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La littérature d idées du XVI e au XVIII e siècle. Jean de La Bruyère. Les Caractères. ou Les Mœurs de ce siècle (1688) Hatier, Paris,

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Texte intégral

(1)

Jean de La Bruyère

Les Caractères

ou Les Mœurs de ce siècle

(1688)

(2)

Les Caractères

Avertissement 4

Livre V De la société et de la conversation 6 Livre VI Des biens de fortune 20

Livre VII De la ville 33

Livre VIII De la cour 40

Livre IX Des grands 56

Livre X Du souverain ou de la république 66

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« Admonere volumus, non mordere ; prodesse, non laedere ; consulere moribus hominum, non officere.1 »

Érasme

1. « Notre intention a été d’avertir, non de mordre ; d’être utile, non de blesser ; de faire du bien aux mœurs, non du tort aux hommes. »

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(I) Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

(IV) C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques ; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. Quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n’ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d’ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu’il n’est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l’auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a une autre, et que j’ai intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris ; (VIII) car bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait d’y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. (IV) Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés : (V) il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu, et ni plus ni moins que ce qu’on a lu ; et si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire : sans ces conditions, qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique récompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire, s’il préfère du moins sa propre satisfaction à l’utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J’avoue d’ailleurs que j’ai balancé dès l’année M.DC.LXXXX, et avant la cinquième édition, entre l’impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns : « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain ? » Des gens sages me disaient d’une part : « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable ; vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez : que pourriez-vous faire de mieux ? Il n’y a point d’année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D’autres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j’ai néanmoins de si grands sujets

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d’être content, et ne manquaient pas de me suggérer que personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire, il fallait aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nouveau titre ; que cette indolence avait rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d’un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation, et lus de même, seulement par leur nouveauté ; et que si je ne savais qu’augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvais faire était de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés, et je gardai un tempérament qui les rapprochait : je ne feignis point d’ajouter quelques nouvelles remarques à celles qui avaient déjà grossi du double la première édition de mon ouvrage ; mais afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui était ancien pour passer à ce qu’il y avait de nouveau, et qu’il trouvât sous ses yeux ce qu’il avait seulement envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque particulière ; je crus aussi qu’il ne serait pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre simple, qui servît à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu’il en voudrait faire ; et comme il pouvait craindre que ce progrès n’allât à l’infini, j’ajoutais à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre. (VI) Que si quelqu’un m’accuse d’avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu’en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences qui se voient par apostille, j’ai moins pensé à lui faire lire rien de nouveau qu’à laisser peut-être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier, à la postérité. (I) Ce ne sont point au reste des maximes que j’aie voulu écrire : elles sont comme des lois dans la morale, et j’avoue que je n’ai ni assez d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur ; je sais même que j’aurais péché contre l’usage des maximes, qui veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues : on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture : de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus : je consens, au contraire, que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux.

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V De la société et de la conversation

1 (I) Un caractère bien fade est celui de n’en avoir aucun.

2 (I) C’est le rôle d’un sot d’être importun : un homme habile sent s’il convient ou s’il ennuie ; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part.

3 (I) L’on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d’insectes. Un bon plaisant est une pièce rare ; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d’en soutenir longtemps le personnage ; il n’est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.

4 (I) Il y a beaucoup d’esprits obscènes, encore plus de médisants ou de satiriques, peu de délicats.

Pour badiner avec grâce, et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse, et même trop de fécondité : c’est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien.

5 (IV) Si l’on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l’on aurait honte de parler ou d’écouter, et l’on se condamnerait peut- être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerceque les discours inutiles.

Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent, ou sur l’intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies.

6 (IV) L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit ; et l’on ne peut dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et, ce qui est pire, on en souffre.

7 (V) Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige. » Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : « Je vous trouve bon visage. » –

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– Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phœbus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. »

8 (IV) Qui peut se promettre d’éviter dans la société des hommes la rencontre de certains esprits vains, légers, familiers, délibérés, qui sont toujours dans une compagnie ceux qui parlent, et qu’il faut que les autres écoutent ? On les entend de l’antichambre ; on entre impunément et sans crainte de les interrompre : ils continuent leur récit sans la moindre attention pour ceux qui entrent ou qui sortent, comme pour le rang ou le mérite des personnes qui composent le cercle ; ils font taire celui qui commence à conter une nouvelle, pour la dire de leur façon, qui est la meilleure : ils la tiennent de Zamet, de Ruccelay, ou de Conchini*, qu’ils ne connaissent point, à qui ils n’ont jamais parlé, et qu’ils traiteraient de Monseigneur s’ils leur parlaient ; ils s’approchent quelquefois de l’oreille du plus qualifié de l’assemblée, pour le gratifier d’une circonstance que personne ne sait, et dont ils ne veulent pas que les autres soient instruits ; ils suppriment quelques noms pour déguiser l’histoire qu’ils racontent, et pour détourner les applications ; vous les priez, vous les pressez inutilement : il y a des choses qu’ils ne diront pas, il y a des gens qu’ils ne sauraient nommer, leur parole est engagée, c’est le dernier secret, c’est un mystère, outre que vous leur demandez l’impossible, car sur ce que vous voulez apprendre d’eux, ils ignorent le fait et les personnes.

* Sans dire Monsieur.

9 (VIII) Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.

Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. »

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10 (IV) Il y a un pari à prendre dans les entretiens entre une certaine paresse qu’on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait, qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses, et une attention importune qu’on a au moindre mot qui échappe, pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère que les autres n’y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d’y placer la sienne.

11 (IV) Être infatué de soi, et s’être fortement persuadé qu’on a beaucoup d’esprit, est un accident qui n’arrive guère qu’à celui qui n’en a point, ou qui en a peu. Malheur pour lors à qui est exposé à l’entretien d’un tel personnage ! combien de jolies phrases lui faudra-t-il essuyer ! combien de ces mots aventuriers qui paraissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus ! S’il conte une nouvelle, c’est moins pour l’apprendre à ceux qui l’écoutent, que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien : elle devient un roman entre ses mains ; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, et les fait toujours parler longtemps ; il tombe ensuite en des parenthèses, qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l’histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu’un ne survenait heureusement pour déranger le cercle, et faire oublier la narration ?

12 (V) J’entends Théodecte de l’antichambre ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche ; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate ; on bouche ses oreilles, c’est un tonnerre. Il n’est pas moins redoutable par les choses qu’il dit que par le ton dont il parle. Il ne s’apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu’il ait eu intention de le lui donner ; il n’est pas encore assis qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table et dans la première place ; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n’a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés ; il abuse de la folie déférence qu’on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l’autorité de la table ; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu’à la lui disputer. Le vin et les viandes n’ajoutent rien à son caractère. Si l’on joue, il gagne au jeu ; il veut railler celui qui perd, et il l’offense ; les rieurs sont pour lui : il n’y a sorte de fatuités qu’on ne lui passe, Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent.

13 (VII) Troïle est utile à ceux qui ont trop de bien : il leur ôte l’embarras du superflu ; il leur sauve la peine d’amasser de l’argent, de faire des contrats, de fermer des coffres, de porter des clefs sur soi et de craindre un vol domestique, Il les aide dans leurs plaisirs, et il devient capable ensuite de les servir dans leurs passions ; bientôt il les règle et les maîtrise dans leur conduite. Il est l’oracle d’une maison, celui dont on attend, que dis-je ? dont on prévient, dont on devine les décisions. Il dit de cet esclave : « Il faut le punir », et on le fouette ; et de cet autre : « Il faut l’affranchir », et on l’affranchit. L’on voit qu’un parasite ne le fait pas rire ; il peut lui déplaire : il est congédié. Le maître est heureux, si Troïle lui laisse sa femme et ses enfants. Si celui-ci est à table, et qu’il prononce d’un mets qu’il est friand, le maître et les conviés, qui en mangeaient sans

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qu’il est insipide, ceux qui commençaient à le goûter, n’osant avaler le morceau qu’ils ont à la bouche, ils le jettent à terre : tous ont les yeux sur lui, observent son maintien et son visage avant de prononcer sur le vin ou sur les viandes qui sont servies. Ne le cherchez pas ailleurs que dans la maison de ce riche qu’il gouverne : c’est là qu’il mange, qu’il dort et qu’il fait digestion, qu’il querelle son valet, qu’il reçoit ses ouvriers, et qu’il remet ses créanciers. Il régente, il domine dans une salle ; il y reçoit la cour et les hommages de ceux qui, plus fins que les autres, ne veulent aller au maître que par Troïle. Si l’on entre par malheur sans avoir une physionomie qui lui agrée, il ride son front et il détourne sa vue ; si on l’aborde, il ne se lève pas ; si l’on s’assied auprès de lui, il s’éloigne ; si on lui parle, il ne répond point ; si l’on continue de parler, il passe dans une autre chambre ; si on le suit, il gagne l’escalier ; il franchirait tous les étages, ou il se lancerait par une fenêtre, plutôt que de se laisser joindre par quelqu’un qui a un visage ou un ton de voix qu’il désapprouve. L’un et l’autre sont agréables en Troïle, et il s’en est servi heureusement pour s’insinuer ou pour conquérir. Tout devient, avec le temps, au-dessous de ses soins, comme il est au-dessus de vouloir se soutenir ou continuer de plaire par le moindre des talents qui ont commencé à le faire valoir. C’est beaucoup qu’il sorte quelquefois de ses méditations et de sa taciturnité pour contredire, et que même pour critiquer il daigne une fois le jour avoir de l’esprit.

Bien loin d’attendre de lui qu’il défère à vos sentiments, qu’il soit complaisant, qu’il vous loue, vous n’êtes pas sûr qu’il aime toujours votre approbation, ou qu’il souffre votre complaisance.

14 (IV) Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse.

15 (I) Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes*, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement.

16 (I) L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui.

17 (I) Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

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18 (I) C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

19 (IV) Dire d’une chose modestement ou qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l’expression : c’est une affaire. Il est plus court de prononcer d’un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu’on avance, ou qu’elle est exécrable, ou qu’elle est miraculeuse.

20 (I) Rien n’est moins selon Dieu et selon le monde que d’appuyer tout ce qu’on dit dans la conversation, jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non mérite d’être cru : son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.

* Gens qui affectent une grande pureté de langage.

21 (I) Celui qui dit incessamment qu’il a de l’honneur et de la probité, qu’il ne nuit à personne, qu’il consent que le mal qu’il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l’homme de bien.

Un homme de bien ne saurait empêcher par toute sa modestie qu’on ne dise de lui ce qu’un malhonnête homme sait dire de soi.

