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Perceptions et attentes dans les études d'art rupestre

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-00695316

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00695316

Submitted on 7 May 2012

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Jean-Loïc Le Quellec

To cite this version:

(2)

Un remarquable article d’Amir Raz, Jin Fan et Michael Posner a montré combien la sugges-tion pouvait affecter la cognisugges-tion en modifiant l’activité de certaines zones cérébrales (A. Raz

et al. 2005). Ces auteurs utilisent le fameux

test de Ridley Stroop, dans lequel on mesure les différences dans le temps de reconnaissance nécessaire aux sujets pour prononcer le nom de la couleur d’une séquence de lettres qui nom-ment cette couleur ou une autre, et ils montrent que ce temps est plus long quand le mot désigne une autre teinte que celle des lettres qui le com-posent. Par exemple, si c’est le mot « rouge » qui est écrit avec avec des lettres rouges, la couleur de ces dernières est reconnue plus vite que si c’est le mot « vert » qui est ainsi écrit. Comme cet effet n’existe pas chez les analphabètes, il en résulte qu’un processus apparemment aussi simple que la reconnaissance d’une couleur fondamentale est influencé par la lecture du mot qui désigne cette couleur ou en suggère une autre.

Cet « effet de Stroop » est connu et utilisé en pyschologie depuis plus de soixante-dix ans (R.J. Stroop 1935), mais l’idée originale d’Amir Raz et de ses collaborateurs est d’avoir utilisé la suggestion post-hypnotique pour faire croire aux personnes testées que certains des mots qu’on allait leur présenter seraient incompré-hensibles. La suggestion de l’expérimentateur était la suivante : « chaque fois que vous enten-drez ma voix dans le haut-parleur, vous verrez que ce sont des signes sans signification qui apparaissent sur l’écran, et ils vous sembleront appartenir à une langue inconnue ». Cette seule suggestion a considérablement réduit l’effet de Stroop. Ainsi, lorsque, par exemple, des anglo-phones sachant parfaitement lire mais ayant

reçu cette injonction post-hypnotique voyaient le mot « red » écrit en vert tout en entendant la voix de l’expérimentateur, ils reconnaissaient la couleur de ce mot plus vite que ne le faisaient ceux qui n’avaient reçu aucune suggestion.

En d’autre termes : il est amplement prouvé que ce que l’on perçoit dépend en grande partie de ce que l’on s’attend à voir.

Jean-Loïc Le Quellec

(*)

« Croit-on ce que l’on voit, ou voit-on ce que l’on croit ? »

(Joseph Jastrow)

« Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la

réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du

réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il

semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la

recon-naissance d’un droit imprescriptible, celui du réel, à être perçu,

mais figure plutôt une sorte de tolérance conditionnelle et

provisoire, tolérance que chacun peut suspendre à son gré sitôt

que les circonstances l’exigent. Un peu comme les douanes, qui

peuvent décider du jour au lendemain que la bouteille d’alcool ou

les dix paquets de cigarettes, tolérés jusqu’alors, ne passeront

plus. Si les voyageurs abusent de la complaisance des

doua-nes, celles-ci font montre de fermeté, et annulent tout droit

de passage. De même, le réel n’est admis que sous certaines

conditions et seulement jusqu’à un certain point. S’il abuse et

se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de

perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle

indésirable. Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à

être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. »

(Clément Rosset, Le réel et son double)

« Ce n’est qu’avec l’attention la plus grande, & 

après l’examen le plus scrupuleux, qu’on est 

en droit, dans les recherches physiques, de 

compter sur ce qu’on croit avoir vu. »

(Histoire de l’Académie Royale des Scien-ces pour l’année  1767  (1770) : 43).

(*) — Directeur de Recherches au CNRS (TRACES UMR 5608) —e-mail : rupestres@club.fr

Perceptions and expectations in rock art studies.

Cognitive studies have shown how much the visual

perception is influenced by what one is expecting to see. Seven examples taken from rock art studies show that this process is often. Methodological conclusions are drawn from them.

