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S. I. Witkiewicz, artiste aux talents multiples, hier et aujourd'hui

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S. I. Witkiewicz, artiste aux talents multiples, hier et aujourd’hui

Stanislaw Fiszer, Aleksandra Wojda

To cite this version:

Stanislaw Fiszer, Aleksandra Wojda. S. I. Witkiewicz, artiste aux talents multiples, hier et aujourd’hui.

S. I. Witkiewicz, artiste transversal, hier et aujourd’hui, PUN-Editions universitaire de Lorraine, 2018, Collection CERCLE, 978-2-8143-0509-0. �hal-03197875�

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S. I. Witkiewicz, artiste aux talents multiples, hier et aujourd’hui

Stanisław FISZER et Aleksandra WOJDA Université de Lorraine

Pour définir la situation existentielle de l’homme dans l’univers, Stanisław Ignacy Witkiewicz, alias « Witkacy », a forgé la formule « l’unité dans la multiplicité ». On peut, sans doute, appliquer la même formule à l’œuvre protéiforme qui, pourtant, constitue un tout organique de cet homme qui avait plusieurs cordes à son arc.

Afin de comprendre le caractère polyvalent de la création de Witkacy, il faut tout d’abord remonter à son enfance. Né à Varsovie où il passe les premières années de sa vie, en 1890 il déménage avec ses parents à Zakopane au pied des Tatras. C’est pour lui une expérience précoce de la diversité culturelle car Varsovie se trouve à l’époque dans les territoires polonais sous la domination russe, Zakopane sous la domination autrichienne.

Fils unique de Stanisław Witkiewicz, écrivain, peintre, architecte, théoricien de l’art et l’un des principaux animateurs du mouvement de renouveau culturel polonais à la fin du XIXe siècle, Stanisław Ignacy n’a pas fréquenté l’école publique. Persuadé que celle-ci détruit l’individualité, le père a confié son éducation à des précepteurs tout en lui enseignant lui-même la peinture. Tout enfant qu’il est, il vit dans un entourage d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels qui constituent le cercle de nombreux amis des Witkiewicz. À l’âge de huit ans, il écrit une série de saynètes qui annoncent déjà son abondante création dramatique postérieure. Très jeune aussi, il s’essaie dans la peinture, le dessin et la photographie. À l’en croire, il s’intéresse également à la philosophie et jette les bases de sa future ontologie1.

En 1903, il obtient son baccalauréat comme candidat libre à Lemberg, plus tard il étudie, d’ailleurs contre le gré de son père et mentor, à l’Académie des Beaux-Arts à Cracovie. Il parcourt l’Europe tout en découvrant l’art ancien, moderne et des avant-gardes. Parmi ses amis et connaissances il y a le compositeur Karol Szymanowski, le logicien, mathématicien et peintre Leon Chwistek, ainsi que Bronisław Malinowski, le futur fondateur du fonctionnalisme anthropologique, avec qui il

1. Voici les traits essentiels de l’ontologie de S. I. Witkiewicz, formée sous l’influence du psychologisme et de l’empiriocriticisme de Mach et Cornelius : seules des qualités sensibles, telles que les couleurs ou les sons, et les monades existent. L’existence de celles-ci est autonome, de celle-là dépendante. Car les qualités n’existent que dans la mesure où elles sont perçues par quelqu’un. Les monades, quant à elles, sont des existences particulières spatio-temporelles. Il doit y avoir une multiplicité de telles existences. Aussi bien la matière animée que la matière inanimée se compose de monades. Ainsi Witkiewicz prétendait résoudre la question de l’existence des corps inanimés qui ne sont pas perçus : ils existent indépendamment de l’observateur, étant constitués de monades. Enfin, les mouvements des créatures vivantes sont relativement libres, alors que ceux des monades formant la matière soi-disant inanimée sont soumis aux lois statistiques de la physique. Pour en savoir plus sur l’ontologie de S. I.

Witkiewicz voir Stanisław Fiszer, « Le réisme à la lumière de la polémique de Tadeusz Kotarbiński avec Stanisław Ignacy Witkiewicz », in Roger Pouivet, Manuel Rebuschi (dir.), La philosophie en Pologne 1918-1939, Paris, Vrin, 2006.

