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View of Le phénomène d'athorybie dans le cinéma muet et la bande dessinée

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Résumé

Bandes dessinées et cinématographe, médiums narratifs et pratiques discursives en construction durant les premières décennies du xxe siècle, ont à répondre aux limites que leur imposent leurs supports respectifs. Ainsi la représentation d’un événement sonore au sein d’un support muet oblige des artistes venus de disciplines différentes à pratiquer un certain nombre de solutions aux caractères similaires. La bande dessinée partage ainsi avec le cinéma la formule de l’« athorybie », représentation graphique d’onomatopées, qui entrera dans sa grammaire des signes. Or les qualités empiriques, notamment graphiques, d’un signe de bande dessinée comme l’onomatopée, restent souvent absentes des défi- nitions des théoriciens. Cette situation invite à une redéfinition de l’athorybie et de ses enjeux à la lumière d’une comparaison entre les deux médiums.

Abstract

Comics and cinema, media narratives and discursive practices emerging during the first decades of the twentieth century, are confronted with the limits imposed on them by their formal set-up. The representation of a sound element in a silent work requires artists from different disciplines to make take recourse to a number of solutions with similar cha- racteristics. Both comics and movies use what is called the “athorybie”: the graphic repre- sentation of onomatopoeia. Yet more empirical qualities, such as the graphical qualities of the onomatopoeia, often do not appear in scholarly definitions. This calls for a redefinition based on a comparison bewteen comics and cinema.

Alexandre W

idendaële

Le phénomène d’athorybie

dans le cinéma muet et la bande dessinée

Pour citer cet article :

Alexandre Widendaële, « Le phénomène d’athorybie dans le cinéma muet et la bande dessinée », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 11, octobre 2013,

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Gian Paolo Giudiccetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ben de bruyn (FWO – KU Leuven) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan Herman (KULeuven) Marie HoldsWortH (UCL) Guido latré (UCL)

Nadia lie (KU Leuven) Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen masscHelein (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden boscHe (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven) Pieter Verstraeten (KU Leuven)

Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo berensmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College – Oxford)

Philiep bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceballos Viro (Université de Liège)

Christian cHelebourG (Université de Lorraine – Nancy II) Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGHton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University)

Dirk delabastita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix – Namur)

Michel delVille (Université de Liège)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute Heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KolHauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzyWKoWsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne – Paris IV) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (Queen’s University Belfast) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen) Olivier Odaert (Université de Limoges) Andréa oberHuber (Université de Montréal)

Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauWaert (University of Alberta – Edmonton)

ConseilderédaCtion – redaCtieraad

David martens (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu serGier (UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis), Laurence Van nuijs (FWO – KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven – Redactiesecretaris

Elke d’HoKer (KU Leuven)

Lieven d’Hulst (KU Leuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

Myriam WattHee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique – WetensChappelijkComité

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hénomène d

athorybie

dans le cinéma muet et la bande dessinée

En 1889, le pionnier français de la bande dessinée Christophe répond à deux propositions successives et passe pour une même histoire – La Famille Fenouillard – dans deux journaux différents du format du roman illustré dans Le Journal de la Jeunesse, dans lequel l’image n’est qu’illustration du texte, ornementation, à celui, plus fragmenté et avant-gardiste, de la bande dessinée dans Le Petit Français Illustré, au sein duquel l’image n’est cette fois plus subordonnée au texte, mais participe pleinement à la narration. Quantitativement l’équilibre s’est aussi inversé, le texte disposé sous chaque image devient légendes et dialogues. Historiquement, il ouvre la voix aux reliquats que seront le texte récitatif, les bulles citationnelles et, dernier bastion textuel avant l’entrée dans la ligne de l’image, l’onomatopée.

Qu’il s’agisse du texte des mots prononcés par les protagonistes d’encre et de papier ou de l’onomatopée et, à plus grande échelle, des divers indices sonores intégrés dans ses vignettes par le dessinateur, le son en bande dessinée, dans sa réception par le lecteur, a cela en commun avec la première période muette du cinéma – « sourde » s’il faut se ranger aux côtés des théories de Michel Chion – qu’il peut être évoqué par une image n’en produisant aucun. Cette dernière affirmation est d’autant plus pertinente pour la bande dessinée : pas de bonimenteur, pas d’or- chestre de fosse, pas de piano, pas d’harmonium, pas de projecteur, pas de groupe électrogène… l’acte de lecture n’est accompagné que du frôlement imperceptible des pages tournées. Pourtant, comme le remarque Vincent Amiel, « aux fonde- ments, c’est la BD qui est parlante, et le cinéma muet ! »1.

Depuis, l’avènement du numérique sur les écrans a remodelé toute une caté- gorie de genres et la pêche miraculeuse dans les planches des Marvel et DC Co- mics, affirmé celui des adaptations de comics. Ce phénomène et ses succès relatifs ont tracé une large voie d’échanges entre les deux arts. Cependant, les réflexions engendrées par cette démarche n’ont qu’en de rares occasions surpassé ces lieux communs : transposition scénaristique, parfois tentative de transposition graphique.

Bien souvent lors de l’opération sont laissées en chemin les spécificités linguis- tiques, qu’elles soient d’ordre sémiotique ou narratif, réduisant le travail d’adapta- tion à l’emprunt d’un personnage, de moments marquants d’un épisode, et parfois d’une esthétique.

Or, envisager de tels phénomènes de transfert n’oriente pas seulement la réflexion vers le processus de transcription d’un récit d’un medium à l’autre, mais suppose également de l’aborder dans certains de ses apparents détails, au sein de la généalogie plurielle de deux médiums et, plus précisément, de la migration de l’encre

1. Vincent amiel, « Glop, pas glop : la “bande sonore” », dans Cinéma et bande dessinée, s. dir.

Guy Hennebelle, Condé sur Noireau, Corlet, « CinémAction », 1990, p. 48.

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d’un indice visuel dessiné – l’onomatopée – vers les images du cinéma dit des premiers temps. En l’occurrence, empruntant à André Gaudreault les outils conceptuels qu’il développe dans Cinéma et attraction : pour une nouvelle histoire du cinématographe, « l’atho- rybie », soit la représentation et la reconnaissance dans l’image d’un son2, sans que celui-ci puisse être entendu, peut apparaître comme le paradigme auquel se subor- donnent plusieurs types de séries culturelles impliquant l’image dont cette étude retiendra l’histoire en images et caricature (Arthur Burdett Frost), la bande dessinée (Georges Herriman) et le cinématographe (Edwin Stanton Porter).

1. d

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:

leCturesdefusillades fumigènes

Parcourant du regard les signes imprimés des fusillades dessinées, les lecteurs se sont-ils un jour demandé si les détonations réunies des colts de Little Joe, Kit Carson, Red Ryder, Hopalong Cassidy, Roy Rogers, Jonah Hex, et des européens Tex, Pecos Bill, Jerry Spring, Lucky Luke, Chick Bill, Bill Jourdan, Teddy Ted, Sergent Kirk, Blueberry, du Bouncer, et de Gus Flynn avaient jamais fait plus de bruit que les six-coups des quatre larrons du Vol du Grand Rapide (The Great Train Robbery, Edwin S. Porter, 1903) ? C’est donc la migration de cette utilisation de l’indice visuel au sein d’un cinéma des premières années du vingtième siècle, traversé de diverses influences narratives populaires et notamment celle de la bande dessinée, au sein d’un cinéma qui reste encore souvent subordonné aux spectacles populaires, auxquels il emprunte ses effets pyrotech- niques, que convoque le choix du film de Porter. Alors que les lecteurs des grandes métropoles nord-américaines se perdront bientôt dans les rêves de Little Nemo, il apparaît qu’ils eurent d’autres violons d’Ingres tels que les séances de visionnage de

« westerns » au nickelodeon, si bien que les jeunes compagnies cinématographiques du Sud peinaient à assouvir cette passion des grands espaces. Jean-Louis Rieupey- rout rapporte dans sa Grande aventure du western (1894-1964) qu’en 1909, la Bison Life Motion Picture produit un western par jour pour répondre à l’engouement de la Côte Est pour le genre, engouement qui ne retombera que dans les années vingt.

