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La Société d histoire naturelle d Afrique du Nord Algérianisation d une société savante coloniale

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La Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord

Algérianisation d’une société savante coloniale

Abstract:The present paper describes the main steps retracing the emergence and development of the Algerian scientific research sector between 1962 and 1994. It also suggests answers to the following questions: did the post-independence research policy, particularly from 1971, allow for the development of the required autonomy for researchers? What are the relationships bet- ween State and Science? Which continuities and ruptures can be defined after the years 1960?

Which are the obstacles towards a relative autonomy in scientific practices? Using the study of a scientific association which has existed in Algeria for more than a century, this paper will try to show that science in Algeria reveals historical, socio-political, cultural and economic changes which have affected Algerian society since its origins; it will also show the contradictions of poli- tics towards science.

Résumé.Après avoir retracé les principales étapes du dispositif de recherche algérien entre 1962 et 1994, nous nous proposons de tenter de répondre aux questions suivantes : le dispo- sitif mis en place après l’indépendance du pays et plus particulièrement après la “nationalisa- tion”, en 1971, de l’appareil scientifique ont-ils contribué à l’émergence d’un champ scienti- fique relativement autonome et de communautés scientifiques algériennes ? Quels sont les

REMMM 101-102, 157-173

* Chercheuse associée au Laboratoire de philosophie et d’histoire des sciences (LPHS-Archives H. Poin- caré, UMR n° 7117, CNRS), Université Nancy 2.

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rapports entre l’État et la science ? Quelles sont les continuités et les ruptures après les années 1960 ? Quelles sont les entraves à l’autonomie relative de la pratique scientifique ? Prenant appui sur l’étude d’une association scientifique qui perdure en Algérie depuis plus d’un siècle, nous tenterons de montrer que la science dans ce pays est le révélateur des mutations historiques, socio-politiques, culturelles et économiques profondes qui traversent la société algérienne depuis les origines et des contradictions du politique à l’égard de la science.

En Algérie, la pénétration et l’institutionnalisation de la science dite “moderne”

datent de la fin du XIXesiècle. L’Algérie est d’abord un terrain dont se sont empa- rés les savants européens dès le XVIIIesiècle (Brahimi, 1978; Thomson, 1987; Bour- guet et al., 1998) avant de passer au statut d’acteur et de communauté autonome et indépendante au XXesiècle, formulant ses propres choix et prenant ses propres décisions en matière de développement scientifique et de formation des élites scientifiques. Mais la science a connu un essor important à partir de 1909, au moment de l’institutionnalisation d’un champ académique avec la création de l’uni- versité d’Alger1– première université créée par l’Empire colonial français dans ses colonies –, et d’un champ scientifique à sa périphérie (Mélia, 1950).

Comme il n’est pas possible ici d’analyser l’interaction de tous les champs dis- ciplinaires, cette contribution privilégiera le champ des sciences dites “dures” et à l’intérieur de celui-ci, une attention toute particulière sera portée aux sciences naturelles qui présentent plusieurs attraits. En effet, les sciences naturelles consti- tuent un champ disciplinaire aux multiples facettes (systématique, climatologie, paléontologie…) : sciences utiles par excellence puisqu’en renseignant sur la faune et la flore, elles se trouvent au carrefour de plusieurs disciplines et demeu- rent ouvertes à des champs voisins tels la géographie ou l’agronomie. Sciences de terrain, elles ont suscité l’intérêt de nombreux spécialistes qui ont souligné leur importance dans la connaissance de la faune et de la flore et leurs retombées sur l’agriculture sont reconnues de longue date (Drouin, 2000). Au XIXesiècle, les autorités coloniales, le “parti colonial” et les principales associations qui soute- naient fortement l’expansion de la colonisation en Algérie étaient enclins à déve- lopper une science empirique et utile, que ce soit à travers les sociétés d’accli- matation (Osborne, 1996), l’agronomie tropicale ou les jardins d’essais (Bonneuil;

Kleiche, 1993). En outre, contrairement aux travaux sur les sciences sociales, les sciences naturelles permettent d’orienter l’étude vers des territoires et des fron- tières relativement peu défrichés.

Aussi, pour illustrer notre propos, nous nous appuyons ici sur l’analyse d’une société savante qui perdure en Algérie depuis près d’un siècle, la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord.

Dans un article précédent, consacré à l’analyse du processus d’introduction et d’institutionnalisation de la science en Algérie durant la période coloniale

1. Cette institutionnalisation consacre un enseignement supérieur embryonnaire mis en place en Algé- rie dès le XIXesiècle à travers la création de quatre écoles supérieures : l’École supérieure de médecine et de pharmacie créée à Alger dès 1850 et érigée en école de plein exercice en 1893 ; l’École supérieure de Droit, celle des Lettres et celle des Sciences créées en 1879-80.

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(Bettahar, 2002), nous avons montré, à travers la création de cette association scientifique, que la science promue durant la période coloniale n’a pas servi de matrice à la science post-coloniale, qui lui a succédé. Généralement, celle-ci n’avait aucun ancrage dans la science locale et de ce fait, elle est sans filiation avec elle. Au mouvement d’autonomisation des scientifiques européens vis-à-vis du champ scientifique métropolitain amorcé dans les années 1930 et qui s’est achevé dans les années 1950, ne correspond aucune intégration de scientifiques algériens.

La formation de scientifiques algériens ne démarre qu’après l’accession du pays à son indépendance et elle se fera dans d’autres moules, avec d’autres paradigmes et champs disciplinaires.

