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Électrification rurale et transaction sociale en pays Bété pp. 111-128.

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Academic year: 2022

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ÉLECTRIFICATION RURALE ET TRANSACTION SOCIALE EN PAYS BÉTÉ

RURAL ELECTRIFICATION AND SOCIAL TRANSACTION IN COUNTRY BÉTÉ

Digbo Gogui Albert1, DEDY Seri F.2, DAYORO Arnaud Kevin3, Laboratoire d’Etude et de Recherche Interdisciplinaires en Sciences

Sociales (LERISS), Institut d’Ethno-Sociologie (I.E.S), Université Félix Houphouët Boigny (Cocody-Abidjan)

RESUME

Nous décrivons, dans cet article, les échanges sociaux autour de l’électricité en milieu rural bété. Il ressort des analyses que la transaction sociale attire l’attention sur le rationnel et l’affirmation de sens, le formalisé et le diffus, le continu et le discontinu. Elle cherche à amalgamer les caractéristiques du marché économique, qui prend la forme du don et de la négociation en vue de mieux appréhender les réalités humaines autour de l’électricité à Gotibo. Ce travail s’appuie sur 40 entretiens réalisés en 2013, avec des abonnés et des rétrocédés : des membres de familles, de communautés villageoises, des jeunes, des personnes âgées pour avoir leur opinion sur la régression de la solidarité en pays bété.

L’analyse de contenu a révélé un triple enjeu des échanges sociaux autour de l’électricité ; la discussion autour du règlement de la facture, la rétrocession ; un gain d’argent et la rétrocession et la solidarité familiale.

Mots-clés : Bété, solidarité, individualisme, électricité, transaction sociale, tradition, modernité.

ABSTRACT

We describe in this article, social interaction around the rural electricity Bete . The analy- sis shows that social transaction draws attention to the rational and the affirmation of sense, formalized and diffuse, continuous and discontinuous. It seeks to blend the characteristics of the market economy, in the form of donation and negotiation in order to better understand the human realities around electricity Gotibo. This work is based on 40 interviews conducted in 2013, with subscribers and lent: family members, village communities, young people, elderly people for their views on the decline of solidarity Bete country. Content analysis revealed three key challenges of social exchanges around electricity, and the discussion of payment of the invoice, the retrocession; saving money and retrocession and family solidarity.

Key words : Bete , solidarity , individualism, electricity, social transaction , tradition, modernity.

1- Doctorant en sociologie, digboa@yahoo.fr

2- Maître de recherches en sociologie, seridedy@yahoo.fr 3- Dr, Maitre Assistant de sociologie, dayorokevin@yahoo.fr

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INTRODUCTION

Cet article a pour objectif de décrire les échanges sociaux autour de l’électricité en milieu rural bété.Au quotidien l’électricité peut être à la fois un catalyseur d’échanges, d’angoisse, de tension, voire de conflits, et un objet intégré, incorporé, routinisé qui n’est apparemment pas le support d’un lien social très fort.

L’hypothèse que nous faisons est que la famille ou la société peut s’analyser comme un système d’échanges formels ou informels, calculé ou implicite. Ce système d’échanges sera analysé soit dans sa dimension stratégique en termes de coûts/avantages, soit dans sa dimension ¨symbolique¨, en termes de don et contre-don. Le quotidien peut donc s’analyser comme un rapport social, mais aussi comme un rapport au temps. Sur le rapport au temps, nous constatons que la gestion de l’énergie au quotidien est une agrégation de séquences de routinisation et de crise, de transactions et d’incorporation.

La temporalité de la vie quotidienne est sous-tendue par une relation de type dialectique entre le routinier et l’événement. Comme l’entend le sens commun, le quotidien se vit d’abord au rythme de la répétition et de la régula- rité. Mais, cette monotonie ne pourrait pas être ressentie si des cassures ne s’y produisaient pas. Ce sont les ruptures d’avec le banal qui lui font ressortir son caractère de banalité. Sans quoi le banal ne serait pas banal, il ne serait pas tout simplement.Ce point de vue dialectique est également opératoire en ce qui concerne la sociologie de la famille.

Pour autant, il ne s’agit pas de réduire l’institution familiale à sa seule dimension d’échange utilitariste. Nous nous sommes donc demandé si au delà de la passion ou du calcul, il n’existait une autre forme d’échanges cachée, inconsciente ou refoulée. Comme Jacques Godbout et Alain Caillé, nous faisons l’hypothèse que si un «système marchand» et utilitariste intervient au moment des crises, cela ne signifie pas que tout le système d’échanges familial ou social fonctionne sur l’utilité. Il ne s’agit donc pas de nier l’existence de calcul ou de stratégie «implicite»

dans la vie quotidienne, mais d’admettre la coexistence d’une pluralité de formes d’échange au sein de la famille ou de la société.

La question qui se pose est de savoir, non seulement quel est l’objet ou quels sont les enjeux des transactions familiales ou sociales autour de la gestion quotidienne de l’énergie que ce soit en termes d’utilité ou en termes de don et de contre-don, mais aussi de comprendre ce qui fonde la légitimité de ces transactions et donc la nature des négociations autour des règles et de leur légitimité.

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Pour mieux percevoir les enjeux des échanges autour de l’électricité en pays bété, nous allons tenter de : 1/ définir la notion de transaction sociale, 2/

présenter les résultats de l’étude à savoir, la discussion autour du règlement d’une facture de courant, la rétrocession du courant électrique, une source d’argent additionnel et la rétrocession et la solidarité familiale.

