• Aucun résultat trouvé

Aux anciens détenus du camp de Schirmeck dont le patriotisme n'a jamais faibli sous la férule de Buck et sans qui ces pages n'auraient jamais valu la

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Aux anciens détenus du camp de Schirmeck dont le patriotisme n'a jamais faibli sous la férule de Buck et sans qui ces pages n'auraient jamais valu la"

Copied!
29
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

M M M

Aux anciens détenus du camp de Schirmeck dont le patriotisme n'a jamais faibli sous la férule de Buck et sans qui ces pages n'auraient jamais valu la peine d'être écrites

(3)
(4)

Sicherungslager Vorbruck b/Schirmeck i. Elsass

J a c q u e s G r a n i e r

Éditions des Dernières Nouvelles

(5)
(6)

PREFACE

Vingt-trois ans après la fin de la guerre, l'histoire du camp de Schirmeck-La Broque n'avait pas encore été écrite. C'est assez surprenant. Certes, le « Sicherungslager Vorbruck » n'a pas atteint en horreur certains camps d'extermination tels qu'Auschwitz, Ravensbruck, Bergen-Belsen, le Struthof et au- tres. Il n'a pas connu les chambres à gaz et les crématoires. Il n'en a été que l'antichambre.

Pourtant, créé spécialement à l'usage des Alsaciens, il a représenté un élément de choix dans le système de germani- sation éclair auquel le régime national-socialiste avait soumis notre province dès son occupation, très rapidement transfor- mée en annexion de fait.

Il sera sans doute opportun de résumer ici, en quelques

(7)

mots, le climat moral de l'Alsace à la veille de la guerre, puis au moment de la débâcle de juin 1940.

Il n'était pas bon.

La réadaptation à la vie française, après l'enthousiasme délirant de la Libération de novembre 1918, avait connu des hauts et des bas. Certains conflits d'idées ou d'intérêts, cer- tains froissements de sentiments s'étaient produits par la loi fatale des choses, d'autres auraient pu être évités. La conjonc- tion des mécontentements avait abouti à la crise autonomiste, qui progressivement s'était étendue à de vastes secteurs de la population alsacienne. Cette crise, vue à distance, on serait presque enclin à la considérer comme un réflexe de défense d'un organisme sain contre un Etat sclérosé et une adminis- tration tatillonne. Cela n'eût pas été très grave, si l'Alsace avait été une quelconque province, l'Auvergne ou le Périgord.

Mais l'Alsace avait des voisins, et des voisins qui redevenaient de plus en plus inquiétants.

Toute manifestation de mécontentement contre l'Adminis- tration française était immédiatement montée en épingle, le moindre incident grossi et interprété comme un signe de l'oppression infligée à une population d'origine germanique.

En d'autres termes, le mouvement autonomiste — dont quel- ques chefs acceptaient d'un cœur léger et provoquaient même les graves répercussions internationales — servait de prétexte à la campagne revancharde du nationalisme allemand.

Après l'avènement de Hitler, la menace passa du plan idéo- logique sur le plan militaire.

Peu à peu l'Alsace devenait un glacis, avec toutes les conséquences politiques, économiques, morales que cela com- portait. Impuissante, elle devait constater que les éphémères et faibles gouvernements français, tout en l'abreuvant de pro- messes sonores (« Nous ne négocierons pas tant que Stras- bourg sera sous le feu des canons allemands » ), n'entrepre- naient rien d'efficace pour éviter la catastrophe menaçante.

Avec consternation, elle voyait derrière le fallacieux abri de la Ligne Maginot, la Troisième République s'abandonner plus

(8)

que jamais à ses querelles intestines, alors que, à quelques kilomètres de chez nous, le Reich nazi s'armait à outrance et portait au paroxysme son fanatisme guerrier.

Puis, ç'avait été l'évacuation en 48 heures de plus de 200 000 habitants de Strasbourg et des villages situés sur le Rhin et leur transfert vers le Sud-Ouest de la France, dans des conditions d'impréparation lamentable ; ç'avait été le veule laisser-aller de la « drôle de guerre » ; les chicanes sans nom- bre, la méfiance portée à cette population menacée et dislo- quée ; coups d'épingles qui, répétés, étaient plus durement ressentis que de nécessaires mesures draconiennes.

Enfin ce fut l'effondrement de juin 1940.

Faut-il s'étonner que les dirigeants du Troisième Reich, qui connaissaient cette situation, aient pu nourrir l'illusion qu'ils seraient accueillis en libérateurs, par une partie du moins des Alsaciens ?

Ils durent rapidement déchanter. Dès les premiers combats sur le sol alsacien, le patriotisme foncier de la province, sur lequel son esprit frondeur avait parfois pu donner le change à nous-mêmes, s'était réveillé, violent. La défaite lui donna l'occasion de se manifester ouvertement, face aux vainqueurs.

Il est entendu — on nous l'a assez souvent reproché — que l'Alsacien n'est guère fait pour les effusions et les gestes spectaculaires. Il n'y eut pas, lors de l'entrée des troupes allemandes, de manifestations mélodramatiques. Mais l'accueil qui leur fut fait a été glacial, partout. Parallèlement, un immense élan de sympathie alla aux soldats français pri- sonniers, qu'on s'ingénia, malgré les interdictions et les me- naces, à approvisionner et à réconforter moralement.

Les vainqueurs ont accusé le coup. Bien que leurs journaux eussent reçu la consigne de conquérir les « frères alsaciens » par une attitude bienveillante, ils ne purent s'empêcher de laisser paraître leur amère déception. Comme, en Alsace, le réalisme ne perd jamais ses droits, c'est dans le domaine du ravitaillement que se manifesta en premier lieu le refus. Les vainqueurs, chez qui les canons avaient remplacé le beurre,

(9)

étaient friands de nourritures terrestres. Or, devant eux, s'évaporaient vivres et marchandises, qui réapparaissaient, comme par enchantement, au passage des prisonniers fran- çais...

Voilà pour les premiers jours.

De cette époque, il me souvient d'un entretien suggestif.

