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La contribution ambiguë de Herbert Simon à l'étude des organisations : bilan raisonné du cognitivisme

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Academic year: 2022

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HAL Id: hal-02386830

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Preprint submitted on 29 Nov 2019

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La contribution ambiguë de Herbert Simon à l’étude des organisations : bilan raisonné du cognitivisme

Philippe Lorino

To cite this version:

Philippe Lorino. La contribution ambiguë de Herbert Simon à l’étude des organisations : bilan raisonné du cognitivisme. 2019. �hal-02386830�

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LA CONTRIBUTION AMBIGUË DE HERBERT SIMON À L’ÉTUDE DES ORGANISATIONS.

BILAN RAISONNÉ DU COGNITIVISME

PHILIPPE LORINO

ESSEC RESEARCH CENTER WORKING PAPER 1912 SEPTEMBER 24, 2019

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La contribution ambiguë de Herbert Simon à l’étude des organisations.

Bilan raisonné du cognitivisme.

Philippe Lorino, Professeur Émérite à l’ESSEC Business School lorino@essec.edu

Introduction : l’héritage paradoxal de Herbert Simon

Herbert Simon a certainement été l’un des plus grands penseurs, et l’un des plus encyclopédiques, du 20e siècle : Prix Nobel d’Economie, il a marqué les champs de recherche les plus divers, de la théorie des organisations à l’épistémologie, en passant par l’Intelligence Artificielle, les sciences de la complexité, la psychologie cognitive et le management public.

Mon ambition dans cette note est d’esquisser un bilan raisonné des apports et des limites de son école de pensée, le cognitivisme, dans le domaine spécifique de l’étude des organisations. Ce projet fait face à deux paradoxes.

Premier paradoxe : dans la recherche sur les organisations, Simon n’est pas aujourd’hui l’un des auteurs les plus cités ; il l’est en tout cas probablement moins que son co-auteur et partenaire James March, que le théoricien du « sensemaking » Karl Weick ou que le chercheur en stratégie Henry Mintzberg. Or, lorsqu’on effectue un examen approfondi des hypothèses et des concepts qui fondent, souvent de manière implicite, les travaux dans le champ des organisations, on constate que les idées de Simon y sont de fait omniprésentes. La source n’est pas toujours signalée, voire pas toujours consciente, et les idées sont naturalisées, comme des évidences : Simon serait devenu tellement « mainstream » que les chercheurs « font du Simon » sans le savoir. La relative méconnaissance de l’auteur est sans doute en partie liée au fait que Simon, contrairement à March ou à Weick, s’est voulu concepteur d’un système de pensée, et le caractère systématique de son œuvre apparaît à la fois comme une force et une faiblesse : une force, parce qu’il garantit une certaine cohérence d’ensemble à l’édifice, mais une faiblesse parce qu’il exige un effort d’initiation plus important ; les différents volets de sa pensée sont liés les uns aux autres, il est donc difficile de les utiliser de manière fragmentaire ; et les chercheurs entretiennent aujourd’hui une certaine méfiance à l’égard de tout ce qui ressemble

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à un système de pensée, après en avoir vu défiler un certain nombre au gré des modes et des disputes.

Second paradoxe : Simon apparaît tout à la fois comme un novateur, fondateur d’une nouvelle approche des organisations, désignée par des appellations diverses : cognitivisme, théorie comportementale, rationalité limitée, et un conservateur, qui, in fine, préserve l’essentiel de l’héritage rationaliste... Il a incontestablement révolutionné la pensée de son temps sur les organisations, à partir d’une critique forte et pertinente de la théorie économique néo-classique et de son fondement épistémologique, l’idéalisme rationaliste cartésien abstrait, très éloigné des réalités empiriques de la vie des organisations. Lorsqu’il entame sa carrière dans les années 30 et 40, la théorie néo-classique domine la science économique, mais aussi des disciplines comme la comptabilité, la finance ou la stratégie. Elle puise son inspiration dans le même rationalisme mécaniste que les maîtres à penser de l’organisation industrielle, notamment Taylor (Lorino, 1989). Simon sait alors très utilement démontrer la nature proprement idéologique de ce rationalisme fruste et mettre en question les certitudes qu’il engendre. Il propose, en réponse, une véritable science expérimentale des organisations, qui repose en grande partie sur des travaux empiriques. On peut ainsi voir en lui le fondateur d’une nouvelle discipline, la science des organisations. Il est toutefois clair que, dans son travail critique, Simon souhaite préserver l’essentiel du rationalisme. En somme, à l’image de Tancrède, personnage du roman Le Guépard de Lampedusa (1958/2007), compagnon des Chemises Rouges de Garibaldi, il pense qu’il faut « tout changer pour que rien ne change » : réformateur d’autant plus radical qu’il est convaincu que les principes fondateurs du rationalisme doivent être préservés. Cela explique que Simon apparaisse souvent aujourd’hui comme le défenseur d’une pensée rationaliste, certes intelligente et nuancée, mais qui demeure cartésienne dans son tréfonds.

La thèse qui sera défendue ici est que Simon a été guidé, tout au long de son entreprise, par une foi inébranlable dans un paradigme néo-cartésien, le paradigme informationnel ou décisionnel.

L’article tentera d’abord de situer l’approche cognitiviste de Simon dans l’Histoire longue de l’étude des organisations. Puis il présentera les principales thèses constitutives de cette pensée.

Il montrera l’influence qu’elle continue à exercer dans une grande partie des recherches actuelles sur les organisations. Enfin, il montrera les limites du courant cognitiviste, les critiques auxquelles il a donné lieu, et les alternatives qui ont émergé à la faveur de ces débats. Il conclura sur la nécessité de poursuivre et approfondir ce travail critique pour déconstruire la démarche cognitiviste et élaborer une approche processuelle, relationnelle et située des dynamiques

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organisationnelles, mieux adaptée aux défis intellectuels, politiques et moraux de la période actuelle.