MÉTHODOLOGIE

Dans l’optique de décrire,dans cet article, les échanges sociaux autour de l’électricité en milieu rural bété par la transaction sociale, la présente étude s’est intéressée à la tribu Gotibo de la Sous préfecture de Dignago, tribu électrifiée depuis 2000. Notre enquête a couvert les cinq villages de ladite tribu (Dribouo, Otéhoa, Gazahio, Beugréhoa et Bagasséhoa).

Selon les ethnologues, les bétés appartiennent à l’entité ethnique la plus nombreuse du groupe Krou. Le peuple bété dessine grossièrement un vaste triangle orienté Nord-Ouest/Sud-Est dont les sommets représentent ses pôles urbains (Daloa-Soubré-Gagnoa). Outre sa valeur strictement visuelle, cette figure géométrique correspond à un partage du pays bété en trois zones socio- linguistiques. Ainsi, nous observons les bétés de Daloa, les bétés de Soubré et ceux de Gagnoa.

Quant aux bétés de Gagnoa, ils se subdivisent en d’autres sous groupes sociolinguistiques dont les bétés de Guibéroua. Ici, on appelle bété de Guibé- roua, le sous groupe ethnique localisé dans les sous-préfectures de Guibéroua et de Dignago.

La sous-préfecture de Guibéroua, située à l’Ouest du département de Gagnoa dont elle fait partie, comptait avant le nouveau découpage administratif, trente huit (38) villages regroupés en cinq tribus (Dri ou Dia, Dakua, Krihiri ou Krihoa, Lossome et Gotibo).

A la faveur du rapprochement de l’administration moderne des administrés, des populations rurales, les tribus Lossoome et Gotibo ont été rattachés à la nouvelle sous-préfecture de Dignago. Cette nouvelle sous-préfecture est limitée au sud par la sous-préfecture de Guiberoua, à l’Est par la sous-préfecture de Saïoua, au Nord par la sous-préfecture de Soubré et à l’Ouest par la Sous- préfecture de Gallebré. La sous-préfecture de Dignago, créée le 07 Avril 2007, a une population globale de 25 000 habitants.

La tribu Gotibo qui est notre zone d’étude est limitée au Nord par la tribu Lessome (Dignago) et Zabouo (sous-préfecture de Saïoua), au Sud par la

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tribu Dakua, à l’Est par la tribu Krihiri ou Krihoa, à l’Ouest par Bitri et Ikoboua (sous-p réfecture de grand Zattry) et par Gbaléhoa et Mayo (sous-préfecture de Soubré). La tribu Gotibo est distante de la sous-préfecture de Dignago de huit kilomètres et couvre une superficie d’environ seize kilomètres carrés (16 Km2) avec une population globale de 14000 habitants (données du dernier recensement de 1998).

Les populations y sont reparties entre le sexe masculin et le sexe fémi- nin (les vieux, les adultes, les jeunes et les enfants). Dans les villages, de la tribu Gotibo, la composition de la population est presque la même. On y trouve les Bété (population autochtone et majoritaire), les Baoulé, les Gouro, les Lobi et les Tagbana (allochtones), les burkinabés et les maliens, les guinéens (allogènes) que ce soit à Dribouo, Otéhoa, Gazahio, Beugre- hoa ou à Bagasséhoa.

Une étude, comme celle que nous avons entreprise, ne pouvait se pas- ser ou ignorer les informations, les opinions de toutes les couches sociales.

Cependant, notre champ social se limite pour l’essentiel à la population vivant dans les villages de la tribu, surtout les «Gotiwa». Pour ces différents villages investis en 2013, deux catégories d’acteurs ont été interrogés : des acteurs

«abonnés ordinaires» répartis sur tous les 05 villages (environ 20 entretiens au total). Des acteurs «rétrocédés» (une vingtaine au total) soit une quarantaine de personnes entretenues. La recherche sur la transaction sociale autour du courant électrique nous a permis de privilégier des personnes âgées, des adultes et des jeunes raccordés officiellement ou non. L’étude s’appuie aussi sur une analyse des documents (notes de terrain et rapport d’enquête, ouvrages et articles) portant sur les thématiques suivantes : rétrocession électrique, soli- darité, individualisme, transactions sociales, lien social, don et contre don. En effet, depuis un peu plus de dix ans, les villages de Gotibo sont électrifiés et cette étude nous a permis de comprendre et d’expliquer les échanges sociaux autour de l’électricité. Compte tenu du caractère qualitatif des approches à propos de cet objet, nous avons décidé d’utiliser les outils qualitatifs qui ont aidé à produire les résultats. Il s’agit entre autre des entretiens individuels, des entretiens de groupes. Ces acteurs sont issus de toutes les couches sociales de la tribu. Dans le cadre de cette analyse, les données issues des recherches sur les transactions ont fait l’objet d’une interprétation.

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RÉSULTATS

1- Le concept de transaction

Si on s’en tient au sens commun, la transaction a pour synonyme, l’arrangement, le compromis ou l’accommodement : elle peut être assimilée à toute forme classique de négociation. Mais la notion de transaction a également une acception juridique. Dans cette perspective, elle se réfère à un mode de règlement des conflits tel que les parties en présence doivent renoncer à cer- taines de leurs prétentions. Comme le dit BLANC Maurice (1992, p23) dans sa typologie des transactions :»autant le sens commun oriente l’attention vers l’interaction des acteurs, vers la capacité à élaborer un produit original, à faire un accord qui rend compatibles des intérêts entre eux et indépendamment de toute intervention, autant le sens juridique attire l’attention sur les conditions dans lesquelles un accord entre parties prend sens et une place dans l’ordre juridique, sur les limites aussi que l’accord juridique fixe à ces possibilités d’accord et d’élaboration de compromis».

