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Aider à la réussite scolaire : des détours sans retours ? Peinture et littérature en classe de français

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Academic year: 2021

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Aider à la réussite scolaire : des détours sans retours ? Peinture et littérature en classe de français

Marie-Sylvie Claude (LITT&ARTS/Université Grenoble Alpes) et Patrick Rayou (CIRCEFT- ESCOL, Université Paris 8),

Résumé

Opérer des détours par d'autres activités, d'autres disciplines est souvent préconisé dans la lutte contre la difficulté scolaire. Nous interrogeons cette conviction en mettant à l'épreuve la pratique qui vise à faciliter la lecture interprétative de la littérature en faisant un détour par la réception de la peinture.

Car si l’on peut penser qu’il est possible d’enrôler les élèves pour une activité qui leur plairait davantage, un retour non accompagné vers les activités jugées centrales de la discipline n’est pas garanti tout autant. Pour interroger cette pratique, nous mobilisons des cadres sociologique et didactique susceptibles, selon nous, de restituer la double dimension du contexte social et de la relation avec tel ou tel objet de savoir que mettent en œuvre ces détours et retours. Nos analyses s'appuient sur une comparaison de l’activité des élèves sur les deux arts (peinture et littérature) à partir d’un corpus de textes de réception écrits par 350 élèves de troisième et de seconde d’établissements à recrutement social très contrasté de l’académie de Créteil. Nos analyses font apparaître que les élèves acceptent ou comprennent plus souvent pour le tableau que pour le texte les attendus très spécifiques de la classe de français : une réception des œuvres créative d’un surcroît de sens, riche et plurielle, soucieuse de la forme. Elles suggèrent la mobilisation de trois registres de l'apprentissage scolaire pour aider les enseignants à prendre conscience des transformations qu’il est nécessaire de faire subir à la réception de la peinture pour la recontextualiser au profit de la littérature.

To undertake other activities, even in other disciplines, is often advocated in the fight to overcome academic difficulty. We question this belief by testing the practice which aims to facilitate a student’s interpretative reading of literature by the manner in which they appreciate and view a painting.

Although it’s thought that it’s possible to enrol students in an activity they would prefer, the return to the central activities of the discipline, of their own accord, is not guaranteed.

In questioning this practice, we mobilise sociological and didactic frameworks which are likely, in our opinion, to restore the dimensions of the social context and the relation with the areas of knowledge that guide the digression and return to the discipline.

Our analysis is based on a comparison of the students’ activity in the arts of painting and literature from a collection of texts written by 350 senior secondary students, of highly mixed social

backgrounds, from académie de Créteil.

Our analysis shows that students more often accept and understand, through paintings rather than text, the very specific expectations of the French class room: an appreciation of a creative work’s greater sense of meaning, rich and plural and concerned with form.

Analysis suggests the mobilisation of three registers of academic learning to help teachers be aware of the transformations necessary to the appreciation of a painting and to re-contextualise it for the appreciation of literature.

Arts, littérature, difficulté d’apprentissage, inégalités sociales Arts, literature, learning difficulty, social inequality

Introduction

Faire en sorte que tous les lycéens accèdent aux richesses de la littérature ne va pas de soi. C'est

pourquoi l'institution scolaire, relayant les efforts des enseignants, tente de faciliter cet apprentissage

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en s'appuyant sur d'autres arts. Il est ainsi noté dans les actuels programmes de français au lycée1, que des « ouvertures vers les autres arts doivent permettre d’enrichir les interprétations, de développer le goût pour les œuvres et de vivifier les apprentissages ». Le contexte permet de comprendre que ces œuvres dont il faut développer le goût en passant par les autres arts sont principalement les œuvres littéraires et que les apprentissages qu’il s’agit de vivifier concernent principalement les apprentissages littéraires, plus précisément, les compétences de compréhension/interprétation des textes littéraires. Il s’agit donc d’opérer un détour par une activité de médiation, la compréhension/interprétation des œuvres des autres arts, pour mieux revenir à une activité centrale de la discipline. D’ailleurs, une des compétences visées, inscrite dans le préambule, « être capable de lire et d'analyser des images2 en relation avec les textes étudiés », peut laisser entendre par l’usage du verbe lire que les deux activités de donation de sens sont présupposées comme de même nature.

Ce que confirme l’inspection générale : « déchiffrer » les images serait une démarche « plus spontanément reçue par les élèves » que lire les textes (Waysbord-Loing, 2000, p. 16) Les programmes de collège actuels (2015), plus récents, reprennent le projet du détour mais soulignent davantage la spécificité des différents arts : ainsi, au cycle 4, « Les images sont l’occasion de confronter [les élèves] à des procédés sémantiques proches de ceux utilisés pour les textes et de développer des méthodes d’analyse spécifiques pour chacun d’entre eux. » (p. 236)3

Pourrait-on donc apprendre à mieux lire les textes en lisant les images, dont les œuvres picturales, qui seraient mieux reçues par les élèves ? On peut en douter d’une part parce que les propositions théoriques de la sémiologie comparée des deux arts déconstruisent aisément (Marin, 1971 ; Groupe µ, 1992) le présupposé d'isomorphie entre les deux activités (que les deux langages fassent sens très différemment a pour leur récepteur des incidences herméneutiques, qui ont nécessairement des incidences didactiques) ; de sorte qu’on ne peut pas lire ni déchiffrer la peinture, du moins si l’on prend ces verbes au sens propre. On peut en douter d’autre part parce que la peinture, notamment la peinture à sujet biblique ou historique, mais aussi la peinture non figurative, engage des savoirs culturels dont on peut penser qu’ils ne sont pas forcément familiers de tous les élèves ; de sorte qu’il est loin d’être évident que la réception leur en soit facile.