1. Le cognitivisme dans l’Histoire de l’étude des organisations

Très schématiquement, Simon, avec des co-auteurs et partenaires tels que Newell ou March, ouvre une troisième ère dans l’histoire des théories de l’organisation. Toutefois, cette histoire ne doit pas se lire de manière séquentielle : les courants de pensée se perpétuent sous des formes diverses d’une phase à l’autre et les recouvrements, concurrences, voire parfois mélanges et hybridations, sont nombreux.

1.1. Phase 1 : « l’approche encyclopédique » des organisations productives.

Les auteurs des « Descriptions des arts et métiers, faites ou approuvées par Messieurs de l'Académie royale des sciences », à partir de la fin du 17e siècle, et ceux de « l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » au 18e siècle s’intéressent aux activités artisanales et industrielles, notamment à leurs caractéristiques technologiques et organisationnelles. De manière générale, ces travaux montrent l’importance accordée à l’expérience humaine concrète de la production et plongent dans la « substance » de l’organisation, vue comme système d’action ou système de travail. On retrouve ce même intérêt à la fin du 19e siècle dans les travaux historiques de Marx, lorsqu’il retrace dans « Le Capital » l’histoire des systèmes productifs, de l’artisanat à la manufacture puis à la fabrique capitaliste moderne. On en retrouve aujourd’hui l’écho dans le mouvement managérial de la gestion par la qualité, qui s’intéresse prioritairement à l’analyse des processus de travail collectifs concrets.

1.2. La version « pure » du rationalisme cartésien : l’optimisation sous contraintes Un souci d’abstraction permettant de recourir à des modélisations mathématiques conduit à réduire les situations organisationnelles au jeu de modèles logiques d’optimisation sous contraintes (« rationalité substantive » dans le langage de Simon). C’est d’abord le choix de l’économie néo-classique (Walras, Pareto), qui mobilise les équations de Cournot de l’optimisation sous contraintes pour décrire les phénomènes économiques dans une mécanique rationnelle des faits économiques (Lorino, 1989, pp. 51-61). A cette fin, ces économistes

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postulent, sans grand souci de vraisemblance empirique, que les organisations sont des agents optimisateurs (maximisation du taux de profit), absolument rationnels. Les formalisations des économistes sont complétées ultérieurement, dans le champ de la gestion et des pratiques managériales, par les réflexions de Fayolle et Taylor. Le taylorisme se présente comme une science de l’action collective (plus particulièrement de la production industrielle), réduisant le collectif à un modèle logique de coordination et d’action fondé sur les données chiffrées de l’expérience. L’analyse de l’expérience est confiée à des experts qui mobilisent des techniques descriptives et métrologiques (chronométrage, analyse des temps et mouvements). Les points de rencontre théoriques entre économie néo-classique et gestion taylorienne sont nombreux (Lorino, 1989), même s’ils ne sont pas délibérés : modèle d’optimisation (« one best way »), homo economicus (l’être humain est rationnel et tente de maximiser sa satisfaction), individualisme, vision statique du temps (activité pilotée à travers des écarts par rapport à une norme fixée dans le passé, stabilité de l’environnement), philosophie hétéronome de l’action humaine (l’action humaine efficiente doit être structurée par des règles et des normes qui lui sont imposées de l’extérieur), le tout reflétant les dualismes cartésien corps/esprit et action / pensée.

1.3. L’approche cognitiviste

Du cadre rationaliste, Simon conserve l’idée selon laquelle les modes d’action sont fondés sur des modèles logiques causes-effets qui ajustent l’action à des objectifs prédéfinis et stables.

Mais il rejette le rationalisme simpliste de l’économie néo-classique, qui rend impossible toute tentative de validation empirique. Son rationalisme est fondé sur le concept de rationalité limitée : les agents ne peuvent généralement pas optimiser leur satisfaction, du fait des limites imposées à leur raisonnement par leur subjectivité (préférences personnelles spécifiques, préjugés) et surtout par leur capacité finie de collecte et traitement de l’information (Simon, 1955).1

La rationalité limitée est également procédurale : l’objet central du raisonnement n’est plus l’action en soi, mais les procédures de raisonnement qui peuvent être mobilisées en situation pour prendre des décisions. La notion de décision est ici centrale ; elle se définit comme un choix entre différents cours d’action possibles, reposant sur le traitement de l’information disponible. Simon reproche aux démarches antérieures (par exemple, le taylorisme) de faire       

1 Toutes les citations de textes publiés en Anglais sont ici traduites par les soins de l’auteur. 

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l’impasse sur la conception de l’action. Il conserve une perspective individualiste : le social est fondamentalement vu comme un assemblage de processus mentaux individuels.

1.4. Vers une approche processuelle et relationnelle

Les diverses critiques du cognitivisme de Simon ou de ses avatars (représentationnalisme, théorie comportementale des organisations, théories de la décision) esquissent un paradigme alternatif, situé, processuel et relationnel, renouant plutôt avec les choix historiques des penseurs encyclopédiques et avec les penseurs pragmatistes du début du 20e siècle. L’attention se recentre sur les processus concrets par lesquels les groupes sociaux se construisent et se développent au fil du temps et à travers des situations évolutives, complexes et incertaines.

Divers auteurs tentent de mettre en lumière le processus organisant et sa dimension dialogique ou interactionnelle, la socialité comme construction continue et jamais achevée, le rôle-clé des situations et leurs médiations symboliques ou instrumentales. Outre le pragmatisme, l’ethnométhodologie de Garfinkel, le courant du « sensemaking » de Weick, la théorie de l’activité de Vygotski, la théorie du dialogisme de Bakhtine, la sociologie de la traduction de Callon, Latour et Law, l’approche des organisations centrée sur les pratiques (Schatzki, Gherardi, Nicolini), les approches processuelles de Chia, Hernes et Tsoukas, participent de ce projet de dépassement du rationalisme.

