Aider à la réussite scolaire : des détours sans retours ? Peinture et littérature en classe de français
Marie-Sylvie Claude (LITT&ARTS/Université Grenoble Alpes) et Patrick Rayou (CIRCEFT- ESCOL, Université Paris 8),
Résumé
Opérer des détours par d'autres activités, d'autres disciplines est souvent préconisé dans la lutte contre la difficulté scolaire. Nous interrogeons cette conviction en mettant à l'épreuve la pratique qui vise à faciliter la lecture interprétative de la littérature en faisant un détour par la réception de la peinture.
Car si l’on peut penser qu’il est possible d’enrôler les élèves pour une activité qui leur plairait davantage, un retour non accompagné vers les activités jugées centrales de la discipline n’est pas garanti tout autant. Pour interroger cette pratique, nous mobilisons des cadres sociologique et didactique susceptibles, selon nous, de restituer la double dimension du contexte social et de la relation avec tel ou tel objet de savoir que mettent en œuvre ces détours et retours. Nos analyses s'appuient sur une comparaison de l’activité des élèves sur les deux arts (peinture et littérature) à partir d’un corpus de textes de réception écrits par 350 élèves de troisième et de seconde d’établissements à recrutement social très contrasté de l’académie de Créteil. Nos analyses font apparaître que les élèves acceptent ou comprennent plus souvent pour le tableau que pour le texte les attendus très spécifiques de la classe de français : une réception des œuvres créative d’un surcroît de sens, riche et plurielle, soucieuse de la forme. Elles suggèrent la mobilisation de trois registres de l'apprentissage scolaire pour aider les enseignants à prendre conscience des transformations qu’il est nécessaire de faire subir à la réception de la peinture pour la recontextualiser au profit de la littérature.
To undertake other activities, even in other disciplines, is often advocated in the fight to overcome academic difficulty. We question this belief by testing the practice which aims to facilitate a student’s interpretative reading of literature by the manner in which they appreciate and view a painting.
Although it’s thought that it’s possible to enrol students in an activity they would prefer, the return to the central activities of the discipline, of their own accord, is not guaranteed.
In questioning this practice, we mobilise sociological and didactic frameworks which are likely, in our opinion, to restore the dimensions of the social context and the relation with the areas of knowledge that guide the digression and return to the discipline.
Our analysis is based on a comparison of the students’ activity in the arts of painting and literature from a collection of texts written by 350 senior secondary students, of highly mixed social
backgrounds, from académie de Créteil.
Our analysis shows that students more often accept and understand, through paintings rather than text, the very specific expectations of the French class room: an appreciation of a creative work’s greater sense of meaning, rich and plural and concerned with form.
Analysis suggests the mobilisation of three registers of academic learning to help teachers be aware of the transformations necessary to the appreciation of a painting and to re-contextualise it for the appreciation of literature.
Arts, littérature, difficulté d’apprentissage, inégalités sociales Arts, literature, learning difficulty, social inequality
Introduction
Faire en sorte que tous les lycéens accèdent aux richesses de la littérature ne va pas de soi. C'est
pourquoi l'institution scolaire, relayant les efforts des enseignants, tente de faciliter cet apprentissage
en s'appuyant sur d'autres arts. Il est ainsi noté dans les actuels programmes de français au lycée1, que des « ouvertures vers les autres arts doivent permettre d’enrichir les interprétations, de développer le goût pour les œuvres et de vivifier les apprentissages ». Le contexte permet de comprendre que ces œuvres dont il faut développer le goût en passant par les autres arts sont principalement les œuvres littéraires et que les apprentissages qu’il s’agit de vivifier concernent principalement les apprentissages littéraires, plus précisément, les compétences de compréhension/interprétation des textes littéraires. Il s’agit donc d’opérer un détour par une activité de médiation, la compréhension/interprétation des œuvres des autres arts, pour mieux revenir à une activité centrale de la discipline. D’ailleurs, une des compétences visées, inscrite dans le préambule, « être capable de lire et d'analyser des images2 en relation avec les textes étudiés », peut laisser entendre par l’usage du verbe lire que les deux activités de donation de sens sont présupposées comme de même nature.
