètement dif- férentes. Le parc des Bastions est une mosaïque de

« paysages » qui se révèlent au gré des saisons. Ce n'est que bien plus tard que j'ai esquissé une écologie de la nuit en prenant les Bastions comme objet d'analyse : alternance des jeux diurnes et nocturnes.

J'aurais aimé, alors, habiter la Vieille-Ville et j'en- viais les étudiants qui logeaient au sommet des immeubles délabrés. Il y régnait une vie estudiantine dont l'animation me fascinait. Des petits cafés, l'esta- minet de Saint Germain par exemple, des librairies d'occasion et quelques antiquaires attiraient des publics fort différents. L'étroitesse des rues me don- nait l'impression de cheminer au fond d'une rivière dont la bande de ciel délimitée par les maisons aurait été la surface libératrice à laquelle j'aspirais et dont la couleur changeait selon les heures, les jours et les sai- sons. Le temps atmosphérique provoquait des crues bleues, rouges, grises ou noires mais le temps vécu conditionnait des crues d'allégresse, de mélancolie, de tristesse parfois, mais aussi d'espoir. Le plongeur que j'étais dans cette étrange rivière observait les

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richesses accumulées par le temps dont beaucoup ont aujourd'hui disparu : la librairie Prior, par exemple, où l'on venait acheter et vendre les livres scolaires usagés et où j'ai acquis avec mon argent de poche mon pre- mier Rilke, Les élégies de Duino, en édition bilingue : « le beau est le premier degré du terrible ». Je n'ai d'ailleurs pas cessé d'être sensible à ce type de rue lorsque j'en ai rencontré ailleurs comme dans les petites villes de la côte amalfitaine, par exemple. La rue Piero Capuano, à Amalfi, appartient à ce type de rue dans laquelle on se sent comme au fond d'une rivière.

C'est pourquoi, sans doute, je comprends trop bien la phrase hagiographique de Renato Fucini à l'entrée d'Amalfi : « II giorno del giudizio per gli Amalfitani che andranno in paradiso sarà un giorno corne tutti gli altri. » Les anciennes rues étroites constituent dans mon imaginaire des refuges dans lesquels j'aime à déambuler et à flâner pour apprendre à me connaître à travers l'observation des êtres et des choses.

Après avoir connu Florence, j'aurais souhaité que l'artère historique de la Vieille-Ville débouchât sur la Piazza della Signoria dont l'échelle et le style se seraient accommodés à Genève sans rupture obser- vable. Cette place florentine qui n'est ni la plus vaste ni la plus belle prend néanmoins, pour moi, toute sa valeur à cause de l'œuvre de Benvenuto Cellini, le fameux Persée, qui m'émeut plus que ses voisins Judith et Holopherne de Donatello ou la copie du David de Michel-Ange. S'il m'émeut davantage c'est sans doute en raison de l'aventure de sa fonte décrite par Cellini lui-même l. L'écrin architectural de cette sculpture ne

1. Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, tome II, Julliard, Paris, 1965, pp. 197-200.

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m'est pas indifférent, bien au contraire, mais chaque fois que je revois la statue je me remémore les péripé- ties de sa production qui ressortissent à l'épopée ! Je me surprends toujours à mettre en balance les vantar- dises et les orgueilleux commentaires du sculpteur, par ailleurs insupportable, avec la délicatesse, l'équi- libre et l'élégance de l'œuvre. Ce n'est qu'un para- doxe apparent : des mains les plus « grossières » peu- vent sortir les œuvres les plus « raffinées ». A en croire Cellini, la fonte n'a pu se réaliser qu'au prix d'un bra- sier qui a englouti tout ce qui était en bois dans sa maison ! La part de l'exagération m'importe peu. Elle dénote la face sacrificielle de toute œuvre d'art dans laquelle d'autres richesses doivent être englouties pour son achèvement. N'est-ce pas ce qu'on observe avec toutes les cathédrales dont l'accomplissement se mesure aux péchés d'une bourgeoisie marchande dont le rachat par des dons importants a fait surgir toutes ces constructions médiévales censées assurer le salut éternel des donateurs. Un lieu ne m'attache que par la longue chaîne des réminiscences qu'il pro- voque, quelles qu'elles soient, personnelles, histo- riques, littéraires ou artistiques. Je n'éprouve le lieu qu'à travers l'épaisseur du temps accumulé et les traces qu'il laisse dans l'espace que je parcours. Le paysage ne prend réellement de la valeur que par l'hu- main qui y laisse son empreinte. Je dois toujours retrouver dans le lieu la vie passée, l'expérience pré- sente ou la joie future de retrouvailles à provoquer.

