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La Tunisie en 2020 : les luttes politiques au temps du Covid-19

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La Tunisie en 2020 : les luttes politiques au temps du Covid-19

Eric Gobe

To cite this version:

Eric Gobe. La Tunisie en 2020 : les luttes politiques au temps du Covid-19. L’Année du Maghreb, CNRS Éditions, 2021, 26 (2), pp.301-326. �10.4000/anneemaghreb.10400�. �halshs-03501076�

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La Tunisie en 2020 : les luttes politiques au temps du Covid-19

Éric Gobe* Pour comprendre les dynamiques politiques qui ont traversé la scène politique en cette année de crise du coronavirus, un retour aux élections législatives et présidentielle de septembre et d’octobre 2019 s’impose. À cette occasion, les électeurs tunisiens ont envoyé un message de rejet aux élites gouvernementales représentées par le parti islamo-conservateur Ennahdha, ainsi que par Nidaa Tounes1 et ses clones. Cette défiance s’est incarnée dans l’affirmation d’un « moment populiste » (Camau, 2020), qui s’est traduit par la victoire de Kais Saïed2 à l’élection présidentielle.

Elle a également débouché sur une fragmentation du Parlement, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) qui, tout au long de 2020, a contribué à alimenter une instabilité politique chronique.

Les urnes ont donné à Ennahdha la première place avec un petit quart des sièges (52 sièges sur 2173), la deuxième place à Qalb Tounes, parti du magna et hommes des médias, accusé de corruption et d'évasion fiscale, Nabil Karoui (38 sièges, plus tard divisés en deux groupes parlementaires, après la défection d’une partie de ses élus). Les quatre formations politiques suivantes ont rassemblé entre 15 et 22 députés : le courant démocrate, parti que l’on pourrait classer au centre gauche, fondé par l’avocat opposant à Ben Ali, Mohamed Abbou, suit avec 22 sièges ; la Coalition Al Karama, la formation « islamo-nationaliste »4 à la « droite » d’Ennahdha se situe en quatrième place (21 sièges, aujourd’hui 19). Le PDL, le parti des nostalgiques « officiels » de l’ancien régime, bien décidé à jouer la bipolarisation islamiste/séculariste fait son entrée au parlement en troisième position par le nombre de voix et à la quatrième place par le nombre de sièges (16) ; le Mouvement du peuple, formation nassérienne ferme la marche de ces quatre formations politiques avec 15 députés. Le reste des sièges est distribué entre des petits partis et des listes, la plupart sans identité politique clairement définie, mais plutôt conservateurs sur le plan des mœurs et libéraux du point de vue économique.

Tout au long de 2020, cette configuration fragmentée des forces politiques alimentera des divergences, des disputes et des invectives au sein de l’ARP qui contribueront à créer une atmosphère de chaos dans l’enceinte législative. Abir Moussi et son parti feront en sorte de paralyser l’action parlementaire et de se saisir de l’élection du leader d’Ennahdha à la présidence de l’ARP pour cliver, autant que faire se peut, la scène politique.

* Politiste, directeur de recherche au CNRS, IREMAM, UMR 7310, AMU. Cet article s’inscrit dans le cadre des résultats du projet de recherche : « Crise et représentation politique en Afrique du nord. Dispositifs institutionnels et contestation » (CSO2017-84949-C3-2-P) financé par le Ministère espagnol de l'Économie, l’industrie et la compétitivité (MINECO), l'Agence nationale de la recherche (AEI) et le Fond européen de développement régional (FEDER) (2018-2021) (MINECO/AEI/FEDER, UE).

1 L’Appel de la Tunisie est un parti politique tunisien fondé par feu le président de la République, Béji Caïd Essebsi en 2012. Il apparaît alors comme le fédérateur de sensibilités politiques extrêmement diverses et donc comme un rassemblement hétéroclite qu’unit principalement le rejet du mouvement Ennahdha : on trouve en son sein des figures politiques proches de Habib Bourguiba, des caciques du parti dissous du président déchu (le Rassemblement constitutionnel démocratique-RCD), des patrons inquiets pour la bonne marche de leurs affaires, mais aussi des anciens militants de gauche venant du mouvement associatif ou d’autres partis politiques.

2 Kais Saïed peut être qualifié de leader populiste dans la mesure où le populisme, dans une acception discursive est

« un discours centré sur “le peuple” et “l’élite” ou “les élites” » (Camau, 2020, art. cit., p. 67). En effet, Kais Saïed a construit ses référents « à partir de l’antagonisme entre un vaste ensemble d’exclus du pouvoir et une petite minorité détentrice illégitime de son monopole. Les populistes prétendent représenter “le peuple” des exclus contre “l’élite”

illégitime et énoncent leurs revendications politiques au nom de la volonté populaire » (Ibid.). Sous un second angle, notamment celui qui renvoie à une conception spécifique du peuple (« le peuple-Un »), à la théorie d’une démocratie

« directe, polarisée et immédiate », ainsi qu’à une modalité de la représentation (« l’homme-peuple ») (Rosanvallon, 2020, p. 27-75), Kais Saïed peut être défini comme un leader populiste (Gobe, 2020).

3 Deux députés sont venus renforcer le groupe parlementaire Ennahdha qui comprend désormais 54 membres.

4 Ou « islamo-révolutionnaire » pour reprendre les formules de Michaël Ayari, le représentant de l’International Crisis Group à Tunis (conversation privée). Cette coalition hétérogène rassemble un micro parti salafiste (Rahma), des sympathisants et anciens militants nahdhaouis et des d’anciens membres des ligues de protection de la révolution (voir infra).

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2 C’est dans cette atmosphère politique pesante que les négociations autour de la formation du gouvernement, fin 2019, début 2020, piétinent. Le 10 janvier 2020, le candidat proposé par Ennahdha, Habib Jemli, se voit refuser la confiance de la chambre des députés. Cet échec redonne l'initiative au président de la République, Kais Saïed, qui choisit comme personnalité chargée de former le nouveau cabinet, Elyes Fakhfakh. Entré en politique « sous la bannière du parti centre- gauche, Ettakatol »5, cet ancien ministre de la troïka (2012-2013) chargé du Tourisme, puis des Finances semblait avoir achevé sa carrière politique après avoir subi une écrasante défaite à la présidentielle de 2019 (0,34 % des suffrages). Mais il apparaît, aux yeux de Kais Saïed, comme le candidat le plus à même à garantir la mise à l’écart de Qalb Tounes du cabinet, alors que Rached Ghannouchi, tout au contraire, défend, depuis l’échec de Habib Jemli, l’inclusion de l’ennemi d’hier au sein du gouvernement (Khalfaoui, 2020, p. 203).

Confronté à un président très bien élu, bénéficiant d’une forte légitimité populaire et placé hors de sa sphère d’influence, Ennahdha se retrouve face à un dilemme : entrer dans un gouvernement de coalition dont il n’assure pas la direction ou le censurer, ce qui permettrait au chef de l’État de dissoudre l’ARP et de convoquer les électeurs pour des élections anticipées. In fine, le parti islamo-conservateur choisit la première option, c’est-à-dire la moins risquée.

Ce faisant, la coalition gouvernementale n’en est pas vraiment une. Dans une telle configuration Ennahdha est à la fois au pouvoir et dans l'opposition. Certes, il fait partie du gouvernement Fakhfakh, mais dans le même temps, il est à la tête d’une « troïka » parlementaire comprenant le parti de Nabil Karoui et la Coalition al Karama qui s’oppose au gouvernement. Ainsi la Tunisie aborde la crise du coronavirus avec un cabinet formé contre la volonté du premier parti de Tunisie et une chambre des députés paralysée par sa fragmentation et par l’action de partis non désireux de jouer le jeu parlementaire (Elleuch, 2020, p. 218).