Ce que confirme l’inspection générale : « déchiffrer » les images serait une démarche « plus spontanément reçue par les élèves » que lire les textes (Waysbord-Loing, 2000, p. 16) Les programmes de collège actuels (2015), plus récents, reprennent le projet du détour mais soulignent davantage la spécificité des différents arts : ainsi, au cycle 4, « Les images sont l’occasion de confronter [les élèves] à des procédés sémantiques proches de ceux utilisés pour les textes et de développer des méthodes d’analyse spécifiques pour chacun d’entre eux. » (p. 236)3
Pourrait-on donc apprendre à mieux lire les textes en lisant les images, dont les œuvres picturales, qui seraient mieux reçues par les élèves ? On peut en douter d’une part parce que les propositions théoriques de la sémiologie comparée des deux arts déconstruisent aisément (Marin, 1971 ; Groupe µ, 1992) le présupposé d'isomorphie entre les deux activités (que les deux langages fassent sens très différemment a pour leur récepteur des incidences herméneutiques, qui ont nécessairement des incidences didactiques) ; de sorte qu’on ne peut pas lire ni déchiffrer la peinture, du moins si l’on prend ces verbes au sens propre. On peut en douter d’autre part parce que la peinture, notamment la peinture à sujet biblique ou historique, mais aussi la peinture non figurative, engage des savoirs culturels dont on peut penser qu’ils ne sont pas forcément familiers de tous les élèves ; de sorte qu’il est loin d’être évident que la réception leur en soit facile.
Pourtant, les manuels sont riches de reproductions de peinture et les classes conduites par leur professeur de français en visite au musée sont nombreuses. Le projet du détour par la réception de la peinture comme propédeutique pour la réception de la littérature est-il pour autant tout à fait illusoire ? L’est-il semblablement pour tous les élèves, quel que soit le rapport aux arts qu’ils importent à l’école et quelles que soient les conditions de la prise en charge didactique de sa mise en œuvre ? Répondre à ces questions nécessite une analyse fine des composantes de l’activité requise des élèves dans les deux exercices et de la façon dont des élèves de profil différent s’en emparent.
»4. Il était permis de ne pas traiter un des deux objets à condition d’expliquer pourquoi. Les textes des élèves ont fait l’objet d’une double analyse comparative : comparaison entre réception de l’œuvre picturale et de l’œuvre littéraire ; comparaison entre les différents types d’établissement. La comparaison s’est faite en référence aux attendus des enseignants pour ce type d’activité : ces attendus, qui se sont révélés de même nature sur les deux objets, ont été étudiés au moyen d’une enquête à questions ouvertes auprès de 108 enseignants de français de l’académie de Créteil, de 11 entretiens (avant et après la passation), et d’une seconde enquête de vérification à questions fermées auprès de 103 autres enseignants. Enfin, des entretiens post passation avec ont été menés avec 11 groupes de 2 à 4 élèves.
1 Ministère de l’Éducation nationale (2010). Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire.
2 Il est à noter que dans ces programmes la peinture est incluse dans la catégorie générique des images, ce qui peut poser question parce qu’elle ne fait pas toujours image (elle n’est pas toujours figurative) et que même quand elle fait image, elle mobilise les signes pour leur valeur iconique mais aussi plastique. S’il est contestable qu’on peut lire les images à la manière dont on lit les textes, il est donc contestable aussi qu’on peut construire le sens des œuvres de tout art visuel de la même façon, comme les programmes peuvent le laisser penser.