Dans cet article, nous essaierons d’analyser, à travers le devenir de cette société savante après l’indépendance, les transformations de la communauté scienti- fique algérienne face aux turbulences politiques et aux évolutions sociales de l’Algérie. Malgré une éclipse, elle n’a pas disparu. Elle a au contraire été un outil au service de l’algérianisation de disciplines issues des “sciences naturelles”, de la formation de scientifiques et de l’émergence d’un espace de débat entre les natu- ralistes locaux et étrangers.

Le bulletin d’une société savante est souvent le reflet intime de l’activité de la communauté scientifique qui l’édite. Il est également le révélateur à la fois de la vigueur de l’activité de recherche et du contexte socio-économique dans lequel elle baigne. Au-delà de l’évolution stricto sensude la production scientifique ana- lysée dans d’autres travaux, il est possible ici de souligner un certain nombre de caractéristiques significatives que nous tenterons de développer ci-après.

Dès sa création en 1909, la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordest por- tée par la figure du docteur René Maire (1878-1949), un scientifique métropolitain arrivé à Alger en 1911 dans le cadre de la mobilité interuniversitaire. Se fixant de manière durable à Alger, il partage son temps à la faculté des sciences d’Al- ger entre sa chaire professorale de botanique appliquée et une activité scientifique importante. Il s’emploie à promouvoir la Société – domiciliée au Laboratoire de botanique de l’université d’Alger –, au niveau local, régional mais également au niveau international. Prenant délibérément de plus en plus de recul par rapport au champ scientifique métropolitain, il imprime très rapidement à la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordun style marqué par un intérêt pour les ter- rains de recherche maghrébins et méditerranéens. Il contribue à l’animation de la Société, notamment en approvisionnant les livraisons du Bulletin par des publications, tout en s’insérant dans des lieux de publication internationaux et en satisfaisant ses correspondants internationaux.

Il s’agit cette fois de tenter de comprendre les évolutions marquantes de la période post-coloniale. Le Bulletin (organe de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord) est l’une des rares revues qui ait perduré au-delà de la colo- nisation. En dépit de quelques brèves éclipses, sa profondeur historique permet d’explorer les continuités et de reconnaître les ruptures de “style de science”, c’est- à-dire de l’intérêt porté à des champs disciplinaires plutôt qu’à d’autres, à des stra- tégies de publication, à des centres d’intérêt…

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Après 1962, la rapide reprise de la Société et de son Bulletinpar une nouvelle génération de scientifiques algériens formés dans d’autres lieux et animés par un autre ethos montre les évolutions de contextes de science dans lesquels elle s’ins- crit ; celles des paradigmes employés ainsi que le degré d’autonomisation du champ scientifique en Algérie.

Avant d’entrer dans les développements de notre présentation et l’analyse des questions énoncées précédemment, arrêtons-nous quelques instants sur les contextes qui ont présidé à la construction de la science et du champ scientifique en Algérie après 1962.

De la science au service du développement à la science marginalisée ?

Il n’est pas possible de faire ici une présentation du processus de construction de la politique de la science dans l’Algérie post-indépendance. Pour les besoins de notre article, nous retiendrons la succession de quatre grandes périodes.

La première (1962-1970) est celle de l’indépendance : indépendance poli- tique, d’abord, marquée par la gestion d’un patrimoine scientifique hérité de la France. Le dispositif de science, mis en place par l’ancienne puissance coloniale, reste fortement tributaire du champ scientifique français. Durant cette période, des accords de coopération particuliers issus des « Accords d’Évian » gèrent les relations scientifiques entre les deux pays. Des courants contradictoires se pro- filent à propos du devenir de l’Algérie. Dans ces luttes idéologiques qui s’orga- nisent, le nouvel État algérien apparaît comme l’architecte de la modernisation du pays et l’initiateur de la nouvelle politique scientifique qui se caractérise, après cette période transitoire de gestion de l’héritage français2, par la mise en place d’un dispositif de science.

Pendant la deuxième période (1971-1980), l’État oriente, contrôle et dirige le processus d’institutionnalisation de la science. Aux domaines-phares (comme l’agronomie liée à l’agriculture coloniale et orientée vers la “mise en valeur”) privilégiés par l’ancien État colonial3, le nouvel État indépendant, puisant dans sa légitimité révolutionnaire, opposera un renversement de tendance : il s’engage à promouvoir et à valoriser les sciences dures (telle la chimie, dont il oriente la finalité vers les besoins de l’exploitation pétrolière et gazière, et plus globalement vers la stratégie de développement) qui acquièrent la primauté dans la refonte de la nouvelle politique scientifique. Pour les soutenir, l’État créé un certain

2. Entre 1962 et 1971, cette période transitoire se caractérise par la création d’un organisme de coopé- ration scientifique (l’OCS) entre la France et l’Algérie. La gestion de l’appareil de recherche hérité par l’Al- gérie de la période coloniale est assurée par les deux parties. C’est ainsi que des institutions scientifiques tels l’Institut océanographique, le Centre d’Études nucléaires, le Centre anti-cancéreux créés avant 1962, sont confiées à un organisme transitoire, le CRS.

3. L’École de Maison-Carrée (Alger), créée en 1905, forme des conseillers agricoles dont certains auront à assurer la direction de stations expérimentales.

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nombre d’institutions: le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique (MESRS) en 1971, l’Office national de la recherche scientifique (ONRS) et ses centres de recherches en 1973, l’Université des sciences et des tech- niques (USTHB) en 1974, entièrement vouée à la socialisation des nouvelles élites scientifiques et technologiques.

Cependant le mouvement d’algérianisation du champ scientifique ainsi ins- tauré et la tentative d’autonomisation par rapport à l’ancienne métropole et au politique, s’accompagnent d’une montée en puissance des contraintes bureau- cratiques exercées par le contrôle étatique, contre lesquelles les scientifiques, ayant une identité affirmée, tentent de se constituer en masse critique.