(3)

Afin de montrer à quel point nous pouvons être ainsi trompés, je ne résiste pas au plaisir de montrer ici une magnifique illusion d’opti-que basée sur les travaux d’Edward H. Adelson (2000). Si l’on demande à un observateur de comparer les teintes des cases A et B (Fig. 1), la réponse est très généralement qu’elles sont différentes, et que celle marquée A est la plus foncée. Et pourtant, il s’agit exactement de la même teinte, ainsi qu’on peut aisément le véri-fier en découpant l’image pour rapprocher les carrés concernés (ou en utilisant un logiciel de traitement d’image permettant de mesurer l’in-tensité des teintes, par exemple Photoshop). L’il-lusion a trois causes : d’une part le carré B étant entouré de cases foncées, il paraît comparative-ment plus clair, alors que le carré A paraît plus foncé parce qu’il est entouré de carrés clairs (E.H. Adelson 1993) ; d’autre part l’ombre pro-jetée par le cylindre est trompeuse car notre système visuel tend à négliger les ombres pour mieux identifier les teintes ; enfin, le fait qu’un damier soit concerné fait croire à des différen-ces d’« atmosphères » — selon une autre illusion bien connue (Fig. 2). Au terme de sa démons-tration, Adelson se veut rassurant, et rappelle

que tout cela prouve davantage l’efficacité de notre vision que ses défauts, puisque le but de notre système visuel n’est pas d’effec-tuer des mesures précises d’inten-sité lumineuse, mais de ramener les informations extérieures à des constituants chargés de sens (E.H. Adelson 2001).

Ceci confirme à nouveau que notre façon de voir les choses dépend bien de ce que nous nous attendons à voir, et montre en plus qu’elle dépend de ce qui pour nous fait sens. Ainsi que l’exprime Pierre Buser en prolongement

des travaux conduits par Jerome Bruner avec Cecile Goodman (1947) puis avec Leo Post-man (J. Bruner & L. PostPost-man 1949) , travaux validés par Anthony Greenwald (1992), la per-ception est « une activité largement gérée par les attentes et les motivations du sujet perce-vant » (P. Buser 2005 : 26).

Cela ne peut qu’intéresser ceux des cher-cheurs en art rupestre qui s’interrogent sur les raisons pour lesquelles des images ont été lues de façon erronée pendant des années, pourquoi d’autres sont encore aujourd’hui comprises de manière si surprenante, pourquoi certaines autres reçoivent des interprétations contradic-toires selon les auteurs, et pourquoi enfin il est des observateurs qui voient des tambours de chamanes à la place de cercles. Il est vrai que cela ne saurait surprendre ceux qui savent qu’un canard peut très bien être un lapin, à moins ce ce ne soit le contraire (Fig. 3) — grâces en soient rendues au talmudiste-dessinateur d’illu-sions Joseph Jastrow !

J’ai déjà cité dans un précédent numéro des Cahiers de l’AARS l’exemple d’un relevé de Karin Hissink, surinterprété par le Général Huard en fonction de ses propres théories, alors que l’image originale n’avait aucun rapport avec elles (J.-L. Le Quellec 2005). Je vais mainte-nant présenter sept autres cas, en commençant par l’une des plus célèbres images de l’art des grottes paléolithiques, et en continuant avec des exemples sahariens.

1 – Le sorcier des Trois-Frères Selon Henri Begouën et Henri Breuil (1958), cette célèbre gravure représenterait un « homme-bison jouant de l’arc musical » (Fig. 4), mais l’abbé Breuil avait d’abord pensé à une flûte (Breuil 1952 : 176-177). Près de trente ans plus tard, Denis Vialou fut le premier à remar-quer que la queue de cet anthropomorphe, qui est celle d’un bison, n’est pas dans une position naturelle, qu’elle est au contraire « remarquable-ment inanimée et sans rapport avec la posture verticale, humaine, du personnage », et que son attache semble postiche (D. Vialou 1986 : 144 et fig. 98). Ceci a permis, encore dix ans après,

Fig. 1. L’illusion

d’Edward H. Adelson : quel différence de teinte y a-t-il entre le carré A et le carré B ? Réponse : stric-tement aucune ! (d’apr. Edward H. Adelson 2001; cf. http://web.mit.edu/ persci/people/adel-son/index.html).