22 (V) Cléon parle peu obligeamment ou peu juste, c’est l’un ou l’autre ; mais il ajoute qu’il est fait ainsi, et qu’il dit ce qu’il pense.

23 (V) Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos. C’est pécher contre ce dernier genre que de s’étendre sur un repas magnifique que l’on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain ; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes ; d’entretenir de ses richesses, de ses revenues et de ses ameublements un homme qui n’a ni rentes ni domicile ; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables : cette conversation est trop forte pour eux, et la comparaison qu’ils font alors de leur état au vôtre est odieuse.

24 (VIII) « Pour vous, dit Euthyphron, vous êtes riche, ou vous devez l’être : dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux, et l’on est heureux à moins », pendant que lui qui parle ainsi a cinquante mille livres de revenu, et qu’il croit n’avoir que la moitié de ce qu’il mérite. Il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dépense et s’il vous jugeait digne d’une meilleure fortune, et de celle même où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n’est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations ou des comparaisons si désobligeantes : le monde est plein d’Euthyphrons.

25 (V) Quelqu’un, suivant la pente de la coutume qui veut qu’on loue, et par l’habitude qu’il a à la flatterie et à l’exagération, congratule Théodème sur un discours qu’il n’a point entendu, et dont personne n’a pu encore lui rendre compte : il ne laisse pas de lui parler de son génie, de son geste,

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26 (IV) L’on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui bien qu’oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu’à se dégager de vous ; on leur parle encore, qu’ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer : ils sont peut-être moins incommodes.

27 (V) Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive. Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on à des béliers qu’ils n’aient pas de cornes ? De même n’espère- t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, d’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi.

28 (V) Il y a des gens d’une certaine étoffe ou d’un certain caractère avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui l’on ne doit se plaindre que le moins qu’il est possible, contre qui il n’est pas même permis d’avoir raison.

29 (V) Entre deux personnes qui ont eu ensemble une violente querelle, dont l’un a raison et l’autre ne l’a pas, ce que la plupart de ceux qui y ont assisté ne manquent jamais de faire, ou pour se dispenser de juger, ou par un tempérament qui m’a toujours paru hors de sa place, c’est de condamner tous les deux : leçon importante, motif pressant et indispensable de fuir à l’orient quand le fat est à l’occident, pour éviter de partager avec lui le même tort.

30 (V) Je n’aime pas un homme que je ne puis aborder le premier, ni saluer avant qu’il me salue, sans m’avilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opinion qu’il a de lui-même.

MONTAIGNE dirait* : Je veux avoir mes coudées franches, et estre courtois et affable à mon point, sans remords ne consequence. Je ne puis du tout estriver contre mon penchant, et aller au rebours de mon naturel, qui m’emmeine vers celuy que je trouve à ma rencontre. Quand il m’est égal, et qu’il ne m’est point ennemy, j’anticipe sur son accueil, je le questionne sur sa disposition et santé, je luy fais offre de mes offices sans tant marchander sur le plus ou sur le moins, ne estre, comme disent aucuns, sur le qui vive. Celuy-là me deplaist, qui par la connoissance que j’ay de ses coutumes et façons d’agir, me tire de cette liberté et franchise. Comment me ressouvenir tout à propos, et d’aussi loin que je vois cet homme, d’emprunter une contenance grave et importante, et qui l’avertisse que je crois le valoir bien et au-delà ? pour cela de me ramentevoir de mes bonnes qualitez et conditions, et des siennes mauvaises, puis en faire la comparaison.

C’est trop de travail pour moy, et ne suis du tout capable de si roide et si subite attention ; et quand bien elle m’auroit succedé une première fois, je ne laisserois de flechir et me dementir à une seconde tâche : je ne puis me forcer et contraindre pour quelconque à estre fier. »

* Imité de Montaigne.

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31 (IV) Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant : il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.

32 (IV) La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.

(I) L’on peut définir l’esprit de politesse, l’on ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions ; l’esprit tout seul ne la fait pas devenir : il fait qu’on la suit par imitation, et que l’on s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse ; et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable ; et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.

(I) Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes.

33 (I) C’est une faute contre la politesse que de louer immodérément, en présence de ceux que vous faites chanter ou toucher un instrument, quelque autre personne qui a ces mêmes talents ; comme devant ceux qui vous lisent leurs vers, un autre poète.

34 (IV) Dans les repas ou les fêtes que l’on donne aux autres, dans les présents qu’on leur fait, et dans tous les plaisirs qu’on leur procure, il y a faire bien, et faire selon leur goût : le dernier est préférable.

35 (I) Il y aurait une espèce de férocité à rejeter indifféremment toute sorte de louanges : l’on doit être sensible à celles qui nous viennent des gens de bien, qui louent en nous sincèrement des choses louables.

36 (IV) Un homme d’esprit, et qui est né fier, ne perd rien de sa fierté et de sa raideur pour se trouver pauvre ; si quelque chose au contraire doit amollir son humeur, le rendre plus doux et plus sociable, c’est un peu de prospérité.

37 (IV) Ne pouvoir supporter tous les mauvais caractères dont le monde est plein n’est pas un fort bon caractère : il faut dans le commerce des pièces d’or et de la monnaie.

38 (IV) Vivre avec des gens qui sont brouillés, et dont il faut écouter de part et d’autre les plaintes réciproques, c’est, pour ainsi dire, ne pas sortir de l’audience, et entendre du matin au soir plaider et parler procès.