Toujours avec ce parti pris dont je ne saurais me débarrasser dans ma composition idéale, et pour cause, j'avoue n'avoir jamais éprouvé autant d'émo- tion dans une église que dans celle de Sainte-Cécile d'Albi, ce vaisseau de briques rouges ancré au bord

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du Tarn dans un vieux quartier de maisons basses qu'elle domine sans les écraser. Pendant longtemps, les édifices religieux m'ont inspiré un certain malaise, voire de la crainte, lorsque je les visitais car ils fai- saient peser sur moi je ne sais quelle angoisse par la pénombre qui y régnait. La cathédrale d'Albi offre une lumière intérieure et des couleurs dont sont généralement privées les sombres églises du Nord.

Son atmosphère y génère une allégresse due sans doute à la beauté intérieure de l'édifice, aux fresques du XVe et aux orgues du XVIIIe. Mais ne s'agit-il que de cela ? N'ai-je pas été conditionné dans ce pays cathare par l'idée d'hérésie qui véhicule une rébellion à laquelle je reconnais des propriétés salvatrices ? Au fond, cette hypothèse n'est qu'une manière de confesser l'impossibilité dans laquelle je me suis trouvé d'interpréter l'absence d'un sentiment désa- gréable ancien que je ne ressentais pas dans cet édi- fice plein d'allégresse, comme peuvent l'être cer- taines églises italiennes colorées et lumineuses. La proximité du musée Toulouse-Lautrec ne saurait être invoquée quand bien même la juxtaposition confine au paradoxe. Il y a de la provocation - forme de rébellion mentale — à faire voisiner un haut-lieu reli- gieux et un musée consacré à des toiles représentant des artistes de cabaret. Paradoxe, sans doute plus apparent que réel, j'en conviens, puisque le temple de Dieu est justement celui qui peut s'accommoder de tout ce que produit l'humanité quotidienne. N'est- ce pas ce qui en fait le caractère irremplaçable ?

Toute ville comporte au moins un cimetière, inté- rieur ou extérieur, qui offre une synthèse ou un résumé de la société qui l'a voulu et créé. Le vieux cimetière juif de Prague m'a fasciné au-delà de toute

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expression - mais comme chacun sait, il y a de la ter- reur dans la fascination et cela me ramène à Rilke, pragois de naissance - par ses pierres dressées dans un enclos réduit, délimité par une sorte de chemin de ronde que les visiteurs parcourent en silence. Les pierres tombales instables, plus souvent inclinées que verticales, semblent poussées par une force silen- cieuse comme si les morts en colère voulaient encore se manifester par un cri figé dans la pierre. Ils ont d'ailleurs de quoi être en colère ces morts d'une autre époque qui sont à côté de la synagogue sur les murs intérieurs de laquelle sont inscrits les noms dont la trace sur les murs rappelle l'infamie des tortion- naires et le silence coupable des hommes qui n'ont pas su empêcher cela. Ce cimetière demeurera pour moi l'expression matérielle inscrite dans la pierre du cri silencieux peint par Edward Munch dont l'image s'est imposée à moi lorsque je me suis aventuré dans ce lieu de la mémoire douloureuse. La ville de Kafka dispose, là, d'un cimetière dans lequel on ne s'aven- ture pas sans inquiétude d'abord et pas sans respect ensuite avant que le calme ne s'empare de vous.

Etrangement, c'est sur l'Acropole que j'ai éprouvé le même calme malgré les innombrables présences. La rencontre d'Athènes et de Jérusalem est une constante dans notre culture, rencontre qui donne à découvrir l'essence et l'existence, l'être et la vie. Les cimetières sont des lieux plus propices que d'autres à l'expérience de cette découverte. Les écrivains juifs ont souvent donné de grands poètes ou de grands prosateurs de langue allemande et l'on est incité à méditer sur le paradoxe de ce peuple du livre et de l'écriture, qui a donné à la langue, aux langues, de merveilleuses preuves d'amour qui n'ont jamais été

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entendues : ils n'ont souvent pas eu d'autre territoire que la langue du livre d'abord et celles qu'ils illus- traient ensuite. Le cimetière juif de Prague représente pour moi l'ultime territoire auquel tous n'ont pas eu droit. Lieu vivant par la culture qu'il concentre, le cimetière juif de Prague m'a rappelé que toute une partie, sans doute la plus considérable de ma culture est d'origine hébraïque à travers le christianisme qui a entraîné dans ses crues, à travers la Bible, les sédi- ments lourds qui sont à l'origine de notre morale et de notre éthique, de nos arts et de nos pensées les plus secrètes. Jérusalem, Athènes et Rome ont charrié tout ce que nous savons et qui s'est déposé comme une poussière encore active dans l'histoire de nos vies. Supprimons l'Ancien Testament, le Nouveau Testament, toute la culture grecque et toute la culture romaine, et il ne nous reste rien ou presque rien. A la prière sur l'Acropole de Renan pourrait répondre une méditation dans le cimetière juif de Prague.

