REVUE MÉDICALE SUISSE
WWW.REVMED.CH 9 novembre 2016
1936
bloc-notes
Exit : nouvelles pratiques, nouvelles questions
orsqu’une personne ni proche de la mort ni gravement malade demande une assis
tance au suicide, évaluer sa capacité de discernement ne suffit pas. Impossible de faire comme si n’existait pas une exigence de prendre en soin, de dépasser l’indifférence ou la passi
vité. Impossible de ne pas considérer la maladie psychique, si elle est présente, mais surtout la souffrance et le désespoir comme des appels d’humain à humain. Il s’agit donc de faire droit au conflit de valeurs, à l’insoluble qu’ouvre la tension entre le devoir d’assistance et celui de respecter l’autodétermination de la personne.
Et l’on ne peut pas non plus faire l’écono
mie de s’intéresser à la demande de suicide ellemême. Elle n’est jamais univoque, d’autant moins lorsqu’elle est transmise à l’entourage.
Le but de celui qui la pose estil vraiment de mourir ? Ou de tester les réactions, d’appeler à l’aide, de susciter des réponses compassion
nelles ? Aucune parole n’a de signification simple, littérale seulement, sauf à considérer que les humains parlent comme des automates. La demande : « je veux que vous m’aidiez à me suicider » exprime donc son sens obvie en même temps qu’une multitude d’autres. Elle peut signifier : « je veux mourir, mais qu’en pensezvous ? Cela vous laissetil indifférent ? » Et lorsque la personne qui demande l’aide au suicide le fait savoir à ses proches, il ne s’agit jamais d’une simple information. Là encore, la question est – ou du moins peut être – aussi :
« m’aimezvous ? Allezvous résister ? ».
S’ajoutant à ce premier niveau d’ambiva
lences, peuvent exister d’autres emboîtements de significations et détours symboliques. Rien, en effet, ne mobilise autant de mécanismes inconscients que le désir de mort. Dans sa deuxième topique, Freud parle de pulsion de mort comme d’une énergie psychique poussant l’individu à la déliaison et à l’autodestruction.
Audelà, il n’est pas de théorie psychologique qui ne s’intéresse pas au jeu étrange du désir de mort. A trop simplifier les conditions posées pour l’assistance au suicide, ce qui est négligé, c’est un immense acquis de la science contem
poraine. On peut le résumer ainsi : la raison n’est pas maîtresse chez elle. Peutêtre estce d’ailleurs cette vexation narcissique qui gêne particulièrement les défenseurs d’une vision stoïcienne du suicide.
Prenez les conditions que pose Exit pour assister quelqu’un au suicide. Elles sont très simples. D’abord « avoir son discernement ».
Ensuite, soit « être atteint d’une maladie incu
rable ou d’une invalidité importante ou avoir des souffrances intolérables ». Soit « être atteint de polypathologies invalidantes liées à l’âge ».
Dans ce mélange de conditions, le critère des polypathologies est si large qu’il autorise le suicide assisté du moment que la capacité de discernement est présente et que « l’âge » joue un rôle. Avec quelle limite ?
Un adolescent qui vit un chagrin amoureux, un cinquantenaire en situation de crise, un sexagénaire fatigué de vivre seul, lorsqu’ils demandent une assistance au suicide, ne sont pas à regarder comme des systèmes psychi ques dont l’unique marqueur est la capacité de dis
cernement, présente ou absente, selon une logique on / off. Aux yeux de la médecine, il s’agit avant tout de personnes vulnérables, à aider et à protéger, y compris contre ellesmêmes. Leur souffrance, leur solitude, leur dénuement ou leur état dépressif ternissent leur regard sur la vie, changent leur échelle de valeurs. Qu’ils soient anosognosiques de tout cela n’enlève rien, nous le savons, à notre devoir d’agir. Or, pourquoi cette attitude devraitelle changer pour un oc
togénaire sportif mais qui a perdu le goût de vivre ? L’âge estil un motif valable et suffisant pour inverser l’approche ? La vie dans la vieil
lesse n’en vaudrait donc pas la peine ? Ce qui nous revient en écho, en tout cas, c’est que l’inutilité que ressentent les personnes âgées pourrait bien n’être que ce que nous projetons sur eux, notre incapacité à leur offrir un destin autre que celui de l’exclusion.