En confrontant ces deux points de vue, on peut faire l’hypothèse que le sens commun, qui met plus l’accent sur l’autonomie de l’accord, a tendance à sous-estimer «le poids de la règle» et «les limites structurelles de l’accord».

Dans cette perspective, il faut rappeler avec BLANC Maurice que la question de la transaction est aussi «une question de lien social» : il faut aussi la poser comme Mauss le fait dans l’Essai sur le don quand il cherche dans le droit les traces du lien social contre la logique du marché. Ceci dit, la transaction peut être définie dans une approche sociologisante du droit comme pratique sociale et non comme simple exécution ou application des règles. Dans cette optique, la règle constitue un donné relativement maîtrisé par les partenaires, et à partir duquel, ils peuvent élaborer leur prétention.

Mais, il faut ajouter une autre dimension à cette définition, en intégrant les raisons pour lesquelles des partenaires peuvent se mettre en situation d’accord. Ces raisons peuvent être cherchées du côté des intérêts tant objectifs que subjectifs : mais l’économie des intérêts tend à occulter le fait que l’accord puisse lui-même constituer un élément de la transaction. On peut donc aussi voir la transaction comme une relation qui porte sur un objet (produit transactionnel-le courant électrique), mais qui a aussi pour enjeu la définition des principes en fonction desquels ce produit transactionnel a du sens pour les parties.

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Notre point de vue est qu’il peut exister des échanges qui se réfèrent à des principes de lien social qui débordent l’objet échangé. Ces échanges se distinguent des échanges purement marchands où de telles références ne sont pas mobilisées. Il existe beaucoup de situations sociales où une concurrence entre des principes également légitimes sont en concurrence : l’enjeu de la transaction porte dans ce cas-là autant sur la reconnaissance des principes de l’accord que sur le produit transactionnel.

Ce qui est intéressant ici est que l’objet sur lequel doit porter l’accord est généralement acquis. Les parties n’ont, en effet, pas de mal à s’accorder sur le fait qu’il faille gérer leur consommation d’énergie. Pour toutes les per- sonnes que nous avons rencontrées, gérer la consommation, c’est lutter contre le gaspillage, limiter les pertes d’énergie, apprendre à réguler l’énergie. En somme, c’est limiter les dépenses (éviter les factures élevées). Implicitement, les dépenses d’énergie sont perçues à la fois comme indispensables au fonc- tionnement de la vie quotidienne, mais aussi comme une perte, comme une dépense qui se fait au détriment d’autres plaisirs.

2- Présentation d’un exemple de transaction sociale : La rétrocession du courant électrique

Dans nos sociétés actuelles, la manière de s’éclairer, en particulier dans les zones rurales, s’est modernisée. Le recours à l’éclairage par groupes électrogènes, par exemple, était limité. L’électrification des villages a contribué à une modifica- tion de la pratique de l’éclairage. Les effets sont importants tant au point de vue structurel qu’au point de vue structural. L’utilisation du courant électrique a mené à presqu’une dépossession massive de la capacité d’éclairage traditionnel et a produit de facto un nouveau rapport social inégalitaire de dépendance.

Ce déplacement de légitimité ne signifie nullement l’annihilation d’une forme (l’éclairage “traditionnel”) par une autre (l’éclairage électrique). Les populations sont confrontées à ces deux mondes, connexions qui sont intéressantes à analyser avec les outils de la transaction sociale.

Le pouvoir surtout social de l’électricité est à rattacher à une demande elle- même socialement produite, issue d’un état particulier de l’imaginaire social qui fonde les attentes d’arrière-plan de l’individu et du groupe : la valorisation de la solidarité et de la sociabilité comme bien commun allant de soi et devant être recherchée par tous. Notons que dans la perspective de la transaction sociale, les individus contribuent à cette valorisation, bien qu’elle leur échappe en grande partie.

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L’obscurité chassée par l’éclairage public se retrouve dans les maisons non connectées au courant privé ; d’où la négociation auprès des abonnés pour avoir du courant chez soi. On peut donc avoir au moins plusieurs individus qui ont de l’électricité privée sans être officiellement abonnés. L’électricité apparaît donc pour nous comme un analyseur privilégié des interactions concrètes dans la famille et entre villageois. Les acteurs familiaux et sociaux sont analysés à travers leurs pratiques quant aux choix, aux usages et aux transactions sociales qui se jouent autour de l’énergie électrique et des objets qui lui sont associés.

La famille (kosu) est donc envisagée comme un système de production (de biens et de services) et considérée comme un système d’échanges d’objets et de services qui s’organisent autour de deux pôles ; l’intérêt et le don.

Au niveau le plus fondamental, cette enquête a permis de réfléchir sur la place de l’utilité et de l’intérêt par rapport à celle du don et de la gratuité dans l’exploitation des comportements des villageois notamment les « nouveaux bénéficiaires » de l’électricité privée par rétrocession. Les transactions sociales qui se nouent autour de l’usage du courant privé rétrocédé sont révélatrices de l’état de convivialité et de solidarité.