Je ne conçois guère une ville sans rivière ou sans fleuve. Peu importe son importance, un cours d'eau suffit. Il est mouvement ininterrompu, changement toujours renouvelé mais aussi toujours présent, il est générateur de villes comme dit Hölderlin à propos du Rhin. Mais ce n'est pas à l'un de ces grands fleuves chargés d'histoire que va ma préférence mais bien plutôt à l'une de ces rivières comme la Moselle dont le cours entre Trèves et Coblence n'est qu'une théorie de méandres encaissés, bordés de vignobles magnifiques, dispensateurs de vins légers et fruités, qui ressemblent, selon les saisons, à des chevelures bouclées, vertes, rousses ou blondes. Sa course entre l'Eifel et le Hunsrück incite à la flânerie la plus déli- cieuse mais cette rivière qui prend sa source dans le

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Ballon d'Alsace et qui arrose Metz coupe la frontière à angle droit après Thionville et sert de frontière orientale au Luxembourg. Rivière franco-allemande, elle semble vraiment participer des deux cultures.

Serait-ce la vigne, apportée par les Romains, qui lui donne cette merveilleuse qualité d'appartenir tout autant au nord qu'au sud ? Si Trèves est la ville natale de Marx, ce n'est pas tant au thérocien du Capital que je pense qu'à Nicolas de Cuse dont la ville natale, superbe petite localité, se situe en aval. Ainsi sur la Moselle, Kues rappelle le souvenir de l'auteur De la docte ignorance, par la fondation, encore vivante, voulue par le cardinal. Homme du XVe siècle, Nicolas de Cuse a joué le rôle de passeur entre le Moyen Age et la Renaissance ; mais aussi entre le nord et le sud puisque l'on se situe exactement sur une frontière de civilisation non loin du limes romain sur le Rhin. Un passeur, le mot ne saurait être plus juste, c'est-à-dire quelqu'un qui a ouvert son époque sur une autre.

Nicolas de Cuse a été l'un de ces ponts entre la réflexion médiévale et le bouillonnement du XVIe siècle, entre l'ordre emblématique de l'Eglise et les découvertes « désordonnées », à beaucoup d'égards, des deux siècles qui ont suivi sa mort.

Ici même sur cette Moselle idéale, je voudrais un pont qui rappelât la fusion de la latinité et de la ger- manité — le Saint Empire romain germanique en a longtemps témoigné - à laquelle on doit l'essentiel de l'Europe, qu'on le veuille ou non. Je voudrais un pont qui débouchât sur une autre rive assez sensiblement différente de celle que nous quittons mais qui la com- pléterait de diverses manières. La figure du pont, qui a tellement retenu l'attention de Simmel et de Heidegger, pour ne citer qu'eux, a fasciné toutes les

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générations et elle est à l'origine de textes et de mythes multiples qu'on retrouve inscrits dans toutes les cultures. Je verrais volontiers le pont du Gard fai- sant la liaison entre les deux rives de cette Moselle, quand bien même ce pont est originellement un aqueduc. Il rappellerait l'empreinte romaine qu'a connue la région et il s'harmoniserait assez bien avec le paysage. Les plus beaux souvenirs s'attachent pour moi à ce témoin de pierre que j'ai découvert quand j'avais vingt ans. Je descendais alors à Avignon, au fes- tival, à l'époque de Gérard Philippe et de Jean Vilar.

Nous étions quelques étudiants qui venions, là, nous imprégner de cette Provence qui n'existe plus guère comme nous l'avons découverte, mais le pont assure encore le lien entre les deux rives de notre souvenir.

Nous aimions à nous promener sur ses énormes blocs de pierre dans les marques desquelles nous pouvions déchiffrer le poids des êtres et des choses. Au crépus- cule, il nous offrait sa pierre dorée et ses formes un peu disproportionnées par rapport au paysage. Il témoigne, encore, de tout ce sud français façonné par la romanité et je me rappelle lors de mon premier voyage avoir acheté à Avignon une grammaire pro- vençale qui datait de 1941, que je possède toujours, et qui m'aide à déchiffrer Lou Pouèmo dou Rose— le poème du Rhône de Frédéric Mistral publié en édition bilingue. Cette grammaire est le « pont » qui m'a fait communiquer avec la Provence disparue dont les lam- beaux se donnent encore à lire. J'aime le pont du Gard car il n'est plus fait que pour les promeneurs et les flâneurs après avoir été un fabuleux pourvoyeur d'eau pour Nîmes qui bénéficiait ainsi des eaux cap- tées dans la région d'Uzès. Il oblige à redécouvrir les choses à hauteur d'homme et... de pont. Chaque fois

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que je le revois, ma poitrine s'enfle et j'éprouve une émotion faite de nostalgie et de paix profonde, comme celle qui m'a inondé il y a quelques années lors de ma dernière contemplation. Je ressens tou- jours une joie pleine à l'évoquer car il continue d'être pour moi le trait d'union d'une rive du temps à une autre. Je crois sentir encore la fraîcheur du Gardon dans lequel je me suis baigné avec mes camarades après de folles courses à vélo.

