Influence de la monensine sur la composition lipidique et protéique des culots membranaires chez Botrytis cinerea Pers. et Sclerotium rolfsii Sacc.
Yahya Koulali, Jean Louis Fonvieille, Abbes Es-Sgaouri et Robert Dargent
Résumé : Les membranes de jeunes hyphes en croissance de Botrytis cinerea et de Sclerotium rolfsii en présence ou en absence de monensine ont été isolées, et leur composition chimique a été déterminée. La monensine induit des variations de la proportion de différents constituants membranaires, se traduisant par une importante réduction des valeurs des rapports protéines/lipides et stérols/phospholipides. Ces modifications montrent que la monensine affecte le trafic vésiculaire et donc une biosynthèse et une croissance normales.
Mots clés : monensine, membranes, Botrytis cinerea, Sclerotium rolfsii.
Abstract: Membranes of young hyphae of Botrytis cinerea and Sclerotium rolfsii in the presence or absence of monensin were isolated and their chemical content was determined. Monensin induced a reduction of protein/lipid and sterol/phospholipid ratios. These modifications show that monensin affects vesicular traffic and also both the normal biosynthesis and growth.
Key words: monensin, membranes, Botrytis cinerea, Sclerotium rolfsii.
Koulali et al. 944
La monensine, ionophore carboxylique, se lie aux ions Na
+, K
+et à des protons pour former des complexes ion–ionophores solubles dans les constituants lipidiques de la membrane biologique (Pressman et Fahim 1982; Bergen et Bates 1984). Elle provoque un déséquilibre ionique de part et d’autre de la membrane de la cellule, de la vésicule ou d’un compartiment subcellulaire (Mollenhauer et al.
1990). Cet ionophore est très utilisé pour l’étude des phéno- mènes sécrétoires aussi bien chez les cellules animales que végétales (Tartakoff 1983; Chrispeels 1983; Boss et al. 1984;
Mollenhauer et al. 1990; Speranza et Calzoni 1992; Calzoni et al. 1993; Ciampolini et al. 1993; Hoffmann-Benning et al.
1994; Satiat-Jeunemaitre et al. 1994; Qiu et al. 1995), son
site d’action étant l’appareil de Golgi. Cependant aucune atten- tion n’est attribuée à l’étude des effets de la monensine sur la composition chimique des membranes, bien que celles-ci soient impliquées dans l’élaboration et le transport des cons- tituants de la paroi cellulaire. Elaborés au niveau du réticu- lum endoplasmique et des dictyosomes, et transportés par les vésicules, ces constituants sont libérés, après fusion de la membrane vésiculaire avec le plasmalemme, et déversés dans l’espace périplasmique servant ainsi à la construction de nouvelles parois.
Dans des travaux antérieurs, nous avons montré que le site d’action de la monensine chez les champignons filamen- teux est l’appareil de Golgi (Koulali 1992) et que cet iono- phore a une influence sur la composition chimique des parois (Koulali et al. 1992, 1996a, 1996b, 1998) et sur la sé- crétion et la structure des exopolysaccharides (Koulali et al.
1996a) chez des champignons appartenant à différents grou- pes taxonomiques. Dans le présent travail, pour mieux com- prendre l’impact de la monensine sur les phénomènes sécrétoires, nous rapportons les effets de cet effecteur sur la composition chimique des culots membranaires chez deux genres : le Botrytis cinerea Pers. et le Sclerotium rolfsii Sacc.
Matériel biologique
Les espèces utilisées, le Botrytis cinerea Pers. et le Sclerotium rolfsii Sacc., proviennent du Centraalbureau voor Schimmelcultu- res, Baarn, Pays-Bas (n
o126.58 et 224.51 respectivement).
Reçu le 2 mars 1998. Révision reçue le 21 juillet 1998.
Accepté le 31 juillet 1998.
Y. Koulali. Laboratoire d’amélioration de la production végétale, Faculté des sciences et techniques, Université Hassan 1
er, Km 3,5, route de Casablanca, B.P. 577, Settat, Maroc, et Laboratoire de mycologie végétale, Université Paul Sabatier, 118, route de Narbonne, 31062 Toulouse Cédex, France.
J.-L. Fonvieille et R. Dargent.
1Laboratoire de mycologie végétale, Université Paul Sabatier, 118, route de Narbonne, 31062 Toulouse Cédex, France.