Ces changements institutionnels interviennent dans un contexte socio-poli- tique marqué par l’étatisation de la religion, commencée dès 1963. Relégués à la portion congrue durant la période précédente, l’islam et l’arabisation (impo- sée par le haut) apparaissent en politique au sein des institutions post-indépen- dance. En l’occurrence, dès 1963, l’institutionnalisation d’une religion qui inves- tit la sphère publique permet à l’État de rassurer ses coreligionnaires sur l’idée que l’Algérie reste attachée à cette conscience unitaire de l’islam et qu’elle adhère pleinement à l’umma, cette grande communauté juridico-religieuse formée dans le cadre du dar al-islam(terre d’islam). Dans le même temps, des courants plus nationalistes et laïques traversent la société, les partis politiques et le champ scientifique.

Crise, vulnérabilité et incertitude traversent la troisième période (1980-1990) : les années 1980 marquent un véritable tournant. Des changements profonds sont provoqués par les politiques économiques liées à l’instauration d’une économie de marché (restructurations, libéralisations, ajustement structurel) et les contraintes internationales exercées par les principaux bailleurs de fond (Fonds monétaire international, Banque mondiale). Le consensus et le clientélisme des années 1970 (période faste construite sur les rentes pétrolière et gazière) qui semblaient assurer une relative stabilité politique au pays, sont remis en question. L’équipe dirigeante instrumentalise l’idée d’un retour au fondamentalisme face à l’échec du projet modernisateur imposé et “importé” d’Occident : affaiblie, déligiti- mée, elle sera très vite submergée par la suite des événements.

Au plan de la politique scientifique et technologique, les années 1980 témoi- gnent de grands changements. Une nouvelle orientation est donnée à cette poli- tique. La tenue, en 1982, d’un séminaire national sur les problèmes de recherche liée au développement, aboutit à la dissolution de l’ONRS en 1983 et à la restructuration de la recherche. S’en suit une valse de réformes et de nouvelles créations institutionnelles, notamment celles du Commissariat aux énergies nouvelles (CEN) en 1982 et du Commissariat à la recherche scientifique et technique (CRST) en 1984. Mais cette avalanche de restructurations des insti- tutions, avec ses mesures d’accompagnement (publication ou discussion de textes sur les mécanismes de fonctionnement de la recherche, sur le statut du chercheur, etc.), aurait pu préfigurer un regain d’intérêt pour l’activité scientifique dans le pays, ou bien l’amorce d’un mouvement en profondeur permettant la redyna-

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misation de la pratique scientifique après plusieurs années de stagnation. N’est- elle pas en fait le résultat d’un long processus de luttes dont l’enjeu est le contrôle d’un secteur important, celui de la production du savoir et de la formation des communautés scientifiques ? Quoi qu’il en soit, si les politiques affichent la volonté d’accorder toute son importance à la science, dans les milieux scienti- fiques, en revanche, les activités tournent au ralenti. Parfois, elles sont même inter- rompues, et les rares publications scientifiques ne parviennent plus à trouver des financements.

À compter des années 1990, une nouvelle ère surgit, marquée au plan socio- politique par une exacerbation de la violence, tandis que commencent à s’orga- niser de nouvelles résistances et qu’émergent de nouveaux groupes intermé- diaires qui prennent leur essence dans la société civile (organisations citoyennes, professionnelles…). Le dispositif de science mis en place dans les années 1980 connaît une nouvelle période de restructuration : en 1990, l’État crée le minis- tère délégué à la recherche, technologie et environnement ; en 1993, il met en place le secrétariat d’État à la recherche.

La Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord, entre continuités et ruptures

Entre 1909 et 1962, la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord, suit un parcours original, en liaison avec la spécificité historique de la communauté scientifique qui l’anime. Ses caractéristiques sont celles d’une société savante coloniale qui se professionnalise, se renforce et s’autonomise de la tutelle métro- politaine qui l’a créée. Elle évolue dans la colonie la plus provinciale tout en élar- gissant progressivement son centre d’intérêt au Maghreb et à la région méditer- ranéenne. Les productions scientifiques du Bulletinqu’elle édite, revêtent – au fur et à mesure de la professionnalisation de ses membres –, un caractère plus collectif et sont plus fournies en descriptions et systématisations. En termes scientifiques, dans les années 1930, la revue n’a plus rien à envier aux autres revues de la discipline, qu’elles soient métropolitaines ou internationales.

Qu’est devenue la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordaprès 1962? Com- ment se positionne-t-elle dans le nouveau paysage institutionnel algérianisé ? En quoi nous permet-elle de saisir sur la longue durée les ruptures et les conti- nuités du développement scientifique dans ce pays ? Que révèlent ces transfor- mations ? Autant de questions que nous tenterons d’élucider ici.

L’algérianisation de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord

En comparaison avec la période précédente, la période post-indépendance est beaucoup plus mouvementée. Des turbulences apparaissent, qui peuvent être expli- quées par une première série de facteurs, traduisant une démarcation volontaire

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des scientifiques algériens désireux de s’affranchir de pratiques scientifiques anté- rieures. Faut-il souligner qu’en janvier 1961, à la veille de l’indépendance, aucun Algérien musulman ne figure dans la liste des membres de la Société4?