Même si la démonstration des conditions sociales de l’accord sur les normes n’est pas au centre de notre recherche, nous évoquerons tout de même le fait que non seulement les interactions au sein de la famille se jouent sur les objectifs à atteindre (payer ses factures CIE) et que le pouvoir parental joue avec la règle, mais que cette règle est elle-même un jeu de négociation entre les membres de la famille, mieux, de la maison en terme de répartition de l’énergie électrique et/ou des dépenses par exemple.

Si on peut considérer la stabilisation de l’institution familiale ou sociale comme le résultat d’une transaction sociale, il pourrait être intéressant d’ana- lyser à l’aide de ces mêmes outils la concurrence vis-à-vis de la consommation électrique qu’amènent de nouvelles pratiques plus ou moins institutionnalisées.

A travers ce paradigme,(Remy J., 1992, p. 87) exprime une volonté de saisir de façon totalisante la dynamique sociale, en prenant en compte les dimen- sions apparemment les plus individuelles, mais aussi les plus collectives, parmi lesquelles se trouve la question de l’affect. A certains égards, la transaction sociale prend des allures de fait social total conceptuel (l’auteur ne veut d’ail- leurs pas la réfléchir comme un moment concret de la vie sociale) articulant l’affectif, le social et le culturel afin de comprendre comment les pratiques de la vie quotidienne forment la synthèse vivante de ces dimensions. C’est en ce sens, pourrait-on dire, que la transaction sociale constitue un paradigme.

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La question qui se pose est de savoir, non seulement quel est l’objet ou quels sont les enjeux des transactions ou mieux des rétrocessions familiales autour de la gestion quotidienne de l’énergie électrique – que ce soit en terme d’utilité ou de don et contre don mais aussi de comprendre ce qui fonde la légitimité de ces rétrocessions et donc la nature des négociations autour des règles et de leur légitimité. Notre objectif n’est pas de tout saisir. L’approche descriptive accepte justement qu’il n’est pas possible de tout saisir de la réalité en un seul moment et à partir d’un seul lieu.

Les moments de mobilisation correspondent à des moments de négociations purement stratégiques, à des moments de transactions où sont discutés les principes de l’accord ou à des pratiques liées aux modèles sociaux et culturels incorporés par les acteurs. La transaction sociale se donne comme une notion qui permet de repérer différentes configurations récursives de la «vie ensemble dans le monde» (Thévenot, 2004) où les pratiques et les affects doivent se comprendre à travers la structure des positions et le rapport différentiel à la matérialité qu’elle implique, ces deux éléments étant inextricablement liés à un élément culturel qui ne peut s’y réduire.

Présentons trois cas de transactions sociales autour du courant électrique :

2.1- Discussion autour du règlement d’une facture de courant à Dribouo

Antoine D gère la consommation du courant électrique au compte de sa famille, responsabilité que son ainé lui a confiée. Cette responsabilité lui per- met de veiller en même temps sur le domicile de ce grand frère, résidant en ville pour des raisons professionnelles. Plus tard, Antoine cohabite avec de jeunes enseignants, sur la recommandation de son ainé. Les trois enseignants négocient alors avec Antoine pour une utilisation conjointe du compteur élec- trique et bien sûr le règlement des factures. Des accords verbaux sont conclus (bien ou mal compris par les deux parties). Les frais de la facture d’Avril 2013 s‘élèvent à 12.000 frs. Le règlement s’est fait sans difficultés ; les enseignants ont donné 6.000 frs et Antoine D. a complété la différence. La facture de Juin a suscité de chaudes discussions car très élevée (27.000 frs) et la répartition n’a pas été équitable. Antoine D. a demandé que les trois enseignants payent la somme de 15.000 frs et la différence (12.000 frs) allait être à la charge de sa famille. Il justifie sa position par le fait que les trois enseignants utilisent des ventilateurs et des ordinateurs portables, ce qui a favorisé cette «lourde»

facture. Les enseignant opposent une fin de non recevoir et crient à l’injustice

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et à l’exploitation et surtout au non respect des accords (part égale). Ils jus- tifient le refus de payer les 15.000 frs aussi par le fait que le coût élevé de la facture de courant est provoquée par Antoine qui utilise un congélateur pour vendre de l’eau glacée et des glaces. Bien plus, il rétrocède le courant à des membres de sa famille. L’affaire a été portée devant le chef du village qui a demandé aux enseignants de payer les 15.000 frs. Pour le chef, ils ont déjà assez de privilèges (logements et eau courante gratuits).

2.2- La rétrocession du courant électrique, une source d’argent additionnel

Prégnon J.C est un adulte, bété de Bagasséhoa qui bénéficie de l’électricité par rétrocession. Son fournisseur est un burkinabé nommé Amidou K. Prégnon, comme nombre de personnes dans la tribu Gotibo, ne veut pas être en marge de la modernité. Ses modestes moyens ne lui permettent pas de s’abonner officiellement, le raccordement est très onéreux. Il faut au moins 150.000frs et une patience d’acier pour espérer être raccordé officiellement. Alors, il a opté pour le raccordement non officiel et a donc négocié avec Amidou K. Chez ce dernier, une ampoule coûte 1.500 frs, une prise 2.000 frs. Prégnon a deux prises et trois ampoules. Il paye en deux mois 8500 frs. Il trouve cela un peu cher mais mieux qu’être dans le «noir» avec une certaine gène. Il profite de ce courant qui lui permet de suivre ses émissions préférées et de brancher constamment son portable sans désormais importuner ses voisins. Il a aussi souligné que son fournisseur a sept autres clients qui payent plus cher que lui. La facture de Juin 2013 s’est élevée à 50.000 frs. Il fait un calcul des clients d’Amidou K. et conclut que les factures de ce dernier sont quasiment réglées par eux (les clients). Il ajoute pour finir que c’est ce même compteur qui alimente le kiosque et le magasin du fournisseur.

