J EAN P ETITOT
La neige est blanche ssi... Prédication et perception
Mathématiques et sciences humaines, tome 140 (1997), p. 35-50
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LA NEIGE EST BLANCHE SSI ...
PRÉDICATION
ET PERCEPTION Jean PETITOT1RÉSUMÉ - L’article traite des liens entre la syntaxe et la sémantique formelle (de nature logique) des jugements perceptifs et leur contenu proprement perceptif (de nature géométrique). Dans les situations les plus
élémentaires le contenu perceptif se ramène à des remplissements de domaines spatiaux (l’extension des objets)
par des qualités sensibles (couleurs, textures, etc.). Ces remplissements sont descriptibles par des sections de
fibrations appropriées, qui sont des cas particuliers de faisceaux. Il faut donc
comprendre
comment une syntaxelogique peut être sémantiquement interprétée en termes de sections de faisceaux. Cela est
possible
dans le cadre dela théorie des topoï.
SUMMARY - Snow is white iff.... Predication and perception.
The paper tackles the problem of the links between the formal (logical) syntax and semantics of perceptive
judgements
and their perceptive (geometrical) content. In the most elementary situations, the perceptive contentis reducible to a qualitative filling-in of spatial domains (objects’ extensions) by sensible
qualities
(colors,textures, etc.). These filling-in are describable by sections of suitable fibrations, which are particular cases of
sheaves. The problem is therefore to understand how a logical syntax can be semantically interpreted in terms of
sections of sheaves. This is possible in the framework of topos theory.
Au Professeur André Lentin
en hommage amical
INTRODUCTION
André Lentin
ayant particulièrement
étudié la richesse des liens entre lasémantique
deslangues
naturelles et les formalismes
syntaxiques, je voudrais,
enhommage
à son oeuvre,présenter quelques
remarques sur ce thème issues de mes travauxcognitifs
récents concernant les liensentre
prédication
etperception.
Les
approches cognitivistes
dulangage
ont conduit(entre autres)
à repenser enprofondeur
les liens entre lasémantique
deslangues
naturelles et les structures de laperception.
Elles ont fait
apparaître
un nombre considérable de nouveauxproblèmes
dontl’approche
formelle
exige
des outilsappropriés
assezéloignés
de ceux,classiques,
de lasémantique
formelle. Dans cette note,
j’aimerais
proposerquelques
remarques concernant, dans cetteperspective,
les formes lesplus primitives
et lesplus
triviales deprédication
dans lesjugements perceptifs
comme "laneige
est blanche"(Tarski),
"l’hexaèdre estrouge" (Husserl),
"le ciel estbleu"
(Thom).
Le caractèretautologique
de la définition tarskienne de la vérité : laneige
est1 CAMS, EHESS,
petitot@ehess.fr.
blanche ssi "la
neige
est blanche" est lesymptôme
de l’oubli de laperception
dansl’analytique logique classique.
C’est sur cepoint précis
queje
voudrais centrer mes réflexions. Je commencerai pour ce faire par suivre certaines remarques de Husserl.1.
PRÉSENTATION
PERCEPTIVE ETREPRÉSENTATION
PROPOSITIONNELLE DANS ERFAHRUNG UND URTEIL DE HUSSERLl.1. Présentation
géométrique
etreprésentation propositionnelle
Les formules
atomiques
detype
"S estp"
que sont lesjugements
d’attribution dequalités
sensibles à des
objets spatialement
localisés se situent audegré
zéro de l’échellelogique.
Tantleur
syntaxe
que leursémantique
sont triviales. Mais cette trivialitéapparente disparaît
dès que l’on essaye decomprendre
les liensqui peuvent
exister entre leur structuresyntaxico- sémantique
et la scèneperceptive -
que nous noteronsS, p> - qu’ils
décrivent etdénotent.
La scène
perceptive S,
p>correspond
à la donnée d’un domainespatial Ws (l’extension
de
l’objet S) rempli
par unequalité
sensible p. Elle est"synthétique",
de formatgéométrique
et"présentationnelle" (au
sens del’opposition philosophique
etphénoménologique classique
entreDarstellung (présentation)
etVorstellung (représentation)).
Aucontraire,
lejugement prédicatif
"S est
p"
estquant
à lui"analytique",
de formatpropositionnel
et"représentationnel". Quel rapport
il y a-t-il entre ces deuxformatages, c’est-à-dire,
entre d’un côté leremplissement
intuitif d’extensions
spatiales
par desqualités
et d’un autre côté lescatégories syntaxiques
de laprédication ?