A. Es-Sgaouri. Laboratoire de biologie et physiologie végétales, Faculté des sciences I - Ain Chock, Université Hassan II, Km 8, route El Jadida, B.P. 5366 Maarif, Casablanca, Maroc.
1
Auteur à qui adresser toute correspondance.
Techniques générales
Le B. cinerea a été cultivé sur le milieu de culture mis au point par Thomas (1972) dont la composition par litre est la suivante : 20 g glucose, 1,12 g
L-asparagine monohydrate, 0,8 g CaH
4(PO
4)
2·H
2O, 1,5 g KH
2PO
4, 0,5 g MgSO
4·7H
2O, 0,02 g MnSO
4·H
2O, 0,02 g ZnSO
4·H
2O, 0,01 g CuSO
4·5H
2O, 0,04 g FeSO
4·7H
2O. Le pH est ajusté à 4,5. Le Sclerotium rolfsii a été cultivé sur le milieu de culture mis au point par Dupont (1983) dont la composition par litre est la suivante : 10 g glucose, 5 g Corn steep liquor, 1 g KH
2PO
4, 1,5 g MgSO
4·7H
2O, 0,4 g NaO
3, 5 ppm thiamine. Le pH est ajusté à 4,5. Ces milieux liquides ont été mis dans des fioles de Roux à section trapézoïdale à raison de 100 mL par fiole puis stérilisés à l’autoclave à 110°C pendant 20 min. Les ensemencements ont été faits à partir d’une suspension mycélienne issue de précultures âgées de 6 jours, broyées stérile- ment à l’ultra turax pendant 30 s.
Préparation de la monensine
À partir d’une solution mère de monensine (Sigma) dissoute dans l’éthanol à 90°C (50 µ g/ µ L) nous avons effectué des dilutions de manière à obtenir la concentration de 10 µ g/mL. La monensine a été ajoutée aseptiquement au milieu de culture avant l’ensemencement.
Conditions de développement
Les cultures en condition statique ont été mises à incuber à 24°C et à l’obscurité.
Isolement et purification des membranes
Nous avons mis à profit pour cette étude les techniques mises au point au cours des travaux conduits antérieurement sur des espèces fongiques (Touze-Soulet et Dargent 1977; Fonvieille 1985;
El Mougith et al. 1988; Koulali et al. 1996b).
L’isolement est réalisé à partir de mycélium âgé de 4 jours.
Après filtration sous vide et lavage à l’eau distillée, le mycélium essoré est broyé dans du tampon Tris–HCl 0,05 M de pH 7,4 contenant du saccharose 0,25 M, de l’EDTA di-sodique 1 mM et du MgCl
20,1 mM. Deux antibiotiques sont ajoutés : le chloram- phénicol et la cycloheximide à raison de 200 mg/L chacun.
Après un broyage à l’ultra-turax pendant 1 à 2 min, la suspen- sion obtenue est homogénéisée dans un broyeur à bille de verre DYNO-MILL de type KDL refroidi par un courant d’eau : six broyages d’1 min, séparés par 1 min d’arrêt avec refroidissement continu, sont réalisés. Le broyat contenant les billes de verre est centrifugé 10 min à 3000 tours/min. Le surnageant S
1est réservé et le culot est soumis à un nouveau broyage identique au précédent.
Les billes de verre sont éliminées par filtration sous vide sur un verre fritté de porosité 1. Le filtrat est centrifugé comme précé- demment et le surnageant S′
1est réuni au précédent. Le culot contenant les parois est éliminé et les surnageants S
1et S′
1sont traités en vue de l’obtention des membranes. Les surnageants (S
1+ S′
1) sont centrifugés à 7000 tours/min pendant 20 min. Le culot contenant les mitochondries est éliminé et le surnageant est soumis à une nouvelle centrifugation identique à la précédente. Le surnageant obtenu est soumis à une nouvelle centrifugation à 30 000 tours/min dans un rotor angulaire (Beckman, modèle 50.2Ti) pendant 20 min. Le surnageant est éliminé et le culot ainsi obtenu est lavé deux à trois fois dans le tampon Tris–HCl 0,1 M sans sac- charose et sans antibiotiques. L’absence des mitochondries dans les culots membranaires a été vérifiée par la recherche de l’activité de la succinate déshydrogénase selon la méthode de Marriott (1975).
À la fin, les membranes sont récupérées par centrifugation à 30 000 tours/min et lyophilisées.