Fig. 2. Illusion dite

« de l’atmosphère et des X ». Les zones indiquées par les flèches sont absolument iden-tiques, et pourtant celle du haut paraît brumeuse, alors que celle du bas semble nette (d’après E.H. Adelson 2000).

Fig. 3. L’illusion du « canard-lapin » de Joseph Jastrow :

ce dessin apparaît tantôt comme un lapin regardant à droite, et tantôt comme un canard tourné vers la gauche

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une nouvelle lecture de cette image, d’après laquelle cette position de la queue impose-rait de lire ce personnage en le faisant pivoter à 90° vers la gauche, ce qui fait repren-dre à sa queue une posi-tion conforme aux lois de la pesanteur (Fig. 5). Cette manipulation permet aussi de découvrir une figure très proche des gravures du xixe siècle représentant des Amé-rindiens Lakota guisés pour approcher des Bisons jusqu’à s’en trouver à portée d’arc. Si cette lecture était correcte, l’objet tenu par le person-nage serait alors un arc court (F. Demouche, L. Slimak & D. Deflandre 1996). L’inter-prétation est argumentée de façon logique, mais il est évident qu’accepter cette lecture, c’est admettre éga-lement la validité des hypo-thèses qui mettent une partie

de l’art paléolithique en relation directe avec la chasse.

Or il se trouve que ce même « sorcier » a fait l’objet d’autres lectures, dont trois sont particuliè-rement significatives. La première mérite d’être citée in extenso : « Dans la grotte dite des “ Trois Frères ”, une figure gravée et peinte de l’époque néolithique [sic] situe la première manifestation d’un homme, indiscutablement en action de danse, dont l’abbé Breuil, qui l’a découverte, a relevé les particularités suivantes : La position de cet homme prouve qu’il exécute un mouvement de giration sur lui-même, réalisé par un piéti-nement de plain-pied, or, la constitution anato-mique des hommes de cette époque étant, selon les spécialistes, analogue à la nôtre, les effets psychosomatiques de ce tournoiement sont ceux que chacun peut expérimenter : la perte du sens de la localisation dans l’espace, le vertige, une sorte de dépossession de soi-même, une extase au sens étymologique du mot. Il faut remarquer, comme une analogie éloquente, que partout dans le monde et à toute époque, y compris la nôtre, les danses sacrées par lesquelles les exé-cutants veulent se mettre dans un état “ second ” où ils se croient en communion directe avec un esprit, se font par tournoiement. Les chamans, les lamas, les derviches tourneurs, les exorcistes musulmans, les sorciers africains, tournent sur eux-mêmes dans leurs exercices religieux qui les mènent à un état de transe provoquée par la danse, comme “ tournoie ” le danseur des Trois Frères » (G. Mayer 1997).

La seconde interpréta-tion est la suivante : « Le premier déguisement de carnaval serait celui d’un sorcier peint sur la grotte des trois frères à Mon-tesquiou, dans l’Ariège. C’est un homme revêtu d’une peau d’animal qui exécute une danse mys-tico-religieuse. Il entre en communication avec les esprits pour faire cesser l’hiver, faire revenir les beaux jours qui permet-tront à l’agriculteur, à l’éle-veur de nourrir sa famille et son bétail » (Ph. Jérôme 2005).

Une dernière lecture est celle-ci, qui associe cet être à d’autres « créa-tures composites » dans une même interprétation : « Il pourrait s’agir d’ima-ges de chamanes partiel-lement transformés en animaux, au cours de leurs hallucinations du Stade 3 […] Ce pourrait être aussi la représen-tation d’un Dieu des Animaux. Beaucoup de sociétés chamaniques croient en un Dieu des Animaux qui contrôle la faune […] » (J. Clottes & D. Lewis-Williams 1996 : 94).