Ces
problèmes
ont été fort peu étudiés par les traditionslogico-sémantiques.
Il existepourtant
uneexception notable,
depremière importance,
celle de Husserl. Enparticulier
dansles extraordinaires réflexions sur
l’origine perceptive
de laprédication
que l’on trouve dansErfahrung
und Urteil.1. 2.
Erfahrung
und UrteilDans cet ouvrage, dont le sous-titre
Untersuchungen
zurGenealogie
derLogik exprime
bien lesintentions,
Husserl cherche à clarifierphénoménologiquement
lesorigines
de laprédication.
Il y élabore(entre autres)
une théorie despropositions atomiques
"S estp"
dans le cadre d’uneapophantique
formelle(i.e.
d’une théoriesyntaxique)
et d’uneontologie
formelle(i.e.
d’unethéorie
catégorielle
etsémantique générale
desobjets,
comme laméréologie
ou la théorie desensembles).
Si saperspective
est"généalogique",
c’est parce que, selonlui,
lalogique
formelleclassique
occulte leproblème
fondamental de l’évidence dans leconcept logique
de vérité."Evidence"
signifie
ici l’immédiateté de la donation desphénomènes
dans laprésentation perceptive (la
"directacquaintance"
desrusselliens).2
"Le caractère formel de
l’analytique logique
consiste en cequ’elle
nes’interroge
pas sur laqualité
matérielle[i.e. perceptive]
de cequelque
chose[donné
dans laperception], qu’elle n’envisage
les substratsqu’en
fonction de la formecatégoriale qu’ils prennent
dans lejugement."3
2 Pour une analyse
philosophique
de l’évidence, cf. l’ouvrage de référence Gil [1993].3 Husserl [1954], p. 28.
Comme
"jugement catégorique
fondé dans laperception",4
unjugement prédicatif
àcontenu
perceptif
detype
"S estp"
est enraciné dansl’expérience ante-prédicative
etpré- judicative
du mondeperceptivement
donné et c’est bien cet enracinement - cequ’il appelle
une"fondation" - que Husserl veut thématiser comme tel. Il retrace pour ce faire la
"genèse catégorielle"
descatégories logiques "primitives" (sujet/prédicat), genèse qui
convertit l’unitéperceptive synthétique S,
p> d’une extensionspatiale
substrat S délimitée par un bord(contour apparent)
etpossédant
un momentdépendant p (qualité sensible)
en l’unitésyntaxique analytique
de laproposition
"S estp".
Il ramène cette conversion d’uneprésentation perceptive
en une
représentation propositionnelle
à uneopération
réflexive de thématisation et detypification logique qui typifie
les substrats ensujets
et les momentsdépendants
enprédicats.
Telle est selon lui
"l’origine
despremières catégories
dites’catégories logiques"’.5
Comme il y
insiste,
"dans le
jugement prédicatif
leplus simple,
une doubleinformation
esttraitée"
(p. 252)
car sous l’information
syntaxique catégoriale "sujet/prédicat"
concernant les "formes fonctionnelles" des termes de laproposition,
il existe une autre information concernant les"formes
noyaux"
/substrat =indépendance/
et /momentqualitatif
=dépendance/.
SelonHusserl,
la
prédication
est un processus basé sur"le recouvrement des formes noyaux comme matériel
syntaxique
pour les formes fonctionnelles."(p. 252).
C’est cette
typification logique
encatégories syntaxiques
des relationssynthétiques
dedépendance substrats-qualités qu’il s’agit
de formaliser. Avant qued’y venir,
faisonsquelques
remarques de nature
plus philosophique.
1.3. Intérêt d’une
approche morphologique
Si l’on veut, au-delà d’une
description eidétique
pure, transformer ladescription phénoménologique
en source demodélisation,
il faut alorspouvoir
formaliser lesphénomènes
de
remplissement qualitatif
constitutifs des états de chosesS,
p>. Nous traiterons cepoint
auparagraphe
suivant et en proposerons uneapproche morphologique (au
sensthomien).
Mais remarquons tout de suite que la
possibilité
dedisposer
d’uneprésentation morphologique
d’un schème sensibleS,
p>qui
soitdifférente
de laproposition
"S estp"
brise
.