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39 (V) L’on sait des gens qui avaient coulé leurs jours dans une union étroite : leurs biens étaient en commun, ils n’avaient qu’une même demeure, ils ne se perdaient pas de vue. Ils se sont aperçus à plus de quatre-vingts ans qu’ils devaient se quitter l’un l’autre et finir leur société ; ils n’avaient plus qu’un jour à vivre, et ils n’ont osé entreprendre de le passer ensemble ; ils se sont dépêchés de rompre avant que de mourir ; ils n’avaient de fonds pour la complaisance que jusque-là. Ils ont trop vécu pour le bon exemple : un moment plus tôt ils mouraient sociables, et laissaient après eux un rare modèle de la persévérance dans l’amitié.

40 (I) L’intérieur des familles est souvent troublé par les défiances, par les jalousies et par l’antipathie, pendant que des dehors contents, paisibles et enjoués nous trompent, et nous y font supposer une paix qui n’y est point : il y en a peu qui gagnent à être approfondies. Cette visite que vous rendez vient de suspendre une querelle domestique, qui n’attend que votre retraite pour recommencer.

41 (I) Dans la société, c’est la raison qui plie la première. Les plus sages sont souvent menés par le plus fou et le plus bizarre : l’on étudie son faible, son humeur, ses caprices, l’on s’y accommode ; l’on évite de le heurter, tout le monde lui cède ; la moindre sérénité qui paraît sur son visage lui attire des éloges : on lui tient compte de n’être pas toujours insupportable, Il est craint, ménagé, obéi, quelquefois aimé.

42 (IV) Il n’y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux, ou qui en ont encore, et dont il s’agit d’hériter, qui puissent dire ce qu’il en coûte.

43 (I) Cléante est un très honnête homme ; il s’est choisi une femme qui est la meilleure personne du monde et la plus raisonnable : chacun, de sa part, fait tout le plaisir et tout l’agrément des sociétés où il se trouve ; l’on ne peut voir ailleurs plus de probité, plus de politesse. Ils se quittent demain, et l’acte de leur séparation est tout dressé chez le notaire. Il y a, sans mentir, de certains mérites qui ne sont point faits pour être ensemble, de certaines vertus incompatibles.

44 (I) L’on peut compter sûrement sur la dot, le douaire et les conventions, mais faiblement sur les nourritures ; elles dépendent d’une union fragile de la belle-mère et de la bru, et qui périt souvent dans l’année du mariage.

45 (V) Un beau-père aime son gendre, aime sa bru. Une belle-mère aime son gendre, n’aime point sa bru. Tout est réciproque.

46 (V) Ce qu’une marâtre aime le moins de tout ce qui est au monde, ce sont les enfants de son mari ; plus elle est folle de son mari, plus elle est marâtre.

Les marâtres font déserter les villes et les bourgades, et ne peuplent pas moins la terre de mendiants, de vagabonds, de domestiques et d’esclaves, que la pauvreté.

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47 (I) G… et H... sont voisins de campagne, et leurs terres sont contiguës ; ils habitent une contrée déserte et solitaire. Éloignés des villes et de tout commerce, il semblait que la fuite d’une entière solitude ou l’amour de la société eût les assujettir à une liaison réciproque ; il est cependant difficile d’exprimer la bagatelle qui les a fait rompre, qui les rend implacables l’un pour l’autre, et qui perpétuera leurs haines dans leurs descendants. Jamais des parents, et même des frères, ne se sont brouillés pour une moindre chose.

Je suppose qu’il n’y ait que deux hommes sur la terre, qui la possèdent seuls, et qui la partagent toute entre eux deux : je suis persuadé qu’il leur naîtra bientôt quelque sujet de rupture, quand ce ne serait que pour les limites.

48 (VIII) Il est souvent plus court et plus utile de cadrer aux autres que de faire les autres s’ajustent à nous.

49 (V) J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable, et je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis : « Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! » Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir.

50 (IV) Il y a une chose que l’on n’a point vue sous le ciel et que selon toutes les apparences on ne verra jamais : c’est une petite ville qui n’est divisée en aucuns partis ; où les familles sont unies, et où les cousins se voient avec confiance ; où un mariage n’engendre point une guerre civile ; où la querelle des rangs ne se réveille pas à tous moments par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques ; d’où l’on a banni les caquets, le mensonge et la médisance ; où l’on voit parler ensemble le bailli et le président, les élus et les assesseurs ; où le doyen vit bien avec ses chanoines ; où les chanoines ne dédaignent pas les chapelains, et où ceux-ci souffrent les chantres.

51 (IV) Les provinciaux et les sots sont toujours prêts à se fâcher, et à croire qu’on se moque d’eux ou qu’on les méprise : il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu’avec des gens polis, ou qui ont de l’esprit.

52 (V) On ne prime point avec les grands, ils se défendent par leur grandeur ; ni avec les petits, ils vous repoussent par le qui vive.

53 (V) Tout ce qui est mérite se sent, se discerne, se devine réciproquement : si l’on voulait être estimé, il faudrait vivre avec des personnes estimables.

54 (I) Celui qui est d’une éminence au-dessus des autres qui le met à couvert de la repartie, ne doit jamais faire une raillerie piquante.

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55 (I) Il y a de petits défauts que l’on abandonne volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons pas à être raillés : ce sont de pareils défauts que nous devons choisir pour railler les autres.