Pourtant, les manuels sont riches de reproductions de peinture et les classes conduites par leur professeur de français en visite au musée sont nombreuses. Le projet du détour par la réception de la peinture comme propédeutique pour la réception de la littérature est-il pour autant tout à fait illusoire ? L’est-il semblablement pour tous les élèves, quel que soit le rapport aux arts qu’ils importent à l’école et quelles que soient les conditions de la prise en charge didactique de sa mise en œuvre ? Répondre à ces questions nécessite une analyse fine des composantes de l’activité requise des élèves dans les deux exercices et de la façon dont des élèves de profil différent s’en emparent.

»4. Il était permis de ne pas traiter un des deux objets à condition d’expliquer pourquoi. Les textes des élèves ont fait l’objet d’une double analyse comparative : comparaison entre réception de l’œuvre picturale et de l’œuvre littéraire ; comparaison entre les différents types d’établissement. La comparaison s’est faite en référence aux attendus des enseignants pour ce type d’activité : ces attendus, qui se sont révélés de même nature sur les deux objets, ont été étudiés au moyen d’une enquête à questions ouvertes auprès de 108 enseignants de français de l’académie de Créteil, de 11 entretiens (avant et après la passation), et d’une seconde enquête de vérification à questions fermées auprès de 103 autres enseignants. Enfin, des entretiens post passation avec ont été menés avec 11 groupes de 2 à 4 élèves.

1 Ministère de l’Éducation nationale (2010). Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire.

2 Il est à noter que dans ces programmes la peinture est incluse dans la catégorie générique des images, ce qui peut poser question parce qu’elle ne fait pas toujours image (elle n’est pas toujours figurative) et que même quand elle fait image, elle mobilise les signes pour leur valeur iconique mais aussi plastique. S’il est contestable qu’on peut lire les images à la manière dont on lit les textes, il est donc contestable aussi qu’on peut construire le sens des œuvres de tout art visuel de la même façon, comme les programmes peuvent le laisser penser.

3 Ministère de l’Éducation nationale (2015). Programmes d'enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4)

4 Le mot « commenter » a été utilisé dans la consigne parce que c’était le mot qui était le plus souvent utilisé, en entretien, par les enseignants de lycée pour désigner cette activité de compréhension/interprétation ; la parenthèse a été ajoutée car la consigne

« donner ses impressions » semblait plus fréquente pour les enseignants de collège.

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Comprendre ce projet de détour par un art légitime pour faciliter les apprentissages à propos d’un autre et en évaluer les effets sur la réussite des élèves réclame selon nous de croiser approches sociologique et didactique. La première partie de cet article mobilisera des approches didactiques pour comprendre les attentes curriculaires, tout en les articulant avec une perspective sociologique sur les conditions de réception des œuvres. La seconde partie s’attachera, à étudier, comparativement d’un art à l’autre, les décalages entre réceptions sollicitées et effectives, que nous proposons de comprendre eu égard au rapport d’élèves de profils sociaux contrastés aux deux arts et aux registres qui le sous-tendent.

Du pareil au même ? Une source de malentendus

L'idée d'un détour par la peinture pour mieux comprendre les textes littéraires semble relever du bon sens car de nombreuses activités humaines peuvent s'entre-épauler pour le bénéfice de chacune et de toutes. On peut néanmoins objecter que ce n'est pas toujours le cas et qu'on ne peut se contenter d'une telle doxa pour traiter la difficile question des apprentissages scolaires. En effet, l’activité de donation de sens n’est pas de même nature pour un tableau et pour un texte. D’ailleurs si elle l’était, à quoi bon substituer l'une des activités à l'autre, d’autant que rien ne garantit que la première est plus accessible aux élèves, en particulier à ceux qui ont des difficultés avec la seconde. La préconisation d'un détour par la peinture présuppose l’évidence d’un transfert entre les deux pratiques. Or des types de malentendus (Bautier & Rochex, 2007), illustrés par les verbatims ci-dessous, peuvent apparaître entre enseignants et élèves à propos des textes littéraires et on voit mal comment le détour par d'autres objets artistiques serait de nature à les dépasser, voire à ne pas créer de nouveaux malentendus si les élèves ne parviennent pas à saisir ce qui, malgré leurs différences, peut faire du semblable entre ces deux objets.

Entrer dans les disciplines

Apprendre à l'école passe par des procédures cognitives bien particulières, qui sont notamment le partage de règles impersonnelles (Vincent, 1994) permettant la reddition de comptes, la secondarisation des objets du monde, c’est-à-dire leur ressaisie comme objets d’étude (Bautier, 2004, Tricot, 2017), la considération du savoir comme un texte qui transcende les situations sur lesquelles on travaille (Rey, 2014). Chaque discipline, comme façon proprement scolaire de faire passer les élèves de savoirs expérientiels à des savoirs plus conceptuellement consistants, propose aux élèves des outils censés les aider à construire les raisonnements appropriés. Mais certains, plus dans la tâche que dans l'activité (Bautier & Rochex, 1998), confondent facilement fins et moyens. Pour les textes littéraires, le risque est grand, comme l'indique Maria (enseignante en lycée depuis 5 ans), que l'utilisation de techniques d'analyse dévie en un technicisme qui évacue le sens et, avec lui, le mode de problématisation particulier auquel introduit l'étude littéraire :

Je voudrais éviter le formalisme sans construction du sens (les élèves décrivent la forme, relèvent des figures de style, des champs lexicaux, décrivent la prosodie mais n’en font rien).

Et précisément, dans le petit débat suivant, organisé par l'enquête autour de Stances à Marquise de Corneille, ces élèves de Seconde d'un lycée « ambition réussite » de la périphérie parisienne montrent toute la difficulté à surmonter pour que la mise en œuvre de procédures d'analyses ne se substitue pas à la saisie du sens de l’œuvre étudiée :

Sarah : C’est un poème… (à propos)

Dayane : Il y a des rimes… Des rimes plates ou des rimes embrassées…

Hafza : Mais c’est un vieux…

Sarah : Croisées… je crois ?

