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Un aspect du passage des sciences sacrées aux sciences religieuses : trois contemporains, Harnack, Freud, Loisy devant la notion de

paternité divine

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On sait que ce que l'on nomme indifféremment sciences religieuses, histoire des religions (dont l'aspect conceptualisant est parfois essentiel même lorsqu'on conserve le mot histoire), science des religions, anthro- pologie religieuse, anthropologie du sacré -et j'en oublie sans doute - résulte

de la transformation et de l'expansion dans la deuxième moitié du XIXe s.

des chrétiennes sciences sacrées (théologie, histoire sainte, histoire de l'Eglise) sous l'influence tant de la philologie et de la critique historique que de la médecine et de l'ethnologie. Aussi n'est-il peut-être pas sans intérêt de considérer l'attitude de trois hommes nés dans la décénnie 1850-1860, morts dans la décennie 1930-1940, Harnack, Freud et Loisy devant une notion d'anthropologie religieuse, celle de paternité divine.

Je présenterai les trois hommes successivement dans leurs rapports avec le père et le père divin, avant d'essayer de les considérer ensemble.

1 Harnack2

Harnack : Adolf Harnack, puis Adolf von Harnack (après que Guillaume II l'ait fait baron -Freiherr), né le 7 mai 1851 à Dorpat (actuel- lement Tartu) ; mort à Heidelberg le 16 juin 1930.

Dorpat est une ancienne ville hanséatique, ville et université germa- nique et luthérienne des pays baltes, opposée à l'université polonaise (plus que lithuanienne) et catholique (et même jésuite) de Vilnius (ou Vilna ou Wilno).

1 Sous une première fonne cet article a fait l'objet d'un exposé dans une réunion de l'équipe de recherche Mythe et Histoire en 1992 sous le simple titre "Trois contemporains, Harnack, Freud, Loisy devant la notion de paternité divine", - Je remercie tous ceux qui m'ont aidé à améliorer ce texte et en particulier mon collègue Claude Girault dont les conseils ont pennis au mauvais gennaniste que je suis de ne pas trop mal traduire, et Jacquy Chemouny qui m'a poussé à considérer les choses d'un point de vue plus théorique

2 En dehors des ouvrages d'Adolf von Harnack lui-même, on doit se reporter pour la biographie à Agnes von Zahn-Harnack, Adolf von Harnack, Berlin, Hans Bott, 1936 (repose sur des documents). J. De Ghellinck, "La carrière scientifique de Harnack", Revue d'Histoire Ecclésiastique, XXVI, 1930, 962-991 est, par un catholique, un bon schéma de biographie scientifique. L'ouvrage de Johanna Jantsch, Die Entstehung des Christentums bei Adolf von Harnack und Eduard Meyer, Bonn, Rudolf Habelt, 1990 comprend une bibliographie de Harnack et sur Harnack.

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La famille est originaire de Prusse orientale; elle a fait carrière à Saint-Petersbourg, où le grand-père était fabricant de vêtements, et dans les pays baltes, où le père a fait ses études de théologie d'abord à Dorpat.

Harnack n'est pas dans sa jeunesse dénué d'un certain nationalisme livonien -livonien, c'est à dire germanique; mais à l'époque de la fin de la première guerre mondiale et du Baltikum, il considérera l'idée d'un état germanique balte comme une utopie irréalisable.

Le père, Theodosius Harnack, après des études qui comportent des détours par Bonn et Berlin et après une carrière à l'Université qui, commencée à Dorpat présente elle-aussi un détour, celui-ci par Erlangen, reviendra à Dorpat comme Professeur d'Histoire de l'Eglise et Pasteur de l'Université de Dorpat. Né en 1817, il mourra en 1889. C'est un protestant orthodoxe. C'est aussi, à en croire sa petite fille Agnès von Zahn-Harnack, quelqu'un qui, dans sa période de veuvage entre 1857 et 1864, est à la fois pour ses enfants un père et une mère; et elle cite à l'appui un lettre d'Adolf Harnack après la mort de son père où le fils s'étonne du temps qu'a pu passer son père avec ses enfants, en dépit de ses travaux scientifiques, comparé au peu de temps qui lui reste pour cette même tâche auprès de ses propres enfants. Theodosius Harnack, de famille germanique des pays baltes mais commerçante et non propriétaire terrienne, n'est pas un "baron balte" ; il épousera toutefois en secondes noces une Baronessa balte; et Harnack attribue à son caractère de Freiherr l'indifférence de son père aux problèmes d'argent qui empêche toute aide financière au jeune ménage besogneux de son fils jeune professeur (en cette période Harnack devra vendre la médaille d'or dont il sera question plus loin).

Adolf Harnack est né jumeau, une soeur aînée a deux ans de plus; le jumeau, Axel, mourra en 1888 ; le cinquième enfant coutera la vie à sa mère.

Etudes à Erlangen, où la famille s'est déplacée quand Adolf Harnack avait deux ans, puis à Dorpat, et enfin un an à Leipzig où son père l'a envoyé soutenir son doctorat; à Leipzig la Faculté de Théologie est de tendance nettement conservatrice. L'année d'après, en 1874, à vingt trois ans, il est Dozent. A vingt huit ans, il sera Ordinarius à Giessen. Bref passage à Marburg, puis ce sera Berlin où la venue de ce libéral à la Faculté de Théologie suscite une opposition qui ne sera surmontée que par l'intervention gouvernementale. Membre de l'Académie de Berlin en 1890.

Anobli quelques années après. Les collections scientifiques - encore vivantes - qu'il a fondées sont crées l'une en 1882, l'autre en 1897. Les Texte und Untersuchungen commencent en 1882 quand il a trente et un ans; le premier volume de la collection d'éditions critiques de textes chrétiens des premiers siècles (Der griechischen christlischen Schriftstel- ler ... ), préparé en 1893 par l'ouvrage Ueberlieferung und Bestand de l'ancienne littérature chrétienne des trois premiers siècles, est de 1897.

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Bibliographie comprenant quelques mille sept cent numéros dont une quinzaine de livres formant vingt quatre gros volumes3.

Du point de vue qui m'intéresse ici, il faut noter que le premier travail scientifique d'Adolf Harnack - qui lui fait gagner une médaille d'or à Dorpat en 1870 à l'âge de dix neuf ans et demi - est une étude sur Marcion: selon les hérésiologues, Marcion développe une théorie d'après laquelle l'auteur du monde et de la Loi, dieu connu, est le Dieu juste - voire, selon certains témoignages, un dieu malfaisant parce qu'aimant la guerre; à l'opposé le dieu auparavant inconnu dont vient Jésus et qu'il révèle est le Dieu-Bon, le Père qui est au dessus du Dieu qui fait le monde4 .

Pendant son séjour à Leipzig, entre 1872 et 1879, Harnack se pose la question du Jésus historique et de sa personnalité et subit de plus en plus l'influence de Ritschl5. On a pu résumer la théologie de Ritschl par cette citation d'une de ses oeuvres: "Jésus, sans aucun doute, a ressenti un rapport religieux avec Dieu d'un caractère tout nouveau; il a inculqué cette nouveauté à ses disciples; tous les membres de la communauté chrétienne doivent se tenir à l'égard de Dieu dans le même rapport que le Christ à l'égard de Dieu."6.

Entre 1886 - pour les deux premiers tomes - et 1890 - où paraît le troisième tome -, Harnack publie son Traité d'histoire des dogmes (Lehrbuch der Dogmengeschichte). Le dogme est pour lui la forme abstraite que prend l'évangile dans la culture gréco-romaine; aussi le dogme finit-il avec Luther qui retrouve l'expérience originelle. Harnack a pu qualifier son Lehrbuch d"'écrit de combat". En ce qui concerne l'évangile, la bonne nouvelle annoncée par Jésus, il se résume dans le titre de "Fils de Dieu"

qui correspond à l'expérience psychologique de Jésus: "Il est le FILS qui connaît le Père" ; "Il annonce (sc. aux autres) son père comme leur père".