2.3- La rétrocession et la solidarité familiale

Tapé, un jeune de 35 ans est propriétaire d’un salon de coiffure hommes à Beugréhoa. Avec le revenu de son activité, il s’est abonné à son propre compte.

Par la suite, il a connecté trois de ses parents à son compteur, des personnes âgées (deux oncles et une tante) afin de leur permettre de «finir leurs jours»

dans la lumière. Il ne leur fait pas payer le courant. Son acte a rehaussé l’image de la famille, car à côté de ses deux oncles, les cours voisines sont raccordées.

Ses charges ayant augmenté, il éprouvait quelques difficultés à honorer ses dépenses de facture CIE. Ne pouvant pas demander à ses parents de lui venir

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en aide, car ces derniers sont économiquement handicapés, il a rétrocédé à quatre autres personnes avec qui il supporte les frais des factures. Les oncles de Tapé ayant vu les efforts de ce dernier à les soutenir ont récompensé sa générosité en lui octroyant une portion de terre de trois hectares de brousse qu’il a mis en valeur par la création d’une plantation d’hévéa. Cette plantation entre en production en 2015.

DISCUSSION

1- Transactions sociales : la négociation

Pour repérer certaines composantes de la négociation, il faut utiliser l’ana- logie du jeu de football : une distribution inégale du nombre de joueurs au départ du match, une distribution inégale des atouts et un ensemble de règles qui déterminent les modalités d’échange entre les joueurs. Ces trois éléments permettent le repérage des positions fortes ou faibles des joueurs, de leurs capacités d’initiative et de leurs possibilités tactiques. Cette construction des positions, bien qu’indépendante de la volonté des joueurs, n’exclut cependant pas une part de contingence ainsi que l’existence d’une bonne ou d’une mau- vaise manière de jouer ; il y a ainsi des stratégies payantes et d’autres qui ne le sont pas.

Pour Bernard Fusulier et Nicolas Marquis (2008, p. 12) «La négociation suppose un jeu de pouvoir et de contre-pouvoir autour d’un problème à résoudre. La relation de pouvoir ne peut être totalement asymétrique et relever d’une imposition unilatérale, sinon la négociation n’aurait plus lieu d’être.

L’imposition est certes présente mais jamais totale car le jeu reste ouvert ».

En ce sens, la négociation est une situation semi-structurée où tout n’est pas possible mais où plusieurs réactions sont cependant envisageables. En effet, bien qu’une bonne connaissance du contexte, de la situation et des acteurs en présence permette de déduire la probabilité de survenance de telle ou telle solution, on ne peut ni la prédire avec certitude ni d’ailleurs exclure la possibilité d’une issue inattendue. La négociation comporte dès lors une dimension semi- aléatoire où l’invention est potentielle.

Jeu de pouvoir semi-structuré et semi-aléatoire, la négociation est égale- ment semi-transparente (l’exemple du cas 3.2.1). En effet, les informations sont inégalement réparties entre les partenaires, même si certaines sont et doivent leur être communes. Un des enjeux tactiques est de trouver le bon régime de voilement/dévoilement des informations. Ces zones d’incertitude

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font donc partie de la négociation et constituent des sources de pouvoir. La négociation, du fait d’enjeux explicités, est un espace-temps où prédomine le registre utilitariste et stratégique. Autrement dit, au cœur de la négociation se retrouve la poursuite d’intérêts au travers d’une démarche cognitive qui fait la part belle à la rationalité instrumentale. Dans ce contexte, négociation et transaction sont synonymes, cependant, il faut les distinguer ici. Le champ de la transaction est plus vaste que celui de la négociation. «La négociation et l’imposition sont les deux modalités essentielles de la transaction sociale»

(Remy J. et al., 1978, p. 249).

La négociation est une forme particulière de l’échange social. Pour l’élargir afin de mieux rendre compte de la complexité intrinsèque des pratiques, nous mobilisons une deuxième forme de l’échange social, celle du marché, que nous complèterons par une troisième, celle du don et du contre-don.

2- Transactions sociales : Analogie marchande

Ce qui ne veut nullement dire,ici, que la société est un marché. L’analogie du marché nous permet en fait de dégager une notion abstraite – dans le cas présent, celle de transaction sociale – qui deviendra pour nous un concept-clé de l’interprétation (Remy et al., 1978, p90).

Si le marché présente certaines similarités avec la négociation, dont la présence d’une pluralité d’acteurs rationnels reliés par un enjeu commun mais ayant des intérêts partiellement opposés et partiellement complémentaires, il en diffère notamment par l’idée que l’échange se base sur un processus fai- blement formalisé et indépendant de la qualité des personnes, dans le cadre d’une relation qui se veut libre. Cette analogie présente alors l’avantage de mettre l’accent sur l’articulation diffuse et continue entre l’interdépendance objective des acteurs et leur entrée dans une interaction faiblement cadrée.

La référence à l’échange économique traduit une conception de l’activité et de l’action humaines où le calcul d’intérêt coexiste très bien avec l’affirmation de sens. Il s’agit de deux pôles de l’agir social qui restent en tension dialectique. On ne peut rejeter totalement l’un et prendre totalement l’autre (Remy, 1996, p19).