Mon administration s'étant repliée pendant la guerre au Sana- torium de Saales, au fond de la vallée de la Bruche, je dus prendre des contacts d'affaires avec le commandement mili- taire compétent pour le secteur. Le commandant de la place, vieil Autrichien à monocle, appartenant aux troupes alpines, fut fort courtois :

— Alors, que dites-vous de la situation ? L'attitude de la Wehrmacht n'a-t-elle pas été correcte ?

— Dans l'ensemble, certainement.

— Comme chez nous, en Autriche, lors de l'Anschluss.

Mais après les militaires apparaîtront le Parti et la Gestapo — et alors vous en verrez de toutes les couleurs !

J'ai souvent pensé à ce brave homme. Car, après le passage rapide des troupes, s'installaient à Strasbourg le Gauleiter Wagner et le pouvoir politique, qui avaient pour mission non seulement de nous gouverner, mais encore de faire de nous des Nazis exemplaires.

Il se peut que, à l'origine, certains de ces dirigeants se soient sincèrement bercés de l'illusion que, après les expul- sions massives opérées jusqu'en décembre 1940, les promesses assorties de menaces suffiraient pour réduire les « quelques Alsaciens » encore réfractaires à l'intégration dans le Reich millénaire. Après tout, ces frères reconquis n'étaient-ils pas des « Volksdeutsche », des Allemands de race, passagèrement égarés ? Ce fut donc d'abord une campagne de séduction, de promesses mirobolantes, de propagande massive, qui trou- vèrent la collaboration d'une poignée d'Alsaciens et en parti- culier choisis parmi ceux qu'on appelait « die Nanziger »

que, à tort ou à raison, les autorités françaises avaient incar- cérés à Nancy pendant la drôle de guerre.

(10)

Mais ce qui donne à réfléchir sur les bonnes intentions affichées par les autorités nazies et sur leurs illusions à notre égard, c'est le fait que, dès le 17 juillet 1940, le fameux Buck

— dont il sera beaucoup question dans ce livre — recevait l'ordre de créer, dans un site charmant de la vallée de la Bruche, le « Sicherungslager Vorbruck ».

Le fait est que les illusions, si illusions il y eut, durent bientôt s'évanouir.

Il apparut assez vite que, en Alsace, l'hébétude due au brutal effondrement de l'armée française n'avait pas duré longtemps. Même ceux des Alsaciens qui, sous le coup du désastre, avaient eu tendance sinon à se rallier, mais du moins à pratiquer un prudent attentisme, commençaient à regimber contre l'abject système de contrainte, de mouchardage, de délation organisée, de menaces tant collectives qu'indivi- duelles qui formaient la base même du régime national- socialiste, contre la tentative aussi grotesque qu'odieuse de faire disparaître toute trace et jusqu'au souvenir de trois siècles d'Alsace française.

Mais, livrés à nous-mêmes, séparés du reste de la France par la frontière des Vosges sévèrement gardée, sans espoir raisonnable de voir la fin de nos épreuves, que pouvions-nous opposer à la formidable organisation qui nous serrait dans son étau ?

Certes, dès les premières semaines, s'étaient improvisées des filières par où passaient prisonniers français évadés et Alsaciens désirant quitter leur pays asservi. Peu à peu ces organisations prirent de l'ampleur et se vouèrent à d'autres besognes. C'était là le noyau de la future résistance alsa- cienne, dont ceux qui purent échapper à la déportation et à la mort eurent la satisfaction, après la lutte clandestine, de participer aux combats de la Libération.

La grande masse, elle, retrouva d'instinct l'arme tradition- nelle de l'Alsace contre ses occupants. Aux grandiloquentes tirades de la propagande nazie, aux invocations pathétiques de la communauté de la race et du sang elle opposa ... l'ironie.

(11)

C'était toucher le talon d'Achille de ces pédants qui, exaspérés, commencèrent à sévir.

S'étant rendu compte que ce qu'ils croyaient être « quel- ques égarés » constituait en réalité la quasi-totalité de la popu- lation, et que, plus que jamais peut-être, les Alsaciens consi- déraient la France, abattue et réduite à l'impuissance, comme leur patrie, ils jouèrent la carte de la répression brutale, de la terreur toute nue.

Désormais nous apprîmes à connaître dans toute son hor- reur la machine à broyer la personne humaine, à la trans- former en bête humiliée, affamée, traquée.

Le camp de « rééducation » de Schirmeck était devenu camp de concentration.

Puis, à partir de 1942, eurent lieu les premières exécutions...

... J'entends l'objection : A quoi bon rappeler tout cela ? Un quart de siècle a passé. Pourquoi rouvrir les plaies anciennes, alors que la France est réconciliée avec l'Allemagne ?

D'accord. D'accord.

Nous aussi, qui avons passé des années dans les prisons et les camps nazis, voulons que désormais les deux grands peuples français et allemand vivent en état de bon voisinage.

Nous voulons bien tourner la page. Mais nous n'avons pas le droit d'oublier. Si nous voulons construire, ensemble, un avenir meilleur, la seule fondation valable de l'édifice est la connaissance des accidents de terrain. Il est bon, il est néces- saire que la jeune génération, en France comme en Allemagne,

connaisse la triste réalité d'hier.

Au mois de septembre 1967 un sondage d'opinion effectué parmi les jeunes Allemands âgés de 18 à 30 ans, donc ceux qui n'avaient pratiquement pas vécu l'ère hitlérienne, a révélé que, en majeure partie, ils contestaient l'existence des camps d'extermination, qui, selon eux, étaient une invention de la propagande américaine et juive...

On raconte que Goya, esquissant d'après nature les corps suppliciés de victimes de la guerre d'Espagne, s'entendait de-

(12)

mander par son serviteur, qui éclairait à la torche la vision d'nOrrCMr :

— Maître, pourquoi dessinez-vous cela ? et qu'il répondit :

— Pour que les hommes voient de quoi ils sont capables et, s'ils l'ont vu, ne recommencent jamais.

C'est dans cet esprit qu'a été écrit ce livre.

La haine, non. La connaissance, oui.