2. Terme employé par Michel Chion pour désigner le phénomène inverse de l’acousmatique (en- tendre sans voir), celui de « voir sans entendre ce qu’on devrait entendre, phénomène que généralisa le cinéma muet » (Michel cHion, Le Son, traité d’acoulogie (1998), Paris, Armand Colin, 2010, p. 131).

The Great Train Robbery, Edwin S. Porter, 1903. © Lobster Films

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Des vieux Forsyth des pionniers aux Derringer des joueurs de poker, du légendaire Colt 45 à six coups à la non moins légendaire Winchester 73 à levier, les armes, si elles entrent dans la symbolique des westerns n’en sont-elles pas moins des acces- soires avant tout sonores ? Il flotte sur la mythologie de l’Ouest américain comme une odeur de poudre. La dimension sonore paraît indispensable à l’évocation des légendes manichéennes qui sont nées dans la littérature illustrée des western yellow backs et dime novels.

Le film de Porter, comme d’autres de ce pionnier américain, propose à ce titre une transcription graphique du son et, comme le remarquait rapidement Michel Chion dans Un Art sonore, le cinéma, The Great Train Robbery tout en restant « sourd » ne manque pas d’évoquer chez le spectateur les coups de feu que s’échangent les protagonistes. Les images du film de Porter sont enfumées comme sera saturé l’es- pace sonore chez Sergio Leone une soixantaine d’années plus tard. Tout au long de ce film d’une douzaine de minutes qui intègre, dès 1903, les points fondamentaux et les valeurs qui formeront le squelette du genre au cinéma, assimilant la tradition et l’imagerie du Far West du xixe siècle que dépeignent d’autres formes culturelles comme les spectacles, la chanson populaire, la littérature et les illustrés — en deux mots : la mythologie western — plus d’une quarantaine de coups de feu vont être tirés, tous identifiables, car bien visibles à l’image, marqués chacun d’un nuage de fumée.

Inspiré par l’école de Brighton, le pionnier américain, qui adaptera quelques années après avec plus ou moins de chance les comic strips d’Outcault et de McCay, offre au spectateur, même plus d’un siècle après, une œuvre dynamique au décou- page efficace se distançant de la présentation en tableaux. Chacun des plans utilisant les armes à feu y fait preuve d’une efficacité remarquable dans la suggestion du son.

Un trio d’exemples illustre le fonctionnement éminemment visuel de la dimension sonore de ce « premier western » et ouvre la voie à un rapprochement possible de ce fonctionnement avec la construction spatiale de la dimension sonore adaptée en

The Great Train Robbery, Edwin S. Porter, 1903. © Lobster Films

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signes visuels dans l’espace de la vignette d’une bande dessinée encore en construc- tion. Le premier coup de feu, entendu hors champ par l’employé gardant le wagon contenant l’argent et les titres, n’est suggéré que grâce à la gestuelle du person- nage, mais, lorsque les voleurs font irruption dans ce même wagon et canardent à tout va, l’esthétique de représentation des coups de feu, retranscrits par cette dense fumée blanche, se rapproche de la dynamique qu’installent les signes à l’intérieur de la planche de bande dessinée. Visuellement présents à l’image, ces coups de feu, à l’instar des bulles de bande dessinée, pointent un émetteur, mais le mouve- ment s’associant à la forme, don du cinématographe, ajoute une autre qualité, celle d’indiquer la cible, le destinataire. Plus que simple indice, la fumée devient signe, au même titre que dans les illustrations de Frost et les planches de Herriman. L’effet fumigène donne à cet élément une importance visuelle supplémentaire, crée une hiérarchie visuelle au sein de l’image et oriente le regard du spectateur.Des nuages se déroulent dans la direction de l’employé, d’autres non, mais suffisamment pour que celui-ci s’effondre sur le plancher du wagon.

La colorisation à la main de certaines copies conforte cette utilisation de l’in- dice en signe visuel : l’effet est principalement décoratif lorsqu’il offre ponctuelle- ment des teintes bleutées, orangées, aux robes des femmes, au foulard du cow-boy, mais l’est beaucoup moins lorsqu’il marque, de façon quasiment systématique, les coups de feu. Lorsque Melvyn Stokes souligne, dans Colour in American Cinema, la précoce apparition de la couleur outre atlantique où, « dès 1896, Edison emploie, aux États-Unis, des équipes féminines pour peindre à la main, en partie ou entièrement, les photogrammes »3, un détail parmi les opus colorisés de l’Edison Compagny re- tient son attention : « les jets de fumée des coups de feu (« bursts of gunsmoke ») de The Great Train Robbery »4. La colorisation de ces détails, outre sa faible portée ana- logique, fait apparaître ces nuages de fumée désormais teintés d’un ton flamboyant

3. Melvyn stoKes, « Colour in American Cinema : from The Great Train Robbery to Bonnie and Clyde », dans Cinéma et couleur - Film and Colour, s. dir. de Raphaëlle costade beaureGard, Paris, Michel Houdiard, 2009, p. 184 (Je traduis).

4. Ibid.. p. 185.

The Great Train Robbery, Edwin S. Porter, 1903. © Lobster Films

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comme les éléments « non acceptables » au sein du plan. La colorisation de ces détails s’adjoint à l’accentuation des nuages de fumée et fait entrer ces éléments dans le même processus de discrimination entre les signes qui intervient au sein des vignettes de bande dessinée. Et surtout, l’intervention du geste de la coloriste – la colorisation manuelle au pinceau – permet de s’interroger sur la nature de ces images hybrides qui, avant cette intervention, avaient encore le statut de « trace » : d’une touche d’aniline, le pinceau de la coloriste fait passer le nuage de fumée, du statut de trace, à celui de signe visuel. Jacques Aumont écrit dans son Introduction à la couleur : « Quelle que soit sa technique, la couleur de la photographie est une trace de la couleur de l’objet ou de la scène auxquels elle réfère »5. Ces mots sur la couleur photographique ou cinématographique telle qu’elle sera obtenue par la suite autorisent quelques interrogations sur le statut de ces images obtenues par un métissage de techniques. Interrogations auxquelles semble en partie répondre Jean Mitry : « Tandis qu’en peinture la couleur est la marque du créateur sur le monde, au cinéma elle est la marque de l’existence objective du monde, quelle que soit la subjectivité de la vision »6. Le changement de statut de l’image peinte, colorisée à la main, la rapproche donc plus de celui de la peinture, de l’image dessinée, de la vignette de bande dessinée, que de la trace de l’image machinique du cinéma.