(i)
le cercle vicieuxqui, depuis
le Tractatuswittgensteinien,
affirme que les structures et lespropriétés qualitatives
du monde sensible n’existentqu’à
travers lesjugements qui
lesinterprètent
et nepeuvent
être montrés(présentés)
autrement(c’est-à-dire
au fond que touteDarstellung
esttoujours-déjà
uneVorstellung),
et.
(ii)
le caractèretautologique
de la définition tarskienne de la vérité : laneige
est blanche ssi"la
neige
est blanche".64 Husserl [1954], p. 79.
5 Husserl [1954], p. 134.
6 Pour une
critique
de cette définitiontautologique
dans le cadre de la théorie des topoï que nous utilisons plus bas, cf.Moerdijk-Reyes
[1991].Elle
permet
aussi d’entrevoir la solution à un certain nombre de difficultésqui
on faitl’objet
d’un nombre considérable de discussionsphilosophiques.
.
(i)
Lareprésentation propositionnelle
"Sest p"
de laprésentation morphologique S,
p >possède
un contenuqui
est intensionnel à un double titre. D’abord parcequ’il représente
l’état de chose sous un certain
aspect,
celuiprésenté
parS,
p>. Ensuite parce que lesspécificités
del’aspect
deS,
p>(par exemple
l’extension exacte deS,
les valeurs exactesde
p)
ne sont pas reflétées dans lejugement
"S estp" :
celui-ci fonctionne en fait d’unefaçon analogue
à celle des indexicaux. Toutjugement perceptif
élémentaire nepeut
fixer sa référence que defaçon pragmatique :
le lien entre "S estp"
etS,
p> est contrefactuel.Comme nous allons le
voir,
lasémantique
naturelle desjugements perceptifs
est donc unesémantique
à laKripke,
mais d’un nouveautype.
.
(ii)
Celaexplique
le fait que lareprésentation
"Sest p" possède
unepropriété sémantique
envertu de
laquelle
ellereprésente
le schème sensibleS,
p>. La relation entre S et p dans lejugement "S
estp"
est donnée par la relation dedépendance
constitutive de la structuremorphologique
du schème sensibleS,
p>. Or ce dernier diffère de l’état de chosesobjectif
associé
(un
schème sensible n’est pasobjectif
au sens"chosique").
D’où d’ailleurs lapossibilité
deméprise représentationnelle.
II. LA
PRÉDICATION
SELON THOMPour obtenir une formalisation
morphologique
nous reprenons lafaçon dont,
parexemple
dansl’Esquisse de Sémiophysique 7,
René Thomanalyse
unjugement perceptif
banal comme "le cielest bleu". Le
remplissement
d’une extensionspatiale
W par unequalité
sensible(comme
unecouleur) appartenant
à un genre dequalité
G se décrit par uneapplication :
qui,
à toutpoint w
deW,
associe la valeur de laqualité
en cepoint.
Mais enfait,
il est natureld’interpréter
g comme une section dela fibration
n :E=WxG---> W, (w, s)-w
de base W et defibre G
qui
associe aucouple (w, s)
d’unpoint
w de la base W et d’unpoint s
de la fibre G lepoint
w.8 Celasignifie
que la valeurg(w)
de g en w est considérée commeappartenant
àl’exemplaire
de Gqui
est la fibre de x au-dessus de w. Plusprécisément,
on considèrele
produit
cartésien WxG del’espace
"extensif’ base W parl’espace
"intensif ’fibre
G. Leremplissement
de S par p se trouve alors décrit par lasection g :
W--~ Wx G de 1tqui
associe àtout
point
w deW,
lecouple (w, g(w))
oùg(w)
est la valeur de laqualité
p en w. Lasection g
décrit donc le
remplissement S,
p>, i.e. la structureperceptive (évidemment hypersimplifiée).
Un tel
point
de vue estimposé
aussi bien par laplausibilité neurophysiologique 9
que parles
équivalents technologiquesl°.
Ilpermet
par ailleurs de schématiser les relations de7 Thom
[1988].
8
Rappelons
(i) qu’une fibration est un recollement de fibrations triviales de typeprojection
d’unproduit
directsur l’un de ses facteurs et (ii) qu’une section d’une fibration x : E - W est une
application s :
W - Equi
"relève" x, i.e. telle que nous = 1 W. Ce concept est devenu
omniprésent
engéométrie
différentielle et enphysique
mathématique.
9 Il faut en effet souligner que le concept
géométrique
de fibration estneuro-physiologiquement pertinent.