L'auteur, Jacques Granier, n'a pas vécu la sinistre aventure de l'Alsace sous la botte nazie. C'est un jeune Méridional, ayant appris à connaître et à aimer l'Alsace, qui chargé d'une enquête par les « Dernières Nouvelles du Lundi », s'est attelé avec courage et ténacité à faire revivre pour les lecteurs ce qu'a pu être la vie de ce camp dont il ne reste rien : « Pas une baraque, pas une clôture de barbelés, pas un mirador, pas même les cellules du bunker où tant d'Alsaciens ont souffert ».

Rien sauf, enfoui jusqu'à présent au fond des mémoires, le souvenir de la souffrance, du courage ,et de la mort...

Ces souvenirs cruels, il a su les réveiller, les rassembler, parfois presque contre le gré des survivants qui, par une sorte de pudeur, hésitaient à les évoquer devant un tiers. Pour les rédiger, il n'a pas employé un style pathétique, que son sujet aurait pu justifier. Il rapporte des faits précis, il pose l'un à côté de l'autre de petits détails pris sur le vif, cédant large- ment la parole à ses interlocuteurs eux-mêmes. Or, il n'y a pas d'observateur plus aigu qu'un détenu séparé du monde des vivants et qui végète dans l'abominable solitude morale de l'univers concentrationnaire. C'est ainsi, en rassemblant ces observations à la manière d'une mosaïque composée d'innom- brables petites pierres, que finalement il a établi une grande composition épique.

Le fait que l'auteur ne soit pas un Alsacien tout en étant un homme de la génération qui a vécu la Guerre et la Résistance, fait de lui en quelque sorte un témoin. Observateur impartial et loyal, il a su voir avec des yeux neufs ce qui, chez nous, provoque nécessairement des réactions passionnelles. Son témoignage nous est précieux : à plusieurs reprises, lors de

(13)

nos entretiens, il m'a dit son étonnement et son admiration devant la ténacité de ces hommes qui, alors que tout devait les inciter à la résignation, ont affronté la souffrance et la mort pour ne pas abandonner l'espérance. Et n'a pas hésité à se demander si, placées dans les mêmes conditions, beau- coup de provinces françaises auraient « tenu » aussi bien que l'Alsace.

Faut-il le dire P Eh bien oui. Un jour, quand je lui deman- dais si son travail ne paraîtrait pas en volume, comme on en avait exprimé le désir de toutes parts, il me fit part de ses scrupules. Cette enquête, qui a paru en 25 numéros de journal, lui paraissait incomplète, ayant été menée peu à peu, au fur et à mesure des contacts. Il croyait que, pour être publié comme livre, il faudrait tout reprendre.

Très franchement, je ne pense pas que ce scrupule soit justifié. Ce qui a rendu le récit si direct et si vivant, c'est précisément son caractère d'enquête, de reportage, où percent les souvenirs encore cuisants du « matériel humain » livré au sadique pédantisme de Buck et de sa bande. Une refonte méthodique risquait d'affaiblir cette impression directe de chose vécue pour devenir de la littérature.

Néanmoins je me fais volontiers l'interprète de l'auteur, qui aimerait que les anciens du camp n'hésitent pas à lui signaler les inexactitudes qu'ils pourraient relever dans son livre.

Jacques Granier aurait également désiré ajouter à son texte des chapitres consacrés spécialement au camp des femmes, aux commandos, aux évasions, aux prêtres, aux communistes détenus, et surtout à l'histoire du repli du camp en Alle- magne — à Weltzheim, à Gaggenau-Rotenfels, à Haslach (tunnel) etc. — à partir du 23 novembre 1944 et jusqu'au mois de mai 1945. Il remercie d'avance les lecteurs qui voudront bien lui adresser des renseignements à ce sujet. Ces nouveaux chapitres pourraient trouver leur place dans une deuxième édi- tion de ce livre.

Car, je n'en doute pas, il y en aura une autre.

Robert HEITZ

(14)

1

Schirmeck, camp méconnu du régime nazi

Des centaines et des centaines d'ouvrages ont été publiés sur les camps de concentration. Des chercheurs, des archi- vistes, des historiens se sont attelés par milliers à la tâche. Ils ont exhumé, inventorié, classé, dépouillé, commenté des mon- tagnes de documents. Dachau, Buchenwald, Dora, Ravens- brück, le Struthof, Auschwitz, Mauthausen, Oranienburg- Sachsenhausen, Treblinka, Neuengamme et tant d'autres noms tristement célèbres sont devenus autant de synonymes du génocide nazi.

A côté de ces enfers, dans lesquels des millions d'hommes et de femmes ont été broyés par la monstrueuse machine du national-socialisme, le IIIe Reich avait construit, érigé, organisé des centaines d'autres camps. Ceux-là, pour n'être que les anti-

(15)

chambres des camps de la mort, n'en étaient pas moins sinistres. Tous ont été répertoriés et l'histoire de chacun d'eux en a été écrite. Tous, sauf celui de Schirmeck.

Des vestiges ont été conservés sur l'emplacement de chacun de ces camps et des baraques soigneusement entretenues. Les chambres à gaz, les fours crématoires ont été maintenus tels qu'ils avaient été abandonnés par les nazis quand tout enfin s'écroula autour d'un régime démentiel. Ces camps ont tous maintenant leur mémorial, leur stèle ou leur monument. Ils rappellent au monde l'effroyable crime envers l'humanité d'un fou qui avait réussi non seulement à galvaniser tout un peuple, mais encore à mettre l'univers à feu et à sang.

Ces monuments ne sont pas là pour crier vengeance. Ils ne sont pas là non plus pour attiser la haine, mais pour rappeler les souffrances de toute une génération. Ils sont, avec leurs squelettes foudroyés et leurs cadavres figés dans la douleur, comme la sauvegarde de la liberté et de l'humanité.

Il ne reste

presque plus rien

Un seul camp ne dispose pas du moindre vestige, celui de Schirmeck. Seul son nom reste inscrit sur les cartes d'ouvrages historiques. Encore portent-elles parfois celui de Vorbruck qui ne signifie plus grand-chose pour la génération de l'après- guerre. Du camp, le seul avec celui du Struthof qui ait été construit en terre française, il ne reste presque plus rien. Pas une baraque, pas une clôture de barbelés, pas un mirador, pas même les cellules du bunker où tant d'Alsaciens ont souffert.