Le dernier plan du film de Porter, la fusillade, cristallise cette probléma- tique : le spectateur est confronté à une construction intellectuelle proche de celle de la vignette. Visuellement, la forêt sature et aplatit l’image : le tapis de feuilles mortes et les maigres arbres dispersés tendent à aplatir ce plan d’ensemble ; ce qui offre au décor du tragique dénouement de la courte cavale des trois braqueurs restants du Vol du Grand Rapide, des airs de forêt de bouleaux viennoise. Sur le réseau tramé que compose ce décor vont se dessiner les différentes silhouettes actrices de cette scène finale. À défaut de mobilité, il est fort probable que Porter ait opté pour un investissement maximum de la profondeur de champs. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le spectateur assiste à la fusillade de front et qu’il est placé dans le camp des train robbers, position symptomatique de la passion du public pour la figure du bandit. L’ironie de cette proximité lui vaudra d’être l’ultime cible de ce dernier.

Porter attend que tous les personnages soient entrés dans le cadre pour que débute la fusillade. Le visionnage de ce plan est avant tout une lecture fumi- gène de la fusillade. Trois plans se distinguent graphiquement sur cette trame. À l’avant-plan, les trois voleurs en noir sont bien visibles, ainsi que le butin, éta- lage plus clair qui gît à leurs pieds. À l’arrière-plan, une demi-douzaine de petites ombres apparaissent par intermittence entre les arbres. Entre ces deux plans, au centre de l’image, sont attachées les trois montures, silhouettes chevalines noires et blanches. Les fuyards repèrent les ombres. Le trio s’agite. Commence la fu- sillade : l’un et l’autre camp laissent échapper ses nuages de fumée. L’éclosion de ces boules blanches semblables à des fleurs d’obier déploie plusieurs fonctions au sein de la scène. Elle la structure et aide à la compréhension de l’image : d’un point de vue sonore, chaque apparition est un coup tiré et une détonation. La

5. Jacques aumont, « Le cinéma ou la couleur difficile », dans Introduction à la couleur : des discours aux images, Paris, Armand Colin, « Cinéma et audiovisuel », 1994, p. 180.

6. Jean mitry, « La couleur au cinéma », dans Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions Universitaires, 1990, p. 315.

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lenteur de dissipation de ces nuages de fumée instaure un semblant de fixité dans le plan, une persistance dans l’image et un sens de lecture au sein du cadre saturé.

Pareille fixité invite ces indices à esquisser une géographie de la fusillade, sonore et narrative, ainsi qu’un historique. Plus clairement que n’importe quelle détona- tion fondue au milieu de l’échange qui dût assourdir autant qu’il dût tromper les tireurs dans ces lieux d’écho que sont les bois, l’image indique un moment, celui du tir, qui s’inscrit dans une série que permet la persistance de ces fumerolles, et situe un émetteur au sein de l’image qu’elle accompagne comme le signe aimanté au personnage dessiné.

Considéré à divers égards comme l’un des précurseurs américains du neu- vième art, particulièrement de par son étude du mouvement, l’illustrateur de la fin du xixe siècle Arthur Burdett Frost présente une œuvre semblant ouvrir la voie à ce fonctionnement spécifique de la vignette de bande dessinée, exemple antérieur à l’élaboration de la « scène audiovisuelle » de la vignette de bande dessinée dont Thierry Smolderen a situé la mise en place dans la fourchette 1895-1903, donc doublement muet7. Les réflexions de ce dernier sur cet illustrateur, et l’heureuse influence qu’ont pu avoir sur son œuvre les travaux de Muybridge, font autorité quant à l’empreinte de ces images dans l’histoire du mouvement dessiné, de l’his- toire en image et, à plus grande échelle, de la bande dessinée. Cependant, le dyna- misme des images de Frost, s’il doit beaucoup à la répétition, dépend tout autant des tensions internes de celles-ci. Ses compositions tracent dans les silhouettes, les poses de ses personnages et les détails composant ses images, les trajets visuels qui canalisent le regard du lecteur et proposent un micro récit, indépendamment du texte.

Dans un couple d’images tiré du recueil Stuff & Nonsense de 1884, un garne- ment attache à la queue d’une mule une ribambelle de pétards. La première image, qui présente l’animal surpris par une première explosion, peut être « lue » en tant qu’instant arrêté. La seconde image offre au lecteur le tableau comique de la pauvre bête apeurée fuyant au grand galop le bouquet d’explosions qui la suit inévitable- ment. Cependant, derrière une apparente simplicité, cette seconde image invite le lecteur à se poser la question suivante : comment comprendre ce bouquet, comme l’image de détonations simultanées, ou comme une série à lire ? Le texte narratif des quelques vers accompagnant l’image achèvent de confirmer cette seconde hypo- thèse de lecture invitant à ne pas lire ces nuages comme un tout, mais comme une séquence:

« Dear me ! » Quote this mule whats that crack ? T’was a cracker the first of a pack

Since the second and third And the others were heard The critter has never come back8

7. Thierry smolderen, « Du label à la bulle, la création d’une scène audiovisuelle sur le pa- pier », dans Naissances de la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009, p. 119.

8. « Mon dieu » s’écrie cette mule, « quel est ce craquement ? » / C’était un pétard, le premier de la bande, / Puis le deuxième et le troisième, / Et tous les autres se firent entendre, / La pauvre bête ne revint jamais. (L’Anthologie A. B. Frost, trad. de l’anglais par Harry morGan, Angoulême, L’An 2, 2003, p. 42).

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Cette construction narrative interne, à laquelle participe l’indice visuel, est exploitée plus clairement dans un autre exemple plus récent de Frost, tiré des mésaventures du pauvre cabot Carlo (1913). Le chien, pour avoir saccagé le jardin, se voit attacher une guirlande de boîtes de conserve au bout de la queue. Démarre alors une course assourdissante. La course du chien n’est pas présentée en tant que telle, seuls ses effets destructeurs sont présentés au lecteur, une image après l’autre : chevaux et bétail emballés, attelages renversés, cyclistes dans les haies, etc. Parmi les effets de cet ouragan canin, un personnage répond de nouveau de manière fumigène : Uncle Silas, surpris par le chien, perd le contrôle de son pistolet automatique qu’il utilise, de surcroît, pour la première fois. À nouveau, la phrase de texte, qui n’est plus alors qu’une simple légende subordonnée à l’image, indiquant la nature de l’arme, aiguille et complète la lecture de l’image. Chaque nuage est un coup de pistolet, un indice actualisé en signe sonore. Frost semble alors avoir fait le choix d’insuffler

« Stuff & Nonsense », L’Anthologie A. B. Frost, Angoulême, L’An 2, 2003

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à la construction de cette seule image la désynchronisation propre à la représen- tation globale de la course du chien dont seuls les effets sont montrés au lecteur.

L’illustrateur offre alors à ses illustrations ce que, par l’indice, l’onomatopée ou le texte introduit, la bande dessinée opère au sein de ses vignettes : une cartographie spatiale, sonore et temporelle comme en offrent les images de la fusillade des cow- boys de Porter.

Dix ans avant ce dernier exemple de Frost donc contemporain de The Great Train Robbery, George Herriman, le père de Krazy Katz, dessinait pour le T.C.