La première vague du Covid-19 engendre au début une baisse de l’intensité des conflits politiques et la mise en œuvre de mesures de confinement général aux fins d’aplatir la courbe des infections et permettre au système de santé publique défaillant de tenir le choc (I). La trêve relative se prolongera au sein de l’ARP jusqu’à la mi-mai, période de sortie du confinement général. Les luttes politiques parlementaires reprennent alors de plus belle (II), tout comme les batailles entre la présidence de la République et Rached Ghannouchi et entre le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh et le leader d’Ennahdha, soutenu par l’improbable alliance Qalb Tounes/Coalition al Karama, puis entre le successeur d’Elyes Fakhfakh à la primature, Hichem Mechichi qui, initialement désigné par Kais Saïed, a changé d’alliés pour trouver un appui auprès de la « troïka » parlementaire Ennahdha-Qalb Tounes-Coalition al Karama (III).

Covid-19 et action publique ou comment pallier les faiblesses du système de santé et d’une économie en crise

Alors que les premiers cas de Covid-19 sont recensés en Europe à la fin janvier, les autorités tunisiennes réagissent rapidement en prenant l'initiative, courant de février, d'installer des caméras de surveillance thermique dans les aéroports et de distribuer des formulaires aux résidents et aux touristes venant de l’étranger, afin de constituer une base de données des personnes susceptibles d'être infectées6.

Un système de santé publique exsangue

5 Soudani S., « Elyes Fakhfakh, chargé de former un gouvernement », Le Courrier de l’Atlas, 20/01/2020,

<https://www.lecourrierdelatlas.com/tunisie-elyes-fakhfakh-charge-de-former-un-gouvernement-23256/>.

6 Abdelmoula M. R., « Le coronavirus en Tunisie : virus émergent et problèmes anciens », Safir Arabi, 06/04/2020,

<يبرعلا ريفسلا | ىلوملا دبع يمار دمحم | ..ةميدق رومأو دجتسم سوريف :سنوت يف انوروكلا (assafirarabi.com)>

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3 Lorsque la Tunisie enregistre officiellement sa première infection par le Covid-19, le 2 mars 20207, les pouvoirs publics constatent que le nombre de lits en soin intensif, dans tous les établissements de santé publique, est inférieur à 300, que 90 % des infrastructures médicales se concentrent dans quatre des 24 gouvernorats du pays et que la plupart des établissements publics ne sont nullement aptes à accueillir les personnes infectées par le Covid-19. Seuls les hôpitaux universitaires, qui n'existent que dans certains gouvernorats, peuvent les recevoir8. Le système de santé publique, sous-financé depuis des années, est confronté au début de l’épidémie à de multiples pénuries allant des masques médicaux, aux ambulances en passant par les surblouses, le matériel de stérilisation, les ambulances, les bouteilles d’oxygène médical, les respirateurs artificiels, le nombre insuffisant d’anesthésistes réanimateurs, etc.

Les gouvernants ont bien conscience que le système de santé ne peut pas prendre en charge un trop grand nombre de malades au regard de ses capacités. Aussi l’objectif des autorités est-il de limiter au maximum les foyers d’infection pour éviter que le nombre de cas graves dépasse le nombre de lits de réanimation disponible. Pour ce faire le gouvernement anticipe sur le niveau d’alerte sanitaire : il décide de fermer les établissements d'enseignement à partir du 11 mars. Le 12 mars, dans un discours télévisé, Elyes Fakhfakh annonce une série de « mesures drastiques »9 : fermeture des cafés, des restaurants et des lieux publics similaires, suspension des prières collectives dans les mosquées avant d’en ordonner la fermeture complète. De son côté, le président de la République, Kais Saïed, annonce un couvre-feu nocturne, à compter du 17 mars, ainsi que la fermeture des aéroports et des ports (à l'exception des vols de rapatriement des Tunisiens bloqués à l'étranger), puis déclare le 20 mars l'imposition d'un confinement général à partir du 22 du même mois pour une période de deux semaines (qui sera prolongée jusqu’au 4 mai), à l'exception de certaines administrations et entreprises publiques et privées dont les activités sont jugées vitales10.

De telles mesures ont des effets économiques et sociaux récessifs auxquels le gouvernement s’efforce de faire face tant bien que mal. Le 21 mars dans un discours télévisé, Elyes Fakhfakh annonce un dispositif comprenant une série de mesures économiques et sociales pour « atteindre les trois objectifs suivants à savoir : ne laisser aucun citoyen tunisien dans le besoin, ne perdre aucun poste d’emploi et ne perdre aucun établissement économique »11.

Pallier les effets sociaux négatifs du confinement

Afin de « préserver les postes d’emplois et garantir les salaires des employés, ouvriers et fonctionnaires », les mesures économiques prévues comprennent « une ligne de financement d’une valeur de 300 millions de dinars sous forme d’aides au profit des employés en chômage technique » ; […] des financements exceptionnels d’une valeur de 150 millions de dinars sous forme de primes au profit des catégories sociales vulnérables ; le report du paiement des crédits bancaires pendant une période de 6 mois au profit des personnes dont les salaires ne dépassent pas les 1 000 dinars ».

Ce dispositif, complété par la suite, fait l’objet de nombreuses critiques dans les associations caritatives et les milieux sociaux et politiques positionnés à gauche qui pointent le caractère

7 Haouari I., « Le ministre de la Santé annonce : premier cas de coronavirus confirmé en Tunisie », La Presse, 2/03/2020,

<https://lapresse.tn/50926/le-ministre-de-la-sante-annonce-premier-cas-de-coronavirus-confirme-en-tunisie/>.

8 Abdelmoula M. R., « Le Covid-19 en Tunisie : une rude épreuve pour une santé publique exsangue », Safir Arabi, 15/04/2021, <يبرعلا ريفسلا | ىلوملا دبع يمار دمحم | ةكهنم ةيمومع ةحصل ٍساق ٌرابتخا :سنوت يف19-ديفوك (assafirarabi.com)>

9 Jelassi M. K., « Risques de propagation du coronavirus : Elyes Fakhfakh annonce une batterie de mesures drastiques », La Presse, 13/03/2020, <https://lapresse.tn/52824/risques-de-propagation-du-coronavirus-elyes-fakhfakh-annonce- une-batterie-de-mesuresdrastiques/>.

10 Abdelmoula M. R., « Le coronavirus en Tunisie… », art. cit.

11 Réalités, « Coronavirus en Tunisie : Fakhfakh annonce une série de mesures sociales et économiques », 21/03/2020,

<https://www.realites.com.tn/2020/03/coronavirus-en-tunisie-fakhfakh-annonce-une-serie-de-mesures-sociales- eteconomiques-video/>.

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4 insuffisant des mesures12. Elles invoquent le caractère très nettement insuffisant des 150 millions de dinars tunisiens (DT) alloués aux catégories vulnérables.

Cette somme est dispatchée entre la catégorie les personnes dites à faible revenu et celle des personnes ayant des besoins spécifiques. La première comprend 623 000 familles à faible revenu, qui doivent toucher chacune 200 DT, et la seconde concerne 26 000 familles qui se voient allouées chacune 50 DT. Ce montant apparaît d’autant plus faible que les mesures de confinement entraînent des dépenses supplémentaires en raison du trafic de denrées alimentaires subventionnées, ainsi que du prix élevé des masques et autres produits à caractère prophylactique.

De surcroît, cette aide a été ponctuelle alors que la crise sanitaire s’est prolongée, notamment à partir de la rentrée scolaire de septembre13.

Par ailleurs, la distribution de ces aides a rencontré plusieurs difficultés d’ordre matériel.