2. Les fondements du système cognitiviste de Simon 2.1. Le choix d’une approche computationnaliste

Au tout début de Administrative Behavior (1947, p. 1), Simon explique ses objectifs : il s’agit d’étudier les organisations comme systèmes de prise de décision, et donc, en fait, la décision étant elle-même définie comme processus de traitement de l’information, il s’agit de théoriser l’organisation comme système de traitement de l’information : « L'administration est généralement considérée comme l'art de ‘faire aboutir les choses’. L'accent est mis sur les processus et les méthodes permettant d'assurer une action efficace (...) Dans toute cette discussion, cependant, on n'accorde pas beaucoup d'attention au choix qui précède toute action - à la détermination de ce qui doit être fait plutôt qu'à l'action réelle. C'est sur ce problème - le processus de choix qui mène à l'action - que porte la présente étude (...) Une théorie générale

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de l'administration doit inclure des principes d'organisation qui assureront une prise de décision correcte, tout comme elle doit inclure des principes qui assureront une action efficace. » Ce faisant, Simon suggère de déplacer le centre de l’attention du chercheur de la rationalité substantive et opératoire (la conduite d’une action optimale) à la rationalité procédurale : comment raisonner en situation pour définir un cours d’action satisfaisant (« satisficing »), c. à d. garantissant un certain seuil d’utilité ? Il s’agit dès lors de normer et outiller les procédures de raisonnement plutôt que les méthodes d’action (Simon 1978), en centrant l’attention sur les procédures destinées à concevoir plutôt qu’à contrôler l’action. Dès lors, l’action située, dans sa complexité et sa singularité, peut être quasiment éliminée du programme scientifique, puisqu’on lui substitue les procédures rationnelles de pensée qui aboutiront à sa définition.

Il s’agit là à la fois d’un choix de nécessité et d’un choix d’opportunité. Un choix de nécessité : l’action située est un objet d’analyse incommode, car les conditions matérielles et sociales de l’action sont infiniment diverses, complexes et incertaines, alors que la pensée humaine est vue par Simon comme le déroulement de programmes logiques, abstraits et génériques, donc plus aisés à étudier. Pour lui, la complexité vient essentiellement des situations, et, contrairement à l’action, la pensée peut en être abstraite (Simon, 1969). Choix d’opportunité : le développement des techniques et des sciences de l’information offre un outil précieux de simulation et d’expérimentation des processus computationnels, et donc, ouvre la voie à une science expérimentale de la décision.

C’est ce tournant essentiel que met en relief Michael Cohen : « le premier paragraphe de

‘Administrative Behavior’ soutient que la théorie administrative d'avant-guerre avait indûment mis l'accent sur l'action aux dépens de la prise de décision, ‘le choix qui préside à toute action’.

En posant l'hypothèse d'un monde où l'action pourrait être choisie pour atteindre des fins qui demeurent constantes et où les choix pourraient être évalués en fonction de préférences qui seraient données, Simon a élaboré un projet intellectuel qui permet d’inverser la priorité donnée à l’action, en faveur de la décision. La prise de décision peut devenir l'axe central de la recherche organisationnelle alors que l'action peut être traitée comme moins problématique, résultant plus ou moins automatiquement du choix (Cohen, 2007b, p. 505). »

Ce choix oriente le travail de Simon vers une caractéristique essentielle de son approche des organisations : elle sera computationnaliste (Steiner, 2005). Elle conçoit l'esprit humain comme un système de traitement de l'information et la pensée comme un processus computationnel, c’est-à-dire un ensemble de manipulations logiques de données, appliquant un système de

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règles syntaxiques, et finalisé par des objectifs bien définis : « Des progrès considérables ont été réalisés au cours de la dernière décennie pour rendre compte des performances cognitives humaines en termes d'organisation de processus informationnels simples (Simon, 1967, p.

29). » L’information est collectée et stockée sous une forme symbolique : « (selon le cognitivisme,) la cognition peut en fait se définir par des computations sur des représentations symboliques […]. Une computation est une opération effectuée ou accomplie sur des symboles, c’est-à-dire sur des éléments qui représentent ce dont ils tiennent lieu (Varela et al., p. 73). » Définir le raisonnement humain comme processus computationnel permet à Simon d’affirmer que le cerveau humain et l’ordinateur fonctionnent de façon similaire, puisque, selon lui, les deux entités effectuent des traitements logiques de symboles : « puisque nous nous intéressons aux représentations au niveau des symboles et du traitement de l’information, savoir si la mémoire dont nous parlons réside dans un cerveau humain ou dans un ordinateur importe peu (Simon, 1978, p. 4). »

Ce modèle de fonctionnement commun au cerveau et à l’ordinateur, Simon l’étend aux organisations, qu’il caractérise en quelque sorte comme des « méta-processeurs d’information », des répertoires de représentations partagées qui assurent une partie des traitements de données à la place des cerveaux individuels. Le cognitivisme conçoit ainsi l’organisation comme un ensemble de processus computationnels (Simon, 1947/1997) : « la rationalité des décisions - c'est-à-dire leur pertinence pour la réalisation d'objectifs précis - devient la préoccupation centrale de la théorie administrative (p. 322) ». L’organisation apparaît dès lors, « non comme une machine à réaliser des outputs concrets (biens et services) mais, avant tout, comme une machine à produire des décisions » (Balducci, p. 554) », c’est-à-dire à traiter de l’information.