Lesstructures
(hyper)columnaires
du cortex(qui
permettent d’associer àchaque position
rétinienne un élémentcomme une couleur, une texture, une direction, etc. et donc de définir des champs
rétinotopiques
de tels éléments) constituent desimplémentations
(évidemment discrétisées) de fibrations. Cf. Petitot [ 1994c].dépendance
unilatérale(les
hiérarchiesontologiques)
entre les genres d’entités.Que
l’extensionspatiale (qualité "première")
soitontologiquement première
parrapport
auxqualités
"secondes"se trouve traduit par le fait que, dans la fibration n :
E--W,
l’extension W est la base(qui peut
exister de
façon indépendante)
alors que le genre dequalités
G est lafibre .11
De tellesschématisations
géométriques permettent,
selon R.Thom,
dedépasser
le "hiatus infranchissableentre le
logique
et lemorphologique". 12
En
général l’espace
de genre G estqui plus
estcatégorisé
enespèces (en
"essences"qualitatives,
enspecies) : CI, ..., Cn (les
types decouleurs),
parexemple
par unpotentiel
V :G-R . Les bassins d’attraction des minima définissent alors les
catégories (les espèces)
de G etles minima fonctionnent comme des
prototypes.
SelonThom, si pcG
est une de cescatégories,
si
ap
est son bord et si S est le nom de l’entité de substrat Wconsidérée,
lejugement perceptif
"S est
p" s’interprète "perceptivement"
par le faitgéométrique
- etmême, plus précisément, morphologique
- quel’image g(W)
de la section g : W----> WxG estencapsulée
dans lecylindre Wxap,
autrement dit que les valeursg(w)
de laqualité
aux différentspoints
w de Wappartiennent
toutes à lacatégorie p.13
Nous avons donc deux CNS de validité pour un énoncé
atomique
"Sest p" :
. 1. La CNS tarskienne : l’énoncé "S est
p"
est vrai ssi l’état de chosescorrespondant
«S estp» est vérifié
(«S est p»
nepouvant
êtreprésenté qu’au
moyen dujugement
"S estp").
· 2. La CNS thomienne : l’énoncé "S est
p"
est vrai ssil’image g(W)
de la section g : W~WxG estencapsulée
dans lecylindre Wxap.
La
première
estlogique
etprédicative
mais"aveugle" (sans
intuitionremplissante).
Laseconde est
morphologique
maisante-prédicative
etpré-judicative.
Comment en effectuer lasynthèse ?
C’était exactement leproblème
de Husserl.III.
L’INDEXICALITÉ PRAGMATIQUE
DES JUGEMENTS PERCEPTIFSComment penser le lien entre le schématisme
géométrique
et la formalisation traditionnelle desjugements
en termes delogique
formelle ? Leproblème
est délicat car, comme nous l’avons vu en 1.3. et comme l’avaitdéjà profondément remarqué Wittgenstein,
dans desjugements perceptifs
dutype
"S estp",
"R estplus
clair queS",
etc., laspatialisafion
desobjets
et desqualités n’est pas explicite. 14
C’est dans ce sens que l’on
peut
dire que lesjugements perceptifs
sont d’une certainefaçon
indexicaux. Laspatialité implicite
desobjets
y fonctionne comme fonctionnent lesdéictiques :
elle doit être actualisée par la situationperceptive (qui
fonctionne enquelque
sortecomme un contexte
pragmatique).
Onpeut
dire aussi quel’espace
modalise la vérité desjugements perceptifs.
Dans unjugement
d’attribution dequalité
detype
"S estp"
on ne dit paslo Par exemple un écran d’ordinateur fonctionne de cette façon là. A
chaque pixel
(wE W) est associé de 1 à 3octets codant des niveaux de
gris
ou de couleurs (fibre G).Il Husserl a profondément étudié ces
questions,
enparticulier
dans sa troisième Recherche Logique où ildéveloppe
uneeidétique
des relations de fondation. Dans Petitot [1993], [1994a] nous avons montré commentl’approche géométrique
permet de correctement schématiser sadescription phénoménologique
pure.12 Thom [1988], p. 248.
~3 Thom [1988], pp. 158 sq et 205 sq.
14 Cf.
Mulligan
[1992].que S est un
symbole
de variable référant à un individupossédant
lapropriété
p. On dit que S réfère à un individu d’extension W et que W est"rempli"
par laqualité p .15
Les conditions de vérité dujugement présupposent
donc que S réfère à une sectiong(W)
de la fibration associée à laqualité p.