Si l’on veut bien pardonner à leurs auteurs les erreurs d’attribution chronologique des deux premiers textes, ce qui nous importe ici est que le fait marquant de cette image soit la danse pour le premier auteur, le rituel carna-valesque pour la seconde, et le chamanisme pour les derniers. Ces trois façons de voir un seul et même personnage correspondent en réalité à autant d’hypothèses, pas forcé-ment contradictoires du reste, mais les deux premières sont chacune présentées comme si aucune autre possibilité de lecture n’exis-tait, alors que nous en sommes déjà à quatre visions différentes.

Fig. 4. Le « sorcier

des Trois-Frères », interprété par Henri Begouën et Henri Breuil comme un «homme-bison jouant de l’arc musical. » (d’après H. Breuil 1952) Fit. 5. Le même, tourné à 90° de manière à ce que sa queue paraisse tomber naturel-lement. L’image

peut alors être interprétée comme celle d’un chasseur armé d’un arc court et se déplaçant à quatre pattes sous une dépouille

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Or l’auteur du premier texte est Gilbert Mayer, qui fut premier danseur et Professeur à l’Opéra de Paris où il a fait toute sa carrière (de 1961 à 1973) et qui est depuis 1994 chargé de mission et conseiller technique auprès de l’As-sociation Française d’Action Artistique (Minis-tère des Affaires Étrangères) pour le rayonne-ment de la danse classique dans le monde.

Le second texte est extrait d’un entretien avec Annie Sidro, historienne niçoise et pré-sidente de l’association « Carnaval sans fron-tière » et qui a publié plusieurs ouvrages sur le carnaval (1979, 2000).

Le troisième est signé des plus récents pro-moteurs de la vieille interprétation chamani-que de l’art rupestre, à savoir Jean Clottes et David Lewis-Williams, qu’il n’est nul besoin de présenter aux amateurs.

La comparaison des trois lectures indi-que indi-que les auteurs de ces trois textes avaient manifestement des attentes dissemblables, et que c’est en fonction de celles-ci qu’ils ont lu la même image de trois façons différentes.

2 – Les arcs concentri-ques d’I-n-Habeter

Au Messak, en Libye, un « signe » formé de « deux arcs concentriques » a été signalé par Jean Leclant et Paul Huard (1986 : 345) à I-n-Habeter « sous un grand éléphant chargeant, avec lequel il paraît être en rapport ». L’illustra-tion accompagnant cette identificaL’illustra-tion (Fig. 6), due à la plume de Léone Allard-Huard, montre effectivement un double arceau qui tangente un autre signe arrondi (ibid., fig. 128, n° 14) et que les auteurs classent parmi les « signes » datant

« du niveau le plus ancien des Chasseurs du Nil et du Sahara Central » (Ibid. : 349). La source primaire de cette information est heureusement donnée, comme toujours dans cet ouvrage qui, à l’époque de sa parution, représentait un sommet d’érudition sur les arts rupestres de l’ensemble du Sahara. Il s’agit du grand livre de Leo Fro-benius intitulé Ekade Ektab, et si l’on retourne à cette source (L. Frobenius 1937, pl. ix en bas), il apparaît immédiatement que ce prétendu « signe » n’est en fait que la tête relevée, et la corne recourbée en arrière, d’un boviné dont le corps est détruit (Fig. 7 et 8).

Or tout l’ouvrage de Paul Huard et Jean Leclant cherche à prouver l’existence d’une « Culture des Chasseurs » qui se serait étendue « du Nil à l’Atlantique », et qui serait recon-naissable en particulier grâce aux « signes » rupestres qu’elle aurait laissés sur l’ensemble de cette aire gigantesque. De plus, une autre thèse importante de ce livre est que le Messak aurait été l’un des « foyers » essentiels de cette « Culture des Chasseurs ».