Deux formes de civilisations s’opposent, dont les traditions et les valeurs sont radicalement différentes : le monde traditionnel (ou primitif) qui regroupe toutes les formes de civilisations non occidentales, et le monde moderne, composé des civilisations occidentales. Dans ce deuxième type de société où l’individu est la valeur suprême, Louis Dumont(1983, p. 223) parle d’individualisme. «Dans

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le monde traditionnel, qui reconnaît comme valeur suprême la société, il parle de holisme. L’idéologie de la hiérarchie et le holisme prédominent le monde traditionnel, tandis que les valeurs égalitaires et l’individualisme caractérisent le monde moderne.».

Alors que le monde traditionnel reposait sur des principes sociaux, moraux et religieux, et qu’il obéissait à une hiérarchie sociale, le monde moderne, en se substituant au premier, se construit progressivement sur de nouveaux principes (monétaires, économiques, égalitaires...). Si, à travers la démocra- tie, l’homme a acquis plus de liberté et d’indépendance, paradoxalement il y a trouvé moins d’équité et moins de justice sociale. L’effet obtenu est donc le contraire de celui recherché.

Pour Dumont, la société moderne se veut rationnelle, en ce qu’elle s’efforce d’instituer un ordre humain autonome fondé sur l’individu. En particulier, elle refoule le «sentiment de la hiérarchie» qui reste l’«impensé» de notre conception de l’ordre social. Ainsi, l’électricité, en proclamant l’égalité formelle des individus (tout le monde a le droit de se raccorder, il suffit d’en avoir les moyens finan- ciers), conduit à nier les exigences plus ou moins nécessaires de la vie sociale.

Elle s’oppose aux tendances générales des sociétés et aboutit à refouler les sentiments normaux de la hiérarchie des idées, des choses et des gens, qui est indispensable à la vie sociale. Or, en niant la réalité des différences de statut social, on se heurte rapidement à la discrimination. Lorsque les hommes sont conçus comme égaux et donc comme identiques, il est difficile de penser la notion d’égalité sans glisser vers celle d’identité. Impensée dans notre société, la hiérarchie est rendue non consciente, mais elle réapparaît, comme tout acte refoulé, sous une forme pathologique.

Ces analyses rejoignent l’interprétation selon laquelle le ¨racisme¨ moderne s’inscrit dans les rapports sociaux, eux-mêmes indissociables des structures du monde capitaliste. Et cependant, paradoxalement, l’individualisme profond sous-tend son idéologie raciste. L’individualisme est perpétuellement et indé- niablement hanté par son contraire : le totalitarisme. Ce dernier est considéré comme une maladie de la société moderne qui résulte justement de la tentative, dans une société où l’individualisme est profondément enraciné et prédominant, de le subordonner à la primauté de la société comme totalité.

L’individualisme est autre que l’individualité. Il est la principale maladie de l’homme moderne qui ne songe qu’à soi ou à ses proches, s’affranchissant de tout devoir de solidarité envers la société et l’humanité. L’individualiste poursuit ses intérêts privés-comment réussir à payer ses factures de courant via ses

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rétrocédés, dissociés du bien public ; la quête des jouissances permises et la passion de son propre bien-être l’absorbent à un point tel qu’elles finissent

“par lui cacher le reste du monde”.

De plus, Tocqueville (1990, p. 97) distingue l’individualisme, une des caractéristiques de la modernité, de l’égoïsme, qui est de l’ordre de la nature humaine : “L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tous. L’indi- vidualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.”

3- Transactions sociales : Analogie du lien social

Aux références faites à la négociation et au marché, s’ajoute celle du don.

Le don se pare des oripeaux de la gratuité, mais dans le même temps, celui qui accepte le cadeau devient en quelque sorte l’obligé de l’autre. Une forme de réciprocité s’instaure sur le moyen- ou le long-terme (contre-don), créant ou entretenant des liens et une solidarité entre les personnes. La réciprocité étant différée, contrairement au troc et à l’échange marchand, elle implique un risque assumé par la confiance et l’obligation morale. Il ressort ici le concept d’«échange social» qui se définit par là un type de relation où l’un des parte- naires s’engage dans l’échange sans en connaître exactement la contrepartie.

L’engagement s’explique alors par l’établissement d’une relation de confiance qui donne quelque assurance sur le comportement bienveillant du partenaire.

Le renforcement du lien social, la confiance et la réciprocité des actions ne signifient guère ni égalité dans l’échange, ni absence de pouvoir.

Pour Boltanski (1990, p. 63), les échanges sociaux s’organisent principa- lement autour de deux pôles l’amour et la justice. Pour lui, en effet, certaines actions relèvent de la justice, en ce sens qu’elles s’appuient sur une règle de réciprocité, d’équivalence, d’équilibre des échanges. Il montre cependant que ce sens de la justice n’est pas sans cesse mobilisé dans les relations : il existe aussi des actions dont on peut dire qu’elles relèvent de l’amour (d’un état d’agape) parce qu’elles se caractérisent par la gratuité, le renoncement au calcul fondé sur un principe d’équivalence. Dans la justification, il fait l’inventaire des principes de légitimation qui peuvent être mobilisés dans les différentes situations d’échange.

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Nous pensons donc qu’on peut travailler sur l’idée allant de la violence à l’«agape» sur lequel se placent différents types d’échanges familiaux et sociaux.