La proclamation du royaume de Dieu n'est pas autre chose; du coup le Fils du Père sera le premier né de nombreux frères. Et Harnack approuve Origène qui (après toutefois Marcion, note-t-il) voit dans la prédication de Dieu comme Père le progrès décisif par rapport à la religion de l'Ancien Testament. La conclusion du troisième tome est: "on doit découvrir l'Evangile dans l'Ecriture sainte; la puissance de Dieu ne peut se construire, mais il faut l'éprouver; la foi en Dieu comme le Père de Jésus- Christ, foi qui répond à cette puissance, on ne peut la capter par les voies du raisonnement ou de l'autorité, mais on doit en faire l'expérience: tout ce qui ne vient pas de la foi est étranger à la religion chrétienne et par

3 Voir surtout A. von Zahn-Harnack, p. 11-52 passim (et plus spécialement p. 29-30 et 42) et p. 465-466; voir aussiR.H.E., 1930, p. 966 et p. 984-985.

4 Par delà les études sur Marcion, se reporter à Irénée,Adv. Haer., l, 27, 2 et à Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 11,2.

5 Voir Zahn-Harnack, p. 90-111(spécialement 91 et 93). L'influence de Ritschl sur Harnack a été étudiée dans un ouvrage d'E.P. Meijering, Theologische Urteile über die Dogmen- geschichte, Leiden 1978.

6 Citation,d'après G. Goyau, L'Allemagne religieuse. Le protestantisme, Paris, Perrin, 1898, p. 97, de Ritschl, Unterricht in der christlicher Religion, p. 378.

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conséquent aussi à la théologie chrétienne, toute philosophie aussi bien que toute ascèse. Matthieu 11, 27 (sc. le texte 'Tout m'a été remis par mon père et nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, comme nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler') est le fondement de la foi et de la théologie". La quatrième et définitive édition abandonnera l'interprétation psychologique du titre de Fils de Dieu mais conservera inchangées ces phrases de conclusion 7.

Dans le semestre d'hiver 1899/1900, à Berlin, devant les étudiants de toutes les Facultés, Harnack fit une série de seize conférences sur' L'Essence du christianisme, bientôt éditées, traduites. Les adversaires protestants - il y en eut - qualifièrent cet ouvrage de "livre canonique de l'hétérodoxie ritschlienne" ; disons qu'il s'agit d'une présentation sous forme de grande vulgarisation des mêmes thèses que dans les trois tomes du Lehrbuch der Dogmengeschichte. Je citerai donc simplement quelques phrases ou expressions caractéristiques. "La prédication de Jésus va d'emblée nous conduire à grands pas vers des hauteurs où ses rapports avec le Judaïsme n'apparaissent plus que très lâches". "Tout l'Evangile s'exprime dans cette suite d'idées: Dieu le Père, la Providence, la filialité, la valeur infinie de l'âme humaine.". Harnack regroupe quelques textes autour du Notre Père ou plutôt de cette seule invocation qu'il commente:

"Déjà l'invocation 'Père' montre la sécurité de l'homme qui se sait sous la protection de Dieu et dit la certitude d'être exaucé". Le texte de Matthieu 11, 27 est ainsi commenté: "La sphère de la filialité divine, c'est la connaissance de Dieu. C'est précisément par cette connaissance qu'il (sc.

Jésus) a appris à appeler Père et son Père l'Etre saint qui gouverne les cieux et la terre." Ainsi : "Le Père seul et non le Fils est partie intégrante de l'Evangile tel que Jésus l'a prêché.". Dès lors le développement ultérieur du christianisme est dégradation. Dans le Frühkatholicismus, "la médiocrité fonda l'autorité" (en français dans l'allemand d'Harnack). Le catholicisme grec est plus grec que chrétien et "la doctrine se concrétise en formules stéréotypées accompagnées d'actes magiques." Le catholicisme romain est moins méprisable puisqu'il y a eu saint Augustin, mais "L'Eglise romaine se glissa insidieusement à la place de l'Empire romain; en fait celui-ci se continue en elle. "Du coup on ne retrouve guère l'expérience de l'Evangile qu'avec Luther et la Réforme et ce que, par opposition au christianisme grec et au christianisme romain, on peut nommer christianisme germa- nique. En dépit du triste état du protestantisme allemand contemporain,

"nous ne sombrerons pas dans le dégoût ou le découragement, mais nous

7 Lehrbuch ... (1ère éd.) p. 48, 50 : tous ces développements disparaissent dans la 4èmeéd ..

sauf "n annonce son père comme leur père (4ème éd. p. 69)". Lehrbuch ... (lère éd.) p. 763 (conclusion du troisième tome). Je néglige les travaux de recherche et de polémique scientifique parus entre la première et la quatrième édition, notant simplement l'article de Harnack, "Ueber die Sprache Matth. 11,25-27 (Luk.10, 21.22) und Matth. 11,28.29" dans ses Beitriige zur Einleitung in das Neue Testament. II. Sprüche und Reden Jesu. Die zweite Quelle des Matthiius u. Lukas, Leipzig, Hinrichs, p. 189-216. Pour les positions de l'exégèse actuelle sur cet ensemble de questions, voir Pierre Grelot, Dieu, le Père de Jésus-Christ, Tournai/Paris, Desclée/Mame, 1994.

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serons certains de la présence de Dieu, du Dieu que Jésus appelait son Père, et qui est aussi Notre Père. " (derniére phrase de livre)8.

Peut-être vaut-il la peine de signaler que le dernier ouvrage d'Adolf von Harnack, dans les années 20, fut encore un Marcion, où il déclare:

"Condamner l'Ancien Testament au IJe s. était une faute que la Grande Eglise a eu raison de refuser de commettre; en retenir l'usage au XVIe s. était un destin auquel la Réforme ne parvint pas encore à échapper; mais, depuis le X/Xe s., le conserver encore dans le protestantisme comme un document canonique, c'est l'effet d'une paralysie qui frappe à la fois la religion et l'Eglise9" Si l'on se souvient des thèses de Marcion, on constate qu'à la fin de sa vie Harnack voit toujours l'essence du christianisme et de la religion dans la nouveauté de la révélation de Dieu comme Père10.

II Freud

Freud: Sigismund, Schlomo Freud - usuellement Sigmund Freud. Né le 6 mai 1856 à Freiberg (actuellement Pribor en République tchèque).

Mort à Londres le 23 septembre 1939.11

8 Das Wesen des Christentums, Leipzig, 1900. Sauf sur un point ("Déjà l'invocation ·Père· ... ), je cite d'après la deuxième traduction française (anonyme), L'Essence du Christianisme, Paris, Fischbacher, 1907. Voir p. 24, 90, ... , 157, 175,250, 282, 300, 335, 357. J'ai modifié l'expression figurant p. 85 dans la traduction anonyme de 1907 pour traduire ;" Schon die Unrede 'Vater' zeigt die Sicherheit des Mannes, der sich in Gott geborgen weiss, und spricht die Gewissheit der Erhiirung auss" (p. 41 du tirage allemand de 1908). - Les italiques sont de Harnack.

9 Marcion, Das Evangelium vom fremden Gatt, Eine Monographie zur Geschichte der Grundlegung der katholischen Kirche (T.U. XLX, 1921, pour la première édition). 2ème éd.

en 1924. - 1ère éd. t. 1, p. 248-249 - Les italiques sont de Harnack.

10 C'est bien là le noyau du christianisme dans l'interprétation de Harnack même si l'on peut constater dans les textes cités des thèmes qui proviennent de Luther (le salut par la foi, la certitude, le bon goût de l'Ecriture, être en sécurité sous la protection de Dieu).