56 (IV) Rire des gens d’esprit, c’est le privilège des sots ; ils sont dans le monde ce que les fous sont à la cour, je veux dire sans conséquence.

57 (I) La moquerie est souvent indigence d’esprit.

58 (I) Vous le croyez votre dupe : s’il feint de l’être, qui est plus dupe de lui ou de vous ?

59 (IV) Si vous observez avec soin qui sont les gens qui ne peuvent louer, qui blâment toujours, qui ne sont contents de personne, vous reconnaîtrez que ce sont ceux mêmes dont personne n’est content.

60 (I) Le dédain et le rengorgement dans la société attire précisément le contraire de ce l’on cherche, si c’est à se faire estimer.

61 (I) Le plaisir de la société entre les amis se cultive par une ressemblance de goût sur ce qui regarde les mœurs, et par quelque différence d’opinion sur les sciences : par là ou l’on s’affermit dans ses sentiments, ou l’on s’exerce et l’on s’instruit par la dispute.

62 (I) L’on ne peut aller loin dans l’amitié, si l’on n’est pas disposé à se pardonner les uns aux autres les petits défauts.

63 (I) Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui qui est dans une grande adversité, pour essayer de le rendre tranquille ! Les choses de dehors, qu’on appelle les événements, sont quelquefois plus fortes que la raison et que la nature. « Mangez, dormez, ne vous laissez point mourir de chagrin, songez à vivre » : harangues froides, et qui réduisent à l’impossible. « Êtes- vous raisonnable de vous tant inquiéter ? » n’est-ce pas dire : « Êtes-vous fou d’être malheureux ? »

64 (I) Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est quelquefois dans la société nuisible à qui le donne, et inutile à celui à qui il est donné. Sur les mœurs, vous faites remarquer des défauts ou que l’on n’avoue pas, ou que l’on estime des vertus ; sur les ouvrages, vous rayez les endroits qui paraissent admirables à leur auteur, où il se complaît davantage, où il croit s’être surpassé lui- même. Vous perdez ainsi la confiance de vos amis, sans les avoir rendus ni meilleurs ni plus habiles.

65 (I) L’on a vu, il n’y a pas longtemps, un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible ; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre chose plus

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obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements : par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiments, tour et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes.

Il ne fallait, pour fournir à ces entretiens, ni bon sens, ni jugement, ni mémoire, ni la moindre capacité : il fallait de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l’imagination a trop de part.

66 (VI) Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli ; mais voudriez-vous que je crusse que vous êtes baissé, que vous n’êtes plus poète ni bel esprit, que vous êtes présentement aussi mauvais juge de tout genre d’ouvrage que méchant auteur, que vous n’avez plus rien de naïf et de délicat dans la conversation ? Votre air libre et présomptueux me rassure, et me persuade tout le contraire, Vous êtes donc aujourd’hui tout ce que vous fûtes jamais, et peut-être meilleur ; car si à votre âge vous êtes si vif et si impétueux, quel nom, Théobalde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et lorsque vous étiez la coqueluche ou l’entêtement de certaines femmes qui ne juraient que par vous et sur votre parole, qui disaient : Cela est délicieux ; qu’a-t-il dit ?

67 (I) L’on parle impétueusement dans les entretiens, souvent par vanité ou par humeur, rarement avec assez d’attention : tout occupé du désir de répondre à ce qu’on n’écoute point, l’on suit ses idées, et on les explique sans le moindre égard pour les raisonnements d’autrui ; l’on est bien éloigné de trouver ensemble la vérité, l’on n’est pas encore convenu de celle que l’on cherche. Qui pourrait écouter ces sortes de conversations et les écrire, ferait voir quelquefois de bonnes choses qui n’ont nulle suite

68 (I) Il a régné pendant quelque temps une sorte de conversation fade et puérile, qui roulait toute sur des questions frivoles qui avaient relation au cœur et à ce qu’on appelle passion ou tendresse.

La lecture de quelques romans les avait introduites parmi les plus honnêtes gens de la ville et de la cour ; ils s’en sont défaits, et la bourgeoisie les a reçues avec les pointes et les équivoques.

69 (IV) Quelques femmes de la ville ont la délicatesse de ne pas savoir ou de n’oser dire le nom des rues, des places, et de quelques endroits publics, qu’elles ne croient pas assez nobles pour être connus. Elles disent : le Louvre, la place Royale, mais elles usent de tours et de phrases plutôt que de prononcer de certains noms ; et s’ils leur échappent, c’est du moins avec quelque altération du mot, et après quelques façons qui les rassurent : en cela moins naturelles que les femmes de la cour, qui ayant besoin dans le discours des Halles, du Châtelet, ou de choses semblables, disent : les Halles, le Châtelet.

70 (IV) Si l’on feint quelquefois de ne se pas souvenir de certains noms que l’on croit obscurs, et si l’on affecte de les corrompre en les prononçant, c’est par la bonne opinion qu’on a du sien.

71 (I) L’on dit par belle humeur, et dans la liberté de la conversation, de ces choses froides, qu’à la vérité l’on donne pour telles, et que l’on ne trouve bonnes que parce qu’elles sont extrêmement mauvaises. Cette manière basse de plaisanter a passé du peuple, à qui elle appartient, jusque dans

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fadeur et de grossièreté pour devoir craindre qu’elle s’étende plus loin, et qu’elle fasse de plus grands progrès dans un pays qui est le centre du bon goût et de la politesse. L’on doit cependant en inspirer le dégoût à ceux qui la pratiquent ; car bien que ce ne soit jamais sérieusement, elle ne laisse pas de tenir la place, dans leur esprit et dans le commerce ordinaire, de quelque chose de meilleur.