3 Ministère de l’Éducation nationale (2015). Programmes d'enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4)
4 Le mot « commenter » a été utilisé dans la consigne parce que c’était le mot qui était le plus souvent utilisé, en entretien, par les enseignants de lycée pour désigner cette activité de compréhension/interprétation ; la parenthèse a été ajoutée car la consigne
« donner ses impressions » semblait plus fréquente pour les enseignants de collège.
Comprendre ce projet de détour par un art légitime pour faciliter les apprentissages à propos d’un autre et en évaluer les effets sur la réussite des élèves réclame selon nous de croiser approches sociologique et didactique. La première partie de cet article mobilisera des approches didactiques pour comprendre les attentes curriculaires, tout en les articulant avec une perspective sociologique sur les conditions de réception des œuvres. La seconde partie s’attachera, à étudier, comparativement d’un art à l’autre, les décalages entre réceptions sollicitées et effectives, que nous proposons de comprendre eu égard au rapport d’élèves de profils sociaux contrastés aux deux arts et aux registres qui le sous-tendent.
Du pareil au même ? Une source de malentendus
L'idée d'un détour par la peinture pour mieux comprendre les textes littéraires semble relever du bon sens car de nombreuses activités humaines peuvent s'entre-épauler pour le bénéfice de chacune et de toutes. On peut néanmoins objecter que ce n'est pas toujours le cas et qu'on ne peut se contenter d'une telle doxa pour traiter la difficile question des apprentissages scolaires. En effet, l’activité de donation de sens n’est pas de même nature pour un tableau et pour un texte. D’ailleurs si elle l’était, à quoi bon substituer l'une des activités à l'autre, d’autant que rien ne garantit que la première est plus accessible aux élèves, en particulier à ceux qui ont des difficultés avec la seconde. La préconisation d'un détour par la peinture présuppose l’évidence d’un transfert entre les deux pratiques. Or des types de malentendus (Bautier & Rochex, 2007), illustrés par les verbatims ci-dessous, peuvent apparaître entre enseignants et élèves à propos des textes littéraires et on voit mal comment le détour par d'autres objets artistiques serait de nature à les dépasser, voire à ne pas créer de nouveaux malentendus si les élèves ne parviennent pas à saisir ce qui, malgré leurs différences, peut faire du semblable entre ces deux objets.
Entrer dans les disciplines
Apprendre à l'école passe par des procédures cognitives bien particulières, qui sont notamment le partage de règles impersonnelles (Vincent, 1994) permettant la reddition de comptes, la secondarisation des objets du monde, c’est-à-dire leur ressaisie comme objets d’étude (Bautier, 2004, Tricot, 2017), la considération du savoir comme un texte qui transcende les situations sur lesquelles on travaille (Rey, 2014). Chaque discipline, comme façon proprement scolaire de faire passer les élèves de savoirs expérientiels à des savoirs plus conceptuellement consistants, propose aux élèves des outils censés les aider à construire les raisonnements appropriés. Mais certains, plus dans la tâche que dans l'activité (Bautier & Rochex, 1998), confondent facilement fins et moyens. Pour les textes littéraires, le risque est grand, comme l'indique Maria (enseignante en lycée depuis 5 ans), que l'utilisation de techniques d'analyse dévie en un technicisme qui évacue le sens et, avec lui, le mode de problématisation particulier auquel introduit l'étude littéraire :
Je voudrais éviter le formalisme sans construction du sens (les élèves décrivent la forme, relèvent des figures de style, des champs lexicaux, décrivent la prosodie mais n’en font rien).
Et précisément, dans le petit débat suivant, organisé par l'enquête autour de Stances à Marquise de Corneille, ces élèves de Seconde d'un lycée « ambition réussite » de la périphérie parisienne montrent toute la difficulté à surmonter pour que la mise en œuvre de procédures d'analyses ne se substitue pas à la saisie du sens de l’œuvre étudiée :
Sarah : C’est un poème… (à propos)
Dayane : Il y a des rimes… Des rimes plates ou des rimes embrassées…
Hafza : Mais c’est un vieux…
Sarah : Croisées… je crois ?