11 Je cite Freud d'après les traductions françaises existantes que j'ai parfois corrigées d'après l'allemand (Ce qui est rare et que je signale expressément. Une référence aux Gessammelte Werke -en abrégé G.W. - ne signifie pas correction d'une traduction française existante. Pour le recueil posthume d'un choix de lettres à Fliess, il a été publié sous le titre Freud, Sigmund, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956 - l'original allemand sous le titre Aus den Anfiingen der Psychoanalyse est de 1950). Du point de vue biographique, en dépit de contrôles ou critiques ultérieures, tout repose essentiellement sur Freud lui-même ou sur Jones, compagnon de Freud, dont la biographie (La Vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, 3 vol.) n'est donc pas une étude indépendante ; quand, dans la partie biographique de cet article, je ne cite pas de source, c'est qu'il peut suffire de se reporter à Jones, même si j'ai consulté des études autres. Quelques ouvrages qui m'ont été utiles; Anzieu, Didier, L'Auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, Troisième édition entièrement refondue en un seul volume, Paris, PUF, 1988; Assoun, Paul Laurent, "Fonctions freudiennes du père", dans (recueil collectiD Le Père, Paris, Denoël, 1989, p. 25-51; Chemouni, Jacquy, Freud et le sionisme. Terre psychanalytique, terre promise, Paris, Solin, 1988 ; id., Freud, la psychanalyse et le judaïsme. Un messianisme sécularisé, Paris, Editions Universitaires, 1991 ; Gay, Peter, Un Juif sans Dieu, Paris, PUF, 1989 (original anglais 1987) ; Krull, Marianne, Sigmund fils de Jacob, Paris, Gallimard, 1983 (l'original allemand de 1970 s'intitule Freud und sein Vater) ;Pfrimmer, Théo, Freud lecteur de la Bible, Paris PUF, 1982; Urturbey, Luisa de, Freud et le diable, Paris, PUF,

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Freiberg est en Moravie, qui était l'un des pays de la couronne de·

Saint Venceslas de l'Empire d'Autriche, alors monarchie absolue; la plus grande partie de la population était catholique et parlait tchèque: Freud a eu une Nannie catholique; la population juive parlait allemand, la langue de l'empire, ou éventuellement yddish.

La famille, de juifs germaniques, était originaire de Cologne et avait transité par la Lithuanie avant de venir en Galicie; de là, deux branches se sont séparées, l'une pour venir en Moravie, l'autre en Roumanie. Le grand-père portait le titre honorifique de Rabbi; c'est de lui que Freud tire son prénom juif de Salomon (Schlomo); le prénom gentil est Sigismond (Sigmund ou Sigismund selon les époques, "Sigi mon bijou"- mein goldener Sigi - pour sa mère). Le père est négociant en laines.

Le père, Jacob Freud, a la quarantaine et vingt ans de plus que sa femme; il y a des enfants d'un premier lit et il est déjà grand-père.

Sigmund Freud est l'aîné d'un nouveau mariage. Le père mourra à Vienne en 1896 ; la mère, à quatre-vingt quinze ans, également à Vienne en 1930. Je me garderai de spéculer sur la personnalité de Jacob Freud qui ne gardait sans doute à la fin de sa vie qu'une judéité minimale, mais donne en 1891, pour ses trente cinq ans à son fils Sigmund l'exemplaire de la Bible en hébreu avec traduction allemande et commentaire en allemand où, à l'âge de sept ans, lorsque "l'Esprit du Seigneur commença à (l')agiter", il obéit à Son ordre et lut dans Son "Livre, celui qu'(Il a) écrit"

(ceci dans la dédicace en hébreu)12. Jacob Freud tenait un conseil de famille - où prenaient part les enfants - pour les décisions importantes et c'est Sigmund, âgé de dix ans, qui fit choisir le prénom de son plus jeune frère; on rapporte aussi que Jacob Freud reprocha un jour en souriant au fils d'un ami de contredire son père en ajoutant : "Jamais mon Sigmund, qui a pourtant plus d'intelligence dans son petit doigt que moi dans toute ma tête, ne se permettrait çà !".

En 1859/60, la famille quitte Freiberg et s'établit un an plus tard à Vienne. Etudes sans avoir à passer d'examen. Inscription en 1873 à l'uni- versité, en médecine. Etudiant, Sigmund Freud fait partie du "Cercle de lecture des étudiants allemands", pangermaniste, dès 1873, et a d'autres contacts avec les nationalistes13. Entre au B'nai Brith ("fils de l'Alliance") en 1897, dont il restera membre toute sa vie. A l'université, il est d'abord attiré par la romantique "philosophie de la nature", puis, sans crise semble-t-il, sera positiviste, matérialiste et scientiste, comme il est normal. Médecin en 1881. Décide de se spécialiser, spécialisation qui, par l'anatomie et la neurologie, le conduira à l'invention de la psychanalyse.

1983 ; Vermorel Henri et Vermorel Madeleine, Sigmund Freud et Romain Rolland correspondance 1923-1936. De la sensation océanique au Trouble du souvenir sur l'Acropole. Paris, PUF, 1993; Yerushalmi, Yosef Hayim, Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, Paris, Gallimard, 1993 (original anglais 1991). Les renvois à ces ouvrages se feront par le seul nom de l'auteur ou, en cas de nécessité par le nom de l'auteur et la date.

12 Texte en hébreu de cette dédicace et traduction française en Yerushalmi, p. 194-196.

13 Voir le chapitre "Freud nationaliste germain" en Chemouni (1988), p. 39-49.

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Dozent en neurologie en 1885. Il ouvre son cabinet à Pâques 1886 et se marie en septembre de la même année. Les autres titres universitaires viendront trop tard pour être valorisants (Ordinarius seulement en 1919).

De 1895 à sa mort, la vie de Freud sera essentiellement l'invention et le développement de la psychanalyse. Notons seulement le départ de Vienne le 4 juin 1938 quelques temps après l'Anschluss.

Le premier texte publié par Freud concernant la paternité divine remonte, à ma connaissance, à la période de l'autoanalyse, c'est à dire à l'époque où, tout en menant le deuil de son père (mort fin 1896), Freud analyse ses rêves et prépare la publication de l'Interprétation des rêves14 (Traumdeutung), ouvrage paru le 4/11/99. Le texte figure en note dans les associations liées au rêve connu sous le nom de "rêve du comte Thun" - rêvé une nuit d'été 1898 dans un wagon de chemin de fer privé de toilettes après avoir aperçu sur le quai l'homme d'Etat qu'est le comte Thun. Le rêve comporte entre autre la phrase "ici penser et faire sont une même chose" après que le rêveur soit tout fier de ses plans et de leur réalisation immédiate. La phrase est immédiatement suivie d'une scène finale où le rêveur aide un vieux monsieur qui l'accompagnait, en lui tendant un urinal. Parmi les divers éléments d'interprétation qui figurent dans le corps même du texte, on trouve un souvenir d'enfance: Freud s'est fait réprimander par son père pour avoir uriné dans la chambre à coucher de ses parents et en leur présence; d'où la dernière scène du rêve où les rôles sont échangés par vengeance ; l'homme âgé est sans doute le père et il urine maintenant devant le fils. Divers éléments d'interpréta- tion sont rajoutés en note et certains d'entre eux font intervenir Dieu; je cite maintenant un passage de cette note dans la traduction de Meyerson légèrement corrigée.

"Penser et faire sont une même chose rappelle un drame très révolution- naire d'Oscar Panizza dans lequel Dieu le Père, vieillard paralysé, est fort maltraité. Vouloir et acte y sont une même chose et il faut que l'archange, une sorte de Ganymède, l'empêche de jurer et de maudire, parce que ses malédictions seraient aussitôt accomplies. - Trouver des plans est un reproche à l'adresse de mon père, il date d'un âge où ma critique a commencé à se faire jour. D'une façon plus générale, l'attitude rebelle et frondeuse symbolise la révolte contre l'autorité paternelle. On dit que le prince est le père du peuple. Le père est l'autorité la plus ancienne, la première, il est pour l'enfant l'autorité unique. Tous les autres pouvoirs sociaux sont développés à partir de cette autorité primitive (dans la mesure ou le 'matriarcat' - dans le texte allemand 'Mutterrecht' - ne nous oblige pas à limiter la portée de cette phrase.)"15

On a quelques scrupules à rajouter des commentaires à ceux d'un rêve qui a déjà été longuement analysé par Freud lui-même et par tous ceux

14 L'ancienne traduction de 1. Meyerson portait pour titre La Science des rêves.

15 Morceau de la note 2, p. 164-165 de La Science des rêves (Paris, PUF, 1950). J'ai modifié la traduction de la dernIère phrase.