72 (V) Entre dire de mauvaises choses, ou en dire de bonnes que tout le monde sait et les donner pour nouvelles, je n’ai pas à choisir.

73 (I) « Lucain a dit une jolie chose… Il y a un beau mot de Claudien… Il y a cet endroit de Sénèque » : et là-dessus une longue suite de latin, que l’on cite souvent devant des gens qui ne l’entendent pas, et qui feignent de l’entendre. Le secret serait d’avoir un grand sens et bien de l’esprit ; car ou l’on se passerait des anciens, ou après les avoir lus avec soin, l’on saurait encore choisir les meilleurs, et les citer à propos.

74 (V) Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie ; il s’étonne de n’entendre faire aucune mention du roi de Bohême ; ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez- le du moins de vous répondre : il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini ; combats, sièges, tout lui est nouveau ; mais il est instruit de la guerre des géants, il en raconte le progrès et les moindres détails, rien ne lui est échappé ; il débrouille de même l’horrible chaos des deux empires, le Babylonien et l’Assyrien ; il connaît à fond les Égyptiens et leurs dynasties. Il n’a jamais vu Versailles, il ne le verra point : il a presque vu la tour de Babel, il en compte les degrés, il sait combien d’architectes ont présidé à cet ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je qu’il croit Henri IV * fils de Henri III ? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d’Autriche et de Bavière : « Quelles minuties ! » dit-il, pendant qu’il récite de mémoire toute une liste des rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d’Apronal, d’Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu’à nous ceux de VALOIS et de BOURBON. Il demande si l’Empereur a jamais été marié ; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le Roi jouit d’une santé parfaite ; et il se souvient que Thetmosis, un roi d’Égypte, était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point ? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils Ninyas, qu’on ne les distinguait pas à la parole : si c’était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu’il n’ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que c’est une erreur de s’imaginer qu’un Artaxerxe ait été appelé Longuemain parce que les bras lui tombaient jusqu’aux genoux, et non à cause qu’il avait une main plus longue que l’autre ; et il ajoute qu’il y a des auteurs graves qui affirment que c’était la droite, qu’il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c’est la gauche.

* Henri le Grand

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75 (VIII) Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Æschine foulon, et Cydias bel esprit, c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui : il ne vous saurait rendre de plus d’un mois les stances qu’il vous a promises, s’il ne manque de parole à Dosithée, qui l’a engagé à faire une élégie ; une idylle est sur le métier, c’est pour Crantor, qui le presse, et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez- vous ? Il réussit également en l’un et en l’autre. Demandez-lui des lettres de consolation, ou sur une absence, il les entreprendra ; prenez-les toutes faites et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un ami qui n’a point d’autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d’une exquise conversation ; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiqués. Différent de ceux qui convenant de principes, et connaissant la raison ou la vérité qui est une, s’arrachent la parole l’un à l’autre pour s’accorder sur leurs sentiments, il n’ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement, que c’est tout le contraire de ce que vous dites » ; ou : « Je ne saurais être de votre opinion » ; ou bien : « Ça été autrefois mon entêtement, comme il est le vôtre, mais… Il y a trois choses, ajoute-il, à considérer… », et il en ajoute une quatrième : fade discoureur, qui n’a pas mis plus tôt le pied dans une assemblée, qui cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s’insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre en œuvre ses rares conceptions ; car soit qu’il parle ou qu’il écrive, il ne doit pas être soupçonné d’avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule : il évite uniquement de donner dans le sens des autres, et d’être de l’avis de quelqu’un ; aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui s’est offert, ou souvent qu’il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré décisives et sans réplique, Cydias s’égale à Lucien et à Sénèque*, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite ; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion, Uni de goût et d’intérêt avec les contempteurs d’Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C’est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même.

* Philosophe et poète tragique.

76 (I) C’est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu’il vient d’apprendre lui-même ; celui qui sait beaucoup pense à peine que ce qu’il dit puisse être ignoré, et parle plus indifféremment,

77 (I) Les plus grandes choses n’ont besoin que d’être dites simplement : elles se gâtent par l’emphase. Il faut dire noblement les plus petites : elles ne se soutiennent que par l’expression, le ton et la manière.

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79 (1) Il n’y a guère qu’une naissance honnête, ou qu’une bonne éducation, qui rendent les hommes capables de secret.

80 (IV) Toute confiance est dangereuse si elle n’est entière : il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l’on croit devoir en dérober une circonstance.

81 (V) Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent eux-mêmes, et à leur insu ; ils ne remuent pas les lèvres, et on les entend ; on lit sur leur front et dans leurs yeux, on voit au travers de leur poitrine, ils sont transparents. D’autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée ; mais ils parlent et agissent de manière qu’on la découvre de soi-même. Enfin quelques- uns méprisent votre secret, de quelque conséquence qu’il puisse être : C’est un mystère, un tel m’en a fait part, et m’a défendu de le dire ; et ils le disent.

(VIII) Toute révélation d’un secret est la faute de celui qui l’a confié.