Tout d’abord, pour bénéficier de l’allocation de 200 DT, l’ayant-droit devait passer par un circuit administratif le conduisant à déposer une demande auprès du Omda de son district (Imada, l’autorité administrative déconcentrée de troisième degré). Une fois l’accord obtenu, il pouvait se rendre au bureau de poste afin de toucher l’aide. Il en a résulté des queues de plusieurs centaines de personnes se pressant devant les sièges des districts et des bureaux de poste sans respect des gestes barrières14. De surcroît, il s’est avéré qu’une partie de cette population précaire n’était pas recensée par l’administration. En effet, le gouvernement d'Elyes Fakhfakh a eu recours aux cartes maladie à bas tarif (les cartes jaunes) comme seul mécanisme social permettant de toucher des milliers de familles tunisiennes classées dans les catégories sociales vulnérables. Ce mécanisme a révélé son inefficacité en raison d'une quasi-absence d’informatisation des données : de nombreux bénéficiaires potentiels de l'aide en ont été privés. Pour pallier les difficultés de l'État à recenser les populations pauvres, le gouvernement a sollicité l'aide des omdas et des délégués (l’équivalent d’un sous-préfet en France) pour préparer des listes complémentaires de personnes privées de prestations. Le clientélisme et le népotisme consécutifs à l’application de cette mesure ont suscité de nombreux mécontentements sociaux dans les campagnes et les villes de l’intérieur15.

Le montant de 300 millions de DT accordé aux salariés mis en chômage technique n’a pas non plus été exempt de critiques. Il est vrai que la somme a été fixée a priori sans tenir compte de la durée du chômage et sans que ne soient définis, ou tout au moins rendus public, les critères utilisés par le gouvernement pour calculer le montant de l’aide distribuée aux salariés chômeurs16.

Les travailleurs précaires et salariés ont également été confrontés à l’augmentation des prix des produits de base et à la question des pénuries de denrées alimentaires subventionnées comme la semoule et la farine qui servent à la confection du pain, aliment de base des Tunisiens modestes.

Des grossistes spéculateurs ont constitué d’important stocks de semoule et de farine anticipant l’accroissement de la demande liée à l’inquiétude suscitée à la mise en place du confinement général.

Cette situation a incité « le ministère du Commerce à confier la distribution de la semoule aux représentants de l’État (gouverneurs, délégués et sous-délégués [omdas]) et aux collectivités locales » (Taleb, 2020, p. 58). Mais cela n’a pas empêché le népotisme et le clientélisme de fonctionner dans la mesure où les délégués ont tiré partie de leur position de monopole pour distribuer à leurs proches les stocks de semoule à leur disposition (Ibid., p. 59).

La gravité du phénomène a incité le président de la République à s'en préoccuper, lors d'une réunion du Conseil national de sécurité le 31 mars 2020 considérant que les pratiques monopolistiques constituaient des « crimes de guerre », position guère éloignée de celle du chef du

12 Ben Youssef M. S., « Tunisie. Qui paie le prix du coronavirus ? », Orient XXI, 21/04/2020,

<https://orientxxi.info/magazine/tunisie-qui-paie-le-prix-du-coronavirus,3784>.

13 Jouili M., « À propos des mesures prises pour faire face au coronavirus : comment la crise s’est-elle transformée en une occasion de satisfaire la cupidité du capital ? », al Moufakkira al Qanouniyya, 29 janvier 2021, < ةذَخَّتُملا تاءارجلإلاوح

؟لاملا سأر عشج ءاضرلإ ةصرف ىلإ ةمزلأا ل ّوحتت فيك :انوروك ةمزأ ةهجاومل | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

14 Abdelmoula M. R., « Le coronavirus en Tunisie… », art. cit.

15 Nabli Y., « La précarité au temps du coronavirus : l'État à la recherche de ses “citoyens pauvres” », al Moufakkira al Qanouniyya, <نع ثحبت ةلودلا :انوروكلا نمز يف ةشاشهلا"اهينطاوم" ءارقفلا | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

16 Jouili M., art. cit.

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5 gouvernement, qui, de son côté, a estimé que les monopolisateurs de denrées manipulaient les Tunisiens et que la loi leur serait appliquée dans toute sa rigueur.

Ses déclarations emphatiques des deux têtes de l’Exécutif ont fait réagir Chawki Tabib, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption qui a rappelé que la loi de 2015 relative à la réorganisation de la concurrence et des prix prévoit des sanctions très légères à l’encontre des individus pratiquant ce genre de spéculation. Par conséquent, dans une première étape, il conviendrait de démanteler le système de corruption en rendant plus sévères les sanctions prévues par l’article 49 du texte17.

Alors que la situation économique apparaît difficile pour les catégories vulnérables et les salariés du secteur privé, les employeurs, tout au moins les plus importants d’entre eux, semblent dans une meilleure posture pour défendre leurs intérêts. Le patronat par l’intermédiaire du porte- parole de l’Union Tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA), Samir Majoul, a été « offensif » et s’est positionné dans une logique du donnant donnant. Le 20 mars, dans une intervention télévisée, il affirme tout de go : « Si vous voulez que l’on fasse des dons, vous devez exonérer les entreprises d’impôts »18.

Des mesures économiques principalement en faveur des grandes entreprises ?

Dans son discours du 21 mars, le chef du gouvernement énumère un premier train de mesures en faveur des entreprises afin qu’elles puissent disposer des liquidités nécessaires pour continuer à fonctionner sans ponctionner de manière excessive les ressources budgétaires. À cet effet, il est prévu le report du paiement des impôts pendant trois mois ; celui du paiement des échéances de la Caisse nationale de sécurité sociale du deuxième trimestre pendant une période de trois mois ; le report du paiement des dettes pendant une période de six mois ; la restitution de la taxe sur la valeur ajoutée dans un délai d’un mois ; l’exemption des entreprises ayant conclu des marchés publics de pénalités pour retard de paiement pendant six mois.

Un deuxième train de mesures est beaucoup plus critiqué par certains analystes positionnés à gauche de l’échiquier politique. Il concerne surtout les grandes entreprises et est considéré comme étant le résultat du lobbying d’une bourgeoisie qualifiée de « rentière », car dépendante de l’État pour assurer la viabilité de ses entreprises et pour la réalisation de ses profits19. La première mesure consiste à rééchelonner les dettes fiscales et douanières sur sept ans. Selon les estimations du ministère des Finances, ces dettes s'élèvent à 10 milliards de DT, soit 21 % du budget total de l'État et 31 % des recettes propres pour 2020 et quatre fois le montant des provisions allouées pour l'ensemble des mesures (2,5 milliards de DT). D’où la question posée par l’économiste Mustapha Jouili : « Est-ce la pandémie qui a empêché ces entreprises de payer leurs dettes fiscales et douanières ? » Bien sûr, la réponse est négative : la crise du Covid-19 n'a aucun rapport avec toutes ces dettes, qui seraient la conséquence du non-respect par ce que l’auteur appelle la bourgeoisie lumpen compradore de ses engagements envers l'État20.

17 Son article 49 prévoit l’application une peine d’emprisonnement « d'un mois à un an et d’une amende de 1 000 dinars à 100 000 dinars ou de l'une de ces deux peines ». Voir Osama Othman, « Le monopole est un “crime de guerre” qui met à nu la faible dimension dissuasive du droit tunisien », al Moufakkira al Qanouniyya, 7/04/2020, < برح ةميرج راكتحلإا يسنوتلا نوناقلا يف يعدرلا بناجلا فعض يرعت | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

18 Abdelmoula M. R., « Le coronavirus en Tunisie… », art. cit.

19 Ghorbali F., « La pandémie de coronavirus : des bourgeoisies miteuses se battent pour préserver leur profit », al Moufakkira al Qanouniyya, 21/06/2020, <عيرلا ىلع ظافحلا ةكرعم يف ةثرلا تايزاوجربلا :سنوت يف انوروك ةحئاج | Legal Agenda (legal-agenda.com)>. >

20 Jouili M., art. cit. La notion de bourgeoisie compradore (acheteur) a été utilisé par les auteurs marxistes pour décrire en premier lieu « la bourgeoisie portuaire d'Amérique latine directement liée aux capitaux internationaux » (Torterat, 2019). Mustapha Jouili y accole le terme dévalorisant lumpen qui en allemand signifie « chiffon ». Si chez Marx, le lumpenproletariat désignait le « prolétariat en haillon », c’est-à-dire un « sous-prolétariat » constitué des éléments déclassés de la société, chez Jouili, la « lumpen bourgeoisie compradore » renvoie péjorativement à une « sous-bourgeoisie » sans autonomie, incapable d’innovations, mais en symbiose avec l’État pour obtenir des avantages économiques indus.

