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Le paysage, un objet politique
SGARD, Anne
Abstract
Le texte procède à un cadrage sur la notion de paysage comme objet de politiques publiques.
C'est l'occasion de remettre en cause quelques idées reçues, en insistant sur l'importance des paysages ordinaires, du quotidien -et non seulement des sites remarquables- ainsi que sur l'objectif de protection mais aussi et surtout de gestion du paysage par les acteurs publics et privés.
SGARD, Anne. Le paysage, un objet politique. Intercommunalités, 2014, no. 191, p. 8
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:78870
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Le paysage, un objet politique
Spécialiste du paysage et des politiques paysagères, Anne Sgard procède à un cadrage bienvenu sur la notion de paysage comme objet de politiques publiques. L’occasion de remettre en cause quelques idées reçues,
en insistantsur l’importance des paysages ordinaires, du quotidien – et non pas seulement des sites remarquables –, ainsi que sur l’objectif de protection mais aussi et surtout de gestion du paysage par les acteurs publics et privés.
Le paysage, un objet politique
Le paysage est un objet à part dans les politiques publiques. Rentré depuis maintenant vingt ans dans la loi, renforcé en 2000 par la Convention Européenne du Paysage (CEP), il s’est diffusé
progressivement dans les politiques locales, les pratiques, les manières de voir et de faire. Il reste cependant encore un objet quelque peu incongru. Si des acteurs clés, comme les PNR, s’en sont emparés dès la Loi paysage, bon nombre d’élus et de techniciens se montrent réservés. Trop lié à la subjectivité, à l’esthétique, au sensible, à des valeurs entre lesquelles il semble difficile d’arbitrer.
Flou, insaisissable, impossible à encadrer dans les politiques en place et à positionner dans les organigrammes. Trop conflictuel aussi car il touche aux sentiments identitaires, aux racines, à l’espace public et au chacun chez soi. Ou alors appréhendé comme un phénomène de mode, rapidement remplacé par d’autres priorités : la biodiversité, la densification, la transition énergétique…
Pourtant, la conflictualité potentielle de toute action sur le paysage montre bien que, aussi subjectif et inclassable qu’il soit, il est difficile de l’extraire du débat public et d’ignorer les enjeux qu’il met à jour. La rénovation d’une place, la construction d’une tour, des éoliennes, une zone d’activités, un lotissement suscitent des réactions et parfois des conflits. Pourquoi ne pas transformer cet obstacle en levier d’action publique ?
Les recherches sur la dimension fondamentalement politique du paysage ont permis de mieux appréhender cet objet, des outils et des dispositifs ont été expérimentés, des écoles aujourd'hui nombreuses forment des paysagistes aptes, parmi d’autres, à accompagner les collectivités locales dans leur réflexion sur leur cadre de vie et son évolution possible, souhaitée.
Trois tendances récentes peuvent être mises en lumière pour défendre une place charnière du paysage dans les politiques publiques.
Du paysage remarquable au paysage ordinaire
Tout d’abord, la notion de paysage elle-même s’est très largement renouvelée et enrichie.
Longtemps cantonnée à des contextes exclusivement ruraux ou naturels, elle s’est étendue à tous les territoires et les expressions de paysage urbain ou de paysage industriel se sont banalisées. Cette conception du paysage, portée par la CEP, permet d’englober tous les cadres de vie : « dans les milieux urbains et dans les campagnes, dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien ». Cette position forte conduit à reconsidérer l’ensemble des pratiques et des logiques de gestion des paysages. Il ne s’agit plus seulement de protéger des paysages reconnus comme exceptionnels, ce qui reste indispensable pour permettre leur contemplation par tous ; il s’agit aussi d’inventer de nouvelles manières de qualifier et de gérer le cadre de vie quotidien, les paysages ordinaires. Les paysages remarquables sont le résultat d’un processus de découverte-valorisation-patrimonialisation, étroitement lié au développement du tourisme. Les paysages ordinaires sont affaires de familiarité, de proximité, de connivence, d’attachement ; leur fréquentation tisse des liens entre les usagers et les lieux, liens qu’il
faut identifier et analyser dans une perspective de gestion sur le long terme. Si l’on ne restreint pas le paysage à une sélection de sites patrimonialisés, où l’on tente de limiter les transformations, cela implique aussi de reconnaitre les dynamiques à l’oeuvre à la fois du côté des composantes
matérielles du paysage, mais aussi du côté des pratiques et des regards que les usagers portent sur eux. La sélection de paysages remarquables parie sur le consensus, la reconnaissance des paysages ordinaires suppose d’accepter la diversité et la variabilité des regards, des pratiques, des valeurs.
Un outil de cohérence et de transversalité
L’enjeux n’est pas mince : il s’agit de défendre le droit de chacun à un cadre de vie qui permette la création de ces liens sensibles, de ces sentiments d’appartenance dans leur pluralité.
On le voit, l’attention se déplace du spectacle aux spectateurs.
La gestion des paysages, qu’ils soient remarquables ou ordinaires (et le paysage exceptionnel des uns est le paysage quotidien des autres), invite à mobiliser une grande diversité d’outils et de
procédures, au delà de la seule logique de protection, qui passe essentiellement par des
interdictions. Une « politique paysagère » renvoie ainsi à des procédures et des outils, à des acteurs, mais aussi à un projet qui dépasse la seule intervention sur des composantes paysagères, pour englober un territoire et la manière dont son devenir est perçu par ses usagers. Elle questionne donc l’échelle d’intervention et la gouvernance en introduisant d’autres découpages : une unité
paysagère, des perspectives, des continuités sensibles, qui pourront nourrir le projet. Elle est toujours transversale : un projet de développement touristique en zone de montagne peut difficilement faire l’impasse sur le paysage à promouvoir et implique ainsi agriculteurs, éleveurs, forestiers ; une politique paysagère en agglomération est étroitement liée aux politiques de mobilités, etc… Plutôt qu’un frein ou un obstacle, l’entrée paysagère, peut dès lors être un outil de concertation et de mise en cohérence. Nombre d’expériences ont en outre montré l’intérêt des démarches participatives autour du paysage, exploité les ressources du paysage en tant qu’outil de médiation, justement parce qu’il s’adresse à la subjectivité, aux sens, à l’attachement, à la mémoire, et permet de faire parler du territoire, de partager son histoire et débattre de son devenir.
Un bien commun ? une aide à l’arbitrage ?
La proposition n’est pas de faire du paysage une solution à tous les projets de territoire, mais de mesurer ce que cet objet incongru peut apporter du fait même de sa spécificité. Une expression s’est diffusée depuis peu à propos du paysage et retient l’attention : le bien commun. Elle suggère que, à diverses échelles, les valeurs collectives attachées au paysage justifient son importance et sa place dans la conception d’un projet de territoire. Le bien commun diffère du patrimoine car il n’est pas forcément un legs du passé, à conserver et transmettre, c’est un bien collectivement défini, négocié aujourd’hui et autour duquel on tente de construire un accord, ce qui ne passe pas forcément par le consensus. Où construire, que protéger, où faire passer une rocade, quelle perspective préserver ou créer? Affirmer que le paysage est un bien commun est en soit une revendication: arbitrer au nom d’un paysage partagé pour dépasser les intérêts individuels. Si les procédures de patrimonialisation et de protection ont leur pertinence pour des sites considérés comme exceptionnels ou menacés, on ne peut pas conserver et figer tous les paysages ; les générations actuelles et futures ont aussi à inventer de nouveaux paysages, de nouvelles pratiques, à forger d’autres regards.