82 (V) Nicandre s’entretient avec Élise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu’il en fit le choix jusques à sa mort ; il a déjà dit qu’il regrette qu’elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète ; il parle des maisons qu’il a à la ville, et bientôt d’une terre qu’il a à la campagne : il calcule le revenu qu’elle lui rapporte, il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles ; il assure qu’il aime la bonne chère, les équipages ; il se plaint que sa femme n’aimait point assez le jeu et la société. « Vous êtes si riche, lui disait l’un de ses amis, que n’achetez-vous cette charge ? pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine ? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n’en possède. » Il n’oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ; voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu’il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers ; « Ai-je tort ? dit-il à Élise ; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien ? » et il l’en fait juge. Il insinue ensuite qu’il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l’égard de tous ceux qu’il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n’a pas le courage d’être riche en l’épousant. On annonce, au moment qu’il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l’homme de ville : il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu’il veut se remarier.

83 (I) Le sage quelquefois évite le monde, de peur d’être ennuyé.

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VI Des biens de fortune

1 (I) Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campagne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort ; mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents.

2 (I) Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.

3 (IV) Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l’on prend, s’il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu’il n’a jamais eu, et aussi grand qu’il croit l’avoir.

4 (I) A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d’un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu’ils couvraient, et qui y était sans que personne s’en aperçût.

5 (I) Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ?

Ce plus ou ce moins détermine à l’épée, à la robe ou à l’Église ; il n’y a presque point d’autre vocation.

6 (VI) Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l’une des deux, pour se tirer d’une extrême misère, cherche à se placer ; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne.

7 (VII) Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille.

8 (VI) Quelques-uns ont fait dans leur jeunesse l’apprentissage d’un certain métier, pour exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.

9 (I) Un homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit. L’on me dit à l’oreille : « Il a cinquante mille livres de rente. » Cela le concerne tout seul, et il ne m’en fera jamais ni pis ni mieux ; si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise !

10 (IV) Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule ; les rieurs sont de son côté.

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11 (IV) N**, avec un portier rustre, farouche, tirant sur la Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu’il y fasse languir quelqu’un et se morfondre, qu’il paraisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu’il écoute un peu et ne reconduise point : quelque subalterne qu’il soit d’ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération.

12 (VIII) Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux Dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux, qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous parafez. Je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui, ou non, Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir, O homme important et chargé d’affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet : le philosophe est accessible ; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter : j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur.

Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes ; mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires est un ours qu’on ne saurait apprivoiser ; on ne le voit dans sa loge qu’avec peine : que dis-je ? on ne le voit point ; car d’abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L’homme de lettres au contraire est trivial comme une borne au coin des places ; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être important, et il ne le veut point être.

13 (I) N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point : ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir ; cela est trop cher, et il n’y a rien à gagner à un tel marché.

14 (I) Les P.T.S. nous font sentir toutes les passions l’une après l’autre : l’on commence par le mépris, à cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois, on les respecte ; l’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion.

15 (I) Sosie de la livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme ; et par les concussions, la violence, et l’abus qu’il a fait de ses pouvoirs, il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d’être homme bien : une place de marguillier a fait ce prodige.

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16 (I) Arfure cheminait seule et à pied vers le grand portique de Saint **, entendait de loin le sermon d’un carme ou d’un docteur qu’elle ne voyait qu’obliquement, et dont elle perdait bien des paroles. Sa vertu était obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier : quelle monstrueuse fortune en moins de six années ! Elle n’arrive à l’église que dans un char ; on lui porte une lourde queue ; l’orateur s’interrompt pendant qu’elle se place ; elle le voit de front, n’en perd pas une seule parole ni le moindre geste. Il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser ; tous veulent l’absoudre, et le curé l’emporte.

17 (I) L’on porte Crésus au cimetière : de toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer ; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours ; l’on n’a vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l’ait assuré de son salut.

18 (I) Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumée d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ?

19 (IV) Sylvain de ses derniers a acquis de la naissance et un autre nom : il est seigneur de la paroisse où ses aïeuls payaient la taille ; il n’aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre.

20 (IV) Dorus passe en litière par la voie Appienne, précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui détournent le peuple et font faire place ; il ne lui manque que des licteurs ; il entre à Rome avec ce cortège, où il semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de son père Sanga.

21 (V) On ne peut mieux user de sa fortune que fait Périandre : elle lui donne du rang, du crédit, de l’autorité ; déjà on ne le prie plus d’accorder son amitié, on implore sa protection. Il a commencé par dire de soi-même : un homme de ma sorte ; il passe à dire : un homme de ma qualité ; il se donne pour tel, il n’y a personne de ceux à qui il prête de l’argent, ou qu’il reçoit à sa table, qui est délicate, qui veuille s’y opposer. Sa demeure est superbe : un dorique règne dans tous ses dehors ; ce n’est pas une porte, c’est un portique : est-ce la maison d’un particulier ? est-ce un temple ? le peuple s’y trompe. Il est le seigneur dominant de tout le quartier. C’est lui que l’on envie, et dont on voudrait voir la chute ; c’est lui dont la femme, par son collier de perles, s’est fait des ennemies de toutes les dames du voisinage. Tout se soutient dans cet homme ; rien encore ne se dément dans cette grandeur qu’il a acquise, dont il ne doit rien, qu’il a payée, Que son père, si vieux et si caduc, n’est-il mort il y a vingt ans et avant qu’il se fît dans le monde aucune mention de Périandre ! Comment pourra-t-il soutenir ces odieuses pancartes * qui déchiffrent les conditions et qui souvent font rougir la veuve et les héritiers ? Les supprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante, et aux dépens de mille gens qui veulent absolument

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aller tenir leur rang à des obsèques ? Veut-on d’ailleurs qu’il fasse de son père un Noble homme, et peut-être un Honorable homme, lui qui est Messire ?