McClure Syndicate, les aventures du cow-boy Lariat Pete et de son neveu, et mettait en pratique au sein de ses strips, cette même fonction de l’indice fumigène. Dans les quelques planches d’une bande dessinée encore balbutiante puisqu’encore à l’époque de sa phase d’acquisition de la parole, Georges Herriman développe déjà quantité de signes et ses vignettes sont parlantes. Dans la demi-page domini- cale du 25 octobre 1903 – Lariat Pete draws a fat man for his nephew – le dessinateur met en abyme, d’un point de vue peut-être trop contemporain d’un neuvième art au langage plus abouti, le travail d’écriture en image qu’effectue la bande dessi- née. Dans cet épisode, son cow-boy, assez bon tireur, dessine en pointillés avec son révolver les silhouettes demandées par son neveu sur un mur de planches.

Au sein de la première vignette, Herriman développe de plusieurs manières les idées de « trace » et « d’indice ». La représentation dans cette vignette de la fusillade décline nombre de points communs avec celle concluant le film de Porter. Dans cette image fixe, différents degrés de lecture s’offrent aux yeux du lecteur : un premier, instauré par les bulles du policier et du neveu, un deuxième correspondant à un arrêt instantané et un troisième, celui d’une image « à lire » présentant une action en train de se dérouler. Durant les années qui précèdent la naissance du strip des aventures de Krazy & Ingnatz en 1912, Herriman semble

« Carlo », L’Anthologie A. B. Frost, Angoulême, L’An 2, 2003

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compléter avec d’autres personnages comme Bud Smith (1905), Zoo Zoo (1906), Alexander the Cat (1909), un vocabulaire de signes qui fait encore – alors que plus d’un siècle s’est écoulé – de ce dessinateur un précurseur et, bien qu’il dessine cet épisode en 1903, celui-ci, comme indiqué plus haut, est parlant et contient des bulles. Un premier degré de temporalité au sein de la vignette se trouve donc instauré par le son, et plus précisément par la parole, dimension temporelle du signe qui sera développée plus en aval dans cet article.

La silhouette en pointillés, que chaque balle grave dans le mur de planches, est présente en tant que « trace » (terme qui cette fois ne renvoie pas à l’ontolo- gie du cinématographe). Chaque pointillé que les balles ont gravé dans le bois présente un coup de feu passé, et la silhouette, une étape arrêtée. Cependant, la fusillade continue, ce qu’indiquent les nuages et les « ronds » de fumée qui s’éloignent, persistant dans l’atmosphère, produits par les coups de feu qui sont en train d’être tirés et qui persistent donc eux aussi dans l’image. Ils insufflent une continuité entre les différentes étapes de la fusillade au sein de la seule vignette. Se greffe sur cette première « grille de lecture », ce qui était déjà à l’oeuvre chez Frost, l’actualisation de l’indice comme vecteur de temporalité et de narration au sein de la vignette : une série fumigène prenant son origine au bout du canon de Lariat Pete et s’éloignant dans les nuages. Il est d’autant plus remarquable qu’Herriman crée, par ce motif, un enjambement, une solution de continuité, les ronds de fumée de la fusillade de la première image terminant de s’estomper dans l’atmosphère de la seconde séparée de la première par une ellipse conséquente pour le lecteur (le policier, caché derrière le mur dans la première vignette, est déjà ficelé et traîné par le lasso du cow-boy dans la se- conde). En outre, ces ronds de fumée évoluant dans le ciel auront aussi imman- quablement évoqué au lecteur les signaux de fumée des Amérindiens, ce qui

« Lariat Pete Draws a Fat Man for his Nephew »

Georges Herriman, Krazy & Ignatz 1916-1918, Seattle, Fantagraphics Books, 2010, p. 13.

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n’est sans doute pas un hasard, tant les futurs strips d’Herriman seront marqués par les cultures Navajo et Hopi9.

Au sein de séries culturelles traversant les généalogies de la bande dessinée et du cinéma, ces lectures comparées d’essais de représentations graphiques d’un même événement sonore (retenus dans le cas de la bande dessinée, ou non, dans celui du cinéma) sont représentatifs de ces migrations entre encre et écran. Ils invitent à pro- poser une redéfinition de l’onomatopée au-delà de sa seule définition linguistique, de par son utilisation en bande dessinée en tant que signe visuel, soit une définition empiriquede « l’onomatopée en bande dessinée ». Cette opération tentera d’estom- per le brouillard qui continue de hanter les frontières de la scène « audiovisuelle » de la planche. Entre texte et image, présence et absence, imitation et création, monstra- tion et induction, les échos du bruit en bande dessinée résonnent – sans le dévelop- per, Robert Benayoun l’annonçait dans son étude de 1968 – au-delà de son premier champ indiciel : « géographie, forme, dynamique, morphologie, fonction » 10.

2. l’

onomatopéeenbandedessinée

:

définitions

Dans son essai Les Spectres de la bande, le linguiste Alain Rey, observe dans les images fixes et muettes de la planche ou de la toile que « le cri dans l’économie narrative, ne demande pas à être représenté en lui-même : il est l’implicite du silence pictural, le signifié second de la représentation humaine en acte »11. Cette observa- tion amène plusieurs conclusions. Dans ce système de représentation, le cri, visuel- lement absent, peut-être implicitement convoqué et contextualisé par l’image. Il se distingue donc de la parole, que l’image, comme le remarque Thierry Groensteen,

« est impuissante à traduire et qu’elle ne peut que citer12 ». En outre, dans le second volume de son Système de la bande dessinée13, Groensteen distingue dans la personne de l’auteur, derrière un narrateur fondamental, trois instances d’énonciation que convoque le récit dessiné : le narrateur, le monstrateur (qui met en image – le terme est emprunté à André Gaudreault14) et le récitant (la voice-over, les récitatifs). Le son en tant que bruit change donc d’instance narrative : il lâche la lettre. En outre, bien qu’il soit un pro- duit de la voix, le cri se distingue étymologiquement de la parole15. Or, lorsqu’il n’est

9. Philippe-Alain Michaux choisit comme fil conducteur de son étude sur la pyrotechnie, Sty- listique des fantômes une Sunday page de Krazy & Ignatz, qui développe cette idée de signaux de fumée, la planche devenant « un festival d’effets pyrotechniques, un catalogue des propriétés symboliques et plastiques des spectacles de feu » au sein de laquelle la fumée deviendra l’un des éléments syn- taxiques. (Philippe-Alain micHaud, « Stylistique des fantômes », dans 1895. Mille huit cent quatre-vingt- quinze, n° 39, 2003. [En ligne], URL : http://1895.revues.org/2982

10. Robert benayoun, Le Ballon dans la bande dessinée : Vroom, Tchac, Zowie, Paris, Balland, 1968.

11. Alain rey, « Plaisir et scalpel », dans Les Spectres de la bande. Essai sur la B.D., Paris, Minuit,

« Critique », 1978, pp. 78-79.

12. Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France,

« Formes sémiotiques », 1999, p. 152.

13. id., « La problématique du narrateur », dans Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 2011.

14. « […] pour caractériser et identifier ce mode de communication d’une histoire qui consiste à montrer des personnages qui agissent plutôt qu’à dire des péripéties qu’ils subissent, et pour rem- placer ce terme trop marqué, trop galvaudé et par trop polysémique qu’est représentation » (André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 91, cité par Thierry Groensteen, op. cit., p. 91).

15. Du latin populaire brugere, croisement du classique rugire « rugir » et du populaire bragere (source : Le nouveau Petit Robert de la langue française 2010, s. dir. Josette rey-deboVe & Alain rey, Paris, Le Robert, 2010.