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entreprend, à la veille de la Première Guerre mondiale, une expédition ethnographique en Nouvelle- Guinée et en Australie. Son séjour dans les tropiques où il côtoie des cultures indigènes aux antipodes de la civilisation occidentale, contribue sans doute à mettre en question cette dernière et à comprendre encore mieux le relativisme culturel, mais à la fois influe sur son art en le teintant d’exotisme exubérant.

À l’annonce du déclenchement de la guerre en Europe, il y revient en hâte pour s’engager, en tant que sujet du tsar, dans l’armée russe. Élève-officier à Saint-Pétersbourg puis officier d’infanterie dans le régime d’élite, dit Pavlov, il participe à l’offensive du général A. Broussilov pendant laquelle, en juillet 19162, il est grièvement blessé. Son long séjour en Russie, malgré toutes les horreurs de la guerre puis de la révolution, qui l’ont profondément marqué3, est aussi formateur. Premièrement, tout porte à croire qu’étant encore à l’école militaire des officiers à Saint-Pétersbourg, Witkiewicz lit les écrivains et les philosophes russes, tels que V. Soloviev, D. Merejkovski, A. Biely, A. Blok, et s’imprègne de leurs idées apocalyptiques lesquelles annoncent la fin de la civilisation européenne4. Ces idées influencent plus tard, à l’époque des totalitarismes montant dans l’Europe des années trente, le catastrophisme de Witkacy5. Deuxièmement, de passage à Moscou, il découvre des toiles de Picasso qui confirment ses conceptions esthétiques de la « Forme Pure », depuis longtemps en gestation. Enfin, la fréquentation de tous les milieux, ainsi que le bouillonnement révolutionnaire, aiguise le sens de l’observation sociologique et politique de l’écrivain dont les romans philosophiques postérieurs contiennent en même temps une satire cinglante de la Pologne de l’entre-deux-guerres où il revient à la fin de 19186.

Les années de formation, certes un peu anarchique, mais très riche et diversifiée, qui lui donneront une immense curiosité d’homme de la Renaissance, la familiarisation avec des civilisations et des pratiques culturelles variées, ainsi que les amitiés nouées avec les hommes qui représentent plusieurs domaines, apparemment très éloignés les uns des autres, font de Witkacy l’ennemi déclaré de

2. C’est de cette époque-là que date l’« autoportrait multiple » de S. I. Witkiewicz qui, en uniforme de l’armée tsariste, est photographié devant deux miroirs qui renvoient ses cinq images symbolisant peut-être l’ « unité dans la multiplicité » dont nous venons de parler.

3. Pendant la guerre, S. I. Witkiewicz fut décoré pour sa bravoure de l’ordre de Saint-Anne. Lors de la révolution d’Octobre il aurait été élu commissaire de l’Armée rouge.

4. Voir à ce propos Jarosław Iwaszkiewicz, Petersburg, Warszawa, PIW, 1977 ; Stanisław Fiszer, « S. I.

Witkiewicz et E. Zamiatin : représentations romanesques du catastrophisme européen », in Stanisław Fiszer et Antoine Nivière (dir.), La Philosophie de l’histoire des XIXe et XXe siècles. Pologne – Russie – Europe, Paris, Le Manuscrit, 2011.

5. Voir à ce propos Alain van Crugten, « Le “catastrophisme” dans la littérature de l’entre-deux-guerres », Postface, in Stanisław Ignacy Witkiewicz, L’Adieu à l’automne, trad. idem, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972 ; Gérard Conio, « Witkacy et la crise de la culture européenne », Postface, in S. I. Witkiewicz, Les Narcotiques. Les Âmes mal lavées, trad. idem, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980 ; Anna Fiałkiewicz-Saignes, Stanisław Ignacy Witkiewicz et le modernisme européen, Grenoble, Ellug, 2006 ; Stanisław Fiszer, Le catastrophisme grotesque. La prose polonaise et l’anti-utopie européenne de l’entre-deux-guerres, Paris, Le Manuscrit, 2007.

6. Dès 1918, S. I. Witkiewicz collabore avec le groupe cracovien des Formistes. Réunis autour de Leon Chwistek, l’auteur de Wielość rzeczywistości [Le Pluralisme de la réalité, 1918], les Formistes, tout en s’inspirant de l’expressionnisme, du cubisme et du futurisme, vont au-delà d’un simple amalgame de ces trois courants et formulent leur propre programme d’avant-garde artistique.