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qui ont voulu suranalyser Freud16. Je note quand même trois choses: (a) le premier acte de la pièce de l'écrivain allemand Oscar Panizza, Le Concile d'amour, pièce publiée en 1895, présente un Dieu vieilli, qui n'a plus la force de créer par sa parole de bénédiction mais qui pourrait encore détruire par sa parole de malédiction; d'où, pour éviter que sa fureur contre l'humanité tourne à la destruction totale, l'intervention de la cour des anges; le commentaire de Freud "l'archange, une sorte de Ganymède" me paraît déformer un peu les personnages en ajoutant un élément d'homosexualité; (b) l'allusion au Mutterrecht de Bachoffen me paraît évidente et fait intervenir dans ces questions de psychologie individuelle centrées sur les rapports avec le père l'histoire de l'humanité - déjà un peu évoquée - et la question de la mère; (c) même si l'on ne tient pas compte de ces amorces, il y a une constation à souligner en tout cas : la symbolisation Dieu-Père apparaît comme une évidence à Freud dans le cours du processus personnel qui lui fait découvrir l'ambivalence (bien que ce soit seulement en 1912 que Freud emprunte le terme à Bleuler, nous pouvons l'employer ici) des relations avec le père, les menaces du père uni à la mère et la vengeance du fils.

Pour remonter plus haut ou pénétrer plus profondément, il faut user d'une correspondance publiée de façon posthume (les lettres à Fliess) et vouloir aussi, dans le récit du "rêve du comte Thun" et les associations qui s'y rattachent, attacher de l'importance à certains non-dits ou à certains non-vus. Je ferai de ce point de vue deux remarques.

(1) On a déjà vu apparaître, à travers ce récit, non seulement la symbolisation Dieu-Père, mais des attitudes qui renvoient à ce que Freud nommera souvent à partir de 1910 le complexe d'Oedipe. Or la première évocation d'Oedipe - qui explique l'effet saisissant de l'Oedipe-Roi par le parallélisme entre la légende (allemand Sage) grecque et une obsession que chacun a ressenti dans son existence - figure dans un groupe de lettres à Fliess (3-4 octobre et 15 octobre 1897) où figure aussi un personnage qui, dit-il, "m'a beaucoup parlé du Bon Dieu (vom lieben Gott) et de l'enfer", si bien que, selon les termes de sa mère, qu'il cite dans sa deuxième lettre, "quand tu rentrais à la maison, tu te mettais à prêcher et à nous raconter tout ce que faisait le Bon Dieu" Que ce prêche ait eu lieu au retour des églises et que le personnage en question fût la catholique Nannie, mérite peut-être d'être noté mais est sans doute moins intéressant que les rapports du "Bon Dieu" et de l'enfer. On peut aussi remarquer que cette révélatrice du Bon Dieu, aussi "première génératrice" (sc. de névrose) - allemand Urheberin -, celle qui joua un rôle actif, fut, note-t-ille 3 octobre, non pas "le vieux" (der Alte -c'est-à-dire le·

père) mais "une ... vieille ... femme (ein ... alteres ... Weib) ; dans l'interpréta- tion du rêve de mai 1897 "monter les escaliers deshabillé", le premier où

16 Ainsi Anzieu p. 281-297. A propos de l'incident dans la chambre des parents Anzieu (p. 291, n. 4) signale l'ambiguïté du "besoin" qui est satisfait, mais admet, avec tous les commentateurs, que S. F. a pénétré par voyeurisme dans la chambre de ses parents et qu'il a uriné par terre. On pourrait aussi - cf. l'urinal du rêve - penser à un usage indiscret du pot de chambre de la table de nuit des parents.

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apparaît une figure en laquelle Freud reconnaitra ce personnage de Nannie, il désignera aussi cette figure du rêve comme "une incarnation de la vieille préhistorique"17. On peut enfin noter que c'est dans une seule et même lettre (15/10/97) qu'on trouve deux éléments qu'il n'est pas interdit de mettre en rapport: d'une part Freud dit à Fliess qu'il a appris que, dans sa période préhistorique, il prêchait le Bon Dieu une fois ramené par Nannie à la maison; d'autre part il signale aussi, pour la première fois, avant d'évoquer Oedipe, l'existence du "roman des origines" qui est en particulier celui des "fondateurs de religion". Tous ces éléments ne surgis- sent pas sur scène dans l'interprétation du "rêve du comte Thun" qui figure dans L'Interprétation des rêves, mais on y trouve une intendante plutôt âgée où il ne paraît jas déraisonnable de voir avec Anzieu en partie une figure de N annie1 . On admet généralement que la baby-sitter du jeune Freud fut Monika Zajik, fille des voisins et propriétaires des Freud, - encore qu'il puisse s'agir de Rosie Wittek ou de Magdalena Kabat ou d'une condensation des trois -, coffrée et condamnée à six mois de prison à la suite d'un vol domestique. Vu l'absence, semble-t-il, de rancoeur des Zajic pour les Freud, je resterai un peu dubitatif sur cette reconstruction, en l'absence de pièces d'archives (mais que sont devenues les archives judiciaires ou pénitenciaires de Moravie ?) Dans les souvenirs personnels de la lettre à Fliess du 4 octobre 1897, N annie pousse le jeune Sigi à voler des pièces de monnaie pour les lui donner ; selon la parole maternelle rapportée dans la lettre du 15 octobre, on retrouve dans les affaires de Nannie sous neufs et jouets de Sigi, et l'homme fort de la famille (philipp, demi-frère de Freud) va chercher un agent et la fait arrêter (six mois de prison). On remarquera que dans les deux versions (peu importe, de ce point de vue, l'exactitude de l'une ou de l'autre), la responsabilité juridique de la baby-sitter est la même, mais que la parole de la Mère, qu'admet le fils comme expression de la réalité, l'exonère de toute culpabilité personnelle. - Ernest Jones (trad. fr. t. 3, 1969, p. 396- 397) ironise sur ceux qui attachent de l'importance, dans l'attitude de Freud à l'égard de la religion à une nurse avec laquelle le contact fut rompu à l'âge de deux ans et demi (!). Il ne me paraît pourtant pas sans intérêt de voir, chez le Freud de l'autoanalyse, une figure de sorcière liée au Bon-Dieu-qui-met-en-enfer. Contentons nous de ce coup d'oeil dans les coulisses; sinon on serait entraîné dans toutes les profondeurs de l'autoanalyse de Freud.

(2) Les associations concernant un autre passage du "rêve du comte Thun" que celui du vieux monsieur ou de l'intendante font aussi appa- raître Dieu dans un arrière-plan un peu indistinct mais reconnaissable;

seulement, le nom de Dieu n'est pas prononcé. Il s'agit du passage où la figure d'autorité, figure paternelle, du comte déclare d'un air railleur que la fleur favorite des Allemands est le tussilage (allemand Huflattich).