Cette triple similitude cerveau / ordinateur / organisation joue un rôle essentiel dans le système de Simon, car elle permet de faire de la pensée humaine comme de l’organisation les sujets d’une recherche expérimentale, fondée sur l’usage de l’ordinateur comme moyen de simulation et d’expérimentation (Simon, 1978). Simon fait montre d’une foi sans faille dans ce postulat informationnel, au point d’exclure la possibilité même d’autres approches : « le cerveau humain encode, modifie et stocke l'information reçue par l'intermédiaire de ses divers organes sensoriels, transforme cette information par des processus qu'on appelle ‘pensée’, et produit divers résultats moteurs et verbaux basés sur l'information stockée. Tout cela ne prête guère à controverse - seuls les comportementalistes radicaux les plus radicaux pourraient le contester (Simon, 1978, p. 3). » Le paradigme informationnel est ainsi un horizon indépassable.

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Pour assurer la cohérence et la complétude du cadre cognitiviste, l’émotion elle-même est intégrée fonctionnellement dans le modèle du traitement de l’information. Simon définit l’émotion comme un mécanisme réactif d’interruption des programmes d’action en cours de réalisation, en réponse à des évènements perturbateurs intervenant dans l’environnement : « Un mécanisme d'interruption, à savoir l'émotion, permet au processeur de répondre aux besoins urgents en temps réel (Simon, 1967, p. 30). » Simon ne reconnaît donc à l’émotion qu’une fonction de vigilance réactive, alors que d’autres auteurs s’intéresseront au rôle de l’émotion esthétique comme moteur de l’invention (Dewey, 1934/2005).

2.2. La division sociale verticale du travail

Par cette démarche, Simon préserve le dualisme pensée / action. Il conserve même la traduction taylorienne de ce dualisme philosophique en division sociale du travail entre ceux qui conçoivent ou décident et ceux qui appliquent : « Même si, en ce qui concerne la cause et l'effet physiques, c'est le mitrailleur et non le commandant qui livre la bataille, il est probable que le commandant aura une plus grande influence sur le résultat d'une bataille que n'importe quel mitrailleur. (....) Le commandant peut influencer la bataille dans la mesure où sa tête est capable de diriger la main du mitrailleur. En déployant ses forces sur le champ de bataille et en assignant des tâches spécifiques aux unités sur lesquelles il a autorité, il détermine la position que devra prendre le mitrailleur et l’objectif qu’il devra poursuivre (Simon, 1947/1997, p. 2) (souligné par moi). »

2.3. Représentationnalisme

L’option computationnaliste est fondée sur le concept de « représentation ». Le mot

« représentation » ne doit pas être pris ici dans le sens du langage courant, comme simple image telle qu’en produit en permanence la pensée, mais doit être compris dans un sens ontologique et épistémologique fort : la représentation est un modèle rationnel, un modèle de causalité conditionnelle du type « si... alors... » ; la pensée est, et n’est que, manipulation de telles représentations, et toute action consciente consiste à mettre en œuvre des représentations antécédentes.

Le concept de « représentation » ainsi défini est la pierre angulaire de la pensée de Simon. Cette théorisation du fonctionnement du cerveau est transposée sur le fonctionnement des

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organisations, conceptualisées comme des cerveaux collectifs. Les représentations permettent d’anticiper les conséquences futures d’une décision présente (Simon, 1947/1997, Simonsen, 1994) et donc d’en mesurer la performance au regard des objectifs poursuivis, au niveau du sujet individuel comme au niveau de l’organisation.

Dans les situations les plus simples et les plus répétitives, Simon considère que l’action collective répond à des automatismes de type stimulus-réponse (S-R). March et Simon (1958/1993) suggèrent ainsi que les activités visant la résolution de problèmes peuvent être routinisées « dans la mesure où le choix a été simplifié par l'élaboration d'une réponse fixe à des stimuli définis (p. 163). » Le cadre behavioriste stimulus-réponse implique que l'activité routinière est déclenchée par un stimulus environnemental, et que la réponse à ce stimulus, apprise à la faveur de l’expérience passée, est immédiatement disponible, sans autre intervention cognitive (March & Simon, 1958-1993, p. 160). La résolution de problèmes, c’est- à-dire la mise en œuvre de représentations qui permettent d’anticiper les conséquences des différents choix envisageables, est alors invoquée par exception, lorsque le répertoire des routines organisationnelles disponibles ne permet pas de répondre à un stimulus donné (March

& Simon, 1958-1993).

2.4. Mentalisme / subjectivisme

Dans son analyse des organisations, Simon retient pour unité d’analyse élémentaire le fonctionnement de l’intelligence individuelle. Il s’agit donc d’une approche centrée sur le sujet cognitif plutôt que sur le lien social. Cette approche mentaliste débouche de fait sur une forme d’individualisme méthodologique : l’unité d’analyse est la cognition, d’abord fondée sur des processus mentaux individuels, et extrapolable à la cognition collective. L’organisation est théorisée comme assemblage de fonctionnements mentaux individuels (Bottom et Tony Kong, 2012). » Cet assemblage de processus mentaux est outillé par deux types d’artefacts partagés : d’une part, des routines organisationnelles, assimilées à des quasi-automatismes, activées dans les situations les plus répétitives ; d’autre part, des procédures logiques de raisonnement fondées sur des représentations, activées dans les situations plus complexes.

Pour conceptualiser la routine organisationnelle, Simon l’assimile au concept d’habitude des philosophes pragmatistes, en se référant notamment à James et Dewey (Simon, 1947/1997) :

« L'habitude est un mécanisme qui aide à préserver les modèles de comportement utiles.