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la spécialisation. Toute sa vie durant, en dépit des accusations de dilettantisme de ses contemporains7, il revendique la vocation d’homo universalis. Alain van Crugten, l’un des meilleurs spécialistes et traducteurs de son œuvre littéraire, caractérise ainsi la multiplicité de ses intérêts et activités :

Witkacy n’a jamais cessé de se proclamer philosophe avant tout, mais la gamme de ses intérêts est fort étendue : outre l’esthétique, l’histoire de l’art, le théâtre, la littérature, il n’est pas indifférent à la politique, à l’histoire, à la sociologie, aux développements de la science moderne, que ce soit dans le domaine de la psychologie et de la psychanalyse, de la biologie, de la physique et des mathématiques8.

Dans ses essais et romans, l’écrivain dénonce, du reste, les sociétés fondées sur la taylorisation de la production et la division du travail qui, quoiqu’inévitable, devait aboutir à la mécanisation des masses gouvernées par des autocrates et technocrates de toute espèce et, finalement, à l’instauration d’un totalitarisme supranational9. Ce processus, d’après Witkacy qui, avec autodérision, se dépeint lui-même comme l’un des derniers individualistes, amènerait l’extinction de la religion, de la philosophie et de l’art.

Si celui-ci existe encore, c’est grâce au sentiment métaphysique de « l’étrangeté de l’existence »10 qui, quelque émoussé qu’il soit par le progrès de la civilisation, est ressenti avec acuité par l’artiste. Son œuvre dans sa totalité doit, à son tour, « constituer la transposition en forme pure de [ce] sentiment […] qu’il transmet ainsi au spectateur et à l’auditeur ». Witkacy conçoit la théorie de la

« Forme Pure » pour expliquer les principes de l’ensemble de son œuvre et c’est elle qui lui confère son unité nonobstant sa multiplicité. Dans Les formes nouvelles de la peinture et les malentendus qui en résultent (1919), Witkacy applique cette conception antinaturaliste et antiréaliste à la peinture. Dans l’Introduction à la théorie de la Forme Pure au théâtre (1923), il définit ce dernier comme un art principalement formel : dans l’idéal, les éléments constitutifs du drame ne doivent comporter aucune référence au monde réel. Indispensables à l’action où les relations de cause à effet sont rompues, ces

7. Le philosophe Tadeusz Kotarbiński affirme, par exemple, « Toute sa [de Witkacy] production porte le sceau du génie allié à une formation insuffisante… ».

8. Alain van Crugten, Préface, in Stanisław I. Witkiewicz, Théâtre complet I, trad. idem, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 2005.

9. Dans les romans de S. I. Witkiewicz, où nous sommes au début d’un long processus de la transformation de la société en « ruche ou en fourmilière », les hommes commencent à se débarrasser de leur responsabilité envers l’Histoire en se laissant enchaîner par des dictateurs : Stupitz dans L’Adieu à l’automne, Kocmołuchowicz dans L’Inassouvissement. Au bout de l’évolution historique, jalonnée de guerres, de révolutions et de catastrophes, il n’y aurait qu’un État mondial à caractère totalitaire.

10. Dans Pojęcia i twierdzenia implikowane przez pojęcie istnienia [Notions et assertions impliquées par la notion d’existence, 1935] S. I. Witkiewicz, loin d’être précis, décrit ainsi le sentiment métaphysique de l’« étrangeté de l’existence » : « Pourquoi suis-je exactement cet être-ci et non pas cet être-là ? en ce point de l’espace illimité et à ce moment du temps infini ? dans ce groupe d’êtres, sur cette planète. Pourquoi est-ce que j’existe dans la mesure où j’aurais pu être sans la moindre existence. Pourquoi donc les choses existent-elles ? », nous citons d’après Czesław Miłosz, L’Histoire de la littérature polonaise, trad. franc. André Kozimor, Fayard, 1986, p. 548.

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éléments ne font sens que du point de vue de la totalité d’une pièce de théâtre et pour autant qu’ils éveillent par toutes sortes de déformations le sentiment de « l’étrangeté de l’être » et du monde.