Rien, il ne reste plus rien, si ce n'est deux ou trois bâtiments transformés en garages ou en logements. Tout le reste a été démoli, rasé, tout est tombé en ruines, tout a disparu. Les anciens du camp, dans leur désir bien compréhensible d'oublier les souffrances qu'ils ont subies sous la férule de Karl Buck, ne sont pas davantage parvenus à ériger, sur les lieux

(16)

mêmes du camp, le moindre monument pour en attester la présence. Pas de musée non plus dans lequel les anciens internés auraient rassemblé de misérables mais précieux sou- venirs et apporté leur contribution à l'histoire — mal connue hors des rives du Rhin — de ces sinistres années vécues par l'Alsace.

A la place du camp des immeubles, des villas, des pavillons ont été construits. Des familles y vivent, des gosses jouent dans les allées où, il y a 25 ans, des internés ne connaissaient que ventre creux, poux, sévices et pas gymnastique. Sur ces mêmes allées les détenus devaient se rouler en hiver pour tasser la neige de leur corps, avancer à croupetons pendant des heures jusqu'à l'épuisement de leurs forces ou tirer un cylindre comme des bêtes de somme qu'ils étaient devenus, tandis que les Weber, Wunsch ou autres Nussberger les bourraient de coups de poing et leur bottaient les fesses à coups de pied.

VORBRUCK ? Qu'est-ce que c'est ?

Un ancien interné — il a passé deux ans de sa vie sous les griffes de Buck — a voulu tout récemment visiter les lieux de sa détention. Il n'a plus rien reconnu, sinon les débris de cette salle des fêtes qui était la fierté de « l'homme à la jambe de bois » et qui tombe en ruines, parce que le camp faisait partie du territoire de La Broque et que la commune, malgré de nombreuses délibérations, n'a jamais voulu ou n'a jamais pu l'entretenir.

Et notre ancien d'interroger un groupe de gosses qui jouaient dangereusement parmi les décombres des cellules du bunker.

— Savez-vous au moins où vous êtes, les enfants ?

— Oui, Monsieur. Chez nous, à La Broque.

— Vous habitez dans le camp ?

— Quel camp ?

(17)

— Le camp de Schirmeck. Vous n'en avez pas entendu parler ?

— Non 1

— Le camp de Vorbruck, alors ?

— Vorbruck ? Qu'est-ce que c'est ?

— Où est votre maison ?

Et de désigner une coquette villa qui ne doit pas avoir plus de dix ans d'âge.

— Eh bien, c'était là l'emplacement de la baraque 10. Celle du réseau Alliance.

?

— Oui. 90 hommes d'une organisation de Résistance. Les Allemands les avaient entassés dans la baraque pendant des semaines ou des mois. Ils en ont bavé, ceux-là ! Ils en ont reçu des coups de trique dans les cellules du bunker 1 Ici même où nous sommes en ce moment.

?

— Dans cette baraque 10 ils ont vécu leurs dernières heures avant d'être embarqués sur des camions, une nuit de septembre 1944, et de finir en fumée, là-haut, dans le four crématoire du Struthof. Un seul survivant sur les 90 hommes. Les 15 femmes du réseau ont été enfermées ici, à droite...

A droite, c'est un tas de broussailles, de buissons et d'arbustes, au travers desquels dépassent, ici ou là, les sou- bassements d'une dalle de ciment.

— Elles ont été assassinées au Struthof au cours de la même nuit. Continuez à jouer, les enfants. Tout ça, ce n'est pas une histoire bien amusante. Peut-être vaut-il mieux que vous n'en connaissiez pas toutes les horreurs.

— Mais, qui êtes-vous, Monsieur ?

— Un Alsacien, comme vous. Je suis né tout près d'ici, dans la vallée de la Bruche. Pendant la guerre j'avais hébergé des prisonniers évadés. Etait-ce un crime ? J'ai été pris, arrêté, déporté au camp de Schirmeck. J'y suis resté deux ans. Je pesais 85 kg le jour de mon arrivée et 43 tout juste en novembre

(18)

1944. Mais je vous importune. Au revoir, les enfants. Amusez- vous bien, c'est de votre âge.

« Nous voulions en faire

un musée »

Un autre ancien est allé, avec des amis, revoir la salle des fêtes. Il avait travaillé à la construire. Il fut un des premiers à occuper une cellule de son « bunker ». Il n'avait eu aucun mal à rentrer dans la salle (1). Les portes n'existent plus. Le plancher pas davantage. Et notre ancien regardait, rêveur, les peintures exécutées par les détenus sur l'une des façades. Elles achèvent de disparaître, délavées par l'eau qui ruisselle de la toiture pourrie.

— Dommage, leur dit-il. Les vivants n'ont aucun respect pour les morts. Cette salle, nous l'avions construite solide et nous disions entre nous, pour nous donner du courage : « Après la guerre nous y aménagerons un musée. Ainsi personne n'ou- bliera l'existence du camp. » Voyez ce qu'il en reste 1 C'est une honte !

Les anciens de Schirmeck que nous avons interrogés sont unanimes. Ils regrettent que personne ne se soit jamais penché sur l'histoire de leur camp.

— Maintenant, conviennent-ils, c'est très difficile. C'est bien loin tout cela !

C'est vrai. Peu d'archives, peu de documents, de très rares photos d'époque : Il est malaisé d'écrire l'histoire d'un camp dont il ne reste plus grand chose. C'est précisément pourquoi nous nous sommes attelés à la tâche sans plus tarder. Les survivants sont encore nombreux et ce sont leurs témoignages vécus qui nous ont permis de reconstituer aussi fidèlement que

(1) La salle du camp était dans un état déplorable et menaçait ruine lorsque ces lignes ont été écrites. Elle a été finalement livrée aux bulldozers en janvier 1968.

(19)

possible l'histoire du camp de Schirmeck. A notre connaissance elle n'avait jamais été écrite.