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6 La deuxième mesure se rapporte à la mise en place d’une garantie d’une valeur de 500 millions de DT pour permettre aux institutions d’octroyer de nouveaux crédits. Mustapha Jouilli rappelle ici l'énorme volume de prêts que les principaux entrepreneurs auraient pillés, car remboursés par l'État, sous couvert de la recapitalisation des banques publiques. Il note également que sur les 60 milliards de DT de prêts accordés au secteur privé en 2018, les grandes entreprises ont reçu environ 35 milliards de DT, ce qui signifie que cinq familles influentes ont obtenu 57 % des prêts bancaires, alors que le secteur agricole, malgré son importance pour l’économie, n'en a reçu que 4 %. Et de conclure que les mêmes familles influentes prendront la plus grande part de cette ligne de garantie21. Mustapha Jouili décline plusieurs autres mesures prises par le gouvernement qui in fine profite largement à cette bourgeoisie lumpen compradore qui apparaît en position de force pour négocier avec un État affaibli des subventions et exonérations fiscales diverses.

En dépit de ses lacunes, la Tunisie sort du confinement général en ayant été capable de contenir largement l’épidémie : à partir de la mi-avril, les taux d’infection commencent à baisser et les autorités sanitaires semblent maîtriser la situation. Au 5 mai, le pays compte 1 032 cas confirmés de Covid-19 et 45 décès22.

Du confinement ciblé à la reprise de l’épidémie

Le gouvernement met alors en place son plan de déconfinement progressif (dit

« confinement ciblé ») qui débute le 4 mai et s’étend jusqu’au 14 juin. Toutefois, à partir de la seconde quinzaine de juin, les autorités prennent une série de mesures qui vont progressivement saper le succès obtenu lors de la première vague de l’épidémie. En premier lieu, le gouvernement, qui souhaite réduire la facture économique et sociale du coronavirus afin d’éviter que la situation sociale n'explose, décide de l’ouverture des frontières. Il est encouragé, dans ce sens, par le secteur privé, plus particulièrement par les entreprises touristiques, qui demandent la levée rapide des restrictions pour revenir à une situation « normale » en matière de consommation et d’organisation du travail. Les autorités, après avoir classé les pays étrangers en fonction de trois couleurs correspondant à la gravité de la propagation de l’épidémie ont rapidement assoupli les contrôles.

In fine, à partir de juillet, l’entrée sur le territoire tunisien n’est plus vraiment conditionnée par des restrictions sérieuses. La plupart d’entre elles sont également levées sur les lieux de travail, dans les transports, les lieux de culte, les lieux publics, les espaces commerciaux, les plages et les lieux de loisirs, ainsi que lors d'événements spéciaux, de manifestations publiques et autres festivals23.

À partir du mois d’août, la situation sanitaire commence à se dégrader sérieusement. Le 6 août, l’Organisation mondiale de la santé annonce l’entrée de la Tunisie dans une deuxième vague.

À partir du 10 août, l’augmentation du nombre de cas enregistrés journellement progresse : 50 cas par jour, ensuite 100, puis plus de 200 début septembre. À la mi-septembre, la Tunisie compte 500 nouveaux cas par jour24. En octobre, le couvre-feu se généralise progressivement sur l’ensemble du territoire national, alors que les restaurants et les cafés se voient imposer des jauges et des horaires de plus en plus restrictifs25. La dégradation de la situation sanitaire pousse le nouveau chef du gouvernement, Hichem Mechichi, à demander à tous les gouverneurs d’instaurer un couvre-feu à partir du 20 octobre 2020. Dès fin octobre, entre autres mesures supplémentaires, les autorités limitent drastiquement les déplacements entre les régions et décident de fermer temporairement les écoles, alors que le couvre-feu est avancé d’une heure en semaine26.

21 Ibid.

22 Abdelmoula M. R., « Le Covid-19 en Tunisie … », art. cit.

23 Abdelmoula M. R., « Le Covid-19 en Tunisie : le second round a commencé », Safir Arabi, 24/09/2020, < 19-ديفوك يبرعلا ريفسلا | ىلوملا دبع يمار دمحم | ..يناثلا طوشلا قلطنا :سنوت يف (assafirarabi.com)>.

24 Ibid.

25 Soudani S., « En Tunisie, l’instauration du couvre-feu se généralise », Le Courrier de l’Atlas, 12/10/2020.

26 Cherif R., « Covid-19 en Tunisie : fermeture des écoles et restrictions de déplacement », Le Courrier de l’Atlas,

<https://www.lecourrierdelatlas.com/Covid-19-en-tunisie-fermeture-des-ecoles-et-restrictions-de-deplacement/>.

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7 En fait, le gouvernement Mechichi a décidé d’adopter une « politique de coexistence avec l’épidémie »27 : il est hors de question de mettre en place un confinement général à l’image de celui du printemps, mais plutôt de renforcer le système de santé publique pour absorber les nouveaux cas d’hospitalisation. Aussi les hôpitaux portent-ils au dernier trimestre le nombre de lits en soin intensif affectés aux patients atteints par le Covid-19 à plus de 400 et le nombre de lits équipés en oxygène à plus de 2 000. Cahin-caha, en fonction de l’évolution de l’épidémie les autorités vont être conduites jusqu’à la fin de l’année à faire succéder aux décisions de durcissement des dispositions sanitaires, des périodes d’assouplissement. Cette politique se paie d’un tribut humain relativement lourd. En décembre, le pays a atteint le seuil de 100 000 personnes ayant été infectées par le coronavirus et compte 3 000 décès. La Tunisie arrive ainsi exsangue à la fin de 2020 tout en n’étant pas sortie de l’épidémie : la deuxième vague atteint son acmé en février 2021 en dépassant le seuil de 7 000 décès et de 200 000 individus ayant contracté le virus28.

L’action publique de lutte contre l’épidémie de Covid-19 s’est déroulée dans un contexte politique et social particulièrement tendu et chaotique. En fait, la trêve politique pour lutter contre le coronavirus sera très brève. Même pendant le confinement général, les passes d’armes entre les différents acteurs politiques ne cesseront pas, puis reprendront de plus belle dès le début du processus de déconfinement.

La Chambre des députés au temps du Covid-19 : « le pouvoir d’un Parlement délétère »29

Dans son discours du 21 mars, Elyes Fakhfakh avait annoncé qu’il présenterait un projet de loi lui permettant de légiférer par décrets lois, conformément au deuxième alinéa de l’article 70 de la Constitution dans le but de « lutter contre la répercussion de la propagation du coronavirus et assurer le fonctionnement normal des installations vitales ». Ledit article permet à l’ARP, au trois- cinquième de ses membres, d’habiliter par une loi le chef du gouvernement à prendre des décrets dans le domaine de la loi pour une durée maximale de deux mois, à condition qu’ils soient soumis à l'approbation de l’ARP à l'expiration de l’habilitation.

L’ARP au temps du confinement général : un dissensus à bas bruit

La proposition d’Elyes Fakhfakh, est vécue par les députés comme une offensive de l’Exécutif visant à empiéter sur le pouvoir législatif. Certes, les partis qui composent la coalition au pouvoir annoncent qu'ils acceptent de voter l’habilitation, y compris le Mouvement Ennahdha, bien que certains de ses dirigeants aient initialement déclaré leur rejet de cette option.