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Dayane : Ah oui croisées

Hafza : … une personne âgée qui fait une déclaration…

Sarah : Il y a des strophes… des… quatre… quatrains

Aux tentatives de Hafza d'explorer la façon dont un « grison » tente de se faire valoir aux yeux d'une jeune femme courtisée répondent celles de Sarah et Dayane, de puiser dans le répertoire de la prosodie des réponses qu’elles pourraient fournir à l'identique pour n'importe quel poème.

Être soi comme élève

Il ne suffit cependant pas d'identifier et mobiliser les bonnes procédures cognitives pour répondre aux attentes. Car cette mobilisation intellectuelle suppose elle-même une mobilisation de soi conforme à l'idéal de sujet autonome aujourd’hui requis à l'école, tout à la fois indépendant de la personne de l'enseignant et dépendant des règles de vie collective et des savoirs enseignés (Durler, 2015). Le lecteur de littérature doit ainsi faire tenir ensemble l'investissement de soi et la ressaisie de cet investissement eu égard aux caractéristiques de l’œuvre qui l’ont produit (Dufaÿs, 2015).

Ce qu’expriment comme beaucoup de leurs collègues les enseignants cités ci-dessous : Chloé, enseignante stagiaire en collège : « Je souhaite qu’ils soient capables d’exprimer leurs sentiments puis de voir comment le texte les fait naître. »

Marie-Aude, enseignante en lycée depuis 11 ans : « J’attends qu’ils fassent confiance à leur réaction, à leur impression, à ce que le texte provoque chez eux.

Qu’ils apprennent à avoir conscience de cette réaction pour observer comment le texte la provoque, à quelles techniques il recourt. »

Ce qui frappe à la lecture des échanges suivants où les élèves sont invités à parler du commentaire littéraire, c'est non pas le plaisir qu'ils pourraient avoir à s'exprimer sur un texte qui sollicite leur point de vue et les aide à se développer, mais, bien au contraire, la peur d'y mettre d'eux-mêmes. Loin d'entrer dans la dialectique complexe entre droit du texte et droit du lecteur à laquelle soumet l'enseignement de la littérature, ils imaginent avoir à écrire pour un lecteur très particulier, leur professeur, qui, parce qu'il met les notes, détient aussi le monopole de l'interprétation légitime. Ils en déduisent une obligation de retenue qui contredit le but même de l'exercice.

Gulden (Seconde) : En commentaire on n’a pas le droit de dire ce qu’on pense Annabelle : Non, non, on n’a pas le droit de mettre nos sentiments, nos expressions… dans la dissertation on a le droit de donner ses idées mais pas dans le commentaire, on est focalisé sur le contexte et on n’a pas le droit d’aller plus loin Annabelle : Euh ben c’est la prof qui nous avait dit ça… en commentaire il faut rester sur mettre l’idée, citation ou procédé d’écriture alors que dans la dissertation il fallait vraiment argumenter avec nos idées…

Gulden : Mais le commentaire littéraire c’est introduction, plan…

Fatiha : Oui mais ce qu’on ressent peut-être que ça peut être faux parce que si par exemple dans un commentaire on dit quelque chose qui nous plaît et qu’on développe ben peut-être que Mme E c’est pas ça qu’elle voulait comme idée…

Gulden : Ben oui, on a peur qu’on soit hors sujet

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Face aux difficultés à reconfigurer une subjectivité empirique (dans laquelle il faut néanmoins s’ancrer) en une subjectivité épistémique, à écrire pour un lecteur qui ne soit pas le correcteur de sa copie, mais une personne fictive susceptible d'accueillir tous les points de vue qui respectent les exigences intellectuelles du débat interprétatif (Dias-Chiaruttini, 2015), beaucoup d'élèves se réfugient dans des figures convenues qui les mettent à l'abri de jugements qu'ils pensent adressés à leur personne. Ils se livrent ainsi à des renormalisations de l'épreuve à l'instar des rédacteurs de dissertations de philosophie qui, loin du statut d'énonciateur universel s'adressant à un destinataire universel tout en s'impliquant personnellement dans le problème dévolu, peuplent leurs copies de citations d'auteurs classiques souvent aussi incontestables qu'inappropriées (Rayou, 2002).

Mobiliser sa culture

Apprendre à l'école ne se réduit pas à un tête à tête entre des procédures cognitives pertinentes et un sujet capable de s'engager selon des modalités désingularisées. C'est aussi mobiliser des savoirs généraux sur le monde nécessaires à l'application pertinente des notions et concepts. Adrien (enseignant, 7 ans collège, 1 an lycée) perçoit bien la difficulté de l'exercice car le français, à la fois langue de la communication ordinaire et de la littérature, risque selon lui d'être tiré du côté de pratiques sociales qui n'en reconnaissent pas la polysémie caractéristique attachée à toute forme artistique :

Ce que j’aimerais qu’ils comprennent c’est qu’un texte littéraire est… un texte littéraire, c’est-à-dire de l’art !

L'intérêt de l'appui sur la peinture est que, du moins pour celle qui fait l'objet de la reconnaissance sociale du musée, il peut aider à la construction d'une disposition à l'éclectisme éclairé (Eloy, 2015) et donc constituer un utile détour pour donner ou redonner au littéraire le statut de pratique artistique que son institutionnalisation à l'école tend à éroder. Comme en attestent les échanges ci-dessous, il n'est cependant pas certain que les élèves confrontés aux œuvres muséales opèrent facilement un tel transfert :

Mohamed (Seconde) Venir au musée [Le Louvre] ça fait le mec intelligent… Ça fait le mec qui sait des choses sur la vie (…) le mec cultivé.