L’admission en 1962, au sein de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord, de Djilali Bounaga (1931-1980), inaugure celle de la première génération de chercheurs algériens. D. Bounaga, personnalité marquante de la Société entre 1960 et 1980, est né dans une famille de commerçants originaires de Sidi-Bel- Abbès (ville moyenne située à l’ouest de l’Algérie). Après un premier cursus dans l’enseignement général, son père décide de le retirer de l’école et lui fait suivre un enseignement traditionnel : école coranique auprès d’un taleb avant de rejoindre, à l’âge de seize ans, la médersade Tlemcen. Le diplôme des médersa en poche, il gagne Alger où il entreprend des études supérieures interrompues par les grèves des étudiants musulmans de l’université d’Alger, puis part pour Gre- noble où il milite au sein de la cellule des étudiants et où il obtient en 1961, une licence en sciences naturelles. De retour à Alger, il exerce les fonctions de colla- borateur technique, puis d’assistant à la faculté des sciences (laboratoire de bota- nique) de l’université d’Alger en 1962. Il participe à l’organisation de la première session du baccalauréat de l’Algérie indépendante. Il se spécialise en biologie végé- tale et botanique et entreprend des recherches scientifiques sur la morphogénèse et l’organogénèse de plantes en Algérie. Il est le premier Algérien à soutenir une thèse d’État en biologie à l’université d’Alger en 1972. Il est l’auteur ou le co- auteur de nombreuses publications issues des résultats scientifiques individuels ou obtenus en collaboration avec les membres de son équipe, dans le cadre du laboratoire de botanique. Ces travaux sont publiés en grande partie dans le bul- letin de la Société.

En 1963, la Société voit l’adhésion de quatorze scientifiques algériens5. La même année, quatre Algériens participent au nouveau bureau de la société. Outre Bou- naga, Tellaï, assistant à la faculté des sciences deviendra le premier trésorier algé- rien de la société, fonction qu’il occupera jusqu’au moment de sa retraite, au début des années 1990. Ce fils de commerçants mozabites, arrivé à Alger très jeune6, a pu au cours de nos différents entretiens, se révéler comme une véritable mémoire vivante de la Société. Lahlou, Maître-assistant à la faculté des sciences, fut en 1963, le secrétaire-adjoint et Si-Merabet, qui en 1963, était le directeur de l’Institut national supérieur agronomique d’Algérie, devint, la même année, le premier président algérien de la Société.

Bounaga, Tellaï et Lahlou constitueront très vite le noyau dur de la Société et y exerceront rapidement des fonctions au niveau du bureau. L’année suivante,

4. Cf. le Bulletin de la Société d’Histoire naturelle d’Afrique du Nord, 1961, tome 52 : 1-2.

5. Ibid., 1963, tome 54 : 1-2.

6. Pendant longtemps, la survie des oasisdu M’Zab (région située dans le Sahara septentrional) était liée à l’émigration temporaire et individuelle des hommes et au commerce hors du M’Zab. Pour une étude détaillée sur les caractéristiques sociales, culturelles et religieuses des Mozabites, cf. les travaux de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, coll. « Que Sais-je ? », Paris, PUF, 1963.

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en 1964, la liste des membres algériens s’allonge et de nouveaux noms sont enregistrés. Au groupe des quatre mentionnés plus haut et qui inaugurent cette période d’algérianisation, quinze autres Algériens adhèrent à la Société ; parmi eux, six femmes. Parmi les femmes, un nom émerge : celui de Nicole Riveill. Fille de libraires “pieds-noirs” d’Alger dont la première génération était arrivée en Algé- rie en 1920, et restés en Algérie après l’indépendance du pays, N. Riveill rejoint la Société dès l’indépendance, en qualité de collaboratrice technique. Amoureuse de la nature et bénéficiant d’un sens de l’observation prononcé, elle souhaite s’orien- ter vers une spécialisation en embryologie expérimentale, mais sa rencontre avec D. Bounaga la conduit vers le laboratoire de botanique. Elle s’y occupe dans un premier temps du fonds documentaire de la Société tout en poursuivant ses études universitaires, puis post-universitaires. Elle épouse D. Bounaga et joue aux côtés de son époux un rôle moteur dans la vie de la Société. À partir de 1981, peu après le décès tragique7de D. Bounaga, elle occupera seule les fonctions de direction de la Société jusqu’en 19948et prendra la responsabilité du Centre natio- nal de recherches sur les zones arides (CNRZA) basé dans le Sud-Ouest algérien.

Différentes disciplines voisines sont représentées au sein de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordà travers des membres biologistes, géologues, géo- graphes, médecins, pharmaciens mais également des ingénieurs, des cadres de ministères et des étudiants. Certains des membres qui travaillaient en étroite col- laboration avec des scientifiques français, auront après 1962, des responsabili- tés au niveau du conseil de la Société. Parmi eux, Abed, Addabi, Ould-Aïssa, Ous- sedik et Téfiani.

L’algérianisation de la Société dans les années 1960, malgré le départ de quelques scientifiques, n’entame pas la collaboration avec les scientifiques fran- çais. Repliés vers l’ex-Métropole après 1962, ceux-ci ne rompent pas avec la communauté scientifique algérienne. Bien au contraire, ils continuent de par- ticiper aux activités scientifiques de la Société et plus largement du champ aca- démique, aux côtés de leurs collègues algériens. Parmi eux, B. Francis, Hamon (une femme), Feldmann, Nègre, Jacquemin. À partir de 1968, D. Bounaga assume les fonctions de secrétaire général de la Société9.

Mais cette faible représentation numérique des Algériens ne permettra de montée en puissance tangible qu’à partir de 1973, année marquant les princi- pales réformes entreprises dans le secteur de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique ainsi que la formation de nouvelles générations issues de l’indépendance.