Soumis le 25 mars à la commission du règlement intérieur, de l’immunité, des lois parlementaires et des lois électorales, le projet de loi gouvernemental est largement amendé. Les groupes parlementaires de l’opposition représentés à la commission, ainsi qu’Ennahdha, se sont évertués à restreindre le champ et la durée « de la délégation en limitant la période de l’habilitation à un mois et en réduisant sa portée »30. Ces amendements sont l’indice d’une forte réticence des parlementaires à déléguer au chef du gouvernement une partie des pouvoirs législatifs31. Le 26 mars, l’ARP, réunie en séance plénière, réitère son désir d’encadrer l’action de l’Exécutif. Elle s’empresse de voter une « décision » contra legem comprenant des procédures exceptionnelles qui instituent une

« cellule de crise parlementaire » pour exercer les tâches de contrôle sur le gouvernement et

27 Abdelmoula M. R., « Le Covid-19 en Tunisie : une rude épreuve… », art. cit.

28 Ibid.

29 J’emprunte la formule au politiste tunisien Mrad H., « Tunisie. Le pouvoir d’un Parlement délétère », Le Courrier de l’Atlas, 2/08/2020, <https://www.lecourrierdelatlas.com/point-de-vue-tunisie-le-pouvoir-dun-parlement-deletere/>.

30 Pour tous les détails, voir Chafik Sarsar (2020, p. 140).

31 Ayadi H., « Séance plénière autour de la loi d’habilitation : que veut le Parlement ? (en arabe) », Le Maghreb, 26/03/2020.

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8 permettent la tenue à distance des réunions des commissions et du bureau (Elleuch, 2020, p. 223).

Le document voté donne la possibilité au bureau de l’ARP de décider de raccourcir un certain nombre de délais et de tenir non seulement des séances plénières à distance, mais aussi de voter à distance, pour contrer l’argument de la difficulté de fonctionnement de la chambre des députés dans une situation sanitaire impliquant une distanciation physique. Toutes les procédures ainsi adoptées sont en contradiction avec les dispositions du règlement intérieur de l’ARP, ce qui n’a pas empêché les députés d’approuver le texte à une large majorité des élus présents (117 voix pour, 17 abstentions et 3 contre)32.

Elyes Fakhfakh n’apprécie guère les modifications apportées au projet gouvernemental : il menace, dans un message au président de l’ARP, de retirer le projet de loi si une formule consensuelle n’est pas trouvée entre la primature et les parlementaires. De son côté, le PDL, désireux de placer en porte-à-faux Ennahdha dans sa volonté de contrôle de l’Exécutif, annonce qu’il votera l’habilitation. In fine, voulant éviter d’apparaître comme des partis irresponsables en ces temps d’épidémie, Ennahdha et Qalb Tounes reculent et acceptent à leur tour d’approuver le projet de loi du gouvernement. L’habilitation est votée par 178 voix pour, 17 contre et 2 abstentions33. Ennahdha entre coalition gouvernementale et coalition parlementaire

Pour autant, Ennahdha ne perd pas de vue son objectif à court terme : inclure Qalb Tounes et la coalition al Karama au gouvernement34. Or le parti de Nabil Karoui donne rapidement des signes de délitement. Au cours de la deuxième semaine de mars 2020, le groupe parlementaire Qalb Tounes connaît une scission. Arguant du fait que Nabil Karoui monopoliserait la décision, 11 députés dont Hatem Mliki, le président du groupe et l’industriel soussien, Ridha Charfeddine, vice- président du parti Qalb Tounes, annoncent leur démission de l’organisation politique créée par Nabil Karoui et la formation d’un nouveau bloc parlementaire, le groupe national35. Par conséquent, il apparaît urgent aux dirigeants d’Ennahdha et de Qalb Tounes de mettre fin au phénomène de la transhumance parlementaire qui traverse la plupart des formations politiques présentes à l’ARP, à l’exception d’Ennahdha. Aussi, la commission du règlement intérieur et des lois parlementaires, sous l’impulsion d’Ennahdha, entreprend-t-elle de réviser le règlement intérieur pour interdire le nomadisme parlementaire : le 22 avril, elle vote un amendement proposé par des députés de Qalb Tounes interdisant à un élu démissionnaire de sa formation politique de rejoindre un autre groupe. Puis dans un second temps, Ennahdha présente une nouvelle proposition de modification du règlement prévoyant, cette fois-ci, une sanction beaucoup plus draconienne : la perte du mandat parlementaire. L’amendement suscite chez les juristes tunisiens un tollé dans la mesure où il est en contradiction avec la Constitution et la loi électorale36. Il n’est d’ailleurs pas soumis au vote de l’ARP réunie en séance plénière. À la mi-mai, faute de voir l’amendement adopté, Ennahdha envoie un avertissement explicite au chef du gouvernement : il n’est pas question qu’il forme un nouveau groupe parlementaire à partir des députés démissionnaires des groupes

32 Elleuch M., « Le Parlement en 2020 : quand les règles du jeu et les instances d’arbitrages deviennent des objets de conflit (en arabe) », al Moufakkira al Qanouniyya, 5/03/2020, <حبصت امدنع :2020 ةنس ناملربلا"ةبعللا دعاوق" َّلحم ميكحتلا لكايهو عارص | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

33 Ayadi H., « Séance plénière : approbation de la loi d’habilitation : 178 oui (en arabe) », Le Maghreb, 4/04/2020.

34 À propos de l’insistance du Mouvement Ennahdha d’étendre la coalition gouvernementale à Qalb Tounes, l’éditorialiste du quotidien Le Maghreb y voit la volonté de Rached Ghannouchi de constituer une alliance avec une partie de la nébuleuse destourienne héritière de Nidaa Tounes afin d’éviter que ne se cristallise autour d’Abir Moussi une coalition anti-nahdhaouie aspirant à exclure son parti de la scène politique légale. Voir Krichen Z., « Le chef du gouvernement, la coalition parlementaire, le président de la République et Abir Moussi dans les batailles d’Ennahdha (en arabe) », Le Maghreb, 7/07/2020.

35 Ouerfelli M., « Le bilan parlementaire de 2020 (en arabe) », Le Maghreb, 04/01/2020.

36 Voir à ce sujet l’analyse juridique de Mahdi Elleuch, « La proposition d’interdire le tourisme partisan dans le règlement intérieur de l’ARP : laisser tomber la maladie pour traiter l’un de ses symptômes (en arabe) », al Moufakkira al Qanouniyya, 11/05/2020, <عنم حرتقم"ةيبزحلا ةحايسلا" هضارعأ دحأ جلاعنل ضرملا كرتن امدنع :يسنوتلا ناملربلل يلخادلا ماظنلا يف | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

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9 existants37. Alors que son parti occupe déjà le plus grand nombre de portefeuilles au sein du gouvernement, Rached Ghannouchi exerce des pressions sur Elyes Fakhfakh afin qu’il nomme des conseillers membres ou proches d’Ennahdha38. Comme l’écrit de manière imagée le journaliste Neji Bghouri, le mouvement islamo-conservateur « mange avec le loup » et « pleure avec le berger ».

Autrement dit, le parti de Rached Ghannouchi tente de tirer profit « des avantages du gouvernement » tout en « récoltant les fruits de sa colère dans l’opposition »39.

Les autres formations de la coalition gouvernementale, notamment la Courant démocrate et le Mouvement du peuple perçoivent les manœuvres d’Ennahdha comme une opération visant au mieux à élargir la coalition gouvernementale en les marginalisant et au pire à former une nouvelle coalition en les évinçant. Aussi Elyes Fakhfakh s’efforce-t-il de clarifier la situation en invitant ses

« partenaires » à signer une plateforme de solidarité et de stabilité gouvernementale40. Mais peine perdue, le Mouvement dirigé par Rached Ghannouchi refuse de signer le document.