Non loin de ce pont, il y aurait les restes d'une ville gallo-romaine comme celle de Glanum dans son site admirable, près de Saint-Rémy de Provence. Les ruines de la civilisation romaine, qui parsèment l'Europe, contribuent à lutter contre l'amnésie qui guette la nôtre. Lorsqu'il y a plus de quarante ans j'ai parcouru les ruines de Glanum, elles n'étaient pas encore complètement exhumées et l'on pouvait y cir- culer sans contrôle ni surveillance : j'ai même campé, sauvagement comme on dirait aujourd'hui, dans leur voisinage, dans cette nuit provençale que j'ai tenté de graver dans mon souvenir. Maintenant, Glanum est un site protégé et « mis en valeur » comme on dit...

mais on ne peut plus y passer la nuit. C'est tant mieux pour la préservation du site mais une nuit dans les ruines est inoubliable...

Il me plairait que, dans mon atlas imaginaire, Glanum s'étendît le long du lac Majeur, dans lequel la Moselle pourrait s'abîmer. J'éprouve un attachement tout particulier pour ce lac dont les rives sont souli- gnées par une végétation exotique, pour le moins étonnante, au pied des Alpes. Ses palmiers sur la pro- menade de Stresa m'ont toujours paru comme une répétition ou un avant-goût de la Méditerranée quand bien même il s'agit d'un décor pour touristes

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anglais du début du siècle. D'ailleurs lorsqu'on y réfléchit quelque peu, beaucoup de micro-écosys- tèmes alpins rappellent le climat méditerranéen et les bordures montagneuses de beaucoup de côtes médi- terranéennes sont souvent alpines dans leur aspect.

Les îles du lac Majeur mêlent flore alpine et flore méditerranéenne comme dans la région de Brissago.

En face de Stresa, l'île qui m'a toujours fait rêver est l'Isola dei Pescatori, allongée et effilée comme une barque de course. Ce n'est pas sans émotion que je la guette du train sur la ligne de Domodossola à Milan chaque fois que je vais en Italie par la ligne du Simplon : de fait il faut la guetter car selon les saisons, les arbres ne la laissent entrevoir que quelques ins- tants, l'hiver est plus propice mais alors le brouillard peut la masquer complètement. Ernest Hemingway dans Farewell to arms a donné au lac Majeur toute sa dimension tragico-romantique. Au lendemain de la guerre, ses localités ont souvent été des lieux de ren- contres et de conférences. Ces lieux hors du temps ont servi de cadre aux discussions politiques les plus marquées par l'esprit du siècle. N'est-ce pas le plus étrange de cet entre-deux-guerres, qui allait vers de nouvelles catastrophes et choisissait des lieux de rencontres sur lesquels, jusqu'alors, le temps histo- rique avait eu peu de prise ? Les discussions, souvent marquées du sceau de l'hypocrisie et du cynisme - on parlait de paix mais l'on préparait la guerre ! -, eurent les plus dramatiques conséquences pour l'Europe quelques années plus tard.

Par association d'idées, cela me fait songer à Rome qui n'est pas la ville que je préfère en Italie mais dans laquelle je ne vais jamais sans passer quelques instants sur le Campo dei fiori. Celui-ci accueille un marché

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au milieu duquel se dresse la sombre statue de Giordano Bruno, le dominicain condamné au bûcher et brûlé le 17 février 1600 pour hérésie. J'aime à méditer devant la statue de bronze de celui qui avait proclamé l'infinité de l'univers dans un siècle qui reconnaissait à peine, malgré l'œuvre de Copernic, l'héliocentrisme ! Curieux personnage à beaucoup d'égards, martyr de la tolérance qu'il n'a guère ren- contrée, pas plus chez les catholiques que chez les cal- vinistes dont il voulut fréquenter l'université, à Genève, qu'il dut fuir pour Toulouse où il enseigna deux ans. Giordano Bruno ne cesse de contempler, jour après jour, ce marché qui commence par des amoncellements de fruits, de fleurs et de légumes pour se terminer au crépuscule dans des amas de détritus qui exhalent des parfums fades de plantes pourrissantes après leur exposition au soleil. Ainsi, chaque jour, se répète le cycle entier de l'existence de Bruno devant sa propre image de bronze.