Les auteurs s’attendaient donc à trouver dans la région d’I-n-Habeter (pratiquement la seule connue d’eux pour le Messak, à cette époque) des « signes » accompagnant les gra-vures qu’ils jugeaient « archaïques », c’est-à-dire, en particulier, celles, de style bubalin, qui représentent la grande faune sauvage. Ils ont cherché partout ces signes, avec une détermi-nation telle que leur attente leur a fait percevoir une série d’arceaux là où une tête de boviné se reconnaît pourtant aisément… à condition de n’y pas chercher autre chose.

Fig. 6. Le

« Signe en double arceau » d’I-n-Habeter au Messak

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3 – Pour un théranthrope de trop… En 1994, Anne-Michelle et Axel Van Albada ont dirigé, à propos des « pasteurs-chasseurs du Messak libyen », un dossier dans lequel ils ont fait connaître de nombreux docu-ments nouveaux. Parmi ceux-ci se trouvait un étonnant théranthrope de l’oued Alammās (Fig. 9) accompagné d’une légende précisant que cet être « tire la langue et est courbé sous l’effort demandé par le portage d’une dépouille d’aurochs » (A.-M. & A. Van Albada 1994 : 68). Connaissant ce site, je m’étais ouvert à Axel de mon étonnemment face à ce relevé car, sur place, je n’avais rien vu de semblable. Certes, cette gravure est difficile à lire, et l’en-droit qui, sur le relevé en cause, correspond à la tête du théranthrope, est très souvent à l’ombre

(Fig. 10). Mais une photo rapprochée permet de contourner la difficulté, et montre que ne se laisse voir là, en réalité, aucune tête de ce genre (Fig. 11). L’année suivante, dans un article de la revue Anthropologie, Axel corrigea son relevé (Fig. 12), en ne voyant plus, dans cette gravure, qu’une « dépouille d’aurochs avec tête en vue frontale réaliste » (A.-M. & M. Van Albada 1995, pl. 5 en bas à gauche).

Or la première publication était survenue à un moment où, chaque année, les découvertes se multipliaient au Messak, accomplies par une poignée d’amateurs qui consacraient à l’exploration du massif une grande partie de leurs loisirs et de leurs deniers personnels. Il en résulta une sorte d’émulation, accrue du fait que les gravures énigmatiques se multi-pliaient, et que seules des découvertes nou-velles pouvaient faire comprendre, de temps à autre, tel ou tel détail obscur apparu sur une trouvaille précédente. C’était particulièrement le cas pour les fameux « hommes-lycaons », dont il apparut rapidement qu’ils se comp-taient par dizaines, et dont chaque nouvel exemplaire était attendu avec impatience par les chercheurs en quête de détails susceptibles d’éclairer ces étonnantes figures.

Il me semble donc qu’à cette époque au moins, tous les explorateurs du Messak appelaient de leurs vœux la découverte d’images éclairantes, et qu’ils atten-daient en particulier de nou-veaux théranthropes. Le thé-ranthrope imaginé par A.-M. et A. Van Albada venait donc à point nommé, mais il était en trop.

Fig. 9. Dessin d’un théranthrope « tirant la langue » et « courbé sous l’effort demandé par le portage d’une dépouille d’aurochs », tel que publié par Anne-Michèle et Axel Van Albada (1994 : 68). Fig. 10. 10. Photo-graphie de la dalle où se trouve la gravure correspon-dant au relevé de la figure précédente (photo JLLQ). Fig. 11. Autre photo de la même gravure, avec un éclairage différent, et montrant le détail de l’emplacement de la supposée tête du théranthrope vu par Axel van Albada sur cette dalle (photo JLLQ).

Fig. 12. Dessin

corrigé de la même gravure, publié par A.-M. et A. Van Albada en 1995. Le théranthrope (qui était entière-ment imaginaire) a disparu, mais il manque les traits parallèles visibles à l’emplacement de sa tête