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pas implicitement convoqué par l’image, mais explicitement cité et qu’il convoque la grammaire de signes élaborée par le dessinateur, le son peut entrer dans un énoncé moins clairement défini : l’onomatopée.

Pierre Fresnault-Deruelle, dans la classification qu’il développe dans son étude du verbal dans la bande dessinée16 range cette dernière au sein des ballons : à ce titre, l’onomatopée correspond à la catégorie marginale des « ballons-zéro » (puisqu’absents). La particularité de la définition de Fresnault-Deruelle réside dans le rapport de rupture qu’elle décrit entre cette sous-catégorie et les autres utilisa- tions du texte. Réduite souvent au monème, elle brille par son absence de contrôle : en « liberté dans l’atmosphère », au « graphisme anarchique » et à la « disposition typographique variable ». Ces quelques observations définissent en réalité le second degré de discrimination de ces mots au sein de l’image. Dans une autre définition, cette fois-ci c’est de nouveau à Alain Rey de remarquer l’ambiguïté du statut de l’onomatopée au sein des vignettes, à mi-chemin entre les instances du narrateur et du monstrateur, du texte et de l’image, du langage et de l’articulé :

D’autres lettres dessinées figurent dans la plupart des bandes sans être sépa- rées de l’image par aucun procédé : ces portraits de bruits s’appellent onoma- topées. Leur rôle dans la narration est une ponctuation forte, car il matérialise l’explosion. Intégrés au style graphique, ils peuvent structurer l’image ou jouer le rôle discret de l’ornement littéral. Cent fois répertoriés – ils le méritent, car ils libèrent quelque peu le langage strictement normé –, les onomatopées font bruire l’image. Leur code original participe du langage et de l’inarticulé.

Par eux l’avion, la mitraillette, la charge explosive, les chocs et les écrasements deviennent des cris et des soupirs, sinon des pets et des rots. Des corps hu- mains s’échappent des bruits naturels, mais noté en lettre et donc candidats à l’articulation et au langage.17

« Suggérant ou prétendant suggérer par imitation phonétique »18, texte marqué par l’identité graphique du monstrateur, candidat au langage, l’onomatopée participe aussi potentiellement à la structure de l’image. Ce second champ d’intervention, qui ancre le texte dans un mode de représentation lui ôtant l’unicité de sa finalité linguis- tique, termine de placer l’onomatopée sous l’instance du monstrateur. Néanmoins, la revue des différentes définitions que revêt l’onomatopée chez les auteurs et théori- ciens de la bande fait apparaître la définition institutionnelle un tantinet réductrice.

Une définition empirique de l’onomatopée, qui tiendrait compte de son utilisation en bande dessinée et de son intégration dans d’autres séries culturelles, voire d’une définition de l’onomatopée en bande dessinée, s’il ne faut la remplacer comme le fait Pierre Fresnault-Deruelle, ne saurait se limiter à son unique dimension linguistique.

Même la définition simple donnée par l’un des pères du célèbre Sam’s Strip, le car- tooniste Mort Walker, dans son Lexicon of Comicana tend à imploser :

Onomatopaeia : Cartoonists are especially fond of onomatopaeia (words that imitate natural sounds). Comic strips are literally strewn with PLOP, BLAMS, ZOTS, OOFS, SWOOSHES and ZOOMS. What’s more, they take great pride in interpreting new sounds all time. Listening outside a cartoonist’s studio you would constantly hear him vocalizing the piece of action at hand… a bat hit-

16. Pierre Fresnault-deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », dans Communications, n° 15, 1970, p. 148.

17. Alain rey, op. cit., pp. 60-69.

18. Extrait de la définition de l’onomatopée du Nouveau Petit Robert de la langue françase 2010.

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ting a ball, FWAT !... a foot kicking a garbage pail, K-CHUNKKK ! He will try many sounds before he settles on the one that satifies him. Then he will add more meaning to the sound by animating the lettering.19

La description de cette étape d’élaboration considère, cette fois, dans une définition empirique de l’onomatopée, la dominante orale plutôt que textuelle : ce sont des mots avant tout « candidats à l’articulation et au langage », pouvait-on lire plus haut dans la définition d’Alain Rey et, parallèlement, la dominante visuelle, puisque le monème est « intégré au style graphique » et une part non négligeable de sa signifi- cation est donnée par cette touche du monstrateur. C’est de cette instance que vont dépendre les dimensions « dynamique » et « géographique » de la représentation sonore au sein de la vignette et participant à la structure de celle-ci : la « cartogra- phie spatiale et sonore » des images de Frost, Herriman et Porter. Derrière cette apparente prise de distance de l’onomatopée avec le texte, se décline l’utilisation contradictrice, toute relative d’un auteur à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un mode de représentation au sein duquel, au lieu de lâcher la lettre, nombre d’auteurs anglo- saxons développent occasionnellement l’attitude inverse. L’onomatopée n’est plus transcription textuelle et graphique d’un son, mais se fait intrusion de la dimension communicative du langage au sein de l’image, profitant du caractère onomatopéique de certains verbes.

Les définitions du linguiste Alain Rey et du cartooniste Mort Walker orientent la tentative de redéfinition de l’onomatopée vers deux dominantes l’éloignant de sa définition institutionnelle : l’une orale et l’autre graphique. L’un des nombreux gags métanarratifs du Sam’s Strip, au centre duquel se situe un placard contenant les onomatopées inutilisées, métaphoriserait à merveille l’une des étapes d’acquisition du langage ; et la dimension ludique de cet élément de la grammaire du neuvième art, empreint d’oralité, invite à se tourner vers ceux qui peut-être en sont les plus familiers. En effet, le babil des tout petits enfants est composé d’une infinité de sonorités, beaucoup plus que celles contenues dans la langue qu’ils seront amenés à parler. La seconde étape d’acquisition du langage20 consistera donc, pour eux, à sélectionner dans ce « stock », dans ce « placard d’onomatopées », les sons qui leur seront utiles pour communiquer, le surplus disparaissant par la suite. Cependant, la voix offre une survivance à ce stock primaire dans deux cas précis : l’exclamation et l’onomatopée, et son épanouissement dans la dimension créative de la « mise en scène » des jeux d’enfants (imitant le son du moteur imaginaire de leurs modèles ré- duits, les détonations de leurs armes en plastiques, etc.). Or, la pratique de la bande dessinée, comme l’observation des plus jeunes dans leur lecture, permet d’entrevoir une résonnance de cette « mise en scène » sonore, dans l’étape de mise en image, de monstration, telle qu’elle est décrite avec humour par Mort Walker. Toutefois, ces formes premières de l’exclamation et de l’onomatopée du babil du petit enfant

19. « Onomatopées : les cartoonistes sont particulièrement amateur d’onomatopées (mots qui « Onomatopées : les cartoonistes sont particulièrement amateur d’onomatopées (mots qui « Onomatopées : les cartoonistes sont particulièrement amateur d’onomatopées (mots qui Onomatopées : les cartoonistes sont particulièrement amateur d’onomatopées (mots qui nomatopées : les cartoonistes sont particulièrement amateur d’onomatopées (mots qui imitent des sons naturels). Les bandes dessinées sont littéralement constellées de PLOP, BLAMS, ZOTS, OOFS, SWOOSHES et ZOOMS. En outre, ils s’enorgueillissent d’interpréter sans cesse de nouveaux sons. Si vous tendez l’oreille aux abords de l’atelier d’un dessinateur de bédé, vous enten- drez ses constantes vocalises afin de traduire l’action… d’une batte frappant une balle, FWAT !...

d’un coup de pied dans une poubelle, K-CHUNKKK ! Il en essaiera beaucoup avant de choisir celui qui le satisfera. Alors, il ajoutera plus de signification au son en animant les caractères » (Mort WAL- KER, The Lexicon of Comicana, An Authors Guild Backinprint.com, 2000, p. 46. Je traduis)

20. Je renverrai sur ce point le lecteur aux travaux Roman jaKobson et notamment au chapitre consacré aux « Interjections » dans Langage enfantin et aphasie, traduit de l’anglais et de l’allemand par Jean-Paul boons & Radmila zyGouris, Paris, Minuit, « Arguments », 1969.