La déformation est, en effet, une autre caractéristique fondamentale de l’activité créatrice de Witkacy. Car pour échapper, ne serait-ce que le temps de création ou de perception de l’art, aux automatismes de la civilisation contemporaine et pour se poser des questions existentielles, l’homme aurait besoin des sensations de plus en plus fortes et de plus en plus insolites. D’où vient un autre trait encore de la conduite et de la création anticonformistes de ce « merdeux de Zakopane », comme Witkacy se qualifie lui-même dans L’Inassouvissement (1930), à savoir l’expérimentation sur soi-même des stupéfiants et de l’alcool censés produire ces sensations extrêmes que l’artiste cherchera à communiquer à son public à travers son œuvre.

Ce court résumé de la théorie et de la pratique artistique de Witkacy montre bien que les différents domaines de son activité et de sa pensée influent les uns sur les autres et constituent un tout solidaire. Cependant, il y a également dans sa création pluridisciplinaire des productions, comme des romans, des portraits ou des photographies qu’il considère lui-même comme trop utilitaires pour appartenir à l’Art avec un « A » majuscule. L’une des questions de la journée d’étude organisée par le Centre de recherche sur les cultures et les littératures européennes (CERCLE), le laboratoire de recherche de l’université de Lorraine, le 17 mars 2017, a donc porté sur la place que ces productions occupent dans l’œuvre de Witkacy et dans ses considérations d’ordre philosophique. D’autre part, on s’est demandé dans quelle mesure ses réalisations artistiques sont conformes à ses théories et quelles relations existent entre les moyens d’expression mises en œuvre et sa vision du monde. Une autre question encore concernait les inspirations et l’influence de Witkacy sur ses contemporains.

Indépendamment des rapports de fait, on a aussi rapproché son œuvre et sa pensée de celles d’autres créateurs sur qui il n’a pas pu agir directement. Enfin, on a abordé le lien entre la création de Witkacy et l’Histoire avec « une grande Hache » tout en posant la question de la modernité de l’artiste dans le monde d’aujourd’hui. Tels sont les principaux champs de réflexion que les participants ont développé lors de cette journée d’étude.

Son fruit, l’ouvrage S.I. Witkiewicz artiste transversal, hier et aujourd’hui comprend neuf articles divisés en trois parties dont chacune explore un aspect particulier de la transversalité de l’art de Witkacy.

La première de ces parties, intitulée « Identité et création », porte ainsi sur les questionnements identitaires, inscrits dans l’œuvre de Witkiewicz ou provoqués par ses postures auctoriales. Nous avons déjà remarqué que, selon Witkacy, l’évolution de la civilisation moderne vers une socialisation et une mécanisation toujours croissantes ne saurait aller sans entraîner une crise de l’individualisme laquelle ne pourra se solder autrement que par une disparition progressive de l’art, elle-même précédée par une période de déclin dont il estime être et dont il entend se faire témoin. Comme il en va avec toute théorie néanmoins, dans la pratique artistique de Witkiewicz, l’articulation entre crise identitaire et créativité s’avère plus complexe qu’un tel positionnement intellectuel le laisse supposer. C’est ce que montre Anna

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Saignes dans son article consacré au mystérieux personnage de Witkacy. S’agit-il là de « pseudonyme »,

d’ethos, ou de masque paradoxalement révélateur de Stanisław Ignacy Witkiewicz inventé par lui-même ? Peut-être tout cela à la fois ; mais le « jeu avec la nomination » mené par l’artiste apparaît

surtout comme un jeu avec le public et les représentations qu'il impose au créateur. Nous voyons ainsi que le questionnement identitaire de Witkiewicz touche à la problématique des rapports de pouvoir entre l’artiste et ses récepteurs ; et l’étude de Janusz Degler, centrée sur la réception de l’œuvre théâtrale de Witkacy (notamment celle de la pièce Les Cordonniers), confirme pertinemment ces thèses, en développant d’autres aspects de la question. Insistant sur la portée de la thématique des tensions entre l’individu et la collectivité chez Witkiewicz-dramaturge, l’article met notamment en relief leur dimension dialectique : les deux sont à la fois sujets et objets de manipulation... Est-ce là l’une des raisons pour lesquelles le théâtre de Witkacy est toujours actuel ? En tout cas, nous pouvons constater que si l’idéal de la Forme Pure hante et séduit le théoricien-créateur moderniste comme une problématique d’époque, l’Histoire ne cesse de submerger l’homme-artiste, laissant l’empreinte de sa vérité quelquefois violente au sein de son écriture, comme le montre Brigitte Gautier dans son analyse.