suppo-sée, sur la photo de la Fig. 12. (d’apr. Van Albada

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4 – « L’animal marin » de Tamadjert Après que le site de Tamadjert (Tassili-n-Azjer) ait été signalé par le lieutenant Lanney, Maurice Reygasse en a commencé l’étude en 1932, et le lieutenant Brenans en a relevé les peintures en 1935. Henri Lhote, rendant compte du travail de ses prédécesseurs, a écrit en 1952 qu’il s’agit « de chars de style au galop volant, de Chevaux, de figurations humaines de style bitriangulaires, de pois-sons » (H. Lhote 1954 : 157). Les « poispois-sons » auxquels il fait ici allusion correspondent à une « scène de pêche » souvent citée. Ainsi Henri-Jean Hugot en a republié en 1999 un ancien relevé dû à H. Thiriet, dans un livre préfacé par Théodore Monod. Ce dernier, pourtant ichthyologue de profession, faut-il le rappeler, ne semble pas avoir prêté une par-ticulière attention à cet extraordinaire docu-ment (Fig. 13) (d’apr. H. Hugot & M. Brugg-mann 1999 : 65).

En 1986, cette image a été considérée par Jean Spruytte comme « une scène de harpon-nage qui concerne indubitablement la zone lit-torale » (J. Spruytte 1986 : 50), selon une inter-prétation accompagnée d’un « relevé manuel » effectué sur place par les soins de l’auteur en 1948 (Fig. 14). Pour lui, cette image représen-terait donc le « harponnage d’un animal marin, avec embarcation » (J. Spruytte 1996, fig. 3 et pl. viii), et il en résulterait, logiquement, que « les personnages “ à tête en bâtonnet ”

dis-posaient d’embarcations » (J. Spruytte 1993 : 11). Cette affirmation fut ensuite reprise par Malika Hachid, qui donna son propre relevé de cette figure (Fig. 15), en la commentant ainsi : « Il existe une image, unique en son genre, et qui témoigne du fait que les Libyens sahariens puis les Garamantes n’ignoraient rien des mondes qui les entouraient, notam-ment les rives de la Méditerranée. Il s’agit d’une peinture exceptionnelle de Tamadjert figurant dans un ovale un personnage à tête en bâtonnet, peut-être assis dans une embar-cation, en train d’harponner… un animal marin ! » (M. Hachid 2000 : 197 et fig. 284). Et l’auteure de conclure : « Il est incontesta-ble que les populations du Sahara central se déplaçaient vers le nord ; mieux encore, nos Sahariens semblaient apprécier la pêche ».

Pourtant, une voix moins enthousiaste s’était fait entendre dès 1983 : celle d’Alfred Muzzo-lini, qui avait en vain tenté de modérer ces ardeurs interprétatives. « Nous signalerons seu-lement — écrivait-il en commentant les clichés pris à Tamadjert par Jürgen Kunz — que nous n’avons retrouvé, sur les photos, ni l’embarcation ni le dauphin énigmatique parfois décrits sur le plafond de la grotte. Il ne s’agit, bien confirmé par le contexte, que d’un banal “ enclos ” de la période du cheval, vaguement rectangulaire à angles arrondis… où des taches signalent, à l’in-térieur, des restes de personnages, très détério-rés, non “ lisibles ”. Les “ relevés ” se prêtent trop

Fig. 13. Relevé effectué par H. Thiriet au début du xxe siècle d’une peinture de Tamadjert (Tassili-n-Azjer) considérée comme montrant une scène de pêche. On y voit nettement un homme dans un canoë court à proue redres-sée, s’apprêtant à harponner un animal marin à grosse tête. Fig. 14. « Relevé manuel » de la même image, réalisé en 1948 par Jean Spruytte après «l’avoir contemplée pendant plus d’un an à Tamajert » (d’après J. Spruytte 1986 : 53, fig. 26).

Fig. 15. Dessin de

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aux visions personnelles » (A. Muzzolini 1983 : 19). Ces remarques de bon sens n’eurent pas eu l’heur de plaire à Jean Spruytte qui crut bon de réagir de façon assez hautaine : « Connaissant cette représentation pour l’avoir contemplée pendant plus d’un an à Tamajert — répondit-il à Alfred Muzzolini — nous laisserons à l’auteur la responsabilité d’une opinion aussi péremp-toire qu’inexacte » (J. Spruytte 1986 : 50, n. 28). Le même Jean Spruytte ajoutait que la pein-ture en question était « très bien conservée », et qu’elle « mériterait d’être étudiée d’une manière plus scientifique » (sous-entendu : que celle de Muzzolini). Dix ans plus tard, sûr de son fait, il répéta mot pour mot sa lecture de cette image comme « scène de harponnage qui concerne indubitablement la zone littorale » (J. Spruytte 1996 : 118).