En effet, c’est surtout au milieu des années 1970 que démarre véritablement l’algérianisation de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord. La première

7. Un accident de la route, alors qu’il se rendait au CNRZA.

8. Depuis 1994, elle vit dans l’exil en Europe, tout en continuant à suivre les activités de la Société et du Centre de recherches sur les zones arides (CNRZA), basé dans le sud algérien et dont elle avait – aux côtés de D. Bounaga – initié les activités.

9. Fonctions qu’il assumera jusqu’en 1980, date de son décès tragique.

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génération de chercheurs algériens en sciences naturelles apparaît à travers les noms des premiers contributeurs tels que Abed, Benmerabet, Khammar (l’une des premières femmes formées après 1962). La consolidation de cette première géné- ration de chercheurs algériens en sciences naturelles insufle un nouveau dyna- misme à la société et en favorise l’essor. De nouvelles thématiques de recherche

“domestique” axées sur la résolution de problèmes locaux, se dessinent. Les tra- vaux et la publication de leurs résultats sont en nette croissance, s’inscrivant dans la nouvelle conjoncture favorable au développement scientifique. Les pro- ductions scientifiques de la Société, déjà centrées durant la période coloniale sur l’Algérie, sont affirmées avec plus de force à travers le nouveau dispositif de science et les publications proposées au bulletin de la Société. Ayant une fina- lité appliquée, ces activités lui valent un soutien de la part de l’État : des crédits lui sont alloués pour le fonctionnement de la recherche et des subventions sont accordées pour le financement du Bulletin.

En 1973, avec la mise en place d’un nouveau dispositif de recherche, la Société prend une nouvelle dimension. S’appuyant sur l’un des centres mis en place dans le cadre de l’ONRS – le Centre national de recherche sur les zones arides (CNRZA) –, et sous l’impulsion de son directeur10, la Société va traiter des thèmes scientifiques liés au développement du pays et ayant une finalité pratique.

Entre autres, la lutte contre le Bayoud(maladie mortelle, dévastatrice du palmier- dattier), la microbiologie du terfès (truffe des sols sahariens) ou l’écologie endo- crinienne des mammifères des zones arides. Ces travaux, combinant le travail de laboratoire et les études expérimentales sur le terrain (la recherche fondamentale couplée avec la recherche appliquée) vont profiter de la collaboration entre la Société, l’université, le CNRZA et les secteurs utilisateurs. C’est le cas notam- ment de la collaboration entre le CNRZA, l’université d’Oran et le ministère de l’Agriculture pour l’étude de la potentialité biologique et la mise au point d’une technique de génération des sols alfatiers. Les résultats de ces collaborations feront l’objet de nombreuses publications dans le bulletin de la Société.

Cependant, cette période se caractérise par l’apparition de nouveaux lieux de publication. Les centres de recherche rattachés à l’ONRS éditent leurs propres revues, comme la Revue algérienne de médecine, les Annales algériennes de chirurgie, Biocénose. Cette dernière revue participe de nouvelles évolutions thématiques et des tensions paradigmatiques qui divisent, au sein de l’université d’Alger, les tenants d’une science qui s’inscrit dans la tradition du Muséum d’Histoire natu- relle (en Algérie, la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Norden serait-elle l’ultime représentante ?) et un nouveau courant d’universitaires et de scienti- fiques (certains ont fait leurs études supérieures et/ou préparé une thèse de doc- torat en France) qui préfèrent s’inscrire dans les mutations paradigmatiques uni- verselles. À ce titre, l’Histoire naturelle a transformé sa matrice disciplinaire taxonomique et ses modes d’exercice initiaux. Son champ s’est élargi aux nou-

10. Djilali Bounaga, qui prit tout d’abord la direction du département des sciences biologiques (de 1967 à 1970) et celle de la société de 1977 à 1980 ; date à laquelle lui succéda son épouse, Nicole Bounaga.

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velles biologies, notamment depuis les progrès enregistrés par la biologie cellu- laire, la biochimie, la génétique et la recherche scientifique fondamentale que ces nouvelles approches ont suscitée.

Crise et éclipse de la Société (1980-1988)

À partir des années 1980, une nouvelle ère intervient apportant son lot de restructurations, de crises, d’incertitudes. Elle est marquée par l’éclipse, puis la relance de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord.

L’évolution de la Société va subir les effets de cette politique. Cela se traduit par l’accroissement des effectifs d’Algériens au sein de la Société et une orientation nou- velle des échanges en direction des scientifiques des pays arabes et ceux des ex-pays socialistes. Mais ce qui frappe le plus au début de ces années 1980, c’est l’envi- ronnement hostile et précaire dans lequel baigne la Société après la disparition subite de son principal animateur, le professeur D. Bounaga. Les problèmes de fonc- tionnement, de plus en plus pesants, sont aggravés par la brutale dissolution en 1983, de son principal bailleur de fonds, l’ONRS. Les activités de la Société se diluent progressivement (la dernière grande manifestation scientifique est l’organisation du colloque national sur la recherche en biologie, en février 1981).

En l’absence d’une politique scientifique cohérente et devant l’effritement graduel du noyau de chercheurs impliqués ou gravitant autour d’elle, la Société est marquée par l’éclectisme de ses publications et des thèmes scientifiques trai- tés. Cette période d’éparpillement et de démobilisation se solde par l’éclipse de la Société et celle de son Bulletinen 1986 (suspension des abonnements, absence de réunions…). Cette éclipse momentanée n’est pas le fait du hasard ; ce micro- cosme qu’est la Société n’est que le reflet du macrocosme auquel elle appartient.

Elle fonctionne comme le révélateur de tensions et d’enjeux qui traversent la société civile et politique.

L’année 1988 : vers une relance

de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord ?