En abordant ce travail nous nous demandions d'ailleurs si nous serions à même de le mener à bonne fin. Jour après jour les anciens de Schirmeck nous ont enlevé toutes nos inquié- tudes. Ils ont eu à cœur de collaborer à cette étude en nous racontant leurs souvenirs personnels, en nous communiquant les documents photographiques ou les récits fragmentaires qui étaient en leur possession, mais aussi en nous signalant les lacunes ou les inexactitudes de notre travail. Nous exprimons notre gratitude à tous ceux — et ils sont nombreux — qui nous ont écrit, pour nous encourager, nous féliciter, nous critiquer quelquefois, mais toujours pour nous apporter des renseigne- ments précis ou des détails supplémentaires dont nous leur sommes reconnaissants.

Car, s'il est nécessaire de pardonner, il est bon aussi que les jeunes d'aujourd'hui et ceux de demain sachent ce que leurs parents ont souffert, entre 1940 et 1945, pour avoir voulu, contre vents et marées, maintenir la France en Alsace.

Il est déjà regrettable que les siècles ne permettent plus de déterminer avec exactitude à quel endroit les légions romaines mirent en déroute les troupes d'Arioviste, mais il serait impen- sable qu'après 23 ans à peine nul ne sache plus les démoniaques moyens de « rééducation » que le régime national-socialiste utilisait à Schirmeck.

Nous espérons, en les faisant revivre, apporter notre contri- bution à l'histoire de ces années malheureuses pour l'Alsace, dont trop peu de gens, hors de cette province, connaissent les effroyables drames et le pennanent martyre.

(20)

2

Karl BUCK,

«l'homme à la jambe de bois»

Le camp de Schirmeck, appelé « Sicherungslager » (camp de sécurité) ou encore « Erziehungslager » (Camp de réédu- cation) a été créé par le Gauleiter Robert Wagner et par son état-major, dont le B.D.S. Scheel, chef des polices d'Alsace, de Bade et du Wurtemberg (Befehlshaber der Sicherheitspolizei).

Il était destiné à recevoir, par voie d'internement administra- tif, les Alsaciens et aussi les Lorrains récalcitrants au national- socialisme pour les convertir au nouveau régime.

Karl Buck en a assumé le commandement depuis sa créa- tion, en juillet 1940, jusqu'à son évacuation, en novembre 1944.

Buck, « l'homme à la jambe de bois », s'est tellement identifié à son histoire, il l'a tellement modelée à son empreinte, qu'il est indispensable de présenter tout d'abord l'histoire du per-

(21)

sonnage. Ce sera l'occasion de faire toucher au lecteur l'évo- lution du nazisme, dont Buck a fait partie dès le début, ou presque, et aussi de mettre fin à certaines légendes que l'homme se complaisait à entretenir. Il en est ainsi de sa bles- sure soi-disant contractée pendant la guerre d'Espagne où il aurait subi l'amputation d'une jambe. Buck n'a pas participé à la guerre d'Espagne et n'a pas davantage appartenu, comme il s'en vantait, à la légion Condor.

Les dépositions qu'il a faites lui-même après son arrestation, en 1945, et celles qu'il a renouvelées, en 1953, devant le tri- bunal militaire de Metz où il a été condamné à mort, ne lais- sent aucun doute à ce sujet et nous permettent de rétablir la vérité.

Au fait, pourquoi ne pas laisser la parole à l'accusé comme il est de règle dans toute instruction de procès ?

« Je suis né à Stuttgart le 17 novembre 1893, fils de l'em- ployé Gustave Buck et de sa femme, née Lilienfein. J'ai pour- suivi mes études au lycée de Stuttgart, jusqu'à l'âge de 18 ans, c'est-à-dire jusqu'à la guerre de 14-18 au cours de laquelle j'ai été blessé et que j'ai terminée avec le grade de lieutenant.

Le 1er septembre 1920, je suis entré, en qualité d'ingénieur, dans une usine de ciment, la Gesellschaft Polysius Dessan. Je me suis marié en 1920. De cette union est née une fille, qui est âgée maintenant de 22 ans. Ma famille habite Stuttgart, 3, Sonnenbergstrasse, mais j'en suis sans nouvelles depuis 1945 (l).

Au cours de l'été 1921 j'ai été nommé ingénieur-directeur de la Société Ciment-Portland à Leisia, au Portugal. Au prin- temps 1924, j'ai posé ma candidature d'ingénieur à la société Gildemeister & C° de Brême, pour Iquique, au nord du Chili,

0) Cette déposition date de 1946. Il semble bien d'ailleurs que son épouse et sa fille, après lui avoir rendu visite une fois ou deux à Schirmeck, ne lui aient jamais pardonné de diriger un camp nazi. En fait, Karl Buck s'est remarié. Il coule actuellement une paisible vieillesse quelque part en Allemagne où nous l'avons rencontré dans sa somptueuse villa. Le lecteur trouvera la relation de cet entretien dans le dernier chapitre de l'ouvrage.

(22)

c a r je t e n a i s à p a r t i r à l ' é t r a n g e r . J ' a i é t é choisi p a r m i les 1 2 0 c a n d i d a t s q u i b r i g u a i e n t ce p o s t e .

J ' a i d o n c e n t r e p r i s le v o y a g e , e n avril 1924, m u n i d ' u n con- t r a t d e c i n q ans. L a s o c i é t é é t a i t p r o p r i é t a i r e a u x e n v i r o n s d e I q u i q u e (39 0 0 0 h a b i t a n t s ) d e trois e n t r e p r i s e s d e t r a i t e m e n t d e s a l p ê t r e . J e les ai m o d e r n i s é e s p e n d a n t la d u r é e d e m o n s é j o u r e t j'ai a c h e v é , a u c o u r s d e l ' a u t o m n e 1929, la c o n s t r u c - t i o n d ' u n g r a n d l a b o r a t o i r e d ' e x p é r i e n c e s .

E n r é c o m p e n s e d e s services r e n d u s j ' o b t i n s a u c o u r s d e l ' a u - t o m n e 1929, six m o i s d e c o n g é , le m a i n t i e n d e m o n t r a i t e m e n t ( 1 0 0 livres s t e r l i n g p a r mois) e t 1 0 0 0 livres s t e r l i n g d e g r a - tification. J ' o b t i n s , d ' a u t r e p a r t , a v a n t la fin d e m o n c o n t r a t , u n n o u v e l e n g a g e m e n t , a u Brésil c e t t e fois, p o u r la m i s e e n r o u t e d ' u n e e n t r e p r i s e d e c i m e n t P o r t l a n d , ainsi q u e le p o s t e d e d i r e c t e u r d a n s c e t t e e n t r e p r i s e .