Or on doit à la sagacité d’Yves Gauthier (2001) une autre lecture et à Christine Gau-thier un nouveau relevé (Fig. 16) de l’excellente photographie de Jürgen Kunz utilisée par Jean Spruytte : celle-ci représente — sans aucun doute possible — un « personnage dans l’en-clos » comme il y en a tant au Sahara central, et comme il en existe du reste aussi dans le même abri de Tamadjert (J. Spruytte 1996, pl. ix).

Comment une peinture aussi banale a-t-elle pu être « vue » sous la forme extraordinaire d’un homme harponnant un « animal marin » — y compris par un observateur qui affirme l’avoir examinée sur place « pendant plus d’un an » ? Dans son livre, Jean Spruytte soutient que les personnages à « tête en bâtonnet » se trouvaient en relation avec des Phéniciens qui les auraient employés au dressage de leurs chevaux. Il s’attendait donc à trouver quelque preuve de ce que cette population saharienne connaissait bien la côte méditerranéenne, et cette attente a « mis en forme » sa perception de la peinture. Laquelle fut ensuite utilisée par d’autres auteurs qui souhaitaient « prouver » l’existence de relations entre les habitants du Sahara central et ceux de la côte, à haute épo-que. Alors quoi de plus plus persuasif, à ce propos, qu’une scène de pêche au marsouin ? Malheureusement, elle aussi était imaginaire.

5 – Deux « bateaux » du désert Une gravure énigmatique située sur la paroi ouest de la grotte d’el-Obeyd, près de l’oasis de Farafra en Égypte, et composée d’une ligne courbe de laquelle semblent « tomber » de nombreux traits obliques, a été interprétée par Barbara Barich comme la représentation d’une barque dont la ligne courbe figurerait la coque supposée, la série de traits obliques formant les rames, un peu dans le style des bateaux égyptiens de Nagada II (B. Barich 2001). Cette hypothèse a laissé un peu dubitatifs d’autres visiteurs (J.-L. Le Quellec & P. et P. de Flers 2005 : 49) en particulier Alec Campbell (2005), qui propose une autre interprétation. Ce dernier note à juste titre que les gravures égyptiennes de bateau sont généralement plus soignées, avec des rames toutes de même longueur et rigou-reusement parallèles entre elles, ce qui n’est pas du tout le cas à el-Obeyd. De plus, ces embar-cations sont très généralement dotées d’une superstructure et transportent des animaux ou des personnages, ce qui n’apparaît pas non plus à el-Obeyd. Pour Alec Campbell donc, il ne peut s’agir d’un bateau ; la ligne courbe lui rappelle le ciel, et les lignes obliques seraient la pluie. Il est alors intéressant de comparer les relevés de ces deux auteurs : dans celui que publie Barbara Barich (Fig. 17), l’image a été redressée pour la rendre horizontale et la faire mieux ressembler à un bateau, tandis que, si le relevé d’Alec Campbell (Fig. 18) conserve bien l’obliquité originale de l’ensemble, il y ajoute de très fines lignes verticales parallèles supposées représenter la pluie, et qui sont d’une tout autre facture que les « rames » de Barbara Barich. Il ne manque pas non plus d’y porter nombre des stries fines effectivement visibles sur la paroi, et qui donnent un caractère quelque peu « ora-geux » à l’ensemble.

Comment deux lectures aussi différentes d’une même gravure sont-elles possibles ? Sans doute parce qu’il s’agit d’une image fort simple, laissant la porte ouverte à bien des interpréta-tions en fonction des attentes personnelles des herméneutes. Barbara Barich s’intéresse aux relations entre Chasseurs-pasteurs sahariens

Fig. 17. Relevé,

par Barbara Barich (2001) de la « bar-que » gravée à el-Obeyd en Égypte.