On le sait, les émeutes d’octobre 1988 ont eu des répercussions majeures sur l’État et la société en Algérie (réformes institutionnelles importantes, adoption d’une nouvelle constitution, instauration du pluralisme politique, libéralisation de la presse, émergence d’un mouvement associatif sans tutelle partisane). Dans ce nouveau climat, la Société introduit une demande d’agrément auprès des instances poli- tiques afin de relancer ses activités. Cet agrément est retardé à cause du maintien de l’intitulé de la Société : Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nord. En effet, les pouvoirs publics considèrent l’Histoire naturelle comme une discipline obso- lète, relevant de débats d’idées surannés, de “fossiles”. En outre, le terme “Afrique du Nord” leur déplaît en raison de sa consonance “coloniale”.

Malgré la confirmation du nom, l’agrément est accordé en 1989 et permet- tra la relance, au moins institutionnelle, de la Société. Mais suite à l’incendie qui

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détruit les manuscrits de la publication de 1988, le redémarrage de la Société n’est pas immédiat ; les activités ne reprennent qu’en 1990. De surcroît, la mise à jour des activités scientifiques est hypothéquée par l’arrêt ou l’irrégularité de la réception de périodiques et revues scientifiques (entre 1980 et 1989, 166 revues ne parviennent plus à la Société, soit 50 % d’entre elles). L’insertion internatio- nale de la Société est gênée par la diversité des disciplines des sujets publiés, à l’heure où la science mondiale se complexifie et devient de plus en plus pointue.

D’autres turbulences sont le résultat des pulsations socio-politiques qui sapent les institutions de la recherche et participent à la fragilisation de la commu- nauté scientifique algérienne émergente : restructurations perpétuelles de l’or- ganisation de la recherche (ONRS, Commissariat, Haut Commissariat, Secré- tariat d’État…), diminution drastique des crédits, ralentissement de la coopération scientifique et technique, concurrence interne sur les financements du fait de l’édi- tion de publications plus spécialisées (géologie, écologie…). Ces changements interviennent dans un environnement politique tumultueux (émeutes, état d’ex- ception) au cours duquel le siège de la Société subit un incendie.

Les années 1990 : officialisation de la Société et relance dans un climat socio-politique chaotique

À partir des années 1990, la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordest enfin reconnue comme association scientifique à part entière, s’inscrivant dans un contexte de pluralisme politique et éditorial. Elle est subventionnée par les pouvoirs publics et reprend ses activités (réunions scientifiques régulières, par- rainage de manifestations, publications). La Société semble renaître de ses cendres après une éclipse. Dans les faits, elle est minée par l’éclatement de sa commu- nauté scientifique et sa dispersion, par la multidisciplinarité des sujets et sa dif- ficulté à maintenir la cohérence de ses activités scientifiques, à la fois liées aux besoins locaux et en rapport avec la science internationale. De plus, les scienti- fiques, fortement découragés par la dégradation constante des conditions de travail se tournent vers d’autres lieux de publications à l’étranger, voire s’expa- trient (Bettahar, 1999).

La Société, rattrapée par les événements tragiques qui traversent le pays à partir de 1992, est affaiblie. Ses principaux animateurs, dont N. Riveill-Bounaga, R. Brac de La Perrière11, sont contraints, eux aussi, de s’exiler, au même titre que les autres membres de la communauté “pieds-noirs” restée en Algérie après 1962.

Au-delà des difficultés conjoncturelles liées aux événements socio-politiques que traverse l’Algérie depuis quelques décennies, force est de constater que l’ac- tivité scientifique des chercheurs de haut niveau demeure marginale et quelque peu disqualifiée. Souvent haut de gamme et relevant de la recherche fonda- mentale, elle n’intéresse pour le moment qu’accessoirement les politiques qui misent davantage sur une science “utile”, voire appliquée et sur des retombées

11 R. A. Brac de La Perrière, biologiste, issu d’une famille installée en Algérie depuis plusieurs générations.

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rapides dont le pays pourrait tirer un profit économique concret à court ou moyen terme.

Cette société, qui n’a pas encore complètement dévoilé tous les secrets de sa

« boîte noire » (Latour, 1989), a toutefois permis de saisir, à travers l’algériani- sation et la professionnalisation de ses membres, le processus de création de la communauté scientifique des naturalistes algériens dans un contexte d’étatisa- tion et de bureaucratisation de la science, amplifié par la question linguistique qui traverse de part en part les débats autour du champ scientifique.

Étatisation et bureaucratisation ou le champ scientifique introuvable ?

En effet, de manière générale, la recherche scientifique exige une aide publique soutenue dont la rentabilité n’est effective que sur le long terme. Le processus de professionnalisation des scientifiques est long. Or, en Algérie, depuis la période inaugurale des années 1970, la constitution d’une masse critique de groupes détenteurs de compétences spécialisées reste confrontée à une organisation for- tement bureaucratisée et centralisée qui érige les règles à suivre et les réformes à mettre en œuvre.

Les scientifiques algériens doivent, pour trouver des crédits de recherche, négocier en permanence avec un environnement peu favorable et une réalité sociale complexe. En effet, globalement, et tout particulièrement depuis le début des années 1990, l’activité scientifique intervient dans un climat social, politique et économique peu propice à la recherche : grèves de juin 1991, état de siège, assas- sinat du président du Haut Comité d’État, terrorisme et couvre-feu dans la capitale algéroise ! Ce contexte a fortement restreint les activités et déplacements scientifiques des chercheurs et a eu des répercussions sur leur production scien- tifique.