17 G.W p. 253. La traduction française littérale du passage de Die Traumdeutung est celle d'Anzieu p. 154.

18 Anzieu p. 286 n. 32 et p. 289.

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L'un des souvenirs qu'associe Freud à la scène du rêve est celle où un étudiant plus âgé - figure paternelle mais sans doute aussi de frère aîné - déclare à Freud qui défend un matérialisme biologique et philosophique absolu que "lui aussi, fils prodigue, avait gardé les cochons dans sa jeunesse et en était revenu, repentant, dans la maison paternelle" : Freud n'a pas besoin de se souvenir, ni même de savoir, que l'enfant prodigue de la parabole déclare deux fois "Père, j'ai péché contre le ciel - euphémisme pour Dieu - et contre toi" (Luc 15,18; 21) pour qu'une telle accusation en un tel contexte lui fasse apparaître la théorie plus ou moins spiritualisante défendue par Viktor Adler - le camarade plus âgé - comme un développement ou un déguisement d'une notion patromorphique de Dieu. Une autre association où Dieu ne se dit pas s'attache à l'Huflattich, qui, par une série de traductions et de souvenirs littéraires (plus ou moins exacts, peu importe), renvoie à la fois au flatus =pet et, par une autre série associative, à la devise célébrant la victoire sur l'Armada: Flavit et dissipati sunt; là c'est Dieu qui souffle (Flavit). - Flavit n'ayant jamais été un impersonnel latin, Freud n'a pas besoin de reconnaître le latin de la Vulgate (cf. Isaïe 40,24) pour savoir qui souffle et détruit. - La dévalorisation de la destruction (flatus / flavit) peut être considérée comme une préparation de la note finale dont j'ai cité plus haut un passage et qui évoque le Dieu gâteux de Panizza. Mais une lecture plus attentive de la médaille à laquelle Freud a été poussé par "un biographe non sollicité, le Dr Wittels" permet de mieux voir là Dieu et de soupçonner dans son absence le rôle du père en chair et en os et des rapports de Freud père et fils à leur judéité. Le nom de "JEHOVAH", a signalé Wittels, figure sur la médaille (note de L'Interprétation des rêves datant de 1925). Freud, après avoir de nouveau regardé la médaille, ou s'être renseigné, ajoute "Sur la médaille anglaise, le nom de Dieu est écrit en hébreu sur un nuage à l'arrière plan; de sorte qu'il peut être vu soit comme une partie du dessin, soit comme une partie de l'inscrip- tion"(1930)19. Simple absence de lecture parce que le Nom, situé à un em- placement différent de celui de la légende et écrit en caractères différents, est par là exclu du texte? Ou autre chose? Incapacité de voir le souffle de Dieu - et de Dieu désigné par le Tétragramme - réduit à l'expulsion anale d'une flatulence? le ruah Adonay qui, selon la dédicace de 1891, com- mença à agiter le jeune Schlomo à l'âge de sept ans est-il chose qui peut descendre aussi bas? oui, bien sûr; mais peut-être la chose est-elle très difficilement dicible par qui n'est pas le Président Schreber.

J'ai voulu suggérer ces arrière plans car ils semblent fournir à l'état naissant des thèmes qui apparaitront par la suite chez Freud. Mais l'affirmation centrale de 1899 est seulement: "Le père est l'autorité la plus ancienne, la première, il est pour l'enfant l'autorité unique."Omnis potestas a patre (et non plus a Deo) ; l'apparition du Dieu-Ie-Père de 19 Se reporter aux G.W. pour la date de ces additions, que, dans l'édition qu'elle a révisé (L'Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967) Denise Berger donne (p. 189) mais dont elle ne signale pas l'apparition progressive.

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Panizza marque seulement l'évidence que Dieu n'est psychologiquement qu'un des représentants de ce pouvoir paternel - tout en signalant la prise de conscience personnelle de l'ambivalence dans le rapport au Dieu-Père.

Quelque dix ans plus tard, la même évidence, la même banalité s'expriment dans un passage d'Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, passage qu'il convient de citer parce que c'est généralement dans une phrase de ce texte que l'on voit le résumé de l'interprétation freudienne de la croyance en Dieu. L'évidence est liée cette fois, non plus à la pratique de l'autoanalyse, mais à celle de l'analyse d'autrui; il s'agit toujours d'une pratique qui fait approfondir une banalité. Je cite la page dans la nouvelle traduction française, mais en supprimant les additions posté- rieures à 1908/1910.

"Quand quelqu'un a, comme Léonard, échappé dans son enfance à l'intimidation par le père et a rejeté dans son investigation les chaînes de l'autorité, notre attente serait contredite de la façon la plus criante si nous trouvions que le même homme est resté croyant et n'est pas parvenu à se soustraire à la religion dogmatique. La psychanalyse nous a fait connaître le rapport intime entre le complexe paternel et la croyance en Dieu, nous a montré que le Dieu personnel n'est psychologiquement rien d'autre qu'un père porté aux nues et nous donne quotidiennement le spectacle de jeunes gens qui perdent la foi religieuse dès que chez eux s'effondre l'autorité du père. C'est donc dans le complexe parental que nous reconnaissons la racine du besoin religieux; le Dieu juste et tout puissant et la bonne Nature nous apparaissent comme des sublimations grandioses du père et de la mère, ou plutôt comme des renouvellements et des restaurations des représentations de l'un et de l'autre dans la petite enfance. La religiosité se ramène biologiquement à la persistante incapacité de s'aider et au persistant besoin d'aide du petit enfant humain, qui, lorsque plus tard il a reconnu son délaissement et sa faiblesse réels face aux grandes puissances de la vie, ressent sa situation comme il l'a sentie dans son enfance et cherche à en récuser le caractère sans espoir par le renouvellement régressif des puissances protectrices infantiles. "20

Bien que la théorisation soit plus avancée que dans la note de 1899, on voit qu'il s'agit d'abord d'un résumé de l'expérience du praticien. Je me permets encore quelques remarques: (a) il s'agit autant de la psychana- lyse de la perte de la foi religieuse que de la croyance en Dieu; (b) le Dieu dont il s'agit est un Dieu personnel - et l'adjectif a son importance de même que l'adverbe psychologiquement; (c) bien qu'elle ne soit pas au centre du texte, la mère y est présente; (d) enfin on voit apparaître le rôle de la faiblesse humaine dans la religiosité, thème que sera développé ultérieurement21. On remarquera aussi que, de même que, plus tard, la théorie Freud-Rank du roman des origines et du mythe de la naissance

20 Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p. 156-157.

21 Surtout en 1927 dans Die Zukunft einer Illusion. Traduction française sous le titre l'Avenir d'une illusion.

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du héros sera un instrument pour reconstruire un Moïse égyptien, ici la théorisation ébauchée est simplement un instrument pour reconstruire un Léonard impie (cf. lettres à Jung du 17 décembre 1909 et - s'excusant de présenter des banalités - du 2 janvier 1910). Quoiqu'il en ait dit parfois, Freud s'intéresse plus au grand homme (Léonard ou Moïse) qu'à l'homme moyen (mais le grand homme est-il jamais religieux, du moins religieux·

comme tout le monde ?). Si la théorie utilisée dans le Moïse existe à l'état isolé dans le livre de Rank, celle qu'utilise Freud dans le Léonard n'a pas fait l'objet d'un exposé complet. Essayons de la reconstituer: le mot clef est probablement investigation. Au début est le désemparement (HilflosigkeitJ infantile dont l'intensité distingue l'homme de l'animal, désemparement qui persistera dans la condition humaine (Lettre à Jung du 2/1/1910 - et plus tard L'Avenir d'une illusion) ; il n'y a aux origines, pour ce qui deviendra l'individu, ni dieu, ni religion (ni irréligion), ni père, ni mère, mais seulement de l'aide ou des aides; plus tard la sexualité vient "apporter son sel" (Lettre à Jung du 2/1/1910). Quand, selon l'exemple paradigmatique donné en 1908, le petit garçon, "disons après l'achèvement de la deuxième année" éprouve le fait qu'un nouveau vient prendre ses quartiers dans sa chambre, alors se produit une poussée vers le savoir qui n'a rien d'un développement spontané, biologique et inné, mais est une révolte des pulsions égoïstes; ainsi se pose au garçon l'énigme du Sphinx, "D'où viennent les enfants ?" ; quelles que soient les réponses fournies, elles ne peuvent être que paroles; et l'investigation demeure ("Les théories sexuelles infantiles", voir La Vie sexuelle, Paris Gallimard, 1969, p. 16 sqq. - avec, p. 18, référence au "petit Hans" - ; cf.

lettre à Jung du 17/12/1909; et Léonard, p. 81-83). L'investigation demeure, du moins si n'intervient pas efficacement l'intimidation par le père et "peu de temps après, .. la puissante inhibition de la pensée due à la religion" (Léonard, p. 83-84). En effet, comme le dira Freud en 1927, "il faudrait longtemps avant qu'un enfant à qui l'on n'en aurait rien dit commençât à s'inquiéter de Dieu et des choses de la religion" (L'Avenir d'une illusion, p. 67. Cf. l'expression classique de théologie catholique, reprenant Paul, Romains, 10,17 : (ides ex auditu). Mais, devant la limitation constatée de la puissance et de la protection du père (ou des grandes puissances protectrices du père et de la mère), le Père Tout Puissant et Provident, présenté dans l'instruction religieuse, fournit un objet de substitution et un matériel de défense pour une pseudo névrotique - mais non pathologique - "transposition de la croyance" (Cf ..