Mais le nord m'attire autant que le sud... De fait, je ne me suis jamais senti aussi bien qu'un jour de mai, à Amsterdam par une chaude journée de printemps. Il faut dire que j'avais longtemps rêvé de cette ville en déchiffrant son plan, en pensant à son passé fabuleux du siècle d'or et à tout ce qu'elle avait donné à la civi- lisation européenne. La découverte des canaux, bordés de maisons étroites dont les reflets dans l'eau calme créaient une seconde ville légèrement trem- blante, contribua à entretenir une joie intérieure, faite du plaisir d'une découverte longtemps retardée, qui m'accompagna tout au long de mon séjour. Enfin, je pouvais admirer cette ville que j'avais étudiée à tra- vers Braudel, pour lequel j'eus une pensée émue parce qu'il n'était pas étranger à mon intérêt pour

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Amsterdam. C'est dans ses œuvres que j'avais étudié le rôle joué par la ville durant le XVIIe lorsque les Pays- Bas rivalisaient sur tous les plans avec l'Angleterre et avec la France. Mais Amsterdam évoque aussi, pour moi, deux autres personnages qui n'ont aucun rap- port entre eux mais qui illustrent bien les deux faces d'une ville complexe : Pierre le Grand et Spinoza.

Curieux rapprochement sans doute mais le premier évoque la fascination technique que pouvait provo- quer Amsterdam sur un homme qui voulait faire entrer la Russie dans la modernité à la pointe de laquelle se trouvait la ville quand il y a séjourné.

Amsterdam est la première ville que Pierre le Grand visita en Occident... pour apprendre l'art de la construction navale. Baruch de Spinoza, dont la vie s'est déroulée entre Amsterdam, Leyde et la Haye, incarne, pour moi, la liberté de pensée à laquelle il a sacrifié son existence, acceptant de tailler des lentilles pour gagner son indépendance et pouvoir continuer à écrire des textes qui nous inspirent encore.

Dès le premier matin de mon arrivée, je me suis rendu au musée où était exposée La ronde de nuit sans imaginer le choc que j'allais éprouver à voir cette toile trop célèbre que je connaissais par d'innombrables reproductions. Elle me fit une telle impression que je suis resté une heure à la contempler, ébloui, dans tous les sens du terme, par sa lumière extraordinaire. Les tableaux voisins semblaient ternes et comme obscurcis par cette «toile trop profonde. Cette expérience m'a incité à reconsidérer mon jugement sur la nécessité de voir les originaux : j'ai compris que le vrai dialogue esthétique ne peut pas vraiment s'instituer avec une reproduction, si bonne soit-elle.

Au sortir du musée, j'ai été conquis par le calme

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des rues et des places amsterdamoises qui m'ont enve- loppé dans un enchantement discret dont, seul, peut- être, le nord est capable. Le charme du sud est plus éclatant, plus violent mais il dure moins. J'ai tardive- ment découvert les villes du nord, d'abord celles de l'Allemagne, puis celles du Danemark, de la Suède, et enfin celles de la Russie et de la Norvège : j'entends, par nord, moins une direction cardinale qu'un mythe dans lequel la lumière ne cesse pas de lutter avec les ténèbres comme dans le tableau de Rembrandt. La ville de Bergen, avec son vieux port, son marché aux poissons et ses bâtisses anciennes comme celle qui abrite le musée hanséatique, pleine d'animation et de couleurs sous le soleil qui peine à se coucher en été et à se lever en hiver, est très représentative pour moi de ce combat incessant entre la clarté et les ténèbres. De ce point de vue, le nord est plus vivant que le sud car il est une zone de lutte du lumineux et du sombre sans cesse renouvelée, comme Marguerite Yourcenar l'a admirablement décrite dans un texte intitulé Feux du solstice : « Cette pleine mesure de lumière, ce jour le plus long de l'année, qui au Cap Nord dure près de dix semaines, est aussi le moment où dans l'Antarc- tique la nuit règne, éclairée seulement par les feux lointains des astres. Bien plus, cette apogée signale le commencement d'une descente ; les jours désormais iront raccourcissant jusqu'au nadir du solstice d'hiver ; l'hiver astronomique commence en juin, comme l'été astronomique commence en décembre, quand les heures de lumière croissent insensiblement de nouveau jusqu'au faîte que constitue la Saint- Jean » 1. Les hautes latitudes rendent mieux compte

1. Marguerite Yourcenar, Le temps, ce grand sculpteur, essais, Gallimard, Paris, pp. 139-140.

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de ce phénomène que les basses. Serait-ce pour cette raison que les villes du sud me plaisent davantage en hiver qu'en été ?

Toute ville « idéale » comporte des lieux où l'on aime à s'arrêter pour se reposer et se restaurer. J'en retiendrai deux, fort différents l'un de l'autre, mais finalement pas incompatibles dans l'exacte mesure où ils représentent pour moi les deux composés de l'alliage du monde : la tradition et la modernité. Te sais bien que ces deux termes souvent accolés ont quelque chose de convenu mais j'en prends le risque.