À partir de la mi-juin, la publicisation de soupçons autour de l’implication d’Elyes Fakhfakh dans une affaire de prise illégale d’intérêts fragilise davantage sa situation politique. Ennahdha s’engouffre dans la faille. Le 12 juillet, sans attendre les résultats de la commission d’enquête parlementaire présidée par le député de Qalb Tounes, Iyadh Elloumi, le Conseil de la Choura d’Ennahdha décide de retirer sa confiance au gouvernement et charge le président du Mouvement de « mener les consultations avec les partis et les organisations nationales » en vue de la formation d’un nouveau gouvernement. Le lendemain, le président de la République, qui caracole en tête dans les sondages41, recadre de manière cinglante Rached Ghannouchi en lui rappelant « qu’il n’y aucune disposition dans le texte constitutionnel actuel pour mener des consultations et des réunions sur le choix du nouveau chef du gouvernement, alors que l’actuel a tous les pouvoirs »42.

Le 15 juillet, alors qu’une motion de censure, signée par 105 députés (non loin des 109 voix requises pour son adoption) est déposée au bureau de l’ARP, le chef de l’État demande avec insistance à Elyes Fakhfakh de présenter sa démission. Ce que fait ce dernier qui, en quittant de lui-même la primature, donne la possibilité à Kais Saïd de couper l’herbe sous le pied de Rached Ghannouchi qui se trouve privé du pouvoir de désigner le successeur du chef du gouvernement.

La démission d’Elyes Fakhfakh permet ainsi à Kais Saïd de choisir « la personnalité la mieux à même de former le gouvernement » en s’appuyant sur l’article 98 de la Constitution43.

Les ambitions de Rached Ghannouchi de jouer un rôle central tant dans le champ politique en tant que leader du Mouvement Ennahdha que dans la vie institutionnelle en tant que président de l’ARP encouragent Abir Moussi et le PDL à perturber le fonctionnement normal de l’institution parlementaire.

Abir Moussi ou le pagliacisme parlementaire

37 Bghouri N., « Manger avec le loup et pleurer avec le berger : que veut Ennahdha (en arabe) ? », Nawaat, 19/05/2020,

<Nawaat – ؟ةضهنلا ديرت اذام ،يعارلا عم يكبتو بئذلا عم لكأت>.

38 Krichen Z., « Pas de politiciens combinards, pas de technocrates techniciens : de la compétence… toujours de la compétence (en arabe) », Le Maghreb, 28/04/2020.

39 Bghouri N., « Manger avec le loup… », art. cit.

40 Ibid. Le document en sept points proposé par Fakhfakh mentionne, entre autres, la nécessité d’« être solidaire afin d’assurer la stabilité politique » (c’est-à-dire la stabilité gouvernementale). Ce dernier point constituait un gage donné par le chef du gouvernement à Rached Ghannouchi visant à lui garantir son maintien à la présidence du Parlement ».

41 Dans un sondage, publié en août 2020 par le quotidien Le Maghreb, Kais Saïed serait, en cas d’élection présidentielle anticipée, élu dès le premier tour du scrutin avec 65,1 % des suffrages. Voir Krichen Z., « Le prochain tremblement de terre politique : les intentions de vote aux élections législatives et à la présidentielle (en arabe) », Le Maghreb, 14/08/2020.

42 Brésillon T., « Après la démission du Premier ministre tunisien, le dialogue ou la confrontation », Middle East Eye (MEE), 16/07/2020, <https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-demission-fakhfakh-saied-ghannouchi- ennahdha>.

43 Hafsa D., « À la suite du dépôt d’une motion de censure et sous la pression de Kais Saïed, Fakhfakh démissionne et écarte les ministres d’Ennahdha (en arabe) », Le Maghreb, 16/07/2020.

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10 Tout au long de 2020, Abir Moussi a fait sauter toutes les normes de la bienséance parlementaire affirmant dans le même temps son mépris de la « révolution tunisienne » portée par des « révolutionnaires de métier » qui ont fait tomber le pays dans l’escarcelle de « l’internationale des Frères musulmans ».

Cette avocate de profession, qui n’a de cesse de réécrire et d’embellir l'histoire du régime autoritaire de Ben Ali, se présente comme le rempart contre les « Frères musulmans » du Mouvement Ennahdha et mise sur la nostalgie de la période de la dictature en entonnant la ritournelle selon laquelle, au temps de Ben Ali, les Tunisiens vivaient dans une société stable et sécurisée. Positionnée au premier rang de l’hémicycle, elle a posé devant elle une photo du président Habib Bourguiba dont « elle a fait son crucifix anti-islamistes », alors que sous la présidence de son mentor Ben Ali, elle se gardait bien de faire référence au « combattant suprême »44.

Son « répertoire d’action » et celui de son parti sont révélateurs du mépris affiché à l’égard de l’institution parlementaire : sit-in dans l’hémicycle et sur le perchoir de l’Assemblée en vue de perturber le fonctionnement normal des séances plénières ; occupation du bureau du chef du cabinet du président de l’ARP ; usage du mégaphone dans l’hémicycle ; port par Abir Moussi d’un casque de moto intégral et d’un gilet pare-balles dans l’enceinte de l’ARP au motif qu’elle serait en danger de mort. Héritière des techniques de muselage de l’opposition du RCD45, elle cherche sans cesse à provoquer ses adversaires politiques. Elle utilise son smartphone pour filmer ses faits et gestes ainsi que ceux de ses adversaires alimentant en direct sa page Facebook afin de faire sa publicité46.

De ce point de vue, elle apparaît comme un « leader pagliaciste » (de pagliaccio en italien pour clown). Sa pratique de « l’outrance, de la vulgarité et du grotesque », le caractère « extraordinaire » (au sens étymologique) de ses actes lui attribuent une « surnature » lui conférant un « effet paradoxal de légitimité ». La légitimité de son action se prouve ainsi d’elle-même « par son outrance, sa violence, son indifférence à la norme, sa jubilation transgressive »47.

Par ailleurs, son action ne se limite pas à occuper physiquement les lieux clés de l’ARP : elle conçoit les procédures parlementaires comme des instruments qu’il convient de mettre au service de son projet politique, quitte à les détourner de leur fonction initiale. En s’appuyant sur l’article 141 du règlement intérieur qui dispose que « chaque président de bloc à l’ARP peut présenter une motion pour en discuter et l’adopter en séance plénière de l’Assemblée, dans le but d’annoncer une position concernant un sujet unique », elle mobilise systématiquement l’outil parlementaire des motions pour en faire un instrument de provocation consistant à perturber le travail législatif, à cliver la scène parlementaire et à obliger les forces politiques présentes à l’ARP à se positionner par rapport à ses ennemis politiques, Ennahdha et les élus de la Coalition al Karama.

44 Dahmani F., « Qui sont les populistes de l’Assemblée des représentants du peuple », Jeune Afrique, 4/02/2020,

<https://www.jeuneafrique.com/mag/889382/politique/tunisie-qui-sont-les-populistes-a-lassemblee-des- representants-du-peuple/>.

45 Elle faisait partie des personnalités, membres de la cellule des avocats du RCD, chargées par le régime autoritaire de Ben Ali de perturber les réunions des indépendants et des opposants tant à l'intérieur qu’à l'extérieur du pays. Voir Éric Gobe (2013).