Dayane : Ah oui croisées
Hafza : … une personne âgée qui fait une déclaration…
Sarah : Il y a des strophes… des… quatre… quatrains
Aux tentatives de Hafza d'explorer la façon dont un « grison » tente de se faire valoir aux yeux d'une jeune femme courtisée répondent celles de Sarah et Dayane, de puiser dans le répertoire de la prosodie des réponses qu’elles pourraient fournir à l'identique pour n'importe quel poème.
Être soi comme élève
Il ne suffit cependant pas d'identifier et mobiliser les bonnes procédures cognitives pour répondre aux attentes. Car cette mobilisation intellectuelle suppose elle-même une mobilisation de soi conforme à l'idéal de sujet autonome aujourd’hui requis à l'école, tout à la fois indépendant de la personne de l'enseignant et dépendant des règles de vie collective et des savoirs enseignés (Durler, 2015). Le lecteur de littérature doit ainsi faire tenir ensemble l'investissement de soi et la ressaisie de cet investissement eu égard aux caractéristiques de l’œuvre qui l’ont produit (Dufaÿs, 2015).
Ce qu’expriment comme beaucoup de leurs collègues les enseignants cités ci-dessous : Chloé, enseignante stagiaire en collège : « Je souhaite qu’ils soient capables d’exprimer leurs sentiments puis de voir comment le texte les fait naître. »
Marie-Aude, enseignante en lycée depuis 11 ans : « J’attends qu’ils fassent confiance à leur réaction, à leur impression, à ce que le texte provoque chez eux.
Qu’ils apprennent à avoir conscience de cette réaction pour observer comment le texte la provoque, à quelles techniques il recourt. »
Ce qui frappe à la lecture des échanges suivants où les élèves sont invités à parler du commentaire littéraire, c'est non pas le plaisir qu'ils pourraient avoir à s'exprimer sur un texte qui sollicite leur point de vue et les aide à se développer, mais, bien au contraire, la peur d'y mettre d'eux-mêmes. Loin d'entrer dans la dialectique complexe entre droit du texte et droit du lecteur à laquelle soumet l'enseignement de la littérature, ils imaginent avoir à écrire pour un lecteur très particulier, leur professeur, qui, parce qu'il met les notes, détient aussi le monopole de l'interprétation légitime. Ils en déduisent une obligation de retenue qui contredit le but même de l'exercice.
Gulden (Seconde) : En commentaire on n’a pas le droit de dire ce qu’on pense Annabelle : Non, non, on n’a pas le droit de mettre nos sentiments, nos expressions… dans la dissertation on a le droit de donner ses idées mais pas dans le commentaire, on est focalisé sur le contexte et on n’a pas le droit d’aller plus loin Annabelle : Euh ben c’est la prof qui nous avait dit ça… en commentaire il faut rester sur mettre l’idée, citation ou procédé d’écriture alors que dans la dissertation il fallait vraiment argumenter avec nos idées…
Gulden : Mais le commentaire littéraire c’est introduction, plan…
Fatiha : Oui mais ce qu’on ressent peut-être que ça peut être faux parce que si par exemple dans un commentaire on dit quelque chose qui nous plaît et qu’on développe ben peut-être que Mme E c’est pas ça qu’elle voulait comme idée…
Gulden : Ben oui, on a peur qu’on soit hors sujet
Face aux difficultés à reconfigurer une subjectivité empirique (dans laquelle il faut néanmoins s’ancrer) en une subjectivité épistémique, à écrire pour un lecteur qui ne soit pas le correcteur de sa copie, mais une personne fictive susceptible d'accueillir tous les points de vue qui respectent les exigences intellectuelles du débat interprétatif (Dias-Chiaruttini, 2015), beaucoup d'élèves se réfugient dans des figures convenues qui les mettent à l'abri de jugements qu'ils pensent adressés à leur personne. Ils se livrent ainsi à des renormalisations de l'épreuve à l'instar des rédacteurs de dissertations de philosophie qui, loin du statut d'énonciateur universel s'adressant à un destinataire universel tout en s'impliquant personnellement dans le problème dévolu, peuplent leurs copies de citations d'auteurs classiques souvent aussi incontestables qu'inappropriées (Rayou, 2002).