Ces contraintes, auxquelles il convient d’ajouter celles liées aux financements et à l’équipement des laboratoires, ont ralenti les efforts des scientifiques. En effet, alors que les frais engagés par la recherche et ses laboratoires ne cessent d’aug- menter (dévalorisation de la monnaie locale, importation de produits, d’équi- pements…), les crédits octroyés par l’État algérien ne cessent de diminuer. Ces contraintes sont telles que les scientifiques tentent d’adopter des stratégies de recomposition socio-professionnelle pour contourner les obstacles, et doivent faire preuve d’ingéniosité pour obtenir d’autres sources de financements (subven- tions, bourses d’études, bourses post-doctorales, accueil en qualité de professeurs visiteurs ou invités dans des institutions scientifiques européennes ou anglo- saxonnes…) et s’insérer dans d’autres lieux de recherche et de publication.

Face aux contraintes multiformes rencontrées par les chercheurs, à un envi- ronnement de plus en plus difficile et à une implication toute relative des res- ponsables universitaires pris dans des difficultés de gestion et d’encadrement, des stratégies de survie sont adoptées par les scientifiques : constitution de

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réseaux scientifiques nationaux et/ou insertion dans des réseaux internationaux déjà constitués12, publication d’articles scientifiques dans les revues des réseaux13, création d’associations scientifiques et professionnelles pour servir leurs intérêts et contourner les dysfonctionnements bureaucratiques. Face au désengagement de l’État et aux modes de financements classiques, plutôt dérisoires, des finan- cements sont sollicités directement auprès d’organismes internationaux (PNUD, Union européenne…), services culturels et scientifiques des représentations diplomatiques…

Ainsi, le paysage scientifique algérien se présente sous la forme de “niches”.

Des groupes professionnels plutôt qu’une communauté scientifique excellent dans certaines de ces niches disciplinaires telles la chimie, le biomédical. Des enquêtes menées dans les milieux universitaires révèlent quelques exceptions d’individus qui acceptent de prendre des risques dans un environnement qui ne favorise pas toujours la recherche scientifique.

De ce point de vue, on peut constater qu’au moment où les naturalistes se trou- vent dans une posture difficile, le groupe des chimistes étudié ailleurs, semble avoir réussi, dans une conjoncture particulièrement difficile pour la recherche en Algérie, à se maintenir au niveau international – comme le confirment les bases de données internationales (Pascal, ISIS), et les études bibliométriques menées récemment qui mesurent la notoriété scientifique acquise par ces niches. L’in- sertion de ces chercheurs dans des partenariats scientifiques se traduit par des co- publications avec des chercheurs étrangers (pour l’essentiel français) dans le cadre d’accords de coopération scientifique ou de réseaux parfois informels.

Par ailleurs, des travaux de plus en plus nombreux montrent que l’arabisation d’une partie des enseignements scientifiques a eu un impact sur la formation des scientifiques et le développement de l’activité de recherche. En effet, la question linguistique en Algérie recouvre une réalité complexe qui dépasse les aspects purement techniques et inclut les dimensions historique, politique, économique, sociale, culturelle, psychologique et internationale (Granguillaume, 1983 ; Taleb Al Ibrahimi, 1995 ; Benrabah, 1999).

À l’université, dès le milieu des années 1960, les premières actions volonta- ristes d’arabisation concernent les sciences sociales. Mais en 1979 ce mouvement politique se radicalise. De façon générale, l’année 1980 marque un tournant dans la relance de l’arabisation à l’université. À la fin des années 1980, l’arabi- sation des sciences sociales étant achevée, les luttes se polarisent autour de la ques- tion linguistique dans l’enseignement des disciplines scientifiques et technolo- giques (Haddab, 1986). Des affrontements opposent arabophones et francophones ou ceux que l’on nomme schématiquement “culturalistes” et “technocrates”. Les enseignants-chercheurs issus des disciplines scientifiques sont en majorité formés

12. Pour l’essentiel en France : muséum d’Histoire naturelle de Paris, société botanique, société zoolo- gique, universités.

13. Au moment de l’éclipse de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordet de son Bulletin, certains naturalistes publièrent dans le Bulletin de la société zoologique de France.

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en français, dans les universités algériennes et/ou dans les universités des pays occi- dentaux. La documentation scientifique et technique en langue arabe est, dans les années 1990, quasi-inexistante14. À la rentrée universitaire 1990-1991, des sections arabisées sont inaugurées en sciences exactes, en technologie et pour le tronc commun de sciences naturelles aux côtés d’enseignements en langue arabe introduits dès les années 197015, tandis que l’encadrement et les supports didac- tiques et la documentation spécialisée sont nettement inférieurs aux besoins. La langue utilisée dans les centres de recherche et la communication scientifique demeure largement la langue française et de plus en plus la langue anglaise.

Malgré les contraintes subies par le champ académique et l’activité scientifique, la pression des groupes soutenant une arabisation forcenée, parvient à faire voter, au début des années 1990, la loi portant “généralisation de l’arabisation”. Même si, dans les faits, cette généralisation est pour le moment irréaliste, il n’en demeure pas moins qu’elle intervient dans une conjoncture marquée par le délitement des pouvoirs en place et la désagrégation des liens sociaux. Les clivages entre défen- seurs de l’arabisation totale et ceux qui préconisent le bilinguisme arabe-français sont exacerbés depuis les années 1980 par l’émergence des mouvements cultu- rels berbères, opposés à une arabisation totale et qui exigent l’affirmation de la langue berbère comme langue officielle enseignée à l’université.

En fait, la politique d’arabisation telle qu’elle a été conduite dans les institu- tions d’enseignement supérieur n’a fait que contribuer à la différenciation dans la formation des élites scientifiques, au renforcement de la hiérarchisation tra- ditionnellement observée entre disciplines scientifiques et sociales, et à celle qui prévaut entre chercheurs ayant une pratique scientifique en français ou en arabe.