Les articles publiés dans la deuxième partie du livre, « Artiste polymorphe », sont surtout centrés sur des problématiques esthétiques et étudient les rapports entre les différentes disciplines auxquelles touche ou que croise la création artistique de Witkiewicz. Barbara Forysiewicz et Aleksandra Wojda approchent ainsi la question peu étudiée de la polarisation de l’œuvre de Witkacy par un art qu’il ne pratique que dans son enfance et dans sa jeunesse (comme le souligne aussi Rafał Czekaj), mais qui occupe une place importante dans sa théorie esthétique et son écriture : la musique. Analysant les conceptions qui s’en dégagent dans ses pièces de théâtre et dans ses romans (L’Œuvre sans nom, L’Unique issue), Barbara Forysiewicz met en lumière le statut que l’artiste attribue à cet art, en particulier au regard des pouvoirs et des manques de la peinture. L’étude des rapports entre la théorie musicale de Witkacy et celle de la Forme Pure trouve un autre éclairage dans l’article d’Aleksandra Wojda qui cherche à reconstruire les liens entre les conceptions witkiewicziennes et le paradigme moderne de la « musique absolue » dont le nom de Beethoven est évocateur. Si la musique, moins pratiquée par Witkiewicz, semble ainsi plus facile à accorder avec ses exigences théoriques, fondées sur une absolutisation de l’art, l’étude du Règlement et du fonctionnement réel de la « Firme de portraits S.

I. Witkiewicz » proposée par Beata Zgodzińska démontre cependant, en contrepoint, toute la complexité des rapports entre les idées esthétiques de l’auteur de La Sonate de Belzébuth et les conditionnements économiques et sociaux bien concrets qui façonnent son activité créatrice réelle et majeure de peintre.

S’appuyant sur une analyse précise des différents types de portraits de Witkacy tirée du fonds de la collection du Musée de la Poméranie centrale de Słupsk, l’auteure apporte un éclairage supplémentaire aux propos d’Anna Saignes interrogeant leur statut d’œuvres d’art dont Witkiewicz prétendait lui-même les priver.

Dans ses questionnements identitaires comme dans sa réflexion esthétique, dans ses écrits théoriques comme dans sa pratique artistique, Witkiewicz apparaît non seulement comme l’un des

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fondateurs du paradigme moderne en Europe centrale, mais aussi comme celui qui a su apporter à ce paradigme un regard critique dont on ne mesure vraiment la portée qu’au temps de son crépuscule : le nôtre. C’est cette dimension « intempestive » de l’œuvre de Witkiewicz, présente implicitement dans la plupart des articles publiés dans ce volume, qu’aborde la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Un art en projection ». Pour mettre en relief l’actualité de certaines considérations philosophiques et esthétiques de Witkacy, Teresa Pękala interroge dans son étude la notion de « transversalité » (Wolfgang Welsch) utilisée dans le titre de notre livre; le « cas Witkiewicz » apparaît ici comme l’une des variantes possibles du discours moderniste européen, jugé « précoce » par le positionnement critique et l’aspect dialectique du discours de l’artiste sur le paradigme moderne en pleine construction. Or, toujours selon Welsch, qui dit « transversalité », dit aussi « transculturalité », et pose le rapport à l’altérité comme indissociable du discours moderne. Ce problème réapparaît donc logiquement dans la réflexion de Małgorzata Sokołowicz qui retrace le seul voyage extra-européen entrepris par Witkacy et examine ses impressions et ses attitudes ambiguës face à un univers appréhendé à travers le filtre de l’« exotisme ». Si la question sur les prévisions witkiewicziennes concernant le futur de la civilisation moderne, posée par Janusz Degler et développée par Teresa Pękala, met en lumière l’actualité des diagnostics formulés par Witkacy, Rafał Czekaj les situe dans le contexte large de la pensée philosophique occidentale du siècle, insistant sur les nombreuses convergences entre les analyses de Witkiewicz et celles, plus tardives, de Theodor W. Adorno, mieux connues du public international. Ennui d’une vie mécanisée, envahissement par une beauté artificielle, perception routinière, prévus par un artiste disparu le 17 septembre 1939, ne font-ils pas partie de ce « bout de vérité » (expression de Czesław Miłosz) que l’auteur de L’Adieu à l’automne a su cerner bien avant les grands penseurs de la modernité, de Guy Debord à Zygmunt Bauman et Anthony Giddens pour ne citer que ces noms emblématiques ? La question reste ouverte.

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