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échappent à l’usage contrôlé que requiert la communication (caractère arbitraire qui se retrouve dans la définition du ballon zéro de Pierre Fresnault-Deruelle). Bruits et cris reportés par le dessinateur se font donc contrebandiers de la langue, violant constamment une frontière linguistique, à la recherche de sens.

L’idée de « frontière linguistique » est d’ailleurs schématiquement développée par l’auteur et théoricien Scott McCloud dans son Art invisible. Ce dernier propose, afin de classifier « la totalité du vocabulaire pictural de la bande dessinée (ou de n’importe quel art visuel) », un diagramme triangulaire dont les trois sommets re- présentent le niveau pictural, la réalité et la langue21. La large palette de représentation du bruit, textuelle et iconique, linguistique et visuelle, se confond donc dans cette aire triangulaire à l’intérieure de laquelle McCloud a tracé une frontière supplé- mentaire, la frontière linguistique, séparant les dominantes picturale et conceptuelle.

Ce graphique lui sert à classifier nombre d’œuvres en fonction du niveau plus ou moins élevé de perception qu’il faudra au lecteur, avec, à chaque opposé, la repré- sentation la plus « réaliste » possible, celle qui est « reçue », la photographie, et de l’autre, la plus abstraite si le lecteur ne possède pas « le savoir-faire particulier pour en décoder les signes », le texte, qui sera « perçue ». La frontière linguistique, ainsi tracée par McCloud, sépare donc image et texte, sachant que « plus les mots sont hardis, directs, plus ils nécessitent un niveau faible de perception, sont reçus rapidement, et se rapprochent alors des images »22, et concerne donc directement la problé- matique de la représentation du son, présente des deux côtés de cette frontière. Car si l’exclamation et l’onomatopée n’entrent pas directement dans le langage, si elles lui préexistent en quelque sorte, le bédéiste offre et c’est le point final de la défini- tion du Lexicon of Comicana de Walker, un supplément de sens, lorsqu’elle devient image du son contextualisée au sein de la vignette. L’onomatopée, que McCloud a choisi de placer du côté conceptuel, ne garderait-elle pas dans son utilisation en bande dessinée, un pied de chaque côté de la frontière linguistique ? Le texte de l’ono- matopée, ainsi utilisé en bande dessinée, devient signe visuel, devient image, enjam- bant une frontière linguistique déjà poreuse. L’encre de la lettre rejoint celle de la ligne, dépasse son statut d’indice textuel lisible et potentiellement prononçable pour celui d’opérateur pictural structurant de l’image et de la narration. Se crée alors ce que le théoricien et auteur Benoît Peeters décrit comme une « synthèse miraculeuse » :

Au lieu de voir dans le texte un matériau hétérogène et agressant, les véritables auteurs de bande dessinée le perçoivent en effet comme une donnée fonda- mentale, participant pleinement du travail graphique de la case et de la planche et favorisant leur traversée. Car le texte, souvent, dit autant par sa taille, sa forme, sa position dans l’image que par son seul contenu. […] Du verbal à l’iconique, il n’y pas de solution de continuité. Des indices de mouvements (images devenues signes) aux onomatopées (signes devenus images), nom- breux sont les éléments qui ménagent une transition fluide entre ces modes de représentation.23

21. Scott mccloud, « Le vocabulaire de la bande dessinée », dans L’Art invisible, trad. de l’anglais (américain) par Dominique petitFaux, Paris, Delcourt, « Contrebande », p. 59, en gras dans le texte.

22. Ibid., p. 57.

23. Benoît peeters, « La synthèse miraculeuse », dans Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion,

« Champs », 2003, p. 113.

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3. m

orphologieetdynamiqueauserviCed

unleCteuraCtif

Le pari de l’onomatopée en bande dessinée n’est pas, sur le plan sémiotique, de simplement participer à la constitution de la signification d’un son, mais aussi de combler l’absence physique du référent. Dans les quelques paragraphes qu’il consacre à l’onomatopée, convoquant Mallarmé, Michel Chion remarquait dans le signifiant sonore la peine à combler l’absence du référent qu’il évoque :

Avec le langage, né du « meurtre de la chose », servant à tromper et à subli- mer l’absence, le son et souvent le mot devient ce « vase vide », cette « dis- parition vibratoire » […]. Les rimes riches que le poète affectionne, notam- ment dans ses œuvres de circonstance et qui, frôlant le jeu de mot, occupent deux syllabes (faisant rimer « théière » avec « métayère », « se régale » avec

« saveur égale ») soulignent le côté creux du signifiant, ce vain et nourrissant plaisir de répéter une sonorité en écho, et ainsi de tromper l’absence…24

En choisissant de filer la métaphore du « vase vide » empruntée au poète, il ne semble pas abusif d’affirmer que l’onomatopée de bande dessinée est, au mot, ce que la faïence « à la barbotine »25 est au vase : la dimension visuelle amorce un dialogue entre sens propre et sens figuré, entre le son et son image, entre le son et son émetteur. Le monstrateur engage dans le tracé du texte, ou de son conte- nant, une série de rapports isomorphiques entre le signifiant linguistique, textuel, et son référent sonore, le mot et son contour, le son et sa cause. Le traitement graphique du monème onomatopéique au sens propre, devenant éclat, gagnant en volume, le lecteur le lira au figuré, en décibels ; tantôt, il devient sinusoïdal, s’inspire de l’imagerie issue de l’appareillage de captation sonore ; tantôt, il de- vient indice du référent émetteur dont il emprunte les caractéristiques physiques (il suffit pour s’en rendre compte d’observer la large palette développée par un dessinateur comme Franquin). Le langage de la bande dessinée, ici l’onomatopée qui est l’une de ses composantes de choix, ne cesse d’osciller entre stéréotype (le bruit en tant qu’expérience à laquelle la majorité des lecteurs ont été confrontés) et création (le traitement graphique et textuel que le dessinateur en fait). Cette observation évoque un cheminement inverse remarqué par Michel Chion, qui dé- crit la particularité des « sons-immédiatement-reconnaissables », lesquels parviennent, lors d’une « écoute aveugle », à évoquer l’objet auquel ils sont habituellement associés :

On peut appeler dictionnaire des sons-immédiatement-reconnaissables (sous-en- tendu, reconnaissables par une population donnée) le répertoire des sons dont la source ou la catégorie de source est identifiée nettement et de manière irréfutable par des individus appartenant à une certaine communauté, sans que cette identification causale doive être induite verbalement ou visuelle- ment (écoute visualisée) et par le contexte in situ. Des expériences d’écoute

« aveugle » auprès de groupes à qui on fait écouter des séquences sonores non identifiées permettent de repérer un certain nombre de ces sons : la goutte d’eau, les cloches, le bruit de pas, la porte qui claque.26

24. Michel cHion, op. cit., p. 58.

25. Technique mise au point au XIXe siècle, en céramique, de décoration et de coloration de la faïence, qui permettait aux artistes de décorer vases, plats, et bassins, de trompes-l’œil.