Enquêtrice. La lecture de la littérature te fait le même effet ?

Mohamed. Non, non, avec les textes c’est pas pareil, c’est pour l’école…

Enquêtrice. Mais ça fait pas cultivé les textes ? Mohamed. … Non ben pas tellement…

Karim. La culture c’est pas les textes….

Mohamed. Ouais, on pourra dire ça à nos enfants quoi, qu’on connaît le Louvre ! Enquêtrice. Tu amèneras tes enfants au Louvre ?

Mohamed. Je les amène tout de suite ! Tout petit mon fils je l’amène…

Karim et Mohamed vivent les mondes de l'art et celui de l'école comme étanches l'un à l'autre. À ce moment de l'entretien, loin de reconnaître le possible rôle formateur du patrimonial, ils sacralisent celui-ci qui demeure essentiellement une pratique sociale de distinction. La culture sacralisée constitue avant tout un héritage à transmettre, surtout lorsqu'on n'en a pas bénéficié soi-même et les avantages sociaux escomptés semblent beaucoup plus prégnants que les messages émancipateurs.

Les représentations que se font les élèves de la peinture et de la littérature, voire des objets artistiques

en général, ne les prédisposent pas à saisir le même et l'autre dans chacun d'entre eux. Cette

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dialectique peut cependant être construite, mais par une intention pédagogique se donnant les moyens d'étayer les élèves, comme on le fait par exemple en EPS lorsqu'on travaille des activités de préhension qui ne proviennent ni du judo, ni de la lutte mais constituent une transposition de ce qu'elles ont de commun et qu'on juge éducatif pour les élèves (Terrisse, 1996). Organiser des détours pourvoyeurs de transferts d'une compétence à une autre doit en effet tenir compte des rapports au savoir des élèves (Charlot, 1997), ces prismes qui font que, apparemment exposés aux mêmes savoirs ou pratiques, ils les métabolisent de façon à la fois singulière et socialement marquée. De ce fait, ils ne s'inscrivent pas tous spontanément dans les registres d'apprentissage de l'école (Bautier & Rayou, 2013) qui supposent des manières de connaître, de traiter les objets de la culture humaine, de s'engager comme sujet qui ne vont pas de soi. La façon plus ou moins pertinente dont les élèves s'approprient et configurent pour eux-mêmes ces registres scolaires d'apprentissage doit pouvoir s'objectiver dans leurs manières de confronter deux types de réception d’œuvres et apporter des renseignements sur la possibilité et la fécondité des détours préconisés.

Les textes de réception des élèves : des registres différemment mobilisés

La double analyse comparative du corpus de commentaires montre de nettes différences d’un art à l’autre. C’est le cas du choix, proposé aux élèves, d’écrire un texte de réception pour un des deux objets seulement : 30,5% des élèves choisissent de laisser de côté l’œuvre littéraire alors que 5,5%

des élèves seulement le font pour l’œuvre picturale (l’écart est même de 47,5% pour 1,5% dans les collèges de recrutement majoritairement défavorisé pour le corpus de XVII°). Ils se sentiraient donc plus de goût et plus de compétence pour l’exercice lorsqu’il porte sur la peinture que lorsqu’il porte sur la littérature. Mais y réussissent-ils effectivement mieux eu égard aux normes scolaires telles qu’elles apparaissent dans les attendus des enseignants ? La réponse est-elle variable d’un registre d'apprentissage à l’autre ? Une analyse des réponses des enseignants permet de définir l’activité requise dans chacun des trois registres et d’en déduire, pour chaque registre, des critères à l’aune desquels évaluer les textes des élèves. Nous donnons ici un aperçu des résultats de l’analyse des textes de réception des élèves selon ces critères

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Le registre cognitif

Les enseignants disent attendre de leurs élèves qu’ils interprètent, donc se constituent en instance sémiotique, c’est-à-dire conçoivent un sens dont une partie est de leur fait ; que cette interprétation soit riche et plurielle ; qu’ils la justifient en s’appuyant sur une observation minutieuse de l’objet, en particulier de sa forme. D’après notre étude, les textes de réception de l’œuvre picturale sont majoritairement plus proches de ces critères attendus que les textes de réception de l’œuvre littéraire, ils sont notamment beaucoup plus nombreux à prendre en compte les caractéristiques formelles (teintes, texture, lignes, composition…) pour leur donner du sens. Pour chaque critère, l’écart de réussite se creuse nettement en faveur de la peinture dans les collèges de recrutement défavorisé.

Le registre identitaire symbolique

Majoritairement influencés par l’institutionnalisation, en cours au moment de l’enquête, du paradigme didactique du sujet lecteur (Langlade & Rouxel, 2004) la majorité des enseignants disent attendre une réception créative, nourrie de la lecture subjective des élèves, de leurs réactions affectives et axiologiques. Mais simultanément, soucieux de former leurs élèves aux normes scolaires de l’analyse littéraire ou picturale (et de les préparer aux examens), ils attendent aussi que l’élève se constitue comme le sujet didactique que décrit Daunay (2007). L’interprétation produite doit pouvoir être formulée et justifiée de telle façon que tout lecteur puisse, non forcément la faire sienne, mais en admettre la possibilité. Registre identitaire symbolique et registre cognitif interfèrent donc dans ce processus dialectique (Dufaÿs, 2015) d’engagement de soi comme sujet empirique – pour nourrir l’interprétation – et de reconstruction de soi comme énonciateur universel pour reconfigurer l’interprétation. Le lien ainsi établi avec une communauté de réception possiblement universelle relève de la part symbolique (au sens étymologique) de notre registre. Il faut donc s’investir pour se

5 Nous avons défini des marques caractéristiques précises, que nous ne pouvons détailler ici, pour mesurer le degré de compatibilité de chaque texte de réception à chaque critère.