Mobiliser sa culture
Apprendre à l'école ne se réduit pas à un tête à tête entre des procédures cognitives pertinentes et un sujet capable de s'engager selon des modalités désingularisées. C'est aussi mobiliser des savoirs généraux sur le monde nécessaires à l'application pertinente des notions et concepts. Adrien (enseignant, 7 ans collège, 1 an lycée) perçoit bien la difficulté de l'exercice car le français, à la fois langue de la communication ordinaire et de la littérature, risque selon lui d'être tiré du côté de pratiques sociales qui n'en reconnaissent pas la polysémie caractéristique attachée à toute forme artistique :
Ce que j’aimerais qu’ils comprennent c’est qu’un texte littéraire est… un texte littéraire, c’est-à-dire de l’art !
L'intérêt de l'appui sur la peinture est que, du moins pour celle qui fait l'objet de la reconnaissance sociale du musée, il peut aider à la construction d'une disposition à l'éclectisme éclairé (Eloy, 2015) et donc constituer un utile détour pour donner ou redonner au littéraire le statut de pratique artistique que son institutionnalisation à l'école tend à éroder. Comme en attestent les échanges ci-dessous, il n'est cependant pas certain que les élèves confrontés aux œuvres muséales opèrent facilement un tel transfert :
Mohamed (Seconde) Venir au musée [Le Louvre] ça fait le mec intelligent… Ça fait le mec qui sait des choses sur la vie (…) le mec cultivé.
Enquêtrice. La lecture de la littérature te fait le même effet ?
Mohamed. Non, non, avec les textes c’est pas pareil, c’est pour l’école…
Enquêtrice. Mais ça fait pas cultivé les textes ? Mohamed. … Non ben pas tellement…
Karim. La culture c’est pas les textes….
Mohamed. Ouais, on pourra dire ça à nos enfants quoi, qu’on connaît le Louvre ! Enquêtrice. Tu amèneras tes enfants au Louvre ?
Mohamed. Je les amène tout de suite ! Tout petit mon fils je l’amène…
Karim et Mohamed vivent les mondes de l'art et celui de l'école comme étanches l'un à l'autre. À ce moment de l'entretien, loin de reconnaître le possible rôle formateur du patrimonial, ils sacralisent celui-ci qui demeure essentiellement une pratique sociale de distinction. La culture sacralisée constitue avant tout un héritage à transmettre, surtout lorsqu'on n'en a pas bénéficié soi-même et les avantages sociaux escomptés semblent beaucoup plus prégnants que les messages émancipateurs.
Les représentations que se font les élèves de la peinture et de la littérature, voire des objets artistiques
en général, ne les prédisposent pas à saisir le même et l'autre dans chacun d'entre eux. Cette
dialectique peut cependant être construite, mais par une intention pédagogique se donnant les moyens d'étayer les élèves, comme on le fait par exemple en EPS lorsqu'on travaille des activités de préhension qui ne proviennent ni du judo, ni de la lutte mais constituent une transposition de ce qu'elles ont de commun et qu'on juge éducatif pour les élèves (Terrisse, 1996). Organiser des détours pourvoyeurs de transferts d'une compétence à une autre doit en effet tenir compte des rapports au savoir des élèves (Charlot, 1997), ces prismes qui font que, apparemment exposés aux mêmes savoirs ou pratiques, ils les métabolisent de façon à la fois singulière et socialement marquée. De ce fait, ils ne s'inscrivent pas tous spontanément dans les registres d'apprentissage de l'école (Bautier & Rayou, 2013) qui supposent des manières de connaître, de traiter les objets de la culture humaine, de s'engager comme sujet qui ne vont pas de soi. La façon plus ou moins pertinente dont les élèves s'approprient et configurent pour eux-mêmes ces registres scolaires d'apprentissage doit pouvoir s'objectiver dans leurs manières de confronter deux types de réception d’œuvres et apporter des renseignements sur la possibilité et la fécondité des détours préconisés.