La Naissance de la psychanalyse, p. 184).

Il n'est pas question de poursuivre de la même façon l'analyse des textes de Freud; le père étant partout présent en diverses fonctions22 ,

Dieu étant l'élévation aux nues du père, le schéma oedipien étant le

22Voir Assoun.

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noyau23 de toute la psychè et de toute la culture, c'est presque toute l'oeuvre de Freud qu'il faudrait munir d'un commentaire concernant le Dieu-Père. Nous avons vu la double origine de la notion freudienne de Dieu-Père - banalité de "la religion de l'homme moyen"/enseignements de l'autoanalyse et de l'analyse des autres - ; ceci lié à l'ébauche de théori- sation oedipienne qui n'est autre que la naissance de la psychanalyse; en 1900, d'une certaine façon24, tout est dit. Aussi, plus synthétiquement, je noterai simplement les directions ultérieures dans lesquelles fonctionnera la recherche sur le Dieu-Père.

1 La direction la plus visible est celle qui concerne le retour perpétuel du schéma oedipien dans l'hominisation et la naissance de la culture et de la religion, comme plus tard dans les étapes créatives du développe- ment religieux de l'humanité. C'est ce que l'on trouve surtout dans Totem et Tabou et dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste. Le schéma est celui d'un père archaïque, seul possesseur de toutes les femelles d'une horde indifférenciée, que le groupe des jeunes mâles révoltés contre celui qui les prive - les frères - tue et dévore cependant qu'ils se partagent les femmes; mais le Père est de retour à travers la culpabilité des fils, sous la forme de l'idéal de celui auquel on s'est identifié dans la dévoration, et par l'établissement de l'interdit de l'inceste dans la première loi. L'événe- ment originel (Bereshit, ejn ajrch'/, in principio) est donc fondateur à la fois de la famille, de la morale, de la religion, bref de toute la culture.

Je viens de tenter d'exprimer de façon assez synthétique ce qu'on a appelé le mythe freudien, dont Freud considère toujours qu'il traduit un événement réel, mais événement à propos duquel il faut remarquer que Freud ne l'a jamais précisément décrit. Ce qu'il s'est efforcé de reconsti- tuer, dans une hypothèse audacieuse et sans prétendre à l'exactitude au cours du raccourci chronologique de sa description, c'est l'origine du totémisme, origine qu'il identifie en somme à l'événement originel; ainsi les frères de la horde, après avoir un jour -c'est moi qui souligne, comme beaucoup - procédé au meurtre et à la dévoration du père, cependant qu'ils se partagent les femmes et interdisent l'inceste, s'interdisent en temps ordinaire de tuer l'animal totem substitut ou succédané du père, mais, lors de la fête, on le met à mort et on le pleure, puis on le consomme en un sacrifice de purification et de communion25.

23 Le complexe d'Oedipe comme Kernkomplex. C'est aussi un noyau que Harnack recherche à l'intérieur du christianisme et de l'Ecriture: cf. Jantsch (op. cit.) p. 50 "Das Kern-Schale- Motiv".

24 D'une certaine façon, car sauf du coté du sentiment océanique et du çà, pour la notion de paternité divine, ce qui suit est plus explicitation et théorisation que découverte nouvelle.

25 Voir surtout Totem et Tabou, G.W. t. 9, p. 171-173 - traduction française (1993) p. 289-293.

Ainsi que L'Homme Moïse et la religion monothéiste, G.W. t. 16, p. 186-189; 239-240 - traduction française (1986) p. 170-173 ; 235-237. Pour ce qui concerne le sacrifice totémique, voir depuis le début de la section qui commence en G.W. 160 - tout ceci prend son origine, comme le rappelle Freud qui lui rend hommage, dans W. Robertson Smith, dont l'ouvrage pionnier est de 1890 pour sa première édition, et qui est aussi l'auteur de l'article

"Sacrifice" de l'Encyclopaedia Brittanica de son temps. - Pour la disparition en ethnologie de la notion de totémisme, voir : Claude Levi Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, Paris,

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Le même schéma se reproduit lorsque Freud, dans ce qu'il a appelé parfois son "roman de Moïse" - c'est à dire L'Homme Moïse et la religion monothéiste -, présente la création du judaïsme autour de Moïse: la néga- tion du meurtre de Moïse, figure paternelle et, par son origine, représen- tant d'un monothéisme égyptien plus politique que ressenti, conduit à l'adoption comme tradition ancestrale du monothéisme mosaïque avec son sentiment de culpabilité et son ivresse morale accompagnés de l'illusion chérie qu'on est le peuple élu26.

Une troisième réalisation du même schéma est celle qui conduit Paul, juif romain, s'emparant du sentiment de culpabilité pour la justification d'un agitateur politico-religieux, à faire se détacher le christianisme du judaïsme: le meurtre du père devient à la fois "péché originel" et interpré- tation sacrificatrice de la mort de cet agitateur27. Le Fils écarte le Père puisque, ayant pris l'expiation sur lui, il devient Dieu à côté et au fond à la place du père; et le repas totémique est répété dans la sainte communion28.

II Une deuxième direction est celle de ce que j'appellerai les patho- logies du Dieu-Père. Sans doute la religion est une illusion ainsi que tout dieu - sauf le petit dieu logos29. Il n'en est pas moins une conception normale de la religion et de Dieu ; dans les actes obsédants de la piété individuelle30 la religion n'est qu'analogue à la névrose obsessionnelle si bien qu'elle "dispense de la tâche de se créer une névrose personnelle"31.

De même en ce qui concerne le Dieu-Père; ce qui fait la normalité de ce père exalté, c'est qu'il répond à la faiblesse et à la détresse humaine universelle32. Aussi comme il est des névroses pathologiques, il est des Dieux-Pères pathologiques; je ne pense pas ici tant à l'étrange Dieu de Schreber - encore que Freud note à son sujet "Nous connaissons parfai- PUF, 1962. En 1921, dans la présentation de Psychologie des masses et analyse du moi, la

"Just so story" ou le "mythe scientifique" qui résume le passage de l'état originel (=la horde primitive darwinienne avec son père originaire) à l'état final (="la divinité" comprenant

"les traits que nous lui connaissons encore aujourd'hui" : monothéisme post-mosaïque) correspond aussi à une histoire détaillée qui dévalorise alors un peu le totémisme reconstruit et pourrait bien ensuite, dit Freud, s'être ordonnée chronologiquement selon les stades: "déesse-mère-héros-dieu-père" (Trad.fr. : Oeuvres complètes, vol 16, p. 61-67 et 73- 76=G.w. p. 136-143 et 151-153)

26 Passim et surtout G.W. p. 136 ; 146 ; 166-169 ; 242-244 - trad. fr. p. 105-106 ; 118 ; 146-149 ; 239-241.

27 L'Homme Moïse ... G.W. p. 192-194; 244-245 - tr. fr. p. 177-181 ; 241-243.

28 On peut se demander ce qu'est devenu ce que Freud appelait dans sa lettre à Fliess du 15/10/1897 le "roman des origines" du "fondateur de religion". En fait Freud ne spécialise plus au domaine des religions ce roman familial et l'usage qu'il fait de Rank, Le Mythe de la naissance du héros dans L'Homme Moïse ... n'a rien à voir avec le rôle religieux de Moïse.

Le stade du héros, situé en 1921 (Psychologie des masses et analyse du moi, tr. fr. p. 74-76=

G.W. p. 152-153) entre celui de la déesse-mère et celui du dieu-père, résulte aussi d'un dialogue avec Rank, mais qui use de concepts différents.

