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Nuits et jours

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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lueurs et pénombres

1440 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 29 juin 2011

Cela fait maintenant dix-huit jours qu’il est hospitalisé et il ne dort plus depuis cinq nuits. Cela fait cinq jours qu’il fait de la fièvre malgré les antibiotiques qu’il reçoit.

Cinq jours également que sa radiothérapie est terminée. Curieusement, malgré tout ça, il ne ressent finalement que peu de fatigue même s’il ne parvient plus à s’échapper.

Nuit et jour, il pense désormais à sa mala- die qui progresse et à cette infection qui ne veut pas guérir. Il pense à ce qui marque aujourd’hui si profondément son corps et son psychisme. Il pense à tout ce qui le tra- verse durant ces longues journées pendant lesquelles il croise les regards qui viennent à la rencontre du sien : les regards des pro- fessionnels de la santé qui scru-

tent quotidiennement son état pour mieux adapter les traite- ments, les regards des malades qui partagent sa chambre et les

regards des pro ches qui lui rendent visite.

Il se remémore la complexité de ce qu’il ressent : la peur de perdre l’attention de ceux qui l’entourent, la peur de trop se dévoiler, le temps qui se contracte et qui s’étire, les moments de désespoir qui succèdent aux moments d’espoir, les instants de détresse qui succèdent aux revers. Il revoit aussi ses gestes, ses moues et ses moindres sourires de ces derniers jours. Il se refait ce film en entier pour en goûter à nouveau les saveurs et pour y découvrir les nuances.

Il est deux heures du matin. La veilleuse vient de faire son tour pour contrôler la tension artérielle et régler les perfusions.

Allongé, il s’accroche pour tenter de faire quelque chose de ses pensées qui dévalent dans la nuit. Il est sûr que ses cogitations sont importantes. Grâce à elles et aux mots qu’il parvient ainsi à rappeler, il apprécie de se constituer une réserve d’impressions et d’images qui n’hésiteraient pas à s’en- voler s’il ne tentait pas de les saisir au vol, s’il ne cherchait pas à se les présenter. Il les inscrit d’ailleurs parfois avec empressement dans son agenda en postulant l’œil d’un autre. Il n’a jamais pensé que ses écrits se- ront peut-être lus un jour par d’autres. Non.

En s’efforçant de les organiser de manière sensible pour lui et pour ses proches, il a surtout l’ambition de ne rien laisser s’éva- nouir. Il souhaite transformer la matière avant qu’elle ne parte en fumée. Il aimerait parvenir à transcrire ce qui tourbillonne dans son intérieur, le capter et le faire sortir

avant qu’il ne soit trop tard.

Il n’a pas fini de revivre tout ceci que l’aube apparaît déjà à la fenêtre. Il n’a plus la force de se lever sur son lit. De là où il est, il peut cependant contempler les crêtes du Jura qui, au loin, sont recouvertes d’une rosée grise. A l’issue de ses nuits sans som- meil, lorsque le ciel est dégagé, il a déjà pu réaliser que l’aube a quatre temps. Le ciel est d’abord terne, puis blanc nacre avec des reflets vert-noir sur la façade ad- jacente. Par la suite, des rougeurs s’allu- ment. Les montagnes s’éclairent à l’ouest dans une aurore aux doigts de rose et de jaune. Finalement, de larges rayons appa- raissent qui rendent la brume légèrement

fluorescente. Les bâtiments du complexe hospitalier apparaissent alors distinc te ment pendant que naît, calme et immuable, le panorama sur les toits environnants.

Ces derniers mois, il s’est souvent dit qu’il y a deux mondes qui naissent au lever du soleil. D’un côté, il y a un monde sans couleur, le non-créé, le jour qui fait monter les ombres menaçantes de ceux qui sentent que leur vie ne tient qu’à un fil et que tout pourrait rapidement basculer. De l’autre, il y a un monde éclatant, impavide, le monde qui ouvre vers tous les possibles et qui donne l’excitation de la vie. Lui, il se sent désormais dominé par le monde sans cou- leur. Jamais de tels sentiments ne l’avaient saisi avec tant de force que ce matin. Cette violence l’habite à tel point qu’il lui semble désormais ne plus rien avoir à désirer d’au- tre que le terme de son existence.

Dans la pénombre, il regarde ses mains sur le drap. Il constate qu’il cache souvent son pouce sous ses autres doigts. Drôle de signe. Il se souvient qu’on lui avait dit que seuls les petits enfants, les amoureux et les imbéciles les tiennent ainsi. Il ressent sou- dainement un vertige en songeant qu’il man que peut-être de volonté pour lutter contre la mort. Il se redresse péniblement sur son lit. Il allume sa lampe de chevet et se saisit du dessin qu’il a reçu de son petit- fils. Il tient entre ses deux mains le feuillet de papier quadrillé, sillonné sur le bas par une écriture d’enfant claire et sage. Il re- garde longuement le dessin sans bien com-

prendre. D’ailleurs, il n’y a peut-être rien à comprendre sur ce dessin composé de pâ- turages et de montagnes.

Le visage penché sur le côté, le regard brillant, il regrette de n’avoir pas su tripler ses remerciements au garçon lorsque ce der- nier lui avait remis son cadeau l’avant-veille.

C’est pour lui très surprenant de réaliser com bien ce dessin représente un point de passage entre son monde actuel et celui auquel il aspire tant : un monde où la vie fré- mit. Il pense que c’est pour cette raison qu’il a été tellement touché de le recevoir. Et puis- qu’il sait aussi que ce dessin pourrait être celui de n’importe quel écolier – qu’il pour- rait même s’agir du sien quand il avait dix ans – il est maintenant convaincu que ce des- sin est la preuve qu’il a été aimé comme n’im- porte qui et qu’il a également aimé la vie au- tant qu’il a pu. Il est convaincu qu’il a su, lui aussi, parler avec son âme et avec ses yeux.

Alors, sans pouvoir rien opposer à ce qui l’aspire désormais, il laisse choir la feuille de papier sur le sol à côté de son lit. Il serre à nouveau ses pouces entre ses doigts. Com- me s’il voulait encore conjurer un dernier sort, il ferme aussi les yeux en retenant sa respiration et il s’endort enfin de ce som- meil lourd et profond qu’il retenait depuis cinq nuits. Libéré, il n’a pas l’impression de sombrer dans la détresse car ses proches lui ont permis de comprendre qu’il était important pour eux et qu’il vivra encore dans leurs mémoires.

Quelques heures plus tard, bien après que la veilleuse ait trouvé son corps inanimé, un aide-soignant ramassera ce dessin et le replacera sous les mains jointes du défunt.

Nous, nous avons été touchés par cette scène dont la troublante beauté nous a émus.

Nous pensons également que les rêveries que nous retranscrivons ici nourrissent notre vie morale d’une manière essentielle. Nous pensons que nos rêveries nous aident à garder les yeux ouverts et à assumer le présent. Nous pensons qu’elles participent à ce que nos mains et nos esprits accom- plissent chaque jour des actions que nous espérons respectueuses et raisonnables.

Drs Christophe Luthy et Angela Pugliesi Service de médecine interne de réhabilitation et Service d’oncologie HUG, 1211 Genève 14 christophe.luthy@hcuge.ch angela.pugliesi@hcuge.ch

Nuits et jours

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… Nous pensons que nos rêveries nous aident à garder les yeux ouverts et à assumer le présent …

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