[Dewey (Human Nature and Conduct, pp. 14-131, 172-181) a très tôt souligné le rôle important

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de l'habitude dans le comportement social. James, dans sa Psychologie, a produit un chapitre, devenu un classique de la littérature de psychologie, sur l'habitude (chap. IV).] L'habitude permet d’économiser l'effort mental en soustrayant du domaine de la pensée consciente les aspects de la situation qui sont répétitifs. (...) Lorsque, par la pratique, un certain niveau de compétence a été atteint, il ne s'avère plus nécessaire d'accorder de l'attention à l’intégration de l’action au niveau inférieur (des opérations répétitives) (p. 99). » Simon met en regard la notion d’habitude, réservée au fonctionnement mental de l’individu, et la notion de routine, réplique artificielle de l’habitude au niveau organisationnel : « L’habitude a un pendant artificiel au niveau de l’organisation, baptisé par Stene ‘routine organisationnelle’ (p. 100). » L’habitude et les routines permettent pareillement d’économiser l’attention des acteurs et de mieux utiliser les capacités de traitement de l’information des cerveaux. Le raisonnement conscient ou la délibération organisationnelle ne doivent reprendre le dessus que lorsque le jeu de l’habitude ou de la routine s’avère inadapté (p. 100).

Lorsqu’il mobilise Dewey et James pour développer son approche des routines organisationnelles, Simon opère un renversement étonnant des idées pragmatistes: « la hiérarchie des fins et des moyens et la séparation nette entre faits et valeurs opérées par Simon correspondent exactement aux perspectives critiquées par Dewey lorsqu’il préconise une compréhension plus située et plus réflexive de la façon dont pensée, émotion et habitude interagissent pour produire l’action - et pour être produites par elle. Dewey a développé une argumentation fouillée pour expliquer que la dichotomie moyens / fins et le fait d'imaginer des valeurs positionnées dans une hiérarchie stable, détachée des faits, étaient des fictions dangereuses (Cohen, 2007b, p. 505). »

La représentation, modèle logique de la pensée, permet d’établir une similitude de forme, un parallélisme et un isomorphisme, entre sujet individuel et pensée subjective, d’une part, et organisation et « pensée collective » d’autre part (Simon, 1947/1997). La mémoire organisationnelle est alors le pendant de la mémoire individuelle, la routine organisationnelle est le pendant de l’habitude individuelle, les computations de l’organisation (par exemple les traitements informatiques) complètent les computations du cerveau individuel. Par ces effets de miroir entre fonctionnement mental et fonctionnement organisationnel, Simon reproduit et surmonte le dualisme individu-organisation : vision holistique et vision individualiste de l’organisation s’articulent par le biais de représentations partagées qui régissent les comportements individuels et fondent les comportements collectifs : « les processus administratifs (...)consistent à détacher certains éléments des processus décisionnels individuels

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des membres de l'organisation et à établir des procédures organisationnelles régulières pour sélectionner et prendre en charge ces éléments et les communiquer aux acteurs concernés (...) L'organisation retire à l'individu une partie de son autonomie décisionnelle, et lui substitue un processus décisionnel organisationnel (Simon, 1947/1997, p. 7). »

2.5. L’organisation identifiée au « commun » (sharedness) et l’ingénierie des comportements

La rationalité du sujet humain est limitée par ses biais subjectifs et sa capacité limitée de collecte et traitement de l’information (Simon, 1947/1997, pp. 93-96, p. 322). Les sujets humains ne sont pas cognitivement des êtres réflexes, des « optimisateurs automatiques ». Ils doivent développer des procédures de délimitation et d’exploration des espaces de solutions, ce qui ouvre la voie à l’usage de procédures partagées, définissant ainsi le champ de l’organisation.

L’organisation est en quelque sorte la prothèse cognitive, ou le démultiplicateur cognitif, du sujet individuel : « on verra comment l'organisation choisit les objectifs de l'individu, comment elle le forme aux compétences requises et comment elle lui fournit de l'information. Il apparaîtra que l'organisation permet à l'individu de s'approcher raisonnablement de la rationalité objective (Simon, 1947/1997, p. 93). »

La dimension collective est dès lors assimilée à ce qui est mis en commun (« sharedness »), ce qui est partagé par les membres d’une organisation ou d’un groupe social, notamment les représentations partagées, plutôt qu’à ce qui est conjoint, les différences qui fondent des formes de complémentarité, du fait, par exemple, de la division du travail, et qui s’interpellent en permanence. Ce choix relègue au deuxième plan la dimension interactionnelle de la socialité, fondée sur l’échange conversationnel ou « trans-actionnel » au sens de (Dewey et Bentley, 1949/2008), un mouvement impulsé et entretenu précisément par les différences de perspective entre participants. Là où le pragmatisme, comme l’ethnométhodologie ou la psychologie sociale interactionniste de Karl Weick, définissent l’organisationnel comme émergence continue de formes dans les échanges et les conversations en actes entre acteurs, le cognitivisme identifie plutôt l’organisationnel à un stock, un répertoire de représentations partagées de processus efficients et efficaces. Cette vision du collectif comme le « commun » a prospéré dans l’étude des organisations et s’est transformée en évidence tacite acceptée par une majorité de chercheurs (Verheggen & Baerveldt, 2007).

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Dans cette perspective, manager, c’est orienter dans un sens délibéré, défini par l’organisation, les décisions des acteurs, en leur fournissant un environnement informationnel commun, des représentations propres à guider leurs choix pratiques vers la poursuite d’objectifs organisationnels. Les décideurs apparaissent comme des concepteurs de représentations qui vont outiller l’action des acteurs : « la construction d'une organisation administrative efficace est un problème de psychologie sociale. Il s'agit de mettre en place un personnel opérationnel et de coiffer ce personnel par un personnel de supervision capable d'influencer le groupe opérationnel et de l’orienter vers un modèle de comportement coordonné et efficace (Simon, 1947/1997, p. 2). » On pourrait donc pratiquement parler, à propos du management, d’une ingénierie de la pensée des acteurs (Simon, 1952).