Ce qui demande protection, c’est la vulné
rabilité, l’existence en tant que traversée d’une fondamentale brisure, la mort, mais aussi des multiples failles individuelles, prolongeant celles du monde. Faire société, c’est avancer malgré ces failles, c’est trouver ensemble des raisons de vivre. La vie n’est pas d’abord qualité de vie, ni vraie vie, ni vie heureuse, elle est la vie tout court, audelà de la joie, des difficultés et des pertes. Pour qui vit, la vie est toujours faite de polypathologies, mêlée de déficits, de dégra
dations et de prémices de mort.
Il n’existe pas de thérapie contre les an
goisses fondamentales, ou contre le deuil, ou pour guérir l’amoureux éconduit. Il n’y a que des plaintes à écouter, des abîmes à côtoyer, des pas à faire. Il n’y a donc que cette affirma
tion, si importante : le révoltant et le désespéré peuvent être pris au sérieux sans leur aban
donner le terrain de la réalité.
Autre répercussion collective de l’assistance au suicide, lorsqu’elle ne concerne pas quel qu’un de mourant ou de gravement malade : elle abaisse le niveau d’énergie qui doit être déployée pour mourir. Alors que toutes les approches de pré
vention du suicide montrent que mettre des obstacles au geste luimême diminue le taux de suicide, là, tout est fait pour le rendre simplis
sime. La mort, dans ce qu’elle a de violent mais aussi de réel, s’estompe à la faveur d’une ap
proche douce. Sauter d’un pont, se pendre, se jeter sous un train demande de se confronter à l’irréversible de la mort, bien davantage que de s’adresser à une association souriante, qui a banalisé le suicide. On dira : mais le suicide est beaucoup plus humain lorsqu’il est fait dans les conditions d’Exit. Estce si sûr ? Une mort effacée, douce, estelle forcément « plus hu
maine » ? N’y atil pas là une forme d’illusion, une gentille fable qui a l’avantage de coller à l’esprit du temps et à sa fascination pour la réa
lité escamotée, virtualisée ?
Une partie du succès d’Exit vient de l’angoisse contemporaine de la mort. L’un des meilleurs moyens de faire face à cette angoisse est en effet de se donner les moyens d’affronter la mort. Mais se suicider, estce vraiment l’affronter ? Une chose est sûre : il n’y a pas davantage de courage – ni de dignité d’ailleurs – à se suicider qu’à ne pas se suicider. La récupération rhétorique du courage et de la dignité doit être sans cesse dénoncée.
Deux constats. Les progrès de la médecine entraînent que l’on meurt de plus en plus à la suite d’une décision et de moins en moins de façon naturelle. Dans cette évolution, le suicide assisté a sa place. En même temps, jamais la vulnérabilité n’a été aussi répandue et n’a porté aussi profondément en l’humain qu’aujour d’hui.
Et donc, jamais n’a été aussi grande la nécessité de protéger les personnes. Non par de l’achar
nement thérapeutique, mais par du soin, c’est
àdire ce qui regroupe les multiples réponses relationnelles et concrètes à la vulnérabilité.
Ne pas accéder à une demande de mort, même en présence de discernement, n’a rien à voir avec un devoir de dépassement ou une tentative de thérapie. C’est une résistance aux instincts d’autodestruction. Comment faire de la vie avec du malheur ? Comment ne pas laisser réduire la vie à ce qu’elle n’est pas ? La réponse est décalée : à chercher obstinément du sens là où rien ne semble indiquer qu’il puisse y en avoir, et à nous tenir les uns les autres ce faisant, nous existons comme des humains.
L
Bertrand Kiefer