Malgré moi, je suis fait de l'une et de l'autre et je me réfère autant à l'une qu'à l'autre, dans le même mou- vement, parfois dans le même moment. C'est proba- blement la plus grande faiblesse mais aussi la plus grande force de l'Européen confronté sans cesse à un passé cristallisé et à un présent en cristallisation continue. Evoquons la modernité d'abord.

Lors de mon premier séjour à Québec, je fus entraîné par un collègue, au grand scandale de mes amis, dans la tour d'un hôtel qui surplombe la ville et au sommet de laquelle se trouve un restaurant qui tourne sur lui-même et laisse découvrir l'entièreté du panorama de Québec. Si, sur l'instant je ne fus pas convaincu par cette architecture, je dois confesser que l'observation à 360° d'une ville que je ne connais- sais pas encore m'a progressivement enthousiasmé car cette rotation dans l'espace s'est aussi révélée être une rotation dans le temps laissant découvrir le passé de la ville, son présent immédiat et le destin de ses possibles développements futurs. J'y suis revenu assez fréquemment, approfondissant cette connaissance du paysage urbain déchiffré au rythme d'un mouvement mécanique lent.

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La tradition j'irai la chercher à Venise au café Florian, vieux café du XVIIe avec son décor raffiné, ses petites tables et ses serveurs stylés qui vous apportent un cappucino comme s'il s'agissait d'une cérémonie rituelle. Venise ne me plaît vraiment qu'en hiver, entre décembre et janvier, lorsqu'il fait frais, voire froid, sous un soleil bas qui colore Venise de teintes discrètes et fait jouer les ombres. Après une matinée de promenade, le café Florian est un parfait refuge pour se reposer et déguster quelques instants d'une société disparue. Il n'est pas rare que l'on y rencontre quelques personnages hors du temps en train de lire un journal ou d'écrire dans un petit carnet précieux relié de cuir bleu ou rouge. On peut alors laisser vaga- bonder son imagination et se croire en présence d'une réincarnation du Gustav Aschenbach ou d'Aschenbach - « depuis son cinquantième anniver- saire il avait droit à la particule » -, le héros de la Mort à Venise. Le café Florian est un refuge hors du temps qui témoigne de ce que pouvait être au début du siècle le cadre de la vie quotidienne d'une aristocratie oisive et cultivée. Seul le décor subsiste mais l'imagi- nation peut pallier l'absence d'un monde à jamais englouti sauf à exploiter quelques rémanences pro- longées par de vieux Vénitiens qui viennent y prendre un café avec un siècle de retard.

Au sortir du café Florian, il me plairait de pouvoir aller flâner chez ces libraires antiquaires de Turin non loin de la Piazza Castello, sous la Galleria San Federico, ou encore sous les galeries de la via Pô, plus populaires mais où l'on peut encore faire d'éton- nantes découvertes. Je me souviens d'y avoir acquis les 19 volumes de la géographie universelle de Reclus à un prix certes intéressant mais un peu élevé pour mes

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moyens de l'époque. C'est assez dire que les librairies d'occasion de la via Pô sont demeurées mon eldorado un peu mythique même si je n'y ai plus rien trouvé depuis longtemps. L'abondance des vieux livres en français rappelle que la monarchie piémontaise lorsque Turin l'abritait était tout autant dévouée à la culture française qu'à la culture italienne. Même si les rivalités politiques ne manquèrent pas entre la France et le Piémont, elles n'entamèrent jamais vraiment le patrimoine culturel commun. D'ailleurs Turin, en tant que capitale, témoigne de l'influence du XVIIe français avec le style Louis XIII.

Si l'on a pu dire que les aéroports étaient des non- lieux de la modernité, il n'en va pas de même des gares qui ont joué un rôle considérable à partir de la seconde moitié du XIXe comme en ont témoigné les peintres qui leur ont souvent consacré d'admirables toiles. Il me faut une gare pour ma « ville idéale » et j'éprouve une certaine difficulté car je suis saisi par cette crainte qui remonte à ma prime enfance. Le quartier parisien que j'habitais n'était pas très loin de la gare Montparnasse qui a douloureusement marqué ma mémoire à quatre ans. C'était en 1940 et l'inva- sion allemande avait déclenché un exode terrible pré- cipitant les gens sur les routes et dans les gares. Je n'entre toujours pas dans une gare sans une certaine appréhension car je m'attends, sans doute confusé- ment, à y trouver le même chaos que celui qui m'a tant frappé à la gare Montparnasse en juin 1940. J'ai encore le souvenir d'un amas de vélos contre les murs de la gare et de longues files de gens encombrés de valises et de paquets cherchant à se frayer un chemin pour prendre le premier train en partance vers n'im- porte où. Ne participant pas à l'exode grâce à la