26. Michel cHion, op. cit., p. 122.

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Cette illustration de l’acousmatique prend à revers le chemin emprunté par le dessi- nateur de bande dessinée, soit celui d’une évocation signifiante et précise d’un son précis par une image muette, ce que pour le cinéma muet Michel Chion a nommé

« athorybie ». Dans QRN sur Bretzelburg, Franquin choisit de torturer son person- nage Fantasio via l’écoute du crissement d’une craie sur un tableau noir. Il crée de ce fait une onomatopée tentant de rendre au mieux le son strident de la craie écrasée.

Le sujet, mais aussi le traitement dynamique qui l’entoure, évoque non seulement chez le lecteur un son précis, mémorable tant il est désagréable à entendre, mais parvient aussi à le provoquer physiquement de la même manière qu’il le serait en se remémorant ce son qui ne manquerait pas de lui donner la chair de poule. Cette utilisation de l’onomatopée souligne à nouveau l’un des grands paradoxes du neu- vième art, si souvent méprisé et infantilisé, qui pourtant, demande constamment, dans l’élaboration de son langage, un lecteur actif. Plus que des images à lire, les signes de la bande dessinée, et particulièrement les onomatopées, sont des images

« à se souvenir ». Loin d’être universel, le travail du dessinateur ne repose pas seu- lement sur une pratique discursive, mais aussi sur une expérience commune qu’il partage avec son lecteur : les images, les sons, d’une culture dans laquelle celui-ci puisera. De ce point de vue, l’échange entre l’auteur et son lecteur est une opération cognitive : l’enfant qui n’aura eu devant lui, durant sa scolarité, que des tableaux blancs, risque d’être beaucoup moins sensible, voire pas du tout, aux désagréables crissements de craie de la planche de Franquin.

4. p

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,

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Les différents essais de représentation du même événement sonore au sein de séries culturelles muettes qui ont stimulé cette proposition de redéfinition convo- quaient une problématique à laquelle ne pouvait répondre que la bande dessinée en tant que pratique discursive plus stable, soit en quelque sorte « institutionnalisée », avec ses codes et contraintes. L’onomatopée développe-t-elle déjà alors la fonction d’indice sonore dans sa graphie au-delà de l’utilisation palliative et imitative du texte dans l’image muette ? Le nuage sans le « PAN ! » est-il déjà onomatopéique ? Si c’est le cas, l’onomatopée, en germe dans les représentations de Frost, Herriman et Porter, oscille dans le langage établi de la bande dessinée entre présence et absence, d’un auteur à l’autre, pour la représentation d’un même événement sonore. Comme le fait remarquer Michel Chion : la réalité n’est, au final, pas si bruyante, et seules, en général, les actions sont sonores. Or, dans cette idée se concrétise le vecteur créatif du langage qu’a forgé plus d’un siècle de dessinateurs qui n’ont eu de cesse de pallier aux limites que leur imposait ce support fixe et muet. La logique de représentation d’une action, d’un mouvement, au sein des vignettes, qui a motivé nombre d’études, se rapproche en de nombreux points en réalité de celle de la représentation sonore, paradoxalement beaucoup plus floue, bien que les signes qu’elle utilise se fassent volontiers les emblèmes du neuvième art. La représentation du mouvement répond à la dialectique : action/inaction. Superman est actif, Jimmy Corrigan est inactif. Or, la représentation sonore dépend, en bande dessinée, davantage de cette dialectique action/inaction que de celle que la logique lui aurait volontiers prêtée : son/silence.

Cette dialectique n’est pas sans évoquer, pour citer à nouveau Michel Chion, « la vieille partition de sons du monde en intentionnels (langage, cris, musique, code) et

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non-intentionnels (les sons épiphénomènes des choses et des objets) »27. Si, pour le spé- cialiste du son, cette partition est aujourd’hui dépassée, envahie par de « nouvelles espèces sonores » technologiques, elle reste néanmoins très ancrée dans la logique de représentation du neuvième art. Lorsque son utilisation ne répond pas à une dé- rive esthétisante, l’onomatopée est hautement signifiante, tout comme son absence.

Dans de nombreux cas, l’utilisation de l’onomatopée répond à un certain causalisme, destiné à convaincre le lecteur par une utilisation fonctionnelle du signe,

« aimanté » à l’objet sonore. Puisque quatre-vingt-quinze pour cent des éléments composant la réalité sont muets et ne deviendront sonores qu’activés, la bande des- sinée offre à l’action, déjà premier vecteur narratif, le rôle de vecteur premier du son.

L’onomatopée permet au monstrateur d’actualiser le son potentiel enfermé dans son objet source. Cependant, différents niveaux de significations révélant différentes étapes d’affinage de ce signe justifient cette actualisation. Les symboles « sonores » sont marqueurs d’une action montrée. Ils participent donc à l’identification et à la localisation. Le coup de feu représenté fonctionne par exploitation de certains ef- fets indéfectibles du déroulement de cette action dans la réalité : le référent est une action bruyante et fumigène. L’activation de l’arme à feu invite donc le monstrateur à en indiquer l’effet sonore (par la gamme imitative : PAN, BLAM, PAW, BANG, etc.) et fumigène (par la représentation de flammes, volutes ou nuages de fumée).

Or, puisque ses effets sont indéfectibles de cette action, leur cohabitation pousse sa représentation aux limites de la redondance : le coup de feu tiré et l’arme à feu en elle-même sont un événement et un objet sonores, potentiellement activables et, pour prendre ce problème à l’envers, la représentation d’un coup de feu qui ne com- porterait aucune onomatopée – en envisageant une définition selon laquelle elle se- rait inséparable de sa dimension linguistique – n’apparaîtrait pas plus muette28. L’évé- nement représenté reste potentiellement sonore : à la déduction du lecteur d’activer cette dimension à partir des éléments graphiques qui lui sont donnés. Chacun des signes l’accompagnant participe à la représentation de l’action dans sa totalité. Dans la représentation d’un mouvement, celui de Tintin en train de courir par exemple, le dessin, s’arrêtant sur la phase adéquate de l’action, parvient à représenter cette action et peut, à lui seul, convoquer dans l’imaginaire du lecteur d’autres notions plus abstraites (la vitesse) dans une image fixe, l’ajout de symboles (les gouttelettes de transpiration, l’éternel serpentin suivant sa course) venant confirmer cette pre- mière lecture. L’isolat visuel de l’image fixe et muette du coup de feu dessiné est donc brisé par l’invitation qui est offerte au lecteur : reconnaître dans cette vignette ne montrant du coup de feu que l’arme et la fumée (ou la flamme) s’en échappant, l’action dans sa totalité, la dimension sonore comprise.