46 Voir la page Facebook d’Abir Moussi :

<https://www.facebook.com/search/top?q=abir%20moussi%20page%20officiel>. De manière générale, les élus filment le parlement, ses séances, ses batailles et même ses couloirs. Ils diffusent directement des vidéos et n'oublient pas d’envoyer un selfi tous les quarts d'heure au point que certains journalistes s’interrogent sur la capacité des élus à dégager du temps pour exercer leur « métier » de parlementaire. Voir Abdelmoula M. R., « Tunisie : un Parlement qui n'inspire pas la sécurité », Safir Arabi, 30/07/2020, < يبرعلا ريفسلا | ىلوملا دبع يمار دمحم | ..ناملأاب يحوي لا ناملرب :سنوت (assafirarabi.com)>.

47 Pranchère J. Y., « Le pagliacisme n’est pas un populisme. Propositions pour consolider l’originalité du concept de pagliacisme », <https://inrer.org/2020/06/pagliacisme-populisme-discussion/>. Les commentaires des internautes pro-Moussi aux exploits de leur héros sont révélateurs de cette jouissance de la transgression : « Abir tu es la Nation ! »,

« Bravo ! vive la Tunisie », « Bravo lionne ! » (la comparaison avec le lion ou la lionne, le roi des animaux revient sans cesse), « Abir, voix de la vérité ». Voir <https://www.youtube.com/watch?v=GVz2K5PaWpU&t=118s>.

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11 Pour reprendre la formule de l’éditorialiste du journal Le Maghreb, Zied Krichen, elle conduit « une stratégie du bulldozer » dont l’objectif est d’éliminer tout espace politique possible entre son parti et Ennahdha : « La seule ligne de clivage réelle en fonction de laquelle toutes les forces politiques et sociales doivent se positionner est celle qui sépare les “Frères” et leur “système de destruction” de l’“État national” […]. Il n’y a pas de place dans cette bataille impliquant le destin de la Tunisie pour une troisième voie »48.

Cette stratégie vise à alimenter la bipolarisation de la scène politique tunisienne entre les

« islamistes » et les autres. Elle apparaît particulièrement payante au regard de la popularité du PDL mesurée par les instituts de sondage. Dans les enquêtes de l’Institut Sigma Conseil/Le Maghreb des mois de mars et de juin portant sur les intentions de vote à d’hypothétiques élections législatives, le PDL (22 % et 22,2 %) est au coude à coude avec le Mouvement Ennahdha (24,3 %). En juillet, le PDL dépasse pour le première fois Ennahdha (29 % contre 24 %). La formation d’Abir Moussi s’affirmant de plus en plus comme un axe de la vie politique tunisienne, l’horizon d’une possible dissolution de l’ARP par le président de la République s’éloigne. Le sondage d’août sanctionne une progression fulgurante du PDL : le parti d’Abir Moussi creuse de manière très importante l’écart avec le Mouvement Ennahdha (35,8 % contre 21,9 %) couvrant désormais le spectre électoral de Nidaa Tounes, le parti fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012 pour contrer l’hégémonie politique d’Ennahdha49. Après un léger fléchissement en septembre et octobre (respectivement 27,2 et 26,5 % contre 23,6 et 21,1 % à Ennahdha), le PDL retrouve un score supérieur à 35 % dans les sondages mensuels de novembre et décembre de l’Institut Sigma Conseil publiés par le quotidien Le Maghreb50.

Les outrances de la présidente du PDL apparaissent particulièrement payantes. Elles le sont d’autant plus qu’elle sait tirer profit de la volonté de Rached Ghannouchi de jouer un rôle politique outrepassant ses attributions de président de l’ARP51, notamment en matière de politique étrangère, domaine réservé du chef de l’État, selon la Constitution. En organisant des rencontres avec des ambassadeurs et des responsables politiques étrangers, – notamment avec le président turc Erdogan en janvier 2020 – coïncidant avec les prises de position de son parti, il se positionne en concurrent du président de la République. Ce faisant, il fournit l’occasion à Abir Moussi de l’accuser d’avoir des contacts secrets à l’étranger, notamment avec un responsable des « Frères musulmans libyens »52. Le 6 mai, dans un courrier adressé à l’ARP, elle demande d’ajouter un point à l’ordre du jour du bureau de l’Assemblée, dont la réunion est prévue le 7 mai, visant programmer la tenue d’une séance plénière « en vue d’auditionner Rached Ghannouchi sur ses mouvements mystérieux contraires aux lois et aux normes diplomatiques et parlementaires »53. Après le rejet de sa demande par le bureau, le groupe parlementaire du PDL réagit le 13 mai en annonçant l’organisation d’un sit-in pour une durée indéterminée dans la salle plénière du bâtiment annexe de l’ARP. Outre la

48 Krichen Z., « Après la guerre contre le coronavirus : le retour des batailles politiques (en arabe) », Le Maghreb, 12/05/2020.

49 Krichen Z., « Le prochain tremblement de terre politique : les intentions de vote aux élections législatives et présidentielle (en arabe) », Le Maghreb, 14/08/2020.

50 Krichen Z., « Les intentions de vote aux élections législatives et présidentielle (en arabe) », Le Maghreb, 15/12/2020.

51 Rached Ghannouchi a pris ses aises avec le règlement intérieur, notamment en tant que président du bureau de l’ARP. Or le bureau joue un rôle central dans le processus législatif, car il définit le programme de travail et l’ordre du jour. Dans le cadre d’un Parlement fragmenté, l’alliance tripartie Ennahdha, Qalb Tounes et la Coalition al Karama dispose au sein de cette instance d’une majorité fragile et aléatoire, conséquence du nomadisme parlementaire. Cette situation l’a conduite à commettre à plusieurs reprises des infractions au regard du règlement intérieur pour éviter de se retrouver mise en minorité. Sur le détail des infractions commises, voir Derbali M., « Abus de pouvoir : au bureau de l’ARP, Ghannouchi est roi », Nawaat, 15/01/2021, <https://nawaat.org/2021/01/15/abus-de-pouvoir-au-bureau- de-larp-ghannouchi-est-roi/>.

52 Elleuch M., « Des questions autour des pouvoirs du président du Parlement tunisien : quand l’ambition dépasse les pouvoir légaux (en arabe) », al Moufakkira al Qanouniyya, 12/06/2020, < امدنع :يسنوتلا ناملربلا سيئر تايحلاص لوح ةلئسأ ةينوناقلا تايحلاصلا يسايسلا حومطلا زواجتي | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

53 Ouerfelli M., « Rejet de la demande d’Abir Moussi d’auditionner Rached Ghannouchi (en arabe) », Le Maghreb, 8/05/2020.

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12 demande d’audition du président du Parlement, le parti d’Abir Moussi exige qu’un vote soit organisé pour condamner officiellement Seifeddine Makhlouf et la Coalition al Karama pour non- respect du PDL, de l’« État civil » (entendu ici comme opposé à l’État religieux) et des lois votées à l’ARP.

Le 21 mai, la publication par la cellule de communication du président du conseil présidentiel du gouvernement d’entente nationale libyen du contenu d’un appel téléphonique passé par Rached Ghannouchi à Fayez Sarraj, président du conseil présidentiel, suscite un vent d’indignation au Parlement au sein duquel quatre groupes parlementaires (Qalb Tounes, la Réforme nationale, Tahya Tounes et al Moustaqbal) publient une déclaration dénonçant le fait que le président de l’ARP se soit affranchi des normes diplomatiques et qu’il ait outrepassé ses attributions. En effet, le texte en question reproduit le contenu d’une conversation entre les deux responsables politiques dans lequel le président de l’ARP « félicite le président Sarraj pour la reconquête par le gouvernement d’entente nationale de la base d’al Watiya »54.

Le PDL se saisit de l’information pour relancer sa demande de la tenue d’une séance plénière afin d’auditionner Rached Ghannouchi et de faire voter un projet motion dénonçant l’ingérence qatarie et turque en Libye55.