* Billets d’enterrements.

22 (I) Combien d’hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés que l’on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès ! 23 (I) Si certains morts revenaient au monde, et ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? 24 (I) Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richesses, l’argent, les grands établissements et les autres biens, que la dispensation qu’il en fait, et le genre d’hommes qui en sont le mieux pourvus.

25 (V) Si vous entrez dans les cuisines, où l’on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire manger au-delà du nécessaire ; si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin que l’on vous prépare ; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d’arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d’essayer de tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines ; si vous considérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! Quelle violence ! » De même n’approfondissez pas la fortune des partisans.

26 (I) Ce garçon si frais, si fleuri et d’une si belle santé est seigneur d’une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n’est payé qu’en médailles d’or *. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?

* Louis d’or (I et II).

27 (V) Chrysippe, homme nouveau, et le premier noble de sa race, aspirait, il y a trente années, à se voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien : c’était là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambition ; il l’a dit ainsi, et on s’en souvient. Il arrive, je ne sais pas par quels chemins, jusques à donner en revenu à l’une de ses filles, pour sa dot, ce qu’il désirait lui-même d’avoir en

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fonds pour toute fortune pendant sa vie. Une pareille somme est comptée dans ses coffres pour chacun de ses autres enfants qu’il doit pourvoir, et il a un grand nombre d’enfants ; ce n’est qu’en avancement d’hoirie ; il y a d’autres biens à espérer après sa mort. Il vit encore, quoique assez avancé en âge, et il use le reste de ses jours à travailler pour s’enrichir.

28 (IV) Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme : il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs et à l’ortie. Il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu’il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues. C’est une faim insatiable d’avoir et de posséder. Il trafiquerait des arts et des sciences, et mettrait en parti jusques à l’harmonie : il faudrait, s’il en était cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d’Orphée, et se contenter de la sienne.

29 (V) Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu’il possède feront envie : il vous imposera des conditions extravagantes. Il n’y a nul ménagement et nulle composition à attendre d’un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe.

30 (IV) Brontin, dit le peuple, fait des retraites, et s’enferme huit jours avec des saints : ils ont leurs méditations, et il a les siennes.

31 (I) Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu’il a le plus haïs.

32 (IV) Si l’on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales, la première, vive et agissante, est toute occupée à vouloir affliger le peuple, et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns les autres.

33 (IV) Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vôtre, n’a pu soutenir la sienne, ni assurer avant sa mort celle de sa femme et de ses enfants : ils vivent cachés et malheureux.

Quelque bien instruit que vous soyez de la misère de leur condition, vous ne pensez pas à l’adoucir ; vous ne le pouvez pas en effet, vous tenez table, vous bâtissez ; mais vous conservez par reconnaissance le portrait de votre bienfacteur, qui a passé à la vérité du cabinet à l’antichambre : quels égards ! il pouvait aller au garde-meuble.

34 (IV) Il y a une dureté de complexion ; il y en a une autre de condition et d’état. L’on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s’endurcir sur la misère des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille ? Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

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35 (V) Fuyez, retirez-vous : vous n’êtes pas assez loin. — Je suis, dites-vous, sous l’autre tropique.

— Passez sous le pôle et dans l’autre hémisphère, montez aux étoiles, si vous le pouvez. — M’y voilà. — Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu’il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de bien.

36 (IV) Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.

37 (VII) A force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de gouverner.

38 (I) Il faut une sorte d’esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune : ce n’est ni le bon ni le bel esprit, ni le grand ni le sublime, ni le fort ni le délicat ; je ne sais précisément lequel c’est, et j’attends que quelqu’un veuille m’en instruire.

(V) Il faut moins d’esprit que d’habitude ou d’expérience pour faire sa fortune ; l’on y songe trop tard, et quand enfin l’on s’en avise, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loisir de réparer : de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.

(V) Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu’à une seule chose, qui est de s’avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune ; s’il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droit ou à gauche, selon qu’il voit de jour et d’apparence, et si de nouveaux obstacles l’arrêtent, il rentre dans le sentier qu’il avait quitté ; il est déterminé, par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d’autres mesures ; son intérêt, l’usage, les conjectures le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d’abord le grand chemin, et s’il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme ? Faut-il tant d’esprit pour aller à ses fins ? Est-ce donc un prodige qu’un sot riche et accrédité ?

(V) Il y a même des stupides, et j’ose dire des imbéciles, qui se placent en des beaux postes, et qui savent mourir dans l’opulence, sans qu’on le doive soupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie ; quelqu’un les a conduits à la source d’un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer ; on leur dit : « Voulez-vous de l’eau ? puisez » ; et ils ont puisé.

39 (V) Quand on est jeune, souvent on est pauvre : ou l’on n’a pas encore fait d’acquisitions, ou les successions ne sont pas échues. L’on devient riche et vieux en même temps : tant il est rare que les hommes puissent réunir tous leurs avantages ! Et si cela arrive à quelques-uns, il n’y a pas de quoi leur porter envie : ils ont assez à perdre par la mort pour mériter d’être plaints.

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