Plus ces échanges sont conflictuels ou violents, plus les acteurs sociaux ont besoin de les rationaliser en faisant intervenir un mode d’équivalence mar- chand ou utilitariste. Ceci est particulièrement évident, par exemple, au moment des séparations où on peut dire que les acteurs «règlent leurs comptes» au sens propre comme au sens figuré. A l’inverse, les échanges les plus incorporés sembleraient plus répondre à une logique de don.

En pays bété, la solidarité est un fait évident, historique, voire légendaire.

En effet, diverses actions de solidarité ont toujours fonctionné ici et là comme institution visant au moins le maintien des conditions de vie des gens et l’assis- tance sociale. Ce milieu rural connaît donc, depuis ses origines, l’importance et la pratique des actions de don qualifié le plus souvent de «solidarité tradi- tionnelle». Qu’il s’agisse de produire, de consommer ou de tout autre activité, l’intérêt est porté vers le socialement handicapé. Pour DEDY Seri et TAPE Gozé, le lien social et la solidarité ne sont pas spontanés, ils relèvent d’un construit éducationnel par les agents familiaux. En effet, pour ces auteurs, «les conduites des agents familiaux indiquent, pour l’essentiel, que dans la mesure où l’enfant donne un sens à la vie de l’homme et de la femme et gonfle la fierté grégaire de son entourage, il importe de lui assurer une excellente éducation ; celle-ci suppose l’acquisition des valeurs socioculturelles fondamentales ; elle correspond à un double projet : non seulement on s’inscrit ainsi à une assu- rance-vieillesse, mais surtout, on contribue à l’enrichissement du patrimoine culturel et au maintien de l’ordre sociopolitique légué par les ancêtres.»(DEDY Seri et TAPE Gozé, 1994, p28)

Questionner le lien social en pays bété, en rapport avec les transactions sociales (don et contre-don) c’est aborder la problématique du changement social, mais sous l’angle de la capacité des sociétés à « s’auto-instituer », au sens où l’entend Cornelius Castoriadis (1996, p196 cité par Akindès F. 2003 p8).

Sur le long terme, la tentation est forte de faire l’hypothèse que les formes de sociabilité assurant leur survie aujourd’hui sont celles-là mêmes qui menacent leur pérennité. D’où la nécessité d’un questionnement sur l’état du lien social en milieu rural bété en particulier et en Afrique en général.

Sans entrer dans les débats auxquels ont donné lieu ce concept, nous empruntons la définition selon laquelle le lien social serait un corpus de conventions sociales et de codes (convenances), des « échanges ritualisés»

qui permettent aux individus socialisés, dans et par une communauté, de vivre

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ensemble. Ces conventions et codes, devenus structures sociales intériorisées, fonctionnent dans les psychismes comme des contraintes sociales, dont la pression n’est plus ressentie individuellement comme telle parce qu’intégrée à l’existence et reconvertie en habitus par le truchement de différents canaux de socialisation formelle. Selon Farrugia (1997, p. 30, cité par Akindès, 2003, p8),

«le lien social est constitué d’une agrégation de valeurs distinctes, intégrées ou dissociées, centripètes et centrifuges. Ces valeurs associées ou dissociées qui composent le lien social sont de cinq sortes : affectives, éthiques, religieuses, politiques et économiques».

Les valeurs constitutives du lien social sont celles qui, dans la conscience et l’imaginaire collectifs, ont du sens pour les membres d’une société donnée quant à la cogestion de ce qu’ils estiment être un bien commun à préserver dans l’intérêt général de la société concernée. Comme le fait remarquer Akindès, (2003, p. 8), «il convient de comprendre le lien social comme ce qui maintient, entretient une solidarité entre les membres d’une même communauté, comme ce qui permet la vie en commun, comme ce qui lutte en permanence contre les forces de dissolution toujours à l’œuvre dans une communauté humaine».

Les valeurs qui fondent le lien social relèvent donc de l’imaginaire social qui n’existe ni «à l’état pur» ni à «l’état libre» dans une société. Elles sont enfouies dans le psychisme des individus et définissent leur degré d’adhésion au corps social, organisent et commandent les pulsions intérieures de chaque membre dans la définition de son rapport à la société. Il est à la fois un donné transfiguré en habitus par l’éducation et l’histoire, retraduit en actes et lisible à travers des manifestations sociales. La rétrocession du courant électrique est une illustration parfaite du don er contre-don. La construction par le chercheur de cette réalité idéelle agissant en interface entre l’individu et la société dans un contexte donné, relève d’une interrogation sociologique de ces manifestations sociales. Notre réflexion sur le lien social chez les Gotiwa (les bété de la tribu Gotibo) s’inscrit dans cette perspective.

Mais elle prend également appui sur le modèle d’analyse durkheimien de la solidarité sociale, selon lequel, avec la division croissante du travail, la solidarité mécanique plus fusionnelle va en s’affaiblissant, relayée par une solidarité de plus en plus organique, de nature fonctionnelle, et impliquant des choix indi- viduels et collectifs. Ces deux types d’intégration sociale qui correspondent, au plan heuristique, à deux formes de société, reposent sur deux catégories de lien social. «Dans la première catégorie, les liens sociaux sont assignés et homogènes, tandis que dans la seconde, ils laissent la place au choix et à

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l’hétérogénéité. La prise en compte des composantes hétérogènes, dans cette dernière, fait des services publics les principaux gestionnaires des nouvelles identités en recomposition permanente» (Oriol, 1979, p. 23 cité par Francis Akindes, 2003, p. 9).