2.6. La recherche de l’efficience et la dichotomie faits/valeurs

Les objectifs assignés aux acteurs relèvent en partie de choix éthiques, mais quels que soient ces objectifs, la recherche d’efficience demeure une visée systématique. L’économie de moyens apparait comme un but intrinsèquement légitime et moralement neutre. Simon s’inscrit, là encore, dans la tradition dualiste du rationalisme, en l’occurrence le dualisme faits-valeurs : l’efficience appartient au monde des faits, le choix des fins et donc l’éthique appartiennent au monde des valeurs, et ces deux mondes sont indépendants l’un de l’autre : « La phrase

’maximiser le profit est une bonne chose’ est un impératif éthique et n’a sa place dans aucune science. La science ne peut pas dire si nous devons maximiser le profit. Elle peut simplement nous dire à quelles conditions cette maximisation se produira et quelles en seront les conséquences (Simon, 1947/1997, p. 357). » Sur cette question, Simon se situe aux antipodes d’un John Dewey (1939/1988), par exemple, qui insiste sur le caractère interchangeable des moyens et des fins et sur l’inséparabilité des faits et des valeurs.

2.7. L’influence considérable d’un programme démiurgique ambitieux

Simon a opéré deux « renversements galiléens » :

1. ce n’est plus l’action qui doit être au cœur des sciences de l’organisation, mais la pensée sur l’action ;

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2. les situations d’action sont complexes et instables, mais la pensée humaine peut s’affranchir de cette complexité, car elle manie des représentations logiques ; elle est assez simple pour être simulée par l’ordinateur.

Par ces deux renversements, Simon a, dans une large mesure, fondé l’étude des organisations comme discipline scientifique pouvant faire l’objet d’une recherche expérimentale (Simon, 1978). L’impératif expérimental occupe une place prééminente dans le projet de Simon, au point que, pour lui, les performances des outils informatiques doivent régir la complexité des analyses organisationnelles, et non l’inverse : « Les modèles doivent être conçus en tenant compte des possibilités pratiques de computation, quel que soit le degré de contrainte, d’approximation et de simplification qui leur est de ce fait imposé (Simon, 1979, p. 498). » L’influence de la démarche de Simon s’est largement exercée dans l’étude des organisations, bien au-delà des références explicites à ses travaux. Le concept de représentation, dans la définition qu’il en donnée, se retrouve, sous des vocables variés, au cœur des courants de pensée les plus divers en théorie des organisations. C’est le cas, par exemple, de la théorie de l’apprentissage organisationnel développée par Argyris et Schön (1978), dont la pierre angulaire est constituée par le concept de « théorie de l’action », très proche de la représentation au sens de Simon. Le modèle SECI (Socialisation, Externalisation, Combinaison, Internalisation) de Nonaka et Takeuchi (1995), qui prétend rendre compte de la création de connaissances dans les organisations, postule une équivalence entre la pensée du sujet (la connaissance dite « tacite ») et son artificialisation, sa formulation codifiée dans un langage (la connaissance dite « explicite »). Nonaka et Takeuchi reprennent donc à leur compte une large partie des hypothèses cognitivistes. La dualité expérience située / représentation générique, sous le vocable « performatif / ostensif », est au cœur de la théorie des routines organisationnelles actuelle (Feldman et Pentland, 2003) et tente de surmonter les limites de l’approche stimulus- réponse de March et Simon, en en dynamisant le cadre. Mais il semble difficile de rendre compte des dynamiques d’apprentissage et d’exploration en mobilisant le concept de routine qui avait justement été introduit par Simon et March, avec plus de cohérence, pour rendre compte des automatismes collectifs sources d’économies d’attention dans les situations répétitives.

3. Critique des limites du cognitivisme : les alternatives pragmatistes

3.1. Critique du concept de représentation : de la « loi de la situation » à l’enactivisme

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Pour être opérationnel, le concept de représentation exige que les situations singulières puissent être analysées comme des « contextes » externes, objectivés, descriptibles à travers des paramètres en nombre fini et, de ce fait, classifiables dans des catégories propres à orienter vers des types de programmes. En somme, les cadres de la représentation doivent s’imposer à l’expérience vécue. On peut voir là une sous-estimation de la complexité et de l’importance de la situation, qui avaient été mises en évidence par les pragmatistes (Lorino, 2018), notamment John Dewey (1938/1993), et par leur « compagne de route » Mary Parker Follett (1925/2003).

Pour les pragmatistes, toutes les représentations logiques ou discursives n’ont qu’une valeur hypothétique et instrumentale, soumise à la validation pratique par l’expérience, toujours recommencée et jamais achevée. Follett rejette ce qu’elle appelle « la fausse idée du spectateur » (« onlooker’s fallacy »), proche de ce que Dewey nommait « l’épistémologie du spectateur » : « on ne peut voir l’expérience sans y prendre part (Follett, 1924, p. 134) ». Elle met en lumière ce qu’elle appelle « la loi de la situation » (1925/2003) : une situation n'est ni l'environnement passif et objectif des processus cognitifs, ni une structure qui peut être observée objectivement de l'extérieur ; elle est définie comme le fait de relier activement des objets, des circonstances temporelles et spatiales, des événements et des individus pour former un « tout contextuel » (Dewey, 1938/1993). Elle insiste ainsi sur l’importance du travail de mise en relation qu’implique la définition même d’une situation (1925/2003), puis sur le rôle clé de la situation comme ressource inépuisable de l’action : les acteurs travaillent avec la situation plutôt que dans la situation, et ils la font travailler pour eux. La théoricienne de l’action située Lucy Suchman rejoint le point de vue de Follett : « la situation d’action est une ressource d’une richesse inépuisable (1987, p. 47). »