J e n e p u s y d o n n e r suite, c a r a u m o i s d ' a o û t 1930, a v a n t l ' e x p i r a t i o n d e m o n c o n t r a t à la s o c i é t é G i l d e m e i s t e r , la b l e s - s u r e d e g u e r r e d o n t je souffrais n é c e s s i t a l ' a m p u t a t i o n d e m a j a m b e g a u c h e et je d u s r e n o n c e r à m o n p o s t e . Je fus o p é r é a u C h i l i e t r e n t r a i s le m ê m e m o i s à S t u t t g a r t . D è s m o n a r r i v é e , je subis u n e d e u x i è m e a m p u t a t i o n , t r è s u r g e n t e , q u i c e t t e fois a t t e i g n a i t la cuisse. E n m a i 1 9 3 1 , je q u i t t a i s l ' h ô p i t a l a v e c m a p r e m i è r e p r o t h è s e .

Directeur du camp d'Ulm en . . . 1933

Je me trouvais de ce fait diminué et sans emploi. Je me suis donc fait inscrire au Parti National Socialiste le 1er décembre 1931 pour obtenir du travail. J'ai demandé à rentrer dans la Gestapo le 1er mars 1933 alors que je me trouvais toujours sans travail à Stuttgart. J'ai été incité en outre à faire partie de cette organisation parce que mon frère Albert appartenait déjà à la Schutzpolizei (police ordinaire). Je fus employé tout d'abord en qualité de fonctionnaire non rétribué à des beso- gnes administratives auprès de la Gauleitung (administration

(23)

de la Province) du Wurtemberg et devins ensuite, du 15 mars 1933 au mois de juin 1935, chef de camp de rassemblement des internés politiques du Wurtemberg. Le camp était établi à Ulm.

C'était un camp de triage où étaient amenés les adversaires du régime : communistes, socialistes ou membres du centre ca- tholique. Les uns étaient ensuite relâchés ; les autres dirigés vers des camps de concentration.

J'étais sous les ordres du président Matheis, chef de la Ges- tapo du Wurtemberg. J'étais moi-même civil, mais j'avais la faculté de revêtir l'uniforme de capitaine de SS. Mes appoin- tements mensuels atteignaient 450 marks.

De juin 1935 à juillet 1940 je fus employé à Stuttgart en qualité de chef de bureau de l'« Abteilung Schutzhaft » (Bu- reau d'internement préventif) à la direction de la police d'Etat de Stuttgart. Je n'y avais aucun pouvoir de décision. Je rece- vais des listes envoyées par le chef de la Gestapo de Stuttgart et les transmettais à Berlin où la décision d'internement était prise quand elle devait dépasser 14 jours. Mes appointements mensuels de 450 marks au début furent portés plus tard à 600 marks.

Le 17 juillet 1940 je reçus l'ordre de me rendre à Strasbourg et de me présenter au directeur de la police de sécurité. Je devais me mettre à sa disposition et créer le camp de sécurité de Vorbruck (Sicherungslager Vorbruck) dont je devais assu- mer le commandement (1).

(') Que les anciens du camp de Schirmeck soient sans inquiétude 1 Nous ouvrons notre récit, en laissant la parole à Karl Buck. C'est assurément beau- coup d'honneur et tous, à n'en pas douter, s'insurgeront devant le cynisme et le sadisme d'un tel personnage. Mais précisément, ces déclarations que

« l'homme à la jambe de bois » a multipliées dès la fin de la guerre, pendant l'instruction de son procès, et qu'il a renouvelées en 1953, devant ses juges, même si elles nous paraissent d'une horrible inconscience, n'en constituent pas moins un important document historique. Elles projettent, en outre, sur les intentions et les méthodes nazies en Alsace, une lumière, dont il est indispen- sable de rappeler les données essentielles. Car il est impossible de disjoindre l'histoire du camp de Schirmeck de celle, dramatique, de l'Alsace tout entière.

Et comme Buck, malgré l'impudence éhontée de ses propos, reste encore et de très loin au-dessous de la vérité, nul ne pourra douter de la véracité des faits lorsque les internés eux-mêmes les rapporteront plus loin. Car c'est à eux

(24)

En Alsace, la police était toute puissante

« En temps de paix, poursuit Buck, la Gestapo, c'est-à-dire la section IV, pouvait interner des individus pour les besoins de l'enquête, pendant une durée qui ne devait pas dépasser sept jours. En 1939, cependant, en raison du nombre de cas à juger, cette durée fut portée à 14 jours et par la suite elle atteignit même 21 jours. Tous les internements supérieurs à cette durée devaient être prescrits par Berlin.

D'autre part, les lieux d'internement étaient bien définis.

En principe la Gestapo ne pouvait pas interner des individus dans des prisons relevant de la police criminelle et de l'au- torité judiciaire. Elle disposait de lieux d'internement spé- ciaux.

En ce qui concerne l'Alsace, des dispositions spéciales étaient en vigueur et il en était, me semble-t-il, de même en Lorraine. Tandis qu'en Allemagne le B.D.S. (1) n'avait aucune autorité sur les internements dépassant la durée de l'enquête, le B.D.S d'Alsace avait des pouvoirs plus étendus.

Pour les cas de moindre importance il pouvait décider lui- même de l'internement pour une période atteignant 3 mois au début et 6 mois ensuite et cela sans en référer à Berlin. C'est lui, bien entendu, qui signait l'ordre d'internement.

A l'issue de la période d'internement un certificat était éta- bli sur le comportement de l'interné. Ce certificat était signé par moi. A Schirmeck, nous ne disposions que du dossier som- maire de l'interné. Le certificat de conduite que j'établissais était envoyé au chef de la Gestapo de Strasbourg qui, lui, possédait le dossier complet de chaque interné. Il prenait con- naissance du certificat et le transmettait au B.D.S. qui pouvait

que nous avons fait tout naturellement appel pour analyser, dans sa pénible réalité, la vie quotidienne du camp et pour en faire revivre les aspects les plus caractéristiques en même temps q u e les plus inhumains.