Mais l’extension W demeurantimplicite
dans lasyntaxe
de l’énoncé et n’intervenantqu’au
niveau de sasémantique,
onpeut
direqu’elle
fonctionne defaçon
indexicale.IV. LA PERTINENCE DES CONCEPTS DE FAISCEAU ET DE TOPOS
Notre
problème
est maintenant de formaliser laremarquable analyse
husserlienne-thomienne des liens entre le schèmemorphologique S,
p>(intuition remplissante)
et lejugement
"S estp"
(intention
designification),
et,donc,
de faire droit à lapriorité
duformatage morphologique (présentationnel)
sur leformatage propositionnel (représentationnel)
pourpouvoir
ensuitecomprendre
la conversion - enquelque
sorte la "montéesémantique"
- faisant passer d’unformatage
à l’autre.L’idée est alors d’utiliser certains résultats fondamentaux concernant les liens entre
géométrie
etlogique qui
ont été découverts dans le cadre de la théorie descatégories (au
sensmathématique
duterme)
et,plus précisément,
dans celui de la dite théorie destopoï.
Trèsintuitivement,
les idées de bases sont les suivantes.
(i)
Lesremplissements possibles
de domainesspatiaux
W d’un espace ambiant M par desqualités
sensibles - et donc les sections squi
les schématisent- reposent
sur unedialectique
du local et duglobal (possibilité
de restreindre un recouvrement à un sous-domaine, possibilité
de recoller des recouvrementscompatibles, etc.) qui
estcaractéristique
de ce que l’on
appelle
la structure defaisceau
sur un espace de base M..
(ii)
Lesopérations
formellescatégoriques
que l’onpeut
faire sur desfaisceaux
-qui
sontdes
objets géométriques
- sont exactementparallèles
auxopérations syntaxiques
que l’onpeut
faire sur dessymboles
-qui
sont desobjets logiques (c’est
cela lagrande
découverte : elle est due à William Lawvere à la fin des années60).
On dit que lacatégorie
des faisceauxsur un espace de base M
possède
la structure de topos..
(iii)
Onpeut
donc associer à lacatégorie
des faisceaux sur M unlangage formel (ce
que l’onappelle
sa"logique interne").
Dans celangage logique
une variable x va êtreinterprétée syntaxiquement
par un faisceau X(par exemple
le faisceau des sections d’une fibration1t :
MxG --- >M) qui représente
sontype logique. Mais, sémantiquement,
x serainterprétée
comme une section
particulière
de X définie sur un domaineparticulier
W de M.1 ~ Cettesémantique
trèsparticulière s’appelle
lasémantique
deKripke-Joyal
destopoï.
Autrementdit,
le formalisme"toposique" permet
detypifier logiquement
lessymboles qui
réfèrent à desremplissements
de domainesspatiaux
par desqualités.
C’est exactement le genre de formalisme dont on a besoin pour formaliser ladescription eidétique
deErfahrung
undUrteil.
Il
s’agit
donc dereprendre l’analyse logique
despropositions (et
donc les bases mêmes de lasémantique)
àpartir
de ceprimat
duperceptif.
Notons bienqu’il s’agit
de relier au moyen15 Les deux formulations ne sont équivalentes que si l’on admet la thèse que la localisation
spatiale
est leprincipe
d’individuation de base (cequ’exprime
la thèse transcendantale del’espace
comme intuition pure). Orcette thèse est
précisement rejetée
par laplupart
desphilosophes logicistes (qui
sont plus leibniziens que kantiens etadoptent
uneconception sémantique
de l’individuation).16 Pour une introduction à la théorie des topoï, cf.
Asperti-Longo
[ 1991 ] etMacLane-Moerdijk
[ 1992].17
Techniquement,
il faut tenir compte du fait que, traditionnellement, les sections de faisceaux sont définies surdes ouverts de
l’espace topologique
de base. Mais on peutgénéraliser
cette situation traditionnelle (cf. § VI).d’une
logique géométrique
unetypification logico-catégorielle
et un schématismemorphologique,
c’est-à-dire deux dimensions de l’idéaliténoématique.
Cela n’a rien à voir avecla
question
des liens entrelogique
etpsychologie.
Comme le formalismelogique,
leschématisme
morphologique
est une structure idéale se réalisant dans des actes et des processusmentaux.
Simplement,
son idéalité est"esthétique" (au
sens del’Esthétique
transcendantalekantienne)
et non passymbolique.