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sagesse de mes grands-parents qui, d'ailleurs, n'au- raient probablement pas su où aller, je n'ai été que le spectateur de cette triste migration dont on connaît les conséquences. Presque soixante ans après, le bruit des trains et l'agitation des gares ravivent ce souvenir et je sens encore la main de ma grand-mère que je serrais jusqu'à lui faire mal : la peur devant l'incom- préhensible laisse d'impérissables souvenirs. Il est pourtant des gares dont je garde un souvenir heureux et de l'une d'elles, en particulier, que je peux ajouter à ma « ville rêvée ». Il s'agit de la gare de Bad Harz- burg dans le nord de l'Allemagne. J'y ai débarqué un jour de juillet 1956 pour venir enseigner le français dans une famille dont j'ai malheureusement perdu la trace. La gare m'a plu car elle était pleine de fleurs comme le sont souvent les gares des villes de cure alle- mandes. Les quais très propres n'étaient pas encom- brés de bagages, les voyageurs ne semblaient pas pressés et l'accueil de la famille avec laquelle j'allais vivre fut très chaleureux. Après un très long voyage, cette gare me parut être l'extrémité heureuse du monde. C'est d'ailleurs à Bad Harzburg que j'ai appris à connaître Heinrich Heine dont j'ignorais à l'époque qu'il avait écrit Die Harzreise. A ma connais- sance, son itinéraire a laissé de côté Harzburg mais en revanche il est passé par Goslar où j'ai passé un après-midi qui m'a laissé de plus agréables images qu'à Heine lui-même : « Ich fand ein Nest mit meistens schmalen labyrinthisch krummen Strassen, allwo mittendurch ein kleines Wasser, wahrscheinlich die Gose, fliesst, verfallen und dumpfig, und ein Pflaster, so holprig wie Berliner Hexameter. Nur die Altertümlichkeiten der Einfassung, nämlich Reste von Mauern, Türmen und Zinnen, geben der Stadt etwas

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Pikantes. » l A cent trente ans de distance, il n'y a rien d'étonnant à ce que notre représentation ait été fort différente ! Je sais qu'Ernst Jünger a résidé quelques années à Goslar à partir de 1933 mais je ne suis pas parvenu à retrouver dans son œuvre ce qu'il dit de la ville... s'il en dit quelque chose.

Il manque beaucoup encore à ma ville inexistante pour reprendre l'expression appliquée à son cheva- lier par Calvino. Il manque, en tout cas, un musée, un théâtre et, peut-être, une maison où j'aimerais me réfugier.

Le musée pourrait être celui de Coire où j'ai appris à connaître les gouaches de Giovanni Giacometti, le père d'Alberto, quand j'avais dix-sept ans et que j'apprenais l'allemand à la Kantonsschule.

Ce petit musée au centre de la ville était un refuge par les après-midi trop chaudes. Quant au théâtre, il pourrait s'agir de celui de Manaus dont la visite a été pour le moins fascinante. Trouver dans cette ville amazonienne, dont le décor est celui d'un mauvais film d'aventures où l'on s'attend à trouver, sur le port, parmi les fortes odeurs et les encombrements, les sil- houettes de Clark Gable et d'Ava Gardner, une salle d'opéra aussi extraordinaire relève de la méthode que j'ai utilisée pour ce texte. C'est un véritable collage surréaliste à tous points de vue. L'opéra, qui date de la fin du siècle dernier, avec ses tuiles vernissées, ses marbres et ses peintures, est d'une richesse qui ne laisse pas d'étonner dans ce lieu plus propice aux tra- fics de toutes sortes, en raison du statut de zone franche de la ville, qu'en matière d'art. De fait, le

l.Heinrich Heine, Il viaggio nello Harz, con testa a fronte, Marsilio, Venezia, 1994, p. 72.

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Teatro Amazonas où seraient venus jouer et chanter Sarah Bernhardt et Caruso selon la chronique locale reprise par les guides apparaît comme la rémanence d'un passé culturel aujourd'hui oublié.

Le château de Muzot, au-dessus de Sierre, là où Rilke a passé les dernières années de son existence, pourrait trouver place, en bordure de ma ville sur une éminence, pour lui conserver son jardin clôturé rempli de rosiers. Le terme de château est peut-être excessif pour cette maison de dimensions finalement modestes. Je n'ai jamais pu la visiter car elle n'est pas ouverte au public mais j'ai eu tout loisir de l'imaginer Les pièces ne doivent pas être très grandes et assez simples. Rilke adorait les roses et beaucoup de ses poèmes les chantent. En supposant qu'il ait jamais pu être heureux, il a dû, par intermittence, l'être dans ce lieu secret qui lui ressemblait. On le voit photogra-phié sur un balcon, avec un sourire un peu triste et énigmatique. Il n'est pas mort parmi les roses de Muzot mais il repose à Rarogne au pied de l'église et son épitaphe est encore consacrée à la rose : « Rose, o reiner Widerspruch, Lust niemandes Schlaf zu sein unter soviel Lidern. » Muzot m'a toujours paru le refuge parfait d'un poète sinon d'un géographe...