Les textes de réception des élèves : des registres différemment mobilisés
La double analyse comparative du corpus de commentaires montre de nettes différences d’un art à l’autre. C’est le cas du choix, proposé aux élèves, d’écrire un texte de réception pour un des deux objets seulement : 30,5% des élèves choisissent de laisser de côté l’œuvre littéraire alors que 5,5%
des élèves seulement le font pour l’œuvre picturale (l’écart est même de 47,5% pour 1,5% dans les collèges de recrutement majoritairement défavorisé pour le corpus de XVII°). Ils se sentiraient donc plus de goût et plus de compétence pour l’exercice lorsqu’il porte sur la peinture que lorsqu’il porte sur la littérature. Mais y réussissent-ils effectivement mieux eu égard aux normes scolaires telles qu’elles apparaissent dans les attendus des enseignants ? La réponse est-elle variable d’un registre d'apprentissage à l’autre ? Une analyse des réponses des enseignants permet de définir l’activité requise dans chacun des trois registres et d’en déduire, pour chaque registre, des critères à l’aune desquels évaluer les textes des élèves. Nous donnons ici un aperçu des résultats de l’analyse des textes de réception des élèves selon ces critères
5.
Le registre cognitif
Les enseignants disent attendre de leurs élèves qu’ils interprètent, donc se constituent en instance sémiotique, c’est-à-dire conçoivent un sens dont une partie est de leur fait ; que cette interprétation soit riche et plurielle ; qu’ils la justifient en s’appuyant sur une observation minutieuse de l’objet, en particulier de sa forme. D’après notre étude, les textes de réception de l’œuvre picturale sont majoritairement plus proches de ces critères attendus que les textes de réception de l’œuvre littéraire, ils sont notamment beaucoup plus nombreux à prendre en compte les caractéristiques formelles (teintes, texture, lignes, composition…) pour leur donner du sens. Pour chaque critère, l’écart de réussite se creuse nettement en faveur de la peinture dans les collèges de recrutement défavorisé.
Le registre identitaire symbolique
Majoritairement influencés par l’institutionnalisation, en cours au moment de l’enquête, du paradigme didactique du sujet lecteur (Langlade & Rouxel, 2004) la majorité des enseignants disent attendre une réception créative, nourrie de la lecture subjective des élèves, de leurs réactions affectives et axiologiques. Mais simultanément, soucieux de former leurs élèves aux normes scolaires de l’analyse littéraire ou picturale (et de les préparer aux examens), ils attendent aussi que l’élève se constitue comme le sujet didactique que décrit Daunay (2007). L’interprétation produite doit pouvoir être formulée et justifiée de telle façon que tout lecteur puisse, non forcément la faire sienne, mais en admettre la possibilité. Registre identitaire symbolique et registre cognitif interfèrent donc dans ce processus dialectique (Dufaÿs, 2015) d’engagement de soi comme sujet empirique – pour nourrir l’interprétation – et de reconstruction de soi comme énonciateur universel pour reconfigurer l’interprétation. Le lien ainsi établi avec une communauté de réception possiblement universelle relève de la part symbolique (au sens étymologique) de notre registre. Il faut donc s’investir pour se
5 Nous avons défini des marques caractéristiques précises, que nous ne pouvons détailler ici, pour mesurer le degré de compatibilité de chaque texte de réception à chaque critère.