Émotions et bataille de motions

Le 3 juin, après l’audition de Rached Ghannouchi et des débats ayant duré pas loin de 24 heures, la motion finale « relative à la déclaration de rejet par le Parlement de l'ingérence extérieure en Libye, et d’affirmation de son opposition à la formation d'une base logistique à partir du territoire tunisien afin de faciliter la mise en œuvre de cette intervention » est repoussée. Le texte, édulcoré par rapport à sa rédaction initiale, a récolté 94 voix sur 109, ce qui constitue un succès pour Abir Moussi qui, en ralliant 78 députés à son texte, a rompu en partie le cordon sanitaire la séparant des autres groupes parlementaires56.

Quelques jours plus tard, en réponse à la motion du PDL, la Coalition al Karama présente un texte demandant à la France de s'excuser pour ses crimes coloniaux directs et ceux commis par la suite en Tunisie. De surcroît, le dépôt de la motion intervient deux semaines avant la visite du président de la République en France (22-23 juin), tant et si bien qu’on peut y voir un geste politique visant à mettre en difficulté Kais Saïed.

Les débats autour de la motion déposée par le mouvement islamo-nationaliste débute le 9 juin dans une atmosphère délétère. Arborant les couleurs nationales, les députés de la Coalition al Karama ne font pas le procès du seul colonialisme français, ils ciblent rapidement l’ancien président Bourguiba : Rached Khiari, député élu sur une liste de la Coalition al Karama, accuse le fondateur de la Tunisie indépendante d’être un « agent » à la solde du colonialisme français. Cette accusation suscite en retour les protestations des présidents de plusieurs groupes parlementaires, notamment le PDL, la Réforme nationale, Tahya Tounes, Qalb Tounes et al-Moustaqbal. Des députés sont bien près d’en venir aux mains, séparés in extremis par certains de leurs collègues57.

54 Bghouri N., « Bombes en Libye et félicitations au Bardo ou comment Ghannouchi s’est incriminé lui-même (en arabe) », Nawaat, 26/05/2020, <Nawaat – هسفن ىلع يشونغلا ىنج فيك وأ ،ودراب يف يناهتلاو ايبيل يف لبانقلا>

55 À noter que le PDL s’est bien gardé de mentionner l’intervention de l’axe égyptien/saoudien/émirati dont il soutient l’action, ni de faire référence à l’implication des puissances occidentales.

56 Dahmani F., « Tunisie : pourquoi les cartes sont totalement rebattues à l’Assemblée » Jeune Afrique, 5/06/2020,

<https://www.jeuneafrique.com/994684/politique/tunisie-pourquoi-les-cartes-sont-totalement-rebattues-a- lassemblee/>.

57 Ouerfelli M., « Le Parlement est sur le point de présenter une motion exigeant des excuses de la part de la France : échange d’invectives... une crispation proche de la violence (en arabe) », Le Maghreb, 10/06/2020.

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13 Bien qu’in fine, les élus des différents groupes (hors Coalition al Karama) affirment leur accord sur le principe de présentation de ses excuses par la France pour la période coloniale, la motion ne recueille que 77 voix, loin des 109 votes nécessaires pour être adoptée58.

Toutefois la bataille des motions est loin d’être terminée. À la veille du débat sur le texte présenté par la Coalition al Karama, Abir Moussi dépose un projet de motion classant les Frères musulmans parmi les organisations terroristes. Le bureau de l’ARP refuse de le transmettre en plénière estimant que son contenu « relève du champ de la législation ». Toutefois, l’argument est en contradiction avec le règlement intérieur : la seule condition exigée pour le dépôt d’une motion par le président d’un groupe parlementaire est « d’exprimer sa position sur une seule question »59.

Pour autant, cette décision du bureau de l’ARP ne dissuade en rien le PDL de soumettre des projets de motion du même acabit, comme celui déposé en décembre exhortant à « dénoncer le blanchiment du terrorisme, à appeler le gouvernement à tarir ses sources, démanteler son système de financement et à dissoudre les organisations politiques et associatives qui soutiennent la violence et l'obscurantisme extrémiste »60.

À partir de décembre, les députés semblent avoir trouvé la solution pour contrer la stratégie du PDL : ils boycottent les séances consacrées à la discussion des motions, ce qui empêche l’obtention du quorum nécessaire à leur tenue (73 députés)61.

Le PDL reste à l’affût de la moindre occasion pour bloquer le travail parlementaire. De ce point de vue, ses meilleurs ennemis avec Ennahdha, sont les membres de la Coalition al Karama.

Ceux-ci, adeptes de la provocation et fleurtant avec la violence physique, lui donnent du grain à moudre. Seifeddine Makhlouf, le pendant pagliaciste/islamo-nationaliste62 d’Abir Moussi, se présente le 10 juin aux portes du Parlement accompagné d’une personne à laquelle la sécurité présidentielle interdit d’entrer dans l’enceinte de l’ARP, car elle se trouve inscrite sur la liste des fiches S17 (l’équivalent des fiches S françaises). Après des cris et des agressions physiques entre les agents de la sécurité présidentielle et les députés de la Coalition al Karama, Seifeddine Makhlouf entre en force dans l’enceinte de l’ARP avec son accompagnateur, ce qui suscite la réaction d’Abir Moussi, qui réclame une solution à la question des « assistants parlementaires » de la formation islamo-nationaliste63. Elle vise plus particulièrement Imed Dghij, l’ancien leader la Ligue de protection de la révolution, milice violente pro-nahdhaouie, apparue sur la scène publique en 2012, puis dissoute en 2014, à la suite du retrait du Mouvement Ennahdha du gouvernement.

Les autres groupes parlementaires ne sont pas en reste : le président du groupe démocrate à l’ARP, Hichem Ajbouni, estime qu’« un palier sans précédent a été franchi dans l’atteinte portée aux intérêts du pays et dans l’abaissement de la scène parlementaire et politique » ; le parti Machrou Tounes, issu d’une scission de Nidaa Tounes, exige l’ouverture d’une enquête sérieuse contre

58 MEE, « Colonisation : le Parlement tunisien renonce à demander des excuses à la France »,

<https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/tunisie-france-colonisation-parlement-motion-PDL>, 10/06/2020.

59 Elleuch M., « Les motions parlementaires en Tunisie : une arme incontrôlée de discrimination politique visant à embarrasser les opposants », al Moufakkira al Qanouniyya, 19/06/2020, < زرفلل طباوض لاب حلاس :سنوت يف ةيناملربلا حئاوللا موصخلا جارحإو يسايسلا | Legal Agenda (legal-agenda.com)>.

60 Ibid.

61 Ouerfelli M., « D’autres projets de motion attendent la séance plénière : le passage à une politique des chaises vides pour affronter les motions d’Abir Moussi (en arabe) », Le Maghreb, 16/12/2020. Les élus de Qalb Tounes ont pratiqué la politique de la chaise vide dès juillet.

62 Seifeddine Makhlouf s’est fait connaître dans les médias tunisiens dès 2011 en intentant une action en justice contre Nessma TV en raison de sa diffusion du film Persépolis, accusé de porter atteinte au divin. Avocat de salafistes djihadistes accusés de terrorisme comme le porte-parole d’Ansar charia, Saïf Eddine Errais, il ne se contente pas de plaider dans les tribunaux. Prolixe en coups d’éclats, il n’hésite pas à provoquer le scandale, comme le 15 mars 2021, date à laquelle Makhlouf a créé à l’aéroport de Tunis le chaos en compagnie des députés de la Coalition al Karama en tentant de faire quitter le territoire tunisien à une jeune femme interdite de voyage, car fichée S17 par la police. Voir la vidéo filmée par Makhlouf avec son téléphone portable : <https://www.youtube.com/watch?v=xVx_l3qBdns>.

63 Soudani S., « Vers un chaos parlementaire permanent », Le Courrier de l’Atlas, 17/07/2020,

<https://www.lecourrierdelatlas.com/motions-parlementaires-vers-un-chaos-parlementaire-permanent/>.

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