Je me rends compte que je pourrais continuer encore longtemps, sinon indéfiniment, ces pérégrina-tions dans cette ville inexistante que j'ai dessinée au gré des images incrustées dans mon souvenir. Cette ville n'est là que par un effet de volonté et ses élé-ments ne tiennent ensemble que par la tension de ma mémoire. Ville ou hyperville ? Texte ou hypertexte? En fait tentative de lier entre eux des lieux et des moments, des êtres et des choses, des relations et des ruptures dans un

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débouche sur une totalité faite de pièces et de mor- ceaux, en d'autres termes sur un paysage irréel en tant que tout et pourtant bien réel par les parties qui le composent. Dessine-toi une ville pourrait être l'inti- tulé du système que j'ai tenté de mettre en place. Si je ne craignais pas de crier moi-même au procédé, je pourrais généraliser à la manière de Barthes, deux axes l'un paradigmatique et l'autre syntagmatique, ce jeu urbain, et ainsi simuler une quantité de villes qui seraient toutes miennes et pourtant toutes diffé- rentes. Le procédé puisqu'il faut bien parler ainsi n'est pas nouveau et, en tout cas bien antérieur à l'or- dinateur, n'en déplaise aux adeptes de l'extrême modernité : « Già Catullo, il poeta latino di Lesbia, in uno dei suoi più famosi carmina docta, il carme 64, aveva sviluppato secondo questa tècnica il racconto delle mitiche nozze di Peleo e Teti, e sopratutto la storia, a esse collegate, dell'amore tra Arianna e Teseo »

l. Cette citation qui vient de me tomber sous

les yeux me ravit car elle montre et illustre, à l'envi, que l'imagination n'invente rien qui n'existe déjà, comme l'écrivait Gérard de Nerval.

N'est-ce pas, plus près de nous, ce que réalise Borges dans Le livre de sable dont la nouvelle du même nom relate l'histoire d'un livre qui laisse voir des choses différentes chaque fois qu'on l'ouvre et qu'on le referme : « II me dit que ce livre s'appelait le Livre de Sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de com- mencement ni de fin. »

2

La mémoire est comme le livre de sable, elle n'a ni commencement ni fin puis- qu'elle est sans cesse remaniée. Elle offre des paysages

1. Martino Menghi, Ovidio sludialo al computer, in II Sole-24 ore, Domenica 19 Aprile 1998, pagina 23.

2. Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Gallimard, Paris, 1990, p. 273.

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différents à chaque sollicitation... jeu de la mémoire et de l'oubli, jeu de la vie et de la mort, jeu angoissant et fascinant tout à la fois. En effet, si je perdais ce texte, je ne pourrais probablement pas le reconstituer de la même manière et il serait à jamais perdu sous cette forme car il est association d'images dont l'ordre d'apparition, la première mise à part, m'échappe en grande partie. C'est le procédé de la digression. J'écris à dessein « procédé » car ce mot contient, pour beaucoup, une connotation légère- ment péjorative, voire méprisante. Pourquoi ? Parce qu'il évoque l'idée d'un canevas qui aurait été suivi, d'un modèle préétabli dont les rubriques auraient été remplies ! Alors, tout est procédé, sans nul doute, car il y a toujours une racine que l'on suit et que l'on explore. La nuance péjorative attachée au terme ne m'effraie ni ne me désole car le procédé de la digres- sion est en fait un art difficile et je m'en suis avisé tout au long de ce texte qui m'a contraint à affûter le passé tout autant que le présent. Je me suis rendu compte, à cette occasion, combien le regard devenait toujours plus pâle et mal assuré à travers le temps : il est impossible de conserver intacte la plus extrême concentration comme celle que je tentais d'exercer, le soir, à Coire, pour fixer à jamais, du moins le croyais-je, l'entièreté d'un instant. Je me souviens l'avoir tenté mais je ne peux plus faire émerger la moindre des sensations d'alors. Avec le temps, j'ai compris que c'est ce qu'on ne veut pas retenir qui resurgit le plus sûrement au moment où l'on s'y attend le moins. La mémoire est écartelée, voire déchirée, entre la volonté de conscience et la puis- sance de l'inconscient toujours prête à surprendre.

Ce n'est pas le moindre des paradoxes de la mémoire.

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J'en arrive à penser que si je recommençais, à plu-

sieurs reprises, l'exercice, je ne ferais que mettre en

évidence une autre facette de moi-même à travers les

êtres et les choses que j'aurais convoqués pour témoi-

gner d'un « idéal » jamais tout à fait le même ni non

plus tout à fait un autre...

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