(') Befehlshaber der Sicherheitspolizei, c'est-à-dire le chef d e la police de sécurité.

(25)

renouveler l'internement pour une période de 3 mois ou de 6 mois et ceci autant de fois qu'il le jugeait nécessaire.

Il existait néanmoins des cas plus graves, notamment celui des cellules communistes, pour lesquels le B.D.S. n'était pas compétent. Il devait obligatoirement en référer à Berlin, à la section IV de la Gestapo, aux ordres de Kaltenbrunner, qui avait succédé à Heydrich. Dans de tels cas, c'est Berlin qui décidait de l'internement et les fiches n'étaient pas alors éta- blies sur papier blanc, mais sur papier rouge.

Berlin décidait en outre si l'interné ferait ou non l'objet de poursuites pénales. Dans le premier cas, le détenu restait à Schirmeck jusqu'à sa comparution devant le tribunal, sinon le R.S.H.A. (1), en même temps qu'il nous envoyait le Schutzhaft- befehl (2) sur papier rouge, nous remettait également l'ordre d'internement dans un camp de concentration. De même le B.D.S. était tenu d'en référer à Berlin chaque fois qu'il vou- lait faire poursuivre pénalement un interné.

Trois catégories de détenus

Il résulte de ces dispositions qu'il y avait au camp de Schir- meck trois catégories d'internés :

1° Ceux qui étaient internés provisoirement par le chef de la Gestapo de Strasbourg pour la durée de l'enquête (soit 7, 14 ou 21 jours) ;

2° Ceux qui étaient internés en vertu d'un Schutzhaftbefehl, sur papier rouge par ordre du R.S.H.A. Ces internés devaient passer devant un tribunal. Ils étaient emprisonnés, après juge- ment, dans des établissements relevant de l'administration péni- tentiaire.

3° Ceux qui étaient internés pour 3 ou 6 mois, ces durées

(') Abréviation de Reichssicherheitsdienst Hâftlings-Abteilung (Service de sé- curité du Reich, section des internés).

(2) Schutzhaftbefehl, ordre d'internement.

(26)

é t a n t r e n o u v e l a b l e s , p a r le B . D . S . d e S t r a s b o u r g . C e t t e d e r n i è - re c a t é g o r i e r e p r é s e n t a i t , à m o n avis, 60 à 70 0/o d e s i n t e r n é s d e S c h i r m e c k .

A m o n a r r i v é e à S c h i r m e c k , il y a v a i t a u c a m p d o n t je p r e - nais le c o m m a n d e m e n t six b a r a q u e s p r o v e n a n t d e l ' a d m i n i s - t r a t i o n f r a n ç a i s e . D a n s u n p r e m i e r s t a d e , o n y e n v o y a d e s con- d a m n é s d e d r o i t c o m m u n (voleurs, r é c i d i v i s t e s e t h o m o - sexuels). Six mois p l u s t a r d ils f u r e n t r e m p l a c é s p a r d e s i n t e r - n é s d e t o u t e s sortes : d e s o p p o s a n t s a u r é g i m e , d e s i n d i v i d u s a y a n t c o m m i s d e s i n f r a c t i o n s à la l é g i s l a t i o n d e s f r o n t i è r e s , d e s p e r s o n n e s a y a n t a p p o r t é u n e a i d e m a t é r i e l l e a u x p r i s o n n i e r s d e g u e r r e , des c o m m u n i s t e s et des d é t e n u s d e d r o i t c o m m u n . I l y a v a i t é g a l e m e n t a u c a m p ce q u e n o u s a p p e l i o n s e n Alle- m a g n e d e s « a s o c i a u x ». L a d u r é e d ' i n t e r n e m e n t d e c e t t e ca- t é g o r i e p o u v a i t ê t r e d e 2 8 o u d e 5 6 j o u r s e n v e r t u d ' u n e légis- l a t i o n q u i existait d e t o u t t e m p s e n A l l e m a g n e . A u x t e r m e s d e c e t t e législation, c e u x q u i se s o u s t r a y a i e n t a u t r a v a i l p o u - v a i e n t ê t r e i n t e r n é s d a n s u n c a m p d e r é é d u c a t i o n a u t r a v a i l p o u r u n e d u r é e d e 28 jours, r e n o u v e l a b l e u n e s e u l e fois. Q u a n d o n v o u l a i t i n t e r n e r u n i n d i v i d u p o u r u n e d u r é e s u p é r i e u r e , p o u r m a n q u e d ' a s s i d u i t é a u travail, le l i e u d ' i n t e r n e m e n t é t a i t le c a m p d e c o n c e n t r a t i o n . D a n s c e cas, les d é t e n u s d e c e t t e ca- tégorie a r b o r a i e n t le t r i a n g l e n o i r d e la c a t é g o r i e d i t e d e s

« a s o c i a u x ».

U n a n p l u s t a r d , d e s f e m m e s f u r e n t é g a l e m e n t i n t e r n é e s a u c a m p d e S c h i r m e c k . E l l e s a p p a r t e n a i e n t a u x m ê m e s c a t é g o r i e s q u e les h o m m e s .

J e tiens à p r é c i s e r q u e S c h i r m e c k n ' é t a i t n i u n c a m p d ' é d u - c a t i o n o u d e r é é d u c a t i o n , m a i s u n « c a m p d e s û r e t é » d a n s le- q u e l d e v a i e n t ê t r e i n t e r n é s d e s g e n s p e u sûrs d u p o i n t d e v u e p o l i t i q u e (1).

0) Aux termes de cette déclaration de Buck, relevée par de nombreux obser- vateurs au cours de son procès devant le Tribunal Militaire de Metz (janvier 1953) il est permis de conclure que le camp de Schirmeck, malgré les particula- rités qui lui étaient propres, peut être assimilé à n'importe quel autre camp de concentration du régime nazi. Le titre de camp de concentration lui a d'ailleurs été officiellement accordé.