La présence de l’onomatopée peut devenir indispensable lorsque le son, as- socié à l’objet représenté, n’entre plus dans le cadre de son utilisation habituelle, attendue par le lecteur. L’exemple décrit plus haut du crissement de la craie chez Franquin relève d’une utilisation spécifique, voire accidentelle, de l’objet, qui n’est

27 Michel cHion, op. cit., p. 155.

28. L’onomatopée peut néanmoins revêtir d’autres fonctions au sein de la représentation de cet événement : si le Bouncer (2001) de Boucq, avorte son utilisation dès les premières planches, La révolte de Hop-Frog (1997) de Christophe Blain et David B. la justifie par l’importance narrative du geste qu’elle ponctue, en revanche la série Gus (2007), de Christophe Blain toujours, précise quelle détonation doit être reçue par le lecteur, soit celle, travaillée, des westerns-spaghetti, par une onoma- topée désormais nécessaire qui en traduit les échos.

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pas en soi un objet sonore, d’où l’apport, dans la lecture, de l’onomatopée et de la dimension créative entourant sa mise en forme. Cette réflexion invite à la conclusion qu’au sein de l’image, le texte de l’onomatopée n’est que l’un des marqueurs d’un événement sonore, et que dans certains cas, son rôle peut être relayé par d’autres marqueurs, signes iconiques indiciels (le nuage de fumée, la flamme). Établir, sur ce critère, une frontière entre linguistique et visuel, du moins pour cet exemple du coup de feu, se révèle peut-être inopportun tant la morphologie de ces autres mar- queurs visuels est régulièrement associée à la dimension visuelle de l’onomatopée du coup de feu. L’hypothèse formulée par cette observation de la possible déclinai- son de la représentation du coup de feu serait d’envisager « l’onomatopée en bande dessinée » comme un signe bipolaire dont les deux pôles linguistique et visuel seraient autonomes.

5. C

artographie

Ne manque à cette redéfinition que la « cartographie temporelle » que for- maient les nuages de Frost, Herriman et Porter. Thierry Smolderen, lorsqu’il situe la mise en place de la « scène audiovisuelle » de la bande dessinée remarque que, si depuis le xViie siècle les bulles – labels alors – ornent les images des gravures satiriques anglaises, jamais celles-ci n’étaient utilisées dans le cadre d’une histoire en images « pour faire parler les dessins dans une séquence narrative » 29. Les labels participent alors à une logique de déchiffrement de l’image/emblème et non à une évolution narrative qui lui serait interne (vignette) ou externe (strip, planche).

Le théoricien apparente alors les gravures à des « constructions intellectuelles » dont les différents niveaux de lecture sont à décoder, ce à quoi aide l’utilisation des ballons. Lorsque ceux-ci seront ressuscités dans les pages du New York World, intégrés aux planches de Hogan’s Alley d’Outcault, ils le sont à d’autres fins et amorcent cette fois-ci une utilisation en tant qu’indices sonores. De l’observation du travail d’Outcault de cette période (1896), qui dans certains cas conserve la dimension emblématique de la gravure satirique, émane une logique d’exploration différente : ses images comportent « les deux formes d’arrêt sur image – l’arrêt emblématique (qui pétrifie les figures dans les postures intemporelles, hors de toute contrainte physique) et l’arrêt instantané (qui saisit au vol des personnages en pleine action) »30. Au sein d’une bande dessinée aux codes stabilisés, narra- tive et séquentielle, a néanmoins été conservée cette dualité de l’image qui se lit comme un arrêt instantané, et de l’image qui se décode. Dans cette hiérarchie interne et externe à la vignette, le son tient une place prépondérante puisque vecteur, au même titre que l’action, d’une avancée narrative. La vignette devient l’espace d’un déroulement et perd la possibilité de représenter un instant unique, de se lire comme un arrêt instantané dès lors qu’elle contient quelque donnée sonore. Alain Rey va même jusqu’à écrire que les jeux de ballons servent d’abord à définir un temps de l’image. « L’Œil entend ; le temps parle »31. Cette idée est développée en pratique chez Scott McCloud qui, prenant l’exemple de la case panoramique d’une réception où plusieurs groupes discutent, la présente comme

29. Thierry smolderen, op. cit., p. 119.

30. Ibid., p. 123 31. Alain rey, op. cit.

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une possibilité de représenter une succession d’instants, comme une frise chro- nologique sur laquelle s’accroche chaque prise de parole32. Le temps est com- primé dans la durée du dialogue. Le ballon en lui-même contient sa section de temps : celle qui est nécessaire à la lecture (ou plutôt à la diction figurée) du texte qu’il contient. De même que le fait de diviser le dialogue d’un même personnage en plusieurs bulles, parfois entrecoupées d’onomatopées, introduit la notion de silence et donc de pause au sein de la même image. C’est de la même manière qu’intervient régulièrement la notion de silence, cette fois au sein de la planche, vide graphique et narratif, qui correspond à un temps de pause. Cependant, la notion de silence, qui est aussi riche à développer que celle de son, demanderait une étude complémentaire33.

La notion de construction intellectuelle propre à l’image emblématique des gravures satiriques dans l’étude généalogique de Smolderen, ne disparaît donc pas avec la migration du label au sein de la scène audiovisuelle de la vignette, mais est elle-même détournée par la fonction narrative des images fixes et sonores au sein de la planche de bande dessinée. L’intégration de la bulle de « paroles » dans l’image en modifie la portée narrative puisque le fonctionnement de ce signe et ses incidences participent dès lors à une construction à lire plutôt qu’au portrait objectif d’un événement. Toutefois, la représentation de certains événements sonores ne nécessitant pas d’intégration textuelle (qu’elle soit de nature citation- nelle, récitative ou onomatopéique), comme le coup de feu, événement bruyant par nature développé en amont. À ce titre, le choix de l’exemple de représentation graphique de la dimension fumigène du coup de feu justifiant cette redéfinition n’est pas anodin ; les fumetti ne sont-ils pas la synecdoque transalpine désignant le neuvième art ? La fumée, en effet, déploie dans l’image une dimension tem- porelle, similaire au son de la voix, que ses propriétés physiques impliquent : les nuages et les volutes de fumée ne se dissipent pas instantanément, ils stagnent et introduisent dans l’image fixe la notion de durée, comme le remarque Alain Rey, pour les exemples de la fumée d’un feu, d’une cigarette ou des nuages de pous- sière. Ainsi, cet indice est capable de revêtir les deux rôles de la bulle : sonore et temporel. La bulle intervient au sein de la vignette à la fois comme un espace additionnel subordonné à celle-ci et comme élément structurant de la narration interne de la vignette et de l’espace de la page. Elle participe du développement de la construction intellectuelle de la vignette, y créant une cartographie tem- porelle dans laquelle se retrouve l’idée de la frise chronologique développée par McCloud, si ce n’est que la bulle, reprenant cette particularité du phylactère indi- quant son émetteur, revêt aussi le rôle d’indice spatial. L’onomatopée développe ce rôle par « aimantation » avec l’émetteur représenté.

Comme le démontrent déjà les images de Frost et de Herriman conden- sant plusieurs étapes d’un segment narratif, le dessinateur peut inviter le lecteur à déduire de l’image fixe non pas un arrêt instantané sur une action unique, mais un segment narratif « cartographié » en comprenant plusieurs. Derrière la nature sé- quentielle du neuvième art, qui implique au sein de la planche une première forme

32. Voir Scott mccloud, op. cit., p.104.

33. De ce point de vue, le dessinateur Will Eisner n’hésite pas à comparer cette représentation syncopée du temps en bande dessinée au morse ou à l’écriture musicale (Will eisner, Les Clés de la Bande Dessinée. L’Art séquentiel, Paris, Delcourt, 2009, p.32.)

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