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désinvestir en prenant des distances non seulement avec l’objet mais aussi avec soi-même, pour comprendre pour quelles raisons, en vertu de quelles caractéristiques, le texte ou le tableau a provoqué telle réaction subjective. Les élèves écrivent plus souvent un texte de réception portant les marques d’un tel engagement subjectif sur l’œuvre picturale (40% des textes) que sur l’œuvre littéraire (20%).

La part symbolique de notre registre renvoie par ailleurs aux liens symboliques que l’activité réclame de certaines valeurs attachées à l’œuvre d’art. En effet, satisfaire aux attendus suppose l’acceptation d’une définition des objets qui ne va pas de soi mais dont les enseignants qui nous ont répondu semblent majoritairement présupposer l’évidence : le texte littéraire ou le tableau ne sont pas un texte ordinaire ni un fragment de visuel ordinaires ils sont des objets d’une nature particulière, artistique, qui suppose du récepteur qu’il les dote de pluralité interprétative, qu’il donne sens à la forme de leur expression. Or, les critères qui font les œuvres légitimes sont en partie arbitraires (Bourdieu, 1977) : rien ne peut dans l’absolu garantir des critères indiscutables d’articité. Or c’est cette nature artistique qui légitime le modèle de réception savant et sa transposition didactique (Daunay, 2002). L’activité attendue suppose donc l’adhésion symbolique des élèves à des valeurs qui ne sont pas évidentes pour tous. D’après notre analyse, ce rapport attendu à l’objet est plus fréquent pour la peinture que pour la littérature.

Le registre culturel

Contrairement aux deux autres, ce registre met plus souvent en difficulté les élèves pour recevoir la peinture, au sens où leur font défaut certaines connaissances dont on peut considérer, dans une réception scolaire et plus largement savante, qu’elles seraient nécessaires pour appréhender une part du sens incontestablement inhérente à l’œuvre : par exemple, 75 % des élèves qui travaillent sur la Nativité ou le Nouveau-né de Georges de la Tour n’identifient pas les personnages évangéliques (ce qui n’est d’ailleurs pas très surprenant car Georges de la Tour retient peu de l’iconographie conventionnelle de la Nativité : ni anges, ni auréoles, ni même bœuf et âne…). Ils y mobilisent des références culturelles actualisantes : une mère et une grand-mère à l’expression soucieuse, inquiètes d’après leurs gestes protecteurs pour un bébé que le fond sombre fait apparaître comme menacé, tout éclairé de lumière qu’il soit.

Donc les textes de réception des œuvres picturales relèvent plus souvent du registre cognitif attendu (notamment : travail sur les caractéristiques iconiques mais aussi plastiques, teintes, composition, lignes… appréhension du sens comme pluriel). Ils donnent plus souvent lieu à une interprétation nourrie par un investissement actif de soi dans la donation de sens. Mais un apport culturel savant y serait souvent nécessaire. En revanche, les textes de réception de la littérature sont plus souvent marqués par un registre cognitif procédural voire techniciste (qui permet peu la donation de sens) et, de façon liée, par un désinvestissement subjectif (qui nuit à la réception créative attendue par les enseignants). Les savoirs linguistiques, notamment lexicaux, et les savoirs généraux peuvent faire défaut mais rarement empêcher une représentation mentale du sens global du texte (Cèbe & Goigoux, 2013).

Malgré cette nuance, les textes de réception sur la peinture restent majoritairement plus proches des normes scolaires implicites. Ce qui confirme que le projet du détour par la compréhension/interprétation de la peinture pour apprendre à comprendre/interpréter la littérature, préconisé par les programmes, doit être pris au sérieux. Mais il ne peut pas aller de soi : alors que le produit attendu est de même nature et que la tâche pourrait, de ce fait, sembler identique, chaque élève mobilise différemment les registres selon l’objet. Comprendre, pour chacun des registres, ce qui explique cette différence entre les deux activités est nécessaire pour savoir quelle prise en charge didactique du passage de l’une à l’autre serait possible, afin que le détour ne reste pas sans retour.

La mobilisation différente des registres : quelques propositions d’explication

Si la mobilisation des registres n'est pas la même dans les deux activités, c’est parce que les

différences sémiologiques entre les deux objets ont des incidences sur les registres requis pour la

donation de sens ; mais c’est aussi parce que les élèves n’ont pas le même rapport aux deux objets.

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Des savoir culturels exigeants

Certes il n’existe pas de lexique pictural. Pour autant, les signes picturaux produisent des corrélations culturelles (Eco, 1976). Certains motifs ou certaines configurations plastiques sont conventionnellement dotés, préalablement à leur réalisation dans le tableau, de contenus de sens. Le meilleur exemple est celui des significations iconographiques (Panofsky et al. 1967) associées à certains motifs (cette mère est une Vierge à l’enfant, ce paon est l’attribut d’Héra, cette femme décapitant un homme est Judith – ou Salomé, selon les cas…). Les reconnaître requiert des connaissances parfois savantes, d’autant que ces conventions sont variables d’un foyer culturel à l’autre.

Un langage non linguistique

En l’absence d’une langue qui codifierait de façon conventionnelle les corrélations entre forme de l’expression et sens, « le peintre doit inventer une nouvelle fonction sémiotique, et dans la mesure où toute fonction sémiotique est basée sur un code, il doit proposer une codification nouvelle » (Eco, 1976, p. 31). Ainsi, les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits sont dotées d’effets de sens postulés par le récepteur sans l’appui d’un code de type linguistique. Il infère du sens des signes picturaux qui ont une double nature, iconique et plastique (Groupe µ, 1992) (plastique seulement pour la peinture non figurative). En littérature, les signes verbaux sont eux aussi, selon les attendus scolaires, à appréhender comme faisant sens de leurs caractéristiques sensibles, l’élève lecteur est aussi appelé à co-construire le sens : mais l’existence préalable du code linguistique peut masquer cette valeur à une partie des élèves.