29 L'Avenir d'une illusion, trad. fr., Paris 1971 p. 79-80.

30 Actes obsédants et exercices religieux en traduction française dans L'Avenir d'une illusion p. 83 sqq ..

31 L'Avenir d'une illusion, p. 62.

32Ibid. p. 31-33.

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tement l'attitude infantile qu'ont les garçons envers leur père; elle impli- que ce même mélange de respectueuse soumission et d'insubordination révoltée que nous avons trouvé dans les rapports de Schreber avec son Dieu"33 - qu'au diable étudié à propos de la névrose diabolique de Christoph Haitzmann34. Dans l'ambivalence à l'égard du Dieu-Père, c'est, lorsqu'il s'agit d'un Dieu-Dieu, l'amour du Dieu-Père qui domine dans la soumission, quand il s'agit d'un Dieu-Diable, la soumission haineuse à l'égard de ce père archaïque d'une méchanceté illimitée; que l'un soit Dieu et que l'autre soit Diable n'est pas sans intérêt pour l'usage freudien du terme "religieux" ; celui qui réagit contre le sentiment de l'impuissance humaine par le pacte avec la puissance que l'on hait et que l'on craint n'est pas plus religieux que celui qui "acquiesce humblement" au rôle minime de l'homme; seul est religieux celui qui réagit à ce sentiment du rôle minime de l'homme par le recours à un Dieu provident ; il reste que Freud préfère l'humble irréligion de l'athée35 tant à la religion qu'au pacte avec le diable; mais la religion fait éviter la névrose individuelle quand le pacte avec le diable ne guérit pas la névrose.

III Une troisième direction concerne le rôle organisateur d'une figure divine paternelle; c'est ce que Freud présente en Psychologie des masses et analyse du moi à propos du modèle qu'il bâtit de l'Eglise catholique: il y a illusion ou mirage selon lequel un chef suprême est là qui aime tous les individus de la masse d'un amour égal; le Christ est un subsistut paternel situé vis à vis de la masse des croyants dans la situation d'un frère aîné plein de bonté et c'est cette liaison d'amour avec le Christ et entre les frères qui empêche la dissociation. Sans doute, note Freud, une figure paternelle n'a pas besoin d'être divine pour être organisatrice par une liaison d'amour, ainsi le commandant en chef des forces armées;

mais la hiérarchie des figures paternelles, nécessaire dans l'armée, ne l'est pas dans l'Eglise où le chef suprême est divin et présent à tous dans sa sollicitude divinement presciente36.

IV Une dernière question est celle des limites du rôle que joue le sentiment de la paternité divine dans le sentiment religieux. Le problème ne se posera vraiment à Freud qu'avec la lettre de Romain Rolland qui lui signale le sentiment "océanique" de quelque chose d'illimité, d'infini; bien qu'il se déclare incapable de le découvrir en lui-même et se sente mal à

33 En tr. fr. en Cinq psychanalyses p. 299. - Plus généralement, et en dehors des hallucinations religieuses, nIa religion ... implique un système d'illusions / crées par le désir, avec négation de la réalité, système tel qu'on le retrouve, à l'état isolé, seulement dans la psychose hallucinatoire (N. de la Trad. : dans le texte allemand, suivant la nomenclature psychiatrique allemande: Amentia), qui est un état de confusion mentale bienheureux. Ce ne sont certes là que des comparaisons ... n (L'Avenir d'une illusion, p. 61-62).

34 nUne névrose diabolique au XVIIe s.n tr. fr. de B. Feron en S. Freud, L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 265-316, voir spécialement p. 287-289 (G.w. t. 13, p. 330-332).

35Voir L'Avenir d'une illusion p. 47, avec aussi l'étonnement marqué devant ce que nIes critiques persistent à appeler 'profondément religieux' n.

36G.W. t. 13, p. 102-103 ; traduction française en Oeuvres complètes, volume 16, Paris, PUF, 1991, p. 32-33.

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l'aise à discuter sur de tels impondérables, Freud est tout disposé à en admettre l'existence chez beaucoup; il tend alors à le rattacher à un stade archaïque de narcissisme illimité, à un moment de l'existence où le nourrisson ne différencie pas encore son moi d'un monde qui lui serait extérieur. Mais si Freud admet que la pensée de ne faire qu'un avec le grand Tout puisse être une première ébauche de solution religieuse, s'il admet que le retour d'un narcissisme archaïque dans ce sentiment de·

l'illimité puisse être secondairement mis en rapport avec la religion, il se refuse à parler de religion tant que n'intervient pas quelque figure qui soit celle de la protection par le père37. En somme il n'est point pour lui de religion sans Dieu ou de Dieu impersonnel - pas même d'une certaine façon dans le totémisme, où le totem n'est pas exactement un dieu impersonnel.

Ainsi peut-on voir la cohérence et la continuité de la théorie freudienne de la religion, fondée sur une notion de Dieu-Père que la découverte du schéma oedipien dans l'autoanalyse et dans l'analyse a permis d'approfondir.

III Loisy

Loisy: Alfred, Firmin Loisy, usuellement Alfred Loisy - parmi les noms de plume qu'il a un moment employés, l'un, Alfred Firmin, n'est autre que ses deux noms chrétiens. Né le 28 février 1857 à Ambrières en Champagne, département de la Marne, à la limite du Barrois et non loin du pays de Langres. Mort le 2 juin 1940, à quelques kilomètres de là, à Ceffonds, département de la Haute Marne38.

37Malaise dans la civilisation traduction française reproduite dans l'édition Paris, PUF, 1971, voir la première partie p. 5-16. - Sur Freud et Romain Rolland, voir Vermorel -la lettre de R.R. y figure p. 303-304.

38 Sur Loisy et autour de Loisy, voir essentiellement les publications et les travaux d'Emile Poulat, auxquels je renverrai par la suite avec le nom de Poulat et la date de publication, soit, Poulat (éd.) 1960 : E. Poulat (éd), Alfred Loisy. Sa vie, son oeuvre, par A. Houtin et F.

Sartiaux, Paris, CNRS, 1960 (Manuscrit de deux familiers de Loisy passés à l'hostilité ; première ébauche en 1907 par Houtin, mort en 1926 ; à la suite de la première partie, qui va jusqu'en 1919, Sartiaux a ajouté une seconde partie; préface générale par Sartiaux datée de 1935. Loisy ayant confié son journal à Houtin, celui-ci en donne des extraits parfois plus complets que dans les autobiographies publiées par Loisy lui-même. Outre l'édition critique de ce manuscrit Houtin-Sartiaux, Poulat fournit une bibliographie Loisy et, p. 325-409, de courtes notices bio-bibliographiques sur les personnages dont les noms sont prononcés·

dans l'ouvrage.) ; Poulat 1962 : E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962 (Lu dans la deuxième édition, 1979, peu remaniée pour conserver la pagination.) ; Poulat (éd.) 1972 : E. PouIat (éd.), Une oeuvre clandestine d'Henri Bremond: Sylvain Leblanc, Un clerc qui n'a pas trahi. Alfred Loisy d'après ses mémoires, 1931, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1972 (Edition critique avec une impor- tante introduction et l'identification de l'auteur - l'abbé Bremond - de l'ouvrage paru à Paris en 1931 chez Nourry sous le nom de Sylvain Leblanc) ; Poulat 1982 : E. Poulat, Modernistica.

Horizons, physionomies, débats, Paris, Nouvelles éditions latines, 1982 ("Points de départ"

signalés p. 308 dans des articles de Poulat datant de 1964 à 1980) ; PouIat 1984 : E. Poulat, Critique et mystique. Autour de Loisy ou la conscience catholique et l'esprit moderne,

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Famille de cultivateurs aisés ou de riches fermiers du côté de son père et de sa mère; peut-être la famille paternelle était-elle d'un statut social un peu moins élevé que la famille maternelle, mais Loisy note que l'achat, après la Révolution, par l'ancêtre paternel, de la maison familiale et natale - "la maison dite le Château de la Rochelle", comme la désigne un acte qui décrit ce fief du propriétaire précédent - n'est pas une affaire de biens nationaux. Des deux cotés Loisy se sait et se veut champenois.