V.
FAISCEAUX, TOPOÏ
ETLOGIQUE
5.1.
Remarques préliminaires
. 1. La théorie des
topoï
a été inventée etdéveloppée
par Alexandre Grothendieck et sonécole dans les années 60 pour résoudre des
problèmes
trèssophistiqués
degéométrie algébrique (construction
de théoriescohomologiques généralisées).
Ilpeut
doncparaître étrange
de la détourner pour desproblèmes cognitifs
nonmathématiques
etqui plus
estapparemment
élémentaires. Mais en fait si cesproblèmes
sont traités defaçon authentiquement neuro-cognitive
ils ne sontplus
du tout triviaux et doivent être modélisésavec des outils convenables.
· 2. La théorie des
catégories
est certainement la meilleureontologie
formelle dont nousdisposions
actuellement et il est donc naturel des’y placer.
. 3 . Certains
spécialistes
de la théorie destopoï
ontdéjà appliqué
ces outils à la clarification de certainsproblèmes sémantiques
fondamentaux. Parexemple
GonzaloReyes (qui
atravaillé,
avec EduardoDubuc,
AndersKoch,
IekeMoerdijk
et MartaBunge
sur lesapplications
de la théorie destopoï
à la Géométriedifférentielle synthétique)
a récemmentutilisé ces
techniques
pour formaliser la théoriekripkéenne
des noms propres commedésignateurs rigides.
· 4. En
général,
la théorie destopoï
est utilisée enlogique
formelle et eninformatique théorique
comme un outil pour le~,-calcul typé (cf.
parexemple
les travaux de JohnMitchell, Philip Scott, Giuseppe Longo, etc.).
Comme nous allons levoir, quand
des variables sonttypées
par desobjets
d’untopos,
lespropriétés catégoriques
dutopos
conduisent à unelogique
interne(en général intuitionniste) qui
est un ~,-calcultypé.
Dans la mesure où lacorrespondance
deCurry-Howard
montre que les formulespeuvent
être traitées comme destypes,
les preuves comme des ~,-termes et la réduction d’une preuve par élimination des coupures à la réduction d’un À-terme à sa formenormale,
la théorie destopoï
est devenue unoutil fondamental pour
comprendre
lasémantique
deslangages formels,
et enparticulier
deslangages
deprogrammation.l8
Dans cesapplications logiques l’origine (la "généalogie") géométrique
desconcepts
de faisceau et detopos
est occultée.Ici,
nous utilisons au contrairecette
origine géométrique
pour clarifier la montéecognitive
dumorphologique perceptif
versle
propositionnel prédicatif.
5.2. Le
concept
de faisceauPour le
concept
defaisceau,
leconcept topologique primitif
n’estplus
celui depoint
mais celuid’ouvert
(ce
que Peter Johnstoneappelle
la"pointless topology"). ’9
1g Pour les liens entre ~,-calcul et linguistique formelle, cf. le bel ouvrage de référence Desclés [1990]. Pour
certains usages cognitifs de la théorie des topoï, cf. De Glas [1997].
19 Dans les sections techniques qui suivent nous traiterons les extensions d’objets comme des ouverts car les concepts géométriques qui nous intéressent ont été définis et étudiés à partir de ce concept
primitif.
Mais uneDe
façon abstraite,
une fibration sur un espace de base M est caractérisée par l’ensemble de ses sectionsr(U)
sur les ouverts UcM. C’est undispositif produisant
des sections. SisE
r( U)
est une section sur U et siVcU,
onpeut
naturellement considérer larestriction si V
de sà V. Cette restriction est une
application
Il est évident que si V= U alors et que si Wc Vc U et sEr( U)
alorsslw (transitivité
de larestriction).
On obtient ainsiun foncteur
contravariant r :Û’ *(M)-Ens
de lacatégorie &(M)
des ouverts de M dans lacatégorie
Ens des ensembles(les objets
de~’(N~
sont les ouverts deM,
et sesmorphismes
sont les inclusions
d’ouverts).
Réciproquement,
soit r un tel foncteur - ce que l’onappelle
unpréfaisceau
sur M. Pouravoir une chance d’être le foncteur des sections d’une
fibration,
il est clair que r doit satisfaire les deuxpropriétés caractéristiques
suivantes..
(P 1) Deux
sections localementégales
sontglobalement égales.