(27)

M o n t i t r e é t a i t c e l u i d e L a g e r k o m m a n d a n t (1). J e p o r t a i s le g r a d e d e H a u p t s t u r m f û h r e r SS ( c a p i t a i n e ) e t je p e r c e v a i s d e s a p p o i n t e m e n t s m e n s u e l s d e 6 0 0 m a r k s . J e r e l e v a i s u n i q u e - m e n t d u c h e f d e la s û r e t é d e S t r a s b o u r g , soit s u c c e s s i v e m e n t p e n d a n t la d u r é e d e la g u e r r e d e s S S - O b e r f ü h r e r S c h e e l e t F i s c h e r , d u S S - S t a n d a r t e n f ü h r e r I s s e l h o r s t e t e n f i n d u S S - O b e r - s t u n n f ü h r e r P u t z .

L ' e f f e c t i f m o y e n d u c a m p é t a i t d ' e n v i r o n 1 0 0 0 d é t e n u s , d o n t 2 5 0 f e m m e s . L e s i n t e r n é s é t a i e n t a s t r e i n t s a u t r a v a i l , soit à l ' i n t é r i e u r d u c a m p , soit à l ' e x t é r i e u r d a n s d e s c o m m a n d o s m i s à la d i s p o s i t i o n d e f i r m e s i n d u s t r i e l l e s o u d e s services p u - blics.

J ' a v a i s s o u s m e s o r d r e s u n e f f e c t i f d ' e n v i r o n 6 0 g a r d i e n s e t 4 g a r d i e n n e s . L e s p r e m i e r s f a i s a i e n t t o u s p a r t i e d e la S c h u t z p o l i z e i , m a i s a u c u n n ' a p p a r t e n a i t à la SS.

L e s c a d r e s é t a i e n t c o m p o s é s d ' u n l i e u t e n a n t c o m m a n d a n t la

S c h u t z p o l i z e i ( 2 ) , d ' u n s o u s - l i e u t e n a n t S S , q u i d i r i g e a i t l e c a m p s o u s m e s o r d r e s e n q u a l i t é d ' a d j o i n t ( 3 ) e t d e s s o u s - o f f i - c i e r s d e l a S c h u t z p o l i z e i .

L e s e r v i c e d e s a n t é é t a i t a s s u r é p a r u n m é d e c i n S S q u i é t a i t e n m ê m e t e m p s c h a r g é d u c a m p d u S t r u t h o f . C e m é d e c i n é t a i t a i d é d a n s s a t â c h e p a r u n a u t r e m é d e c i n o u i n f i r m i e r c h o i s i p a r m i l e s i n t e r n é s d u c a m p .

Une prise en mains énergique

Du point de vue disciplinaire, j'avais le droit d'infliger, de mon propre chef, des punitions allant jusqu'à 20 jours de cel- lule. Les punis étaient isolés dans des cellules et soumis au ré-

0) Commandant de camp.

(2) Il s'agit de Karl Nussberger qui assuma le commandement des gardiens du camp depuis sa création en juillet 1940 jusqu'à sa dissolution en novembre 1944.

(') Robert Wunsch, né à Haguenau, mais ayant opté pour la nationalité alle- mande après la première guerre mondiale. Il était plus spécialement chargé de la discipline dans le camp et de la répartition des internés dans les commandos de travail.

(28)

Ces pages s'efforcent de reconstituer rhistoire d'un camp de concentra- tion qui fut sans doute sans équivalent sous le régime nazi. La consulta- tion d'archives officielles en constitue la base essentielle et en cautionne

la véracité.

Ce travail, encore incomplet, n'aurait cependant pu être mené à bien sans le concours des anciens déportés. Leurs témoignages personnels, les souvenirs qu'ils ont gardé de leur bagne, les tableaux d'ensemble qu'ils ont brossés de ce camp au régime particulier, les portraits qu'ils ont esquissés de leurs bourreaux et leurs documents photographiques, dont nul ne peut mettre en doute l'authenticité, m'ont été si précieux que j'ai largement puisé dans cette abondante documentation.

Les collaborateurs de cet ouvrage sont trop nombreux pour qu'il me soit possible de les mentionner tous. Qu'ils soient assurés toutefois de ma reconnaissance, pour la spontanéité et le désintéressement avec lesquels ils ont accepté de m'aider.

Je tiens cependant à remercier tout particulièrement Charles Béné, l'historien Marie-Joseph Bopp, Paul Debès, Marcel Erny, Robert Heydt, Jeanne Hertenberger, René Kleinmann, Joseph Lambert, Irène Martin Charlotte Receveur, Jean-Jacques Rinck, Marcel Schwinté, Marcel Winter- berger, l'équipe des « Schirmeckards » de Hochfelden et surtout Paul Schmidt dont la parfaite documentation, la mémoire et la qualité des souvenirs ont fait mon admiration tout au long de mes recherches.

Jacques GRANIER

Imprimerie des Dernières Nouvelles de Strasbourg — Dépôt légal 8046/68, Ed. nO 222

(29)

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia

‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

Références

Documents relatifs

Les mimes parasites sont ressemblants au modèle (taille et couleur de l’œuf, pigmentation du bec etc. L’exemple le plus connu est celui du coucou. Ce comportement est aussi

Le Jardin de Petitou est installé à Vic-le-Fesq dans un petit local qui nous permet de préparer les paniers, de stocker les produits et de gérer la vie de l’asso-

Au sein de la communauté nous utilisons le nom de Zenk Roulette, le principe est simple nous choisissons une application open source que nous installons sur nos serveurs, à partir

Au sein de la communauté nous utilisons le nom de Zenk Roulette, le principe est simple nous choisissons une application open source que nous installons sur nos serveurs, à partir

Au sein de la communauté nous utilisons le nom de Zenk Roulette, le principe est simple nous choisissons une application open source que nous installons sur nos serveurs, à partir

Au sein de la communauté nous utilisons le nom de Zenk Roulette, le principe est simple nous choisissons une application open source que nous installons sur nos serveurs, à partir

Notre position est ambiguë nous devons l'admettre, nous prônons le partage des connaissances sans restriction, c'est la pierre angulaire de la communauté, mais nous ne sommes

Généralement si au bout d'un mois nous n'avons pas de réponse des propriétaires nous rendons publique le rapport, dans le cas contraire nous nous arrangeons avec les propriétaires