Il est fils cadet, son frère aîné, qui héritera de la maison paternelle, étant son aîné de cinq ans; à l'âge de deux ans, il a affaire aux médecins et devient un enfant maladif; il sera d'ailleurs par la suite un de ces perpétuels malades qui meurent à un âge avancé; dès la naissance de sa soeur, de quatre ans plus jeune, il s'en constitue le gardien et laisse son frère aîné courir avec les gamins de son âge. Une grand'tante lui aurait dit un jour: "Mon papa n'aurait pas permis à un garçon de mener une vie de demoiselle"39. La mère est plus pieuse que le père et même "un peu superstitieuse"40 - question personnelle, peut-être, ou opposition des attitudes masculine et féminine à cette époque, mais aussi sans doute question de lignée: les Loisy, avant la Révolution, étaient "fermiers de moines", cependant que la mère d'Alfred Loisy confia un jour (avec horreur) à son fils le nom des habitants du village qui, pendant la Révolution, renversèrent les statues des saints, confidence faite sous promesse (pour l'honneur des familles) de taire ces noms (Loisy, rapportant le fait, souligne qu'il se souvient des noms, mais qu'il tient sa

Paris, Le Centurion, 1984 (Comprend, entre autres, - p. 14-43 -l'original français, d'après le manuscrit, d'une courte autobiographie de Loisy datant de 1936, "De la croyance à la foi", parue en 1937 dans Fern (ed.) Religion in Transition, dans la traduction anglaise de Miss Petre). - Bibliographie de Loisy en Poulat 1960, p. 303-324, complétée en Poulat 1984, p. 322- 327 (Ces bibliographies ne comprennent pas le détail des c.r. parus dans la Revue critique et la R.H.L.R.). Parmi les manuscrits consultables maintenant à la bibliothèque nationale à Paris, l'un des plus importants est celui d'un ouvrage dont la première version (Essais d'histoire et de critique religieuses, 8 juillet 1897 - 3 janvier 1898) est cotée n. a. fr. 15634 ; la deuxième version (Essais d'histoire et de philosophie religieuses, 30 juillet 1898 - 4 mai

1899) est cotée n. a. fr. 15635 ; on a aussi de cette seconde version un dactylogramme dans lequel sont insérées des ébauches de collations avec des oeuvres publiées tirées de cet ouvrage inédit, collations écrites de la main de Louis Canet sur des papiers superflus du Conseil d'Etat, ceci pour pour la préparation d'une édition critique qui semble avoir commencé en 1951 et n'était pas terminée à la mort de Canet en 1958 (n. a. fr. 15636 à15638) -

Pour la vie de Loisy, on dispose de trois autobiographies: Choses passées, Paris, Nourry,

1913 ; Mémoires pour servir à l'histoire religieuse de notre temps, Paris, Nourry, 3 vol.,

1930-1931 ; "De la croyance à la foi" (voir Poulat 1984). Elles sont à compléter par Houtin (voir Poulat 1960) et (pour la tradition familiale concernant les dernières semaines) par Edmond Lacoste, Les Dernières semaines d'Alfred Loisy, suivi de quelques Souvenirs, Lille, Giard, 1963. Pour la partie biographique de mon article, lorsque je ne donne pas de références, c'est lorsqu'il me semble qu'on peut se reporter commodément aux Mémoires (tables des matières détaillées : une douzaine de pages par volume; index alphabétique d'ensemble aux pages 563-594 du volume III) et que l'usage de cette seule référence ne me paraît pas présenter de dangers.

39 D'après les notes de Loisy de 1915 remises à Houtin et dont la copie constituait, selon Sartiaux, un cahier gris cartonné de 142 pages: Poulat 1960, p. 7-8.

40 Loisy, Choses passées, p. 4 ; l'expression est précédée d'un respectueux "peut-être" ; le trait est atténué en Mémoires, t. 1, p. 13.

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promesse). Sous la présidence de sa mère, Loisy assiste aux veillées des femmes41, cependant que le père, qui travaille dur, est allé se coucher tôt.

Les parents, puis le frère aîné mourront à Ambrières, le père en 1895 (à soixante neuf ans), la mère en 1901 (à soixante-treize ans), le frère en 1922; la soeur se mariera en 1886 à Montier-en-Der (qui touche Ceffonds où Loisy achètera une maison en 1907) et y mourra en 1932.

Alfred Firmin Loisy a des facilités pour l'étude (des études qui seront d'ailleurs souvent, dès l'enfance et par la suite, menées personnelle- ment) ; ces études se font avec l'instituteur ou le curé du village, puis au collège municipal de Vitry-le-François, et vite au collège ecclésiastique de Saint-Dizier. Quand, en 1873/74, il s'avise de sa vocation ecclésiastique, il en avise sa mère qui lui rapporte que son père est affligé d'un tel projet.

Elle consulte le supérieur du collège qui estime qu'Alfred Loisy devrait d'abord passer son baccalauréat. Mais Loisy refuse et son père, sans prononcer directement un mot d'objection, vient le conduire lui-même au séminaire de Châlons-sur-Marne.

Etudes au séminaire, puis, en même temps qu'à l'Ecole des Hautes Etudes (et au Collège de France42), à la Faculté de Théologie de l'Institut catholique de Paris nouvellement fondé43 , où il deviendra vite répétiteur, puis maître de conférences, puis, après son doctorat en théologie (thèse sur L'Histoire du Canon de l'Ancien Testament, soutenue le 7/3/1890), Professeur titulaire d'Hébreu et d'Ecriture sainte, ainsi que, pour quelques élèves, d'assyrien et d'éthiopien. C'est aussi pendant cette période de formation qu'il devient collaborateur de la Revue critique44 .

Entre temps, de janvier 1879 à avril 1881, il est revenu à Châlons où il a été ordonné prêtre et a été quelques mois curé de campagne. Ainsi, tant qu'il figurera sur un ordo diocésain, c'est-à-dire jusqu'à son excommuni- cation, il sera inscrit sur cette liste officielle du diocèse de Châlons ; pendant longtemps, un retour chaque année au pays natal, au moment du début des vacances universitaires, est à la fois pour lui une occasion de récollection45 et de reprise de l'exercice du ministère pastoral. On peut noter qu'il fut toujours prêtre séculier46.

41 Une belle page de Loisy décrivant ces veillées en Poulat 1960 p. 8-10.

42 C'est-à-dire au cours de Renan, où il fut envoyé parce qu'il constituait le meilleur cours d'hébreu de Paris. Mais ceci fut ensuite commenté.

43 Il y fut envoyé par l'évêque de Châlons-sur-Marne. Lorsque, épuisé et de retour au séminaire de Châlons, puis prêtre dans la pire cure du diocèse, il dut manoeuvrer pour retourner à Paris, il eut l'appui de Louis Duchesne - sur Duchesne, voir Brigitte Waché,·

Monseigneur Louis Duchesne (1843-1922), (Collection de l'Ecole Française de Rome -167), Ecole Française de Rome, 1992.

44 Loisy collaborera à cette revue de compte-rendus, paraissant tous les quinze jours, de 1889 à 1927. Dans sa lettre de démission du 10 mai 1927 (à cause d'un compte rendu refusé), il déclare que cette collaboration lui prend deux à trois mois par an: Mémoires, t. III, p. 540 45 Les notes de ses carnets, de son "journal", qui ont donné lieu à des interprétations diverses datent souvent de ces périodes de récollection.

46 Seulement tertiaire de saint François au séminaire (à défaut de saint Dominique, ce qui n'était pas possible à Châlons) ; quand il sera tenté par l'ordre de saint Dominique - démarche qui échouera - ce sera seulement par le tiers ordre enseignant. Bien qu'en rapport avec des sulpiciens (situation normale à l'Institut catholique de l'époque ; mais on

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