Il y a une profonde cohérence entre la « loi de la situation » de Follett et la définition de l’enquête par Dewey : l’enquête ne démarre pas d’un problème défini qu’il faut résoudre, mais d’une situation qui inspire le doute et entraîne une difficulté pratique. La situation, dans sa singularité et sa nouveauté, requiert donc d’abord de l’enquêteur une problématisation, sa traduction en problème à résoudre, qui n’est pas donnée. L’enquête peut mobiliser des représentations, au sens imagé du terme, mais de manière strictement instrumentale, comme médiation et comme langage, sans aucun statut de vérité, fût-ce une vérité « limitée ». Cela conduit les auteurs pragmatistes à donner la prééminence à l’action située (Cohen, 2007a). Les pionniers du management par la qualité et du progrès continu, Shewhart, Deming, Juran, Ohno, s’inspireront des positions pragmatistes, expérimentalistes et anti-représentationalistes, notamment de Clarence Lewis (1934/1970), pour développer leurs approches managériales.

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L’école managériale du progrès continu insistera donc, à sa manière, sur « la loi de la situation » et le rôle prééminent des acteurs de terrain, en relativisant le rôle des experts.

Le courant enactiviste en neurosciences contemporaines (Maturana, 1975 ; Maturana et Varela, 1980) rejoint la tradition managériale et académique du pragmatisme. Il propose « le concept d’enaction comme concept clé des sciences cognitives (Lana de Carvalho, 2008, p. 27) », et le définit comme alternative au concept de représentation de Simon. Il suggère que les organismes (biologiques ou sociaux), dans leur effort d’adaptation, procèdent à une construction active et continue de leur « environnement » auquel ils sont structurellement couplés (Lana de Carvalho, 2008 ; Varela, 1989), sans avoir besoin de représentations internes symboliques du monde extérieur. Autrement dit, penser, c’est agir, et agir, c’est penser : « les êtres humains identifient leur environnement d’action comme ils respirent (Ogien, 2015, p. 23). »

3.2. Le cognitivisme, une théorie de l’action peu processuelle

Le cognitivisme est une « théorie du programme » ; Suchman (1987) parle de « planning view » (que nous traduirons par “perspective planiste”) et note que, dans la perspective planiste, le plan est la source de l’action, alors que, dans la perspective non représentationaliste qui est la sienne ou celle des pragmatistes, le plan n’est qu’une ressource de l’action parmi d’autres. Dans l’approche de Simon, la pensée est orientée vers l’exploration de l’avenir, mais l’action, elle, est orientée vers le passé d’un programme à accomplir. Le cognitivisme débouche donc sur une théorie de l’action peu processuelle : les possibles sont donnés, les modalités d’analyse de la situation sont définies, et la décision s’exerce comme un choix dans un portefeuille d’options (Simon, 1947/1997). L’approche processuelle des organisations comme processus

‘organisants’ (Weick, 1969) substitue, à la procédure de raisonnement qui détermine l’action, l’enquête qui explore les possibles à partir d’une situation qu’elle définit en tentant de la transformer (Dewey, 1938/1993).

3.3. Le cognitivisme, une théorie de l’action peu relationnelle

Le subjectivisme fondé sur la réflexion des « sachants », experts, concepteurs et décideurs, a fait l’objet de critiques de la part de penseurs du libéralisme qui, dans le sillage de Hayek, affichent un grand scepticisme quant à la fiabilité des experts et la pertinence des analyses, modélisations et anticipations théoriques. On rencontre le même genre de critique aujourd’hui,

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dans le monde de l’intelligence artificielle, lorsque les tenants du connexionnisme mettent en cause l’aptitude des experts à construire des modèles de raisonnement robustes, et préfèrent se fier à l’émergence de « patterns » à partir d’une base d’expérience étendue, en une démarche radicalement inductive : « depuis une vingtaine d’années, le paradigme connexionniste remet en question les deux présupposés centraux du cognitivisme (computation et représentation) (...) La notion centrale dans le connexionnisme est celle de réseau de neurones. Elle est supposée remplacer celle de représentations symboliques. (Steiner, 2005, p. 28). »

La critique connexionniste de Simon conserve cependant le concept de représentation, même si la source de la représentation n’est plus l’analyse des experts, mais l’émergence inductive de relations à partir des données massives de l’expérience. On peut se livrer à une critique plus profonde du cognitivisme (et du connexionnisme) en proposant une approche radicalement relationnelle des organisations, qui peut s’inspirer du concept pragmatiste de trans-action (Dewey & Bentley, 1949/2008 ; Lorino, 2018) ou du concept de dialogisme de Bakhtine (1981).

Le déficit de socialité des sciences cognitives se double d’un déficit écologique. Un grand mérite des approches relationnelles est leur compatibilité avec la vision écologique de la société.

En effet, elles conduisent à ne voir, dans la frontière entre l’organisme pensant / décideur et son environnement, qu’une construction contingente et instrumentale, et non l’expression d’un dualisme interne / externe ontologique. La définition même des entités participant à la situation (acteurs humains, technologies, objets, concepts, discours) devient seconde par rapport au jeu des relations engagées dans le processus pluraliste (car impliquant des entités multiples et hétérogènes) d’adaptation, d’exploration et de réinvention (Steiner, 2005).

Identifier le « collectif », l’« organisationnel », au « partagé » (« sharedness ») présente le double inconvénient de conduire à une vision peu relationnelle et peu processuelle. L’étude des organisations se tourne aujourd’hui vers des approches dialogiques et interactionnelles pour lesquelles la compréhension des situations émerge continûment du réseau de relations entre parties prenantes à la situation.

3.4. Critique politique et éthique du cognitivisme de Simon

Au plan philosophique, Simon se réfère explicitement au positivisme logique de Carnap (1934).