Techniques biochimiques
Les protéines ont été dosées par la méthode de Lowry modifiée par addition de déoxycholate selon Dunn et Maddy (1976).
L’identification et le dosage des acides aminés totaux provenant d’une hydrolyse à l’HCl 6 M pendant 15 h à l’étuve, à 100°C, ont été réalisés à l’auto-analyseur Beckman.
Les lipides ont été extraits selon la méthode de Bligh et Dyer (1959) modifiée par Weete et al. (1983). Les phospholipides ont été dosés selon la méthode de Bartlett rapportée par Kates (1975).
Le dosage des stérols libres des lipides totaux a été effectué selon la technique de Stadtman (1957) qui dose le cholestérol et l’ergostérol et celle de Carmack et al. (1976) qui est réalisée sur un précipité obtenu avec la digitonine. Les lipides neutres ont été sé- parés par chromatographie en couche mince sur gel de silice en uti- lisant comme solvant le mélange : hexane – éther éthylique – acide acétique (78:20:4, en volumes). La révélation se fait par pulvérisa- tion avec une solution de rhodamine B à 0,1% dans l’éthanol à 95°C, dilué au 1/10 dans une solution de phosphate monosodique 0,25 M (Wagner et al. 1961). Pour la chromatographie des lipides polaires, nous avons utilisé le solvant de développement suivant : chloroforme – méthanol – eau – acide acétique (65:25:4:1, en volu- mes). Comme révélateur, nous avons utilisé les vapeurs d’iode ou le réactif décrit par Dittmer et Lester (1964). Les proportions des différents lipides neutres ou des phospholipides sont déterminées après élution pendant 2 h des différentes bandes par une solution chloroforme–méthanol (2:1 v/v) additionnée de 0,5% d’acide acé- tique. La silice résiduelle est éliminée par centrifugation 10 min à 6000 tours/min.
Les acides gras ont été analysés par chromatographie en phase gazeuse. L’extraction et la méthylation des acides gras contenus dans les échantillons de lipides totaux, neutres et polaires s’effectuent selon la méthode décrite par Mc Gee et Allen (1974), modifiée par Gerhardt et Gehrke (1977). L’appareil utilisé était un intersmat IGC 121 DSL avec détecteur à ionisation de flamme. Les analyses ont été effectuées en chromatographie isotherme à la tem- pérature de 185°C. La température de l’injecteur était de 200°C, celle du détecteur de 220°C. Les quantités d’acides gras ont été dé- terminées par rapport à la masse relative du témoin interne, l’acide heptadécanoïque (C17:0) absent dans notre matériel biologique.
La tolérance du B. cinerea et du Sclerotium rolfsii à la monensine a été déterminée auparavant (Koulali et al. 1992, 1996a, 1996b, 1998) et la concentration de 10 µg/mL, seule- ment fongistatique, représente la concentration minimale qui donne le maximum d’effet.
L’activité succino-deshydrogénasique est très faible ou nulle dans les culots membranaires du B. cinerea et du Sclerotium rolfsii témoins ou cultivés en présence de monensine, ce qui indique l’absence de contamination mitochondriale.
L’examen des résultats du tableau 1 montre que chez les
organismes témoins, le pourcentage des protéines varie entre
10% chez le Sclerotium rolfsii et 14% chez le B. cinerea. La
présence de la monensine dans le milieu de culture
n’entraîne pas chez le Sclerotium rolfsii de modifications si-
gnificatives, par contre chez le B. cinerea elle induit une di-
minution plus ou moins importante des teneurs en protéines
(16%). Après hydrolyse chlorhydrique des culots membra-
naires, pour 100 mg de membranes lyophilisées, 30 et
22 µmol d’acides aminés ont été dosés, respectivement, dans
les membranes témoins du B. cinerea et du Sclerotium
rolfsii. En présence de monensine, cette quantité subit
chez le B. cinerea une diminution par rapport au témoin,
confirmant ainsi les résultats mentionnés pour les protéines totales.
Dans les membranes témoins du B. cinerea les acides aminés dominants sont l’asparagine, la leucine et l’alanine, et chez le Sclerotium rolfsii ce sont la valine, l’alanine et la glutamine. En présence de monensine, les variations sont surtout d’ordre quantitatif. Chez le B. cinerea, nous notons l’augmentation des acides aminés soufrés (la cystéine pas- sant de 0,34 à 7,23% et la méthionine de 0,54 à 7,12%) alors que l’alanine et l’arginine subissent une diminution impor- tante (50% environ). Le Sclerotium rolfsii se distingue du B. cinerea par l’augmentation de la phénylalanine (2,88×), de la lysine (2,61×) et de l’arginine (35%) et la diminution de la proline (75%) et des acides aminés soufrés (la méthio- nine : 75% et la cystéine : 70%).