Si ~C=(Ul)iE 1
est unrecouvrement ouvert de la base M et si
s,s’e r(M)
sont deux sectionsglobales,
alors sis 1 ui
= ’vie 1 on al’égalité
s=s’..
(F2)Une
famille de sectionssi définies
sur un recouvrement ouvert2l
d’unouvert U et
compatibles
sur les intersectionsUinUj peut
être recollée en une sectionglobale
s sur U. Autrement dit si
sier(Ui)
est une famille(Ui)ie I
et si les si sontcompatibles,
i.e. siquand
alorsr(M)
telle queIl est
remarquable
que(Fi )
et(F2) puissent
êtreexprimées
defaçon purement catégorique.
Cela montre en effet que certains des caractères les
plus "synthétiques
apriori"
del’espace
comme intuition pure
peuvent
être décrits dans le cadre del’ontologie
formellequ’est
la théoriedes
catégories.
Parexemple (F2)
dit que la flècheest
l’equalizer
des deux
projections
p, qcorrespondant
aux inclusionsPrises comme axiomes pour des
préfaisceaux,
lespropriétés (F1)
et(F2)
définissent une structureplus générale
que celle defibration,
nommément celle defaisceau.
Onpeut
d’ailleursmontrer que si les axiomes
(Fi)
et(F2)
sont satisfaits alors onpeut représenter
le foncteur section r par une structure fibréegénéralisée x :
E-M(appelée
un espace"étalé")
de tellefaçon
que devienne l’ensemble des sections de 1t sur U. Mais 1t n’estplus
nécessairement localement triviale comme doit l’être par définition une fibration. La fibreEx
de E en x est lalimite inductive :
telle
hypothèse
n’est pas réalistepuisque
la plupart des objets étant délimités par des bords leur extension estfermée. Nous reviendrons en conclusion sur ce
point.
(où ~ est
le filtre desvoisinages
ouverts dex). Ex
est l’ensemble des germes sx des sectionsen x. E est la somme des
Ex.
Si ser(U),
ellepeut
êtreinterprétée
commel’application
xE
U-sxe Ex.
Latopologie
de E est alors définie comme laplus
fine rendant toutes cessections continues.
Il faut se convaincre que le
concept
de faisceau n’est pas seulementtechnique
etformalise
des
propriétés
d’essencefondamentales - eidétiques, "synthétiques
apriori "
- de l’intuition purespatiale.
Il est apriori adapté
à toutes les situations où.
(i)
leformatage spatial
se ramène essentiellement à un passage de domaines locaux à des domainesglobaux
parrecollement,
et.
(ii)
les entités considéréesproviennent d’opérations
deremplissement (filling-in, Erfüllung)
de tels domaines
spatiaux.
C’est le cas dans de très nombreux domaines de la
géométrie
et de laphysique mathématique
et c’estpourquoi
ceconcept
y est devenuomniprésent.
Parexemple,
leschamps fermioniques
de matière de la théoriequantique
deschamps
sont des sections de fibrationsayant
pour base
l’espace-temps
et dont les fibresexpriment
les nombresquantiques
desparticules
associées
(leurs degrés
internes deliberté).
Le groupe structural(i.e.
le groupe desymétrie
desfibres) exprime
donc lessymétries
internes desparticules. Quant
auxchamps bosoniques exprimant
les interactions véhiculées par desparticules
virtuellesd’échange (bosons)
ce sontdes
champs de jauge interprétés
comme des connexions sur ces fibrés. Lesparticules
véhiculantles interactions sont par
conséquent
lesquanta
deschamps-connexions
sur les fibrés dematière.20
Mais tel est aussi le cas de la
perception.
Le recollement y intervient defaçon constitutive,
et cela à un double niveau. D’abord parce que le
champ
visuel lui-même est constitué par le recollement deschamps récepteurs
des cellulesganglionnaires.
Ensuite parce quel’espace global
s’obtient par recollements de différentsexemplaires
duchamp
visuel contrôléskinesthésiquement (par
les mouvements des yeux, de la tête et ducorps).
Contrairement à cequi
se passe en
géométrie
différentielleclassique,
la notion de recollement n’est pasimposée
ici par la nécessité deprendre
encompte
des fibrations nonglobalement
triviales. Elle estimposée
par lecablage
de l’architecture(le
hardwareneuronal).
Quant
auremplissement,
ilcorrespond
dans les airesrétinotopiques
du cortex visuel à des fibrations : lesystème
s’obtient en "recollant" par des connexions latérales les "colonnes"qui,
au-dessus de
chaque position
rétinienne codent la fibreappropriée (direction, couleur,
texture,etc.).