Interviewé en juin 2000 dans la revue « Gérer et comprendre », Simon déclare : « je pense que mes opinions et attitudes sont proches, sous plusieurs aspects, de celles de Carnap. Aussi, je me vois, sous l’angle philosophique, comme un étudiant de Carnap (Guénette et Calvez, 2000). »

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Il confirme à cette occasion ce qu’il avait déjà indiqué dans son autobiographie (Models of my life) : l’influence considérable des travaux de Carnap sur sa trajectoire intellectuelle. Pour l’empirisme ou positivisme logique de Carnap, la connaissance doit être ancrée dans une pratique scientifique rigoureuse, caractérisée par le recours au raisonnement logique et excluant toute forme de spéculation. Les pragmatistes partagent avec les positivistes logiques le rejet de la spéculation métaphysique. En revanche, ils ne croient pas du tout dans un tel ancrage de la pensée dans la logique pure. Pour eux, la pensée ne peut s’ancrer que, de manière humble, conditionnelle et temporaire, dans l’expérimentation de ses effets pratiques.

La référence de Simon au positivisme logique est cohérente avec la tendance du courant cognitiviste à privilégier une appréhension technocratique des organisations, dans laquelle le gouvernement de l’action collective est confié à l’expertise scientifique. A cet égard, le cognitivisme se présente plus comme un post-taylorisme que comme un anti-taylorisme.

Comme on l’a vu, Simon attache une grande importance à la division verticale du travail, au développement de l’expertise par la spécialisation, à la coordination hiérarchique et à la responsabilisation des acteurs par le contrôle (voir 2.2), plus qu’à la capitalisation de l’expérience du terrain et à l’expérimentation ouverte et tâtonnante (1947/1997) : « la spécialisation verticale permet au personnel opérationnel d'être tenu responsable de ses décisions (p.9) ; » « l'une des principales fonctions de l'organisation est d'assurer la conformité de l'individu aux normes établies par le groupe ou par les membres du groupe qui détiennent l'autorité (p. 7). » Dans la perspective technocratique ainsi adoptée, Simon pratique une séparation nette entre faits et valeurs, efficience de l’action et valeur éthico-politique des objectifs poursuivis. Ce positionnement – gouvernement des experts, recherche de l’efficience technique – fait écho, dans le contexte politique nord-américain, au néo-libéralisme d’un Walter Lippman (1925/2011), pour qui seul un groupe d’experts pertinents et honnêtes peut faire vivre la démocratie, dans une société techniquement complexe et saturée d’information plus ou moins biaisée (Lorino, 2018). Le pouvoir fort de l’Etat (les néo-libéraux ne sont pas anti-étatistes), fondé sur la compétence des experts, peut orienter la collectivité vers son progrès, sans se livrer à des manipulations éthiques. En effet, l’Etat-expert (ou, dans le cas de Simon, l’organisation- experte) contrôle l’acteur-citoyen au titre de l’efficience de son action, inscrite dans le monde factuel, laissant ouverte au débat la sphère éthique des objectifs et des valeurs. John Dewey, dans sa réponse à Lippmann (1927/1988), suivi plus tard par Hilary Putnam (2002), critique la dichotomie faits/valeurs et la foi dans une expertise indépendante pour fonder une forme déléguée de démocratie. Il y a de nombreuses résonances entre la réflexion de Lippmann et

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celle de Simon : les limites cognitives de l’individu, la nécessité d’y suppléer par l’organisation et le recours à l’expertise pourvoyeuse de « pseudo-environnements » (dans les termes de Lippmann) ou de « représentations » (dans les termes de Simon) (Bottom & Kong, 2012, p.

370). Les débats contemporains sur la nécessité d’une démocratie participative, en résonance avec la vision écologique des sociétés humaines, confère à ces débats une vigueur renouvelée.

Conclusion

Aux paradoxes signalés dans l’introduction répond la postérité ambiguë de Herbert Simon. Il a d’abord fait œuvre critique, en mettant en évidence les non-sens du rationalisme dogmatique et abstrait des économistes néo-classiques et du management étroitement fonctionnaliste. Sa critique acérée est toujours pertinente par bien des aspects, face à des mainstreams qui restent obstinément réducteurs, fondés sur une vision mutilante de la nature humaine et des dynamiques sociales. Cependant, son entreprise de construction d’un système qui unifie l’étude du cerveau humain, de la cognition, des moyens technologiques de prolonger la pensée, et du fonctionnement des organisations, a perdu une grande part de son pouvoir de conviction. Le paradigme décisionnel et informationnel est battu en brèche : peut-on encore vraiment croire que la pensée humaine et la compréhension des situations relèvent d’un simple traitement logique de l’information ? Le rôle des habitudes, des émotions, du jugement esthétique, des dialogues et autres interactions socialement situés, du retour continu de l’expérience, de l’improvisation collective, de la performativité des discours et des signes, a été mis en évidence par de nombreux courants de recherche en organisation, en psychologie, en sociologie, en sciences politiques. Or, le recours tacite, souvent irraisonné, par les chercheurs et les managers à des idées cognitivistes telles que le statut ontologique et épistémologique des représentations et des théories, la vision mentaliste et individualiste des organisations, les dualismes individu/organisation ou micro/macro, la dichotomie fait/valeur, pose de sérieux problèmes de pertinence conceptuelle et managériale. Il est donc essentiel de déconstruire les thèses cognitivistes, que le penchant rationaliste des managers et des chercheurs a souvent naturalisées et, de ce fait, rendues invisibles. Il s’agit autant de rendre justice aux apports de Simon que de mettre en évidence les limites théoriques et les implications éthiques et politiques de ses idées.

Le dépassement du mainstream cognitiviste est à l’ordre du jour dans l’étude des organisations.

Les réflexions des penseurs pragmatistes (Peirce, James, Dewey, Mead, Lewis, Follett, Putnam, Joas) peuvent nous y aider.

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