L’enjeu, ici, est de taille: il porte à la fois sur le mode de socialisation des groupes professionnels mais également sur leur identité socio-professionnelle et leur rôle social. Aussi, par-delà les difficultés objectives observées dans sa concrétisation, l’arabisation, apparaît comme le lieu de cristallisation d’enjeux sociaux et poli- tiques pour le contrôle de la science et des savoirs scientifiques et plus largement du devenir de la société algérienne.

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Prenant pour fil conducteur une société savante durable, notre objectif était de dégager l’évolution du processus de construction de la science et des trans-

14. L’Office algérien des publications universitaires n’a pu, faute de moyens, combler le déficit en ouvrages et manuels spécialisés en langue arabe : entre janvier 1975 et octobre 1985, 166 ouvrages ont été co-édi- tés ; parmi eux, seulement 46 en langue arabe (essentiellement en sciences sociales). Et durant la même période, seulement 170 ouvrages ont été traduits en langue arabe par l’OPU. En sciences exactes, les ouvrages sont quasi-inexistants dans des disciplines telles que la chimie, la physique.

15. À l’université des sciences et des techniques d’Alger (université qui concentre le potentiel scientifique et technique le plus important du pays), un Diplôme d’enseignement supérieur (DES) de chimie en langue arabe existe depuis plusieurs années parallèlement au DES en langue française.

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formations socio-politiques dans l’Algérie indépendante. Il nous a semblé pos- sible de distinguer trois phases.

Durant la décennie qui suit l’indépendance, tout comme dans la période coloniale, la science a droit de cité, en continuité avec la période précédente. Mais la faiblesse de la communauté scientifique algérienne ne permet son émergence réelle qu’à partir des années 1970, avec la nationalisation du dispositif de recherche.

La deuxième période (1970-1980) est faste. L’économie algérienne, portée par la nationalisation des hydrocarbures (1971) permet un début d’autonomisation de la communauté scientifique. Les intérêts de la Société d’histoire naturelle d’Afrique du Nordrejoignent le projet modernisateur de l’État qui cherche un nouveau souffle et le renouvellement d’une légitimité révolutionnaire usée par les dissensions de la fin de la guerre, les purges, les luttes pour la prise du pou- voir… Les scientifiques algériens font preuve d’un grand dynamisme et de mili- tantisme dans la prise en charge de la toute jeune université et de la formation de nouvelles générations de scientifiques. Au fur et à mesure de leur profes- sionnalisation, ils contribuent aux mutations disciplinaires et paradigmatiques.

Très vite apparaît une volonté de résoudre des problèmes locaux. Dans le même temps, cette réorientation est associée à une plus grande internationalisation: orga- nisation de colloques internationaux, accueil de conférenciers, échange de publi- cations… La communauté, formée en français, ne publie pas en arabe. Mais la science locale reste fortement tributaire du champ scientifique français qui la cau- tionne.

Précisément, l’activité développée par les scientifiques reste basée sur le mili- tantisme d’individualités et demeure donc précaire. Sa survie dépend de bailleurs de fonds et de sources de financements fortement centralisés par une structure de gestion bureaucratisée impropre aux mécanismes de la recherche scientifique et de surcroît aléatoire. Toutes ces contraintes pèsent lourd sur l’autonomie des scientifiques. Mais grâce aux réseaux qu’ils ont su se ménager, ils arrivent tant bien que mal à obtenir des aides d’organisations internationales (pour les natu- ralistes, la Fondation pour le progrès de l’homme ou l’Union européenne) et à faire connaître leurs travaux au niveau international.

Dans la troisième période (1980-1990), les signes de crise apparaissent. L’É- tat-providence transforme sa “protection” en contrôle plus dirigiste : étatisa- tion et bureaucratisation se renforcent tandis que s’opèrent des restructura- tions de la recherche (ONRS, Commissariat, Haut Commissariat, Secrétariat d’État). Bien qu’elle fasse preuve d’un grand dynamisme, la toute nouvelle uni- versité des sciences et des techniques rencontre des obstacles et doit se ména- ger des marges de manœuvre dans les interstices du contrôle étatique et dans un environnement de plus en plus inquiétant, pour continuer à produire. Au milieu des années 1980, des chercheurs, marginalisés et découragés par des dif- ficultés multiples, sont contraints à l’expatriation. Pourtant, si les différentes contraintes de tous ordres évoquées plus haut étaient levées, la Société, grâce à la maturation des théories et des concepts dans le domaine, pourrait accélérer

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la reconnaissance de ses membres dans une discipline aujourd’hui très féconde de la science internationale.

À partir des années 1990, la subordination des scientifiques vis-à-vis des autres champs augmente. Reconnus internationalement, mais ne bénéficiant d’aucune légitimité vis-à-vis de la société et des pouvoirs publics algériens, ils sont de plus en plus nombreux, à se porter candidats à l’exil, dans un contexte de mondiali- sation et d’internationalisation du marché des compétences scientifiques haute- ment qualifiées (Bettahar, 1999). Ceux qui sont restés tentent de survivre dans un environnement qui s’est particulièrement dégradé ces dernières décennies, en établissant des liens avec des “correspondants” extérieurs, en attendant l’émergence des nouvelles générations qui créeront l’Algérie de demain. La question de la redéfinition sociale de la science, de la place et du rôle de ses acteurs est dès lors au cœur du débat de l’Algérie qui reste à construire. Il reste à souhaiter qu’il s’agira de l’un des chantiers qui vont marquer ces prochaines décennies.

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