Chez les deux espèces étudiées, le pourcentage des lipides totaux des culots membranaires témoins oscille entre 25%
chez le Sclerotium rolfsii et 27% chez le B. cinerea (tableau 2).
En présence de monensine les variations sont fonction de l’espèce étudiée : chez le B. cinerea nous notons une augmentation des lipides totaux (3,60%) alors que chez le Sclerotium rolfsii, comme pour les protéines, la monensine n’induit pas de grandes modifications. C’est pourquoi, le rapport protéines/lipides reste pratiquement stable chez cette espèce (0,40), alors que chez le B. cinerea, il subit une dimi- nution de 19%.
Les phospholipides dans les culots membranaires ont une teneur allant de 17% chez le Sclerotium rolfsii à 20% chez le B. cinerea. La monensine exerce une action importante sur ces constituants lipidiques; leur augmentation considérable
étant notée chez les deux espèces étudiées (B. cinerea, 37%;
Sclerotium rolfsii, 33%). Après séparation par chromatographie monodimensionnelle en couche mince, les différents phos- pholipides sont dosés par estimation du phosphore après mi- néralisation. Chez les organismes témoins, les phospholipides principaux au niveau des culots membranaires sont la phos- phatidylcholine et la phosphatidyléthanolamine (36 et 20%
respectivement chez le B. cinerea; 44 et 30% respectivement chez le Sclerotium rolfsii). Le B. cinerea se caractérise aussi par la teneur importante de la lysophosphatidyléthanolamine (16%). La présence de monensine dans les milieux de cul- ture entraîne, par rapport aux témoins, des variations d’ordre quantitatif. Chez le B. cinerea, nous remarquons une dimi- nution considérable de la lysophosphatidyléthanolamine, qui est à l’état de trace, de la phosphatidylcholine (47%) et de la phosphatidyléthanolamine (28%) et une augmentation des autres phospholipides (diphosphatidylglycérol ou cardio- lipides, 7,71×; acide phosphatidique, 4,36×; l’ensemble phosphatidylsérine + phosphatidylinositol, 66%). Chez le Sclerotium rolfsii, l’ionophore provoque une diminution de la phosphatidylcholine (47%) et de la phosphatidyléthanola- mine (10%), et une augmentation considérable de l’acide phosphatidique (3,89×), de l’ensemble phosphatidylsérine + phosphatidylinositol (78%) et des cardiolipides (54%).
Les stérols libres représentent, dans les culots membra- naires témoins, entre 9% chez le Sclerotium rolfsii et 12%
chez le B. cinerea. Dans les membranes, les phospholipides sont liés aux stérols, et de nombreux travaux ont montré l’importance du rapport stérols/phospholipides. Nous avons calculé ce rapport : il est égal à 0,52 chez le Sclerotium rolfsii Botrytis cinerea Sclerotium rolfsii
Témoin Monensine Témoin Monensine
Protéines
a14,09±1,14 11,85±0,23 10,07±0,75 9,97±1,20
Acides aminés
bAsparagine 12,37 11,77 8,19 10,54
Thréonine 7,34 8,12 5,18 5,15
Sérine 8,45 9,20 8,14 6,10
Glutamine 9,93 9,75 10,65 9,47
Proline 6,32 6,25 4,73 1,20
Glycine 7,04 7,12 8,70 9,23
Alanine 10,12 4,76 12,29 11,14
Valine 5,63 — 17,72 10,39
Cystéine 0,34 7,23 1,12 0,33
Méthionine 0,54 7,12 1,03 0,26
Isoleucine 4,78 5,18 4,15 5,67
Leucine 11,26 10,28 7,72 9,71
Tyrosine 1,97 2,45 1,13 1,05
Phénylalanine 4,44 4,13 2,14 6,18
Lysine 5,18 4,37 3,49 9,12
Histidine — — 1,35 1,40
Arginine 4,23 2,27 2,27 3,06
Total 30,38 26,03 22,23 22
a
Les résultats sont exprimés en pourcentage du poids des membranes lyophilisées. Ils représentent la moyenne de cinq dosages.
b