Le Nous procède de la perspective existentialiste, c’est-à-dire qu’il désigne le groupe humain caractérisé par des relations intersubjectives, substantielles et vivantes, par une disponibilité individuelle spontanée inscrite dans des cadres collectifs et communautaires. Dans le processus de représentation de soi et de l’autre, les sociétés bété produisent des systèmes de pensée et de pra- tiques, des valeurs et des normes régissant les comportements individuels et collectifs aux fins de fédérer les différentes composantes sociales. L’ensemble représente les liens sociaux d’inclusion, à l’avant-garde desquels se retrouvent les liens biologiques.

L’histoire des peuplements des bété de Gotibo révèle des déterminismes multiples et multiformes du lien social. Les modes d’établissement de ce lien varient selon les types de sociabilité développés dans le temps et dans l’espace. La tradition orale suggère des types de sociabilité portés par des enjeux aussi bien économiques, sociaux que militaires et religieux. Ainsi furent enregistrées des cohabitations pacifiques, mais aussi des guerres de conquête, d’assujettissement ou d’endoctrinement. Dans l’ensemble, qu’elles soient de nature belliqueuse, conflictuelle ou pacifique, les relations interpersonnelles et intercommunautaires sont guidées, soit par un souci d’accroissement démographique, soit par une quête d’extension territoriale. À travers ceux-ci, les populations percevaient des opportunités d’accroissement de leurs capacités et des potentialités dont elles disposent (les micro histoires de la tribu Gotibo). En dépit de l›importance de chacun des liens résultant des sociabilités ci-dessus indiquées, et des processus conduisant à leur établissement dans les systèmes d›organisation des villages, les filiations biologiques et historiques y demeurent les déterminants majeurs des liens sociaux. L›observation que nous avons faite au sujet des liens socio-historiques, les présentant comme déterminants fondamentaux de la «citoyenneté» en pays bété, est donc, perçue sous cet angle, extensible aux relations sociales africaines en général.

Les filiations biologiques et socio-historiques constituent les déterminants majeurs concourant à la mise en place des liens de solidarité intersubjective et à l›intégration sociale. En effet, la filiation et la descendance impliquent des liens plus fortement intégrés que nulle autre forme de sociabilité. L›individu est, durant toute sa vie, inscrit dans un rapport dialectique mécanique et systématisé de participation et d›assistance avec sa famille, son lignage et sa communauté.

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Si c›est pour lui un devoir spontané de participer aux activités collectives au sein de ces segments sociaux auxquels il appartient, ceux-ci ont pour devoir de lui céder ou de lui léguer, en retour, une portion de leurs patrimoines dont il a le droit de jouir, pleinement, selon les normes sociales. C’est, parfois dans ce contexte que se font les transactions autour de l’électricité dans les villages bété.

A côté des liens sociaux fondés sur la parenté biologique se développent d›autres formes de sociabilité non moins importantes dans la définition des rapports sociaux. Celles-ci instaurent des types particuliers de liens valables et fonctionnels uniquement au sein de, et pour, certaines entités sociales. Les liens en question se développent dans des espaces définis d›identité de rôles, de statut, de position sociale ou d›appartenance religieuse : composantes stratifiées du corps social. Ce sont, dans l›ensemble, des cadres d›émergence de nouvelles formes de parenté non pas biologiques, mais structurées et scellées par des transactions et conventions sociales telles que l›alliance, la confraternité, l›amitié, les parentés et relations à plaisanteries, les franchises inter-villageoises, la convivialité, le bon voisinage...Ce type de liens favorisent également la solidarité.

CONCLUSION

Cet article a pour objectif de décrire les échanges autour de l’électricité en milieu rural bété. Si la transaction sociale se manifeste dans les situations d’interaction, elle invite à ne pas négliger le poids des cadres qui structurent ces dernières, le cadre permettant d’expliciter les contraintes et les opportunités.

En d’autres termes, cette proposition signifie que tous les facteurs explicatifs de l’échange que saisit la transaction sociale (incluant la négociation) ne sont pas purement contingents et nécessitent de faire apparaître les propriétés structurelles et structurales qui pèsent sur les situations d’interaction.

Ces “propriétés” peuvent à leur tour faire l’objet d’une analyse spécifique qui permet de s’interroger sur la contingence ou la possible généralisation, ne fut-ce qu’à titre hypothétique, des processus et contenus transactionnels observés dans les situations concrètes.

Cette montée en généralité nécessite cependant de pouvoir forger des caté- gories intermédiaires qui relient conceptuellement les situations spatialement et temporellement disjonctives. Elle déplace également le modèle d’analyse, qui porte alors moins sur la situation de l’échange que sur celle des mondes sociaux constitués, des contextes, qui imprègnent cette situation via des configurations d’interdépendance et des structures de significations.

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A ce titre, la notion de transaction sociale est porteuse d’un schéma de représentation de la dynamique sociale et ouvre une matrice de questionne- ments à géométrie variable. Sa puissance formelle tient aussi au fait qu’elle véhicule une vision complexe d’un acteur toujours situé, des forces qui le font agir (sociales, culturelles, psycho-affectives) et de l’inextricable mélange des compétences dont il fait preuve (capable de calcul, de revendications éthiques, d’affirmation identitaire, de routines, d’amour…).

Mais c’est surtout parce qu’elle invite le chercheur à adopter une posture particulière que la transaction sociale reste des plus pertinente. En ce sens, la transaction sociale est aussi un outil qui permet d’investiguer l’imaginaire d’une société, notamment la société bété.

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