5.3. Généralisations
Il existe de nombreuses
généralisations
de cette situation de base. Laplus
connue est celle destopologies
de Grothendieck : les recouvrements ouverts y sont définis en termes de "cribles" etle
concept
de faisceau estgénéralisé
en celui de "site".Une autre
généralisation
est celle des’frames"
et des "locales". Les "frames" sont des treillispossédant
lespropriétés
des treillis d’ouverts~’(X),
autrement dit des treillis distributifscomplets possédant
des infs finis et des supsquelconques.
Les "locales" sont lesobjets
de lacatégorie
duale. Dans le cas des espacestopologiques
lacorrespondance
est donnée par20 Cf. Petitot [1992b], [ 1997J .
(où,
si U est un ouvert de est l’ouvert dequi
en estl’image réciproque).
Les
points
sont alors définis comme desmorphismes
p :A ---:> 2 = &(l) (dans
le cas desespaces
topologiques,
si A =Û’(X)
lespoints correspondent
à des vraispoints
p :1-~ X).
SoitPt(A)
l’ensemble despoints
de A. Unetopologie
est définie surPt(A)
par les sous-ensembles(p (a) = { p
EPt(A) 1 p(a) = 1 }. &(Pt(A»
est la meilleureapproximation
de A par un "locale""spatial".
5.4. Pertinence du
concept
detopos
Nous nous sommes restreint au cas le
plus élémentaire,
celui de relations de recouvrement de domainesspatiaux
W par desqualités appartenant
à un espace dequalités
G. Nous avons vuque ces relations sont
géométriquement
décrites par des sections de fibrationsappropriées.
Les faisceaux de sections
prennent
encharge l’aspect morphologique
du schématisme thomien de laprédication. Quid
de sonaspect logique ?
Nous avons vu que leproblème
est lesuivant. Les
jugements portant
sur des situations de recouvrement d’un domaine W par desqualités appartenant
à un genre G ne font pas intervenir dans leur formesyntaxique
lalocalisation de ces
qualités.
Ils se situent au niveau de G et non pas au niveau de W. La localisation resteimplicite, potentielle.
Pour rendrecompte
de ce caractèrepotentiel,
il faut donc considérer le faisceau des sections r des sections de la fibration n : WxG~ W et le traiter entant que tel comme une unité
syntaxique.
Mais dans le mêmetemps,
pourqu’un
teljugement puisse
être vrai ou faux il faut(CNS
deThom) qu’au
niveau de lasémantique
l’extension desobjets
considérés deviennentexplicite,
autrementdit,
s’actualise.La
réponse
naturelle à ces difficultés est de considérer les faisceaux comme des types de variables dont les référents sont des sectionsparticulières.
Or il se trouve que cela est rendutechniquement possible
par un lienprofond
entre la théorie des faisceaux et lalogique qui
a étédécouvert par William Lawvere au début des années 70.
Très brièvement
exposées
les idées directrices sont les suivantes.21 Lacatégorie g.
desfaisceaux sur un espace
topologique
Mpossède
un certain nombre depropriétés catégoriques
fondamentales
qui
lui confère la structure de topos. Or celle-ci estprécisément
la structurecatégorique
permettantd’interpréter
unlangage
desprédicats (apophantique formelle)
dans unecatégorie d’objets (ontologie formelle).
SelonLawvere,
celapermet
deconsidérer g
comme ununivers du discours dont les
objets
sont des entités variablesdépendant
d’une localisationspatiale
U. Cettedépendance spatiale
.
(i)
est constitutive des valeurs de vérité etpossède
donc unepertinence sémantique,
mais.
(ii)
elle n’est pas directement lisible dans lasyntaxe (qui
ne concerne que les faisceauxcomme
types logiques)
et n’est donc passyntaxiquement pertinente.
Or c’est exactement d’un tel formalisme dont nous avons besoin pour formaliser la
façon
"indexicale" et
"pragmatique"
dontopère
l’extensionspatiale
dans lesjugements perceptifs.
5.5. Eléments de théorie des
topoï
Par
définition,
untopos @
est d’abord unecatégorie
cartésienne fermée : ilpossède
desproduits
fibrés(des pull-backs),
unobjet
terminal -classiquement
noté 1 - et desobjets
21 Pour des précisions, cf. Mac Lane,