Une autre différence entre lire et voir réside dans la temporalité de l’appréhension et dans la part d’initiative du récepteur. Recevoir un texte selon les attendus scolaires suppose des relectures qui font émerger diverses interprétations. Cependant, la successivité s’impose à la première lecture. Au contraire, le tableau présente généralement des jalons au parcours du regard, jalons parfois très visibles, notamment dans un tableau de facture classique, mais il laisse néanmoins au spectateur le choix d’ordonner les composantes de diverses façons, de sorte que « le tableau n’offre pas une lecture, mais un système de lectures » (Marin, 1971, p. 21). Ceci peut encourager l’élève à construire une lecture plurielle, comme attendu. L’élève récepteur de la peinture pourrait donc se sentir plus encouragé à se constituer comme instance sémiotique, à donner sens à la forme, à concevoir une interprétation plurielle – c’est-à-dire à mobiliser le registre cognitif selon les attendus.

Mais c’est à la condition qu’il s’engage effectivement dans la construction du sens et adhère à la définition de l’articité et des valeurs qui lui sont attachées, c’est-à-dire qu’il importe ou construise à l’école un rapport aux objets qui va de soi pour les enseignants mais sans doute pas pour tous les élèves. Ceci relève du registre identitaire symbolique : l’engagement subjectif attendu participe d’une certaine manière d’être soi et le rapport à l’œuvre présupposé d’un système de valeurs auquel il faut symboliquement adhérer.

Le rapport des élèves aux deux objets

Les entretiens post-passation avec les élèves font apparaître, quand on les compare avec les verbatims des enseignants, un rapport à l’œuvre picturale bien plus connivent avec celui des enseignants que leur rapport à l’œuvre littéraire.

Pour les enseignants, les œuvres, qu’elles soient littéraires ou picturales, ont pour caractéristique

qu’elles doivent donner lieu à des sens pluriels. Adrien, qui a enseigné 7 ans en collège puis 1 an en

lycée, en exprime la richesse par une métaphore gourmande : « avec mes élèves, je compare

volontiers le texte à un mille-feuille. Tous les deux se savourent, et tous les deux ont une multitude

de strates. Et plus il y a de strates, meilleur c’est. Les strates d’un chef d’œuvre sont infinies… » Pour

les élèves, les choses sont le plus souvent tranchées : si le tableau est possiblement polysémique, en

revanche le texte est monosémique. Ainsi, selon Amélie (élève de troisième) : « le texte il peut avoir

qu’un seul sens et un tableau il peut avoir plusieurs sens ». Dans un autre entretien, Sarah, Hafza et

Dayane débattent de l’interprétation de La Nativité de George de la Tour. Pour Hafza : « c’est la

naissance de Jésus ». Mais pour Sarah : « Non moi j’aurais vu n’importe quelle naissance ». Hafza,

rappelant la part du spectateur dans la donation de sens, affirme la pluralité des interprétations

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possibles : « Ça dépend de la personne qui regarde… » Les deux élèves iront jusqu’à dépasser leur désaccord interprétatif : non pas un sens ou l’autre, mais une intégration des deux directions de sens dans la conception d’un sens pluriel :

Hafza : C’est les deux. C’est un commencement.

Hafza : Ben c’est une naissance, il y a la lumière, les dames elles le regardent, c’est le centre….

Sarah : C’est l’espoir… c’est un espoir… »

L’enquêtrice tentant de les amener au même type d’échanges à propos d’un texte se heurte à une fin de non recevoir :

Enquêtrice.… mais il n’y a pas deux manières de comprendre ? Ensemble : Un texte ? Ben non… un texte, non…

Autre composante du rapport aux œuvres d’art promue par les enseignants, la forme de l’expression doit être reçue comme riche de virtualités connotatives à actualiser : « j’attends qu’ils parviennent à montrer que l’écriture fait sens » (Emma, 6 ans en lycée). Une autre, enseignante en collège depuis 35 ans, souhaite « qu’ils repèrent des éléments précis qui font la spécificité du texte, rythme, figures de style, construction des phrases, et – au mieux – qu’ils en tirent une conclusion » Pour les élèves, c’est possible pour le tableau, comme l’explique Akim (seconde) : « dans le tableau il y a les couleurs qui nous annoncent… les sentiments la joie ou… et comme il y a des couleurs chacun fait des hypothèses ». Mais ça ne l’est pas pour le texte, différence qu’explicite Odile : « le tableau c’est selon la personne, ce qu’elle ressent ça dépend de la sensibilité de la personne. Elle va voir les couleurs, les… dessins… comment c’est fait... Un texte, (…) les mots sont les mêmes… ils veulent dire la même chose pour tout le monde… » Le texte est donc une suite de mots dont la disposition est indifférente : ils ont une signification arrêtée, le récepteur n’a pas à inférer du sens de la forme de l’expression.

Enfin, si quelques enseignants se réfèrent à une conception du sens des œuvres comme immanent, c’est-à-dire contenu dans l’œuvre même, sous une forme qu’on pourrait dire cryptée et que le rôle du récepteur serait de mettre au clair, pour la majorité d’entre eux, il s’agit bien de co-construire ce sens, comme l’exprime Yvon (20 ans au collège et 15 ans au lycée), en référence implicite mais claire aux théories de la réception :

Il ne s'agit pas d'un matériau mort et figé (…), mais [le texte] est le résultat de deux phases créatives : celle réalisée, parfois dans la douleur, par son auteur, et la recréation, qui la complète, par l’opération de lecture

Or, à nouveau, le rapport que les élèves ont au tableau est bien plus compatible avec cet attendu que le rapport qu’ils ont au texte :

Sarah (élève de seconde) : … sur un tableau c’est nous, notre imagination

Dayane (élève de seconde) :. …nous… On interprète par rapport à ce que nous on pense (…)

Sarah : C'est-à-dire que le tableau c’est notre opinion, alors qu’un texte, c’est

l’opinion de l’auteur… C’est ça qu’il faut dire en commentaire… Dans une peinture

c’est plus facile, on est libre.

