1786 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 septembre 2010
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Elan vital contre bombe génétique
Dans l’éclat exubérant de ses 18 ans, un peu intimidé par la mise en scène, les ac- teurs et le décor des lieux, la bouche déjà entre-ouverte face à la couleuvre noire qu’il lui faudra gober, Rodrigue* ne se plaint de rien. Alors, pourquoi diable vouloir investir ainsi son ventre qui «digère même les cail- loux» ? Parce que le décryptage de ses gè- nes est sans appel : les cailloux peuvent bien se faire du souci puisque son estomac est une bombe, à retardement pas même loin- tain : il n’a pas pu connaître sa tante mater- nelle puisque sa bombe à elle ne lui a laissé que 22 ans de vie avant la fatale mise à feu.
carte blanche
Dr Alain Frei Gastroentérologie FMH 30, avenue Louis-Ruchonnet 1003 Lausanne
alain.frei@hin.ch
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 septembre 2010 1787 Des cousins et petits cousins ont soit connu
la même destinée, soit réussi à désamorcer l’engin juste au bon moment. La sœur de Ro- drigue, de deux ans son aînée, a pu inter- rompre la surveillance, plus chanceuse à la loterie dont les résultats viennent de tomber.
Pour lui, la menace est telle qu’il ne faudra certainement pas se contenter de gastrosco- pies de dépistage une à deux fois par an, mais mûrir rapidement l’idée puis la réalisa- tion d’une gastrectomie totale prophylacti que ; à 18 ans !
Et ses parents ? Dans l’estafette généra- tionnelle, c’est sa mère qui lui a passé le té- moin. Elle est à ses côtés pour le soutenir, mi- raculée grâce à son propre instinct de survie.
Lionne têtue pour elle-même, elle est désor- mais une louve attentive pour son fils, toujours plus tenace. Car, alors qu’elle s’arc-boutait contre ma résistance, j’avais à l’épo que cédé face à ma volonté de ne pas trop en faire et…
à sa juste intuition teintée du souvenir de sa propre sœur décédée. Peu de temps après une première endoscopie qui n’avait pas mon- tré le moindre indice prénéoplasique, voilà qu’elle en redemandait ! Et le verdict était tom- bé, implacable : la toute petite irrégularité bio p-
siée dans l’antre gastrique était déjà un can- cer à cellules isolées ! Après une gastrecto- mie totale remarquablement supportée et sans conséquences sur sa qualité de vie, on lui découvre une métastase ovarienne d’un cancer du sein ! Double intervention chirurgi- cale à la clé, très certainement salvatrice puisque tous les feux sont actuellement au vert, des années plus tard. C’est cette asso- ciation de deux cancers qui va enfin mettre sur la bonne piste génétique, laquelle ne ré- vélera ses vérités qu’après plusieurs années de recherche.
Pourquoi narrer cette histoire médicale ? Parce que, à l’instar d’autres récits compa- rables, elle souligne à la fois la fragilité, la ri- chesse et la complexité de notre activité.
Respecter la propre compétence d’une pa- tiente animée par l’intime conviction qu’elle combat pour sa survie et surtout celle de ses enfants. Elan vital et esprit responsable contre minuscule mutation biochimique. Qui est David, qui est Goliath dans cette lutte ? Au prix de décisions difficiles et de mutilations physi- ques, c’est la lionne, la louve qui a désormais les meilleures cartouches, grâce aussi à l’en- semble d’un réseau de compétences qu’elle
a su mobiliser. Le gène cabossé, la force de caractère et la dimension relationnelle réunis dans la même aventure. Bref, simplement l’épais seur médicale.
Fragilité du métier ? Et si un autre réseau de compétences dépourvu de spontanéité avait été imposé administrativement par le politique- ment correct «managed care», aurait-il mieux fonctionné ? Qu’en est-il de la sacro-sainte
«EBM» et des critères d’adéquation au début de cette histoire ? Attention !
* Prénom fictif
D.R.
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