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Amélie (élève de troisième) propose une explication du gain de liberté permis selon elle par le tableau : « Sur le tableau il y a rien d’écrit, c’est à nous d’écrire, alors que sur le texte il y a ce qu’il y a déjà écrit ». Le texte est déjà écrit, alors que le tableau ne l’est pas, ce qui laisse une place au récepteur. Le langage verbal est donc perçu comme le support transparent et univoque d’un sens achevé, ce qui fait évidemment obstacle à l’activité attendue des enseignants. Du point de vue d’Amélie le langage du texte et le langage de son propre commentaire sont donc concurrents : elle les perçoit comme de même nature, alors que du point de vue des enseignants les deux langages sont de nature différente, le langage littéraire, langage artistique, ne fait pas sens, du moins ne doit pas être reçu, à la façon du langage du texte de réception. Amélie ne se sent de ce fait pas autorisée à produire son texte de lectrice (Mazauric, Fourtanier & Langlade, 2011) Pour ce qui concerne la peinture au contraire, l’hétérogénéité entre langage et métalangage protège de cette confusion et Amélie se sent à même de se faire auteur de son texte de réception. Comme elle, Kourosh et Akim (seconde) pensent aussi que puisque le texte dit déjà, le récepteur est tenu par ce qui est déjà écrit :

Kourosh : Dans un tableau on ne peut pas savoir exactement ce qu’il pense alors que dans un texte et ben… c’est écrit… Dans les textes on a des mots à comprendre alors que sur un tableau c’est nous qui allons écrire notre… qui allons dire… allons écrire… qui allons porter notre jugement (…)

Mouloud : On peut plus se lâcher sur un tableau que sur un texte.

Que les élèves se sentent autorisés à « se lâcher » serait problématique dans une conception didactique de la réception des œuvres qui valoriserait de façon unilatérale le sujet distant (Daunay, 2002). Mais ce n’est pas le cas dans le modèle, en cours d’institutionnalisation dans les programmes, du sujet lecteur, modèle qui théorise l’implication du sujet empirique comme étape nécessaire du processus interprétatif. La majorité des enseignants, sans s’y référer explicitement, attendent de leurs élèves qu’ils partent de leurs émotions. Chloé (enseignante en lycée depuis 10 ans) écrit par exemple : « Je leur demande : – de formuler, d’exprimer leurs émotions – de repérer comment l’émotion a été possible, par quels procédés l’auteur a réussi à la faire naître. ».

Or les élèves déclarent souvent dans nos entretiens que si les tableaux peuvent les émouvoir, ce n’est jamais le cas des textes :

Hafza (Seconde) : Les émotions du texte moi je les sens pas ! Dayane : Émotifs on n’est pas trop émotifs (rires) (…)

Enquêtrice : Et sur les tableaux ça vous fait quelque chose davantage ? Sarah : Oui parce que il y a des couleurs

Hafza : Et c’est un dessin on peut voir quand c’est sombre, que c’est obscur, qu’il veut exprimer la tristesse par exemple… alors que si on me donne un texte je vais pas être triste.

Les caractéristiques sémiologiques de la peinture et le rapport des élèves à cet art peuvent donc

expliquer que les élèves configurent plus souvent les registres d'apprentissage de telle manière qu’ils

s’approchent davantage des attendus quand ils produisent un texte de réception. Dans ces conditions,

il n’est pas surprenant que les enseignants adhèrent au projet du détour. Une enseignante (4 ans en

collège) dit en entretien : « Ce travail les aide à revenir au texte : ils comprennent enfin ce que

j’attends ! Ça se fête !! » Pourtant, si nous sommes en mesure de confirmer que les élèves, notamment

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dans les collèges les plus défavorisés, y rencontrent moins de difficultés, nous proposons justement d’expliquer cette facilitation par des écarts entre les deux exercices : entre les deux arts d’une part et entre le rapport des élèves aux deux arts d’autre part. De ce fait, on ne peut que douter de l’immédiateté d’un retour au profit de la littérature des apprentissages réalisés dans le cadre du détour par la peinture : sans étayage spécifique, comment les élèves pourraient-ils tous reconnaître du même dans la réception de deux objets qui paraissent si différents à beaucoup d’entre eux ?

Certains des enseignants nous ont dit tenir compte de cette difficulté, comme Annabelle (enseignante en collège depuis 8 ans), qui écrit que lorsqu’elle fait travailler ses élèves sur un tableau « ils prennent confiance en eux et voient qu’il faut transposer la même méthode d’observation et d’analyse avec un texte littéraire. Mais il faut les aider à le faire». Emma (enseignante depuis 6 ans en lycée) explique elle aussi qu’elle les aide à repérer « les points communs et les différences avec ce que nous faisons sur la littérature (…) pour que ça serve à quelque chose il faut qu’ils fassent le lien ».

Si des observations confirmaient les déclarations de ces enseignants, nous pourrions en conclure que le détour par la peinture est un projet sensé dans ces conditions de mise en œuvre. Mais la majorité des enseignants n’évoquent pas cet accompagnement du retour du détour. Quelques-uns font le choix délibéré de cacher la finalité de ce travail qui plaît aux élèves, craignant, disent-ils, de perdre leur implication en faisant le lien avec la littérature, qui leur déplairait. Ainsi Delphine (8 années en collège) écrit : « Ils aiment tellement ça que j’essaie de ne pas casser l’ambiance en leur rappelant qu’en réalité on fait de la littérature ». Marie (enseignante depuis 14 ans en collège et 6 ans en lycée) se réjouit quant à elle que les élèves « sont comme Monsieur Jourdain, avec la peinture ils apprennent le commentaire sans le savoir ! ». Sans aller jusqu’à son invisibilisation, une majorité des enseignants comptent sur les élèves pour transposer eux-mêmes leurs apprentissages d’un art à l’autre. Julien (12 années en collège) écrit par exemple : « Ils voient bien que le principe est le même : être à l’écoute de ses réactions à l’œuvre et en faire quelque chose. » Attribuer la meilleure réussite des élèves aux seules vertus de l’objet et leur déléguer la prise en charge du retour nous semble relever de la croyance qu’il suffit « de mettre les élèves en présence des savoirs » pour qu’ils s’en saisissent (Bonnéry, 2007, p. 36). Puisque les élèves réussissent majoritairement mieux l’exercice quand il porte sur la peinture que sur la littérature et que ceci s’explique par des différences objectives et subjectives entre les deux activités attendues, on peut craindre que seuls les élèves issus de milieux acculturés au rapport scolaire aux œuvres d’art perçoivent la continuité d’une activité à l’autre et comprennent d’eux- mêmes ce qu’il faut adapter de l’une pour apprendre l’autre.

Conclusion

L'étude de plusieurs dispositifs comme les ateliers-relais ou périscolaires (Henri-Panabière, Renard

& Thin, 2013, Bonnéry & Renard, 2013) a déjà montré tout à la fois l'engouement pour le recours au détour dans la lutte contre la difficulté scolaire en même temps que les faibles résultats obtenus du point de vue des apprentissages académiques. Nous souhaitions prolonger ici une piste ouverte par Tupin (2004) qui met en évidence le fait que tenter de mobiliser à l'école des pratiques culturelles juvéniles, en l'occurrence le visionnage de séries télévisées, n'a pas d'effets en soi mais nécessite un travail de didactisation sans lequel les élèves ne peuvent réutiliser efficacement leurs connaissances et compétences de spectateurs d'un point de vue scolaire. Dans le cas qui nous occupe, il ne s'agit pas d'une pratique plus proche de ces cultures, mais d'un objet considéré comme révélateur et producteur de compétences transférables sur un autre.

Comprendre un tel phénomène ne peut aboutir selon nous sans le concours de la sociologie et de la

didactique. Il est en effet impossible d'accéder à la signification, pour les élèves, des objets culturels

à l'école hors du contexte, français en particulier, de la lutte pour l'imposition des principes de

domination sociale et du rôle spécifique qu'y joue le capital culturel (Bourdieu, 2011). La place

occupée par la littérature dans le curriculum, le poids accordé à l'écrit et à l'évaluation dans notre

système éducatif ne peuvent ainsi être ignorés. Mais la prise en compte de ces contextes larges doit

être complétée par celle d'une mise en discipline des arts (Eloy, 2015, Lemetre, 2015) pour laquelle

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la didactique apporte une nécessaire contribution, ici dans ce qui fait la spécificité du texte littéraire et celle du tableau de peinture. On passerait en effet à côté de la difficulté des apprentissages si l'on faisait de tous les adeptes du détour par la peinture des populistes pédagogiques (Bernstein, 2007) substituant aux exigences de l'approche littéraire les facilités d'un discours libéré sur les tableaux.

Ceux de notre enquête en tout cas se montrent particulièrement scrupuleux dans la fourniture d'appareils critiques des œuvres des deux types étudiées et leur étonnement face aux modestes résultats obtenus en termes de transferts est proportionnel aux efforts qu'ils consacrent à les organiser.

Mais il ne suffit pas de recontextualiser et d'insérer (Bernstein, id.) le mode d'appréhension qu'ont les élèves de tel ou tel objet pour qu'il s'inscrive correctement dans l'organisation hiérarchique et structurée d'une discipline particulière.

Nous pensons que la double contextualisation sociologique et didactique ici proposée serait susceptible d'aider les enseignants à aider leurs élèves. Elle pourrait leur donner des pistes pour clarifier le double niveau de malentendu qui gêne selon nous les apprentissages des élèves qui sont moins en phase avec les réquisits scolaires : le premier niveau de malentendu concerne la réception de la littérature ; le second niveau concerne le transfert d’un art à l’autre, dans le cadre du détour que nous avons étudié. Tout d'abord, nos entretiens font apparaître que les élèves acceptent ou comprennent moins souvent que le texte, comme le tableau, doit faire l’objet, en tant qu’œuvre d’art, d’une réception très spécifique, créative d’un surcroît de sens, riche et plurielle, soucieuse de la forme.

Cet attendu est le fait d’une construction lettrée, qui peut faire difficulté pour les élèves les moins connivents avec les normes qui la sous-tendent. Que la littérature soit de langage verbal peut accroître cette difficulté puisque les élèves doivent pour y accéder mettre à distance leurs pratiques ordinaires du langage (Lahire, 2008), mais aussi comprendre que métalangage et langage ne sont pas en concurrence même s’ils sont l’un et l’autre de nature linguistique. La peinture, qui n’est pas de langage verbal, préserve en partie de ces confusions : il serait sans doute possible de jouer de l’écart entre les deux arts pour s’attacher à lever avec les élèves, par la comparaison, certains des malentendus affectant la réception attendue du texte littéraire. Mais, second niveau de malentendu, jouer de cette comparaison suppose de rendre visibles les points communs comme les différences d’une activité de réception à l’autre : l’appui théorique des trois registres pourrait aider les enseignants à analyser les productions de leurs élèves et à leur faire prendre conscience, d’une part des composantes de l’activité qu’ils ont menée pour recevoir la peinture et, d’autre part, des transformations qu’il est nécessaire de faire subir à cette activité pour la recontextualiser au profit de la littérature.

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