Fig. 18. Relevé de

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et Nilotiques, et pour elle, une barque tombe donc à point nommé pour constituer ce qu’elle appelle « un témoignage ponctuel de contacts entre les derniers habitants du Sahara et les sociétés prédynastiques de la vallée du Nil » (B. Barich 2001). Alec Campbell, quand à lui, compte au nombre des auteurs qui tendent à transposer au Sahara les schémas interpréta-tifs imaginés par David Lewis-Williams pour l’art rupestre d’Afrique du Sud, et il suppose que les trois espèces animales présentes à el-Obeyd — girafe, antilope, chèvre — auraient pu « comme l’éland de l’art rupestre d’Afrique australe, avoir le pouvoir de faciliter le fait de provoquer la pluie » (A. Campbell 2005 : 142). Dans cette optique, l’image du ciel ou d’un nuage déversant une averse est bien sûr on ne peut plus bienvenue.

Mais il y a mieux. Dans le cours de son argumenta-tion, et pour montrer que la prétendue embarcation de Barbara Barich n’en était pas une, Alec Campbell a souhaité produire l’image d’un vrai bateau, très différent de la gravure de el-Obeyd. Plutôt que de montrer l’un de ceux, très nombreux, qui sont bien connus des égypto-logues, il a préféré présenter une gravure inédite (Fig. 19), en provenance du Jebel el-‘Uweynât (A. Campbell 2005, fig. 10). C’est là une

sur-prise de taille, puisque ce massif est bien plus éloigné du Nil que ne l’est la région d’el-Obeyd, et que le lecteur s’attend encore moins à y trou-ver des embarcations comparables à celles du fleuve. Pourtant, l’auteur y insiste : « bien que plus loin encore du Nil que Farafra, le bateau d’el-‘Uweynât ressemble toujours à une embar-cation nilotique » (A. Campbell 2005 : 141).

Or le moins que l’on puisse dire, c’est que ce bateau-là détone quelque peu dans la série des embarcations égyptiennes que l’on connaît : il semble avoir deux longues rames de gouverne et tout une série de petites rames qui, curieuse-ment, ne montent pas jusqu’à la ligne de bord, mais semblent sortir du fond du navire. Quatre traits verticaux rassemblés deux par deux le font ressembler à un quatre-mâts, ce qui est assez incongru, et surtout, il est doté d’un très long beaupré tout à fait invraisemblable ici ! Si c’est bien là l’image d’un bateau, elle est donc dou-blement stupéfiante — non seulement de par sa situation géographique et chronologique, mais encore de par son type, tout à fait unique en son genre. Un document aussi extraordinaire aurait bien mérité la publication d’une photographie, et non d’un tracé d’après photo… car les exem-ples précédents ne nous encouragent guère à faire confiance a priori à de tels relevés, ni aux lectures présentées comme évidentes.

Sachant que ledit bateau est gravé sur une surface horizontale, et qu’il est donc impossible de donner à cette gravure une orientation préfé-rentielle, contrairement à celles qui furent réa-lisées sur des parois verticales, il est tout à fait possible de « tourner autour » pour l’examiner.

Même sans se trouver sur le site lui-même, l’observateur peut se livrer à cet exercice vir-tuellement, tout simplement en tournant la revue dans laquelle ce document fut publié. Une

rota-Fig. 19. Le prétendu

« bateau » du Jebel el-’Uweynât dessiné par Alec Campbell (2005) pour asseoir son argumentation sans s’inquiéter de la nature double-ment surprenante de cette embarcation : par son prodigieux éloignement de l’aire du Nil, et par son type unique.

Fig. 20. Le relevé

d’Alec Campbell, retourné à 180° (ce qui est légi-time, la gravure originale se

trou-vant sur une sur-face horizontale). Fig. 21. Photogra-phie de la gravure correspondant au relevé précédent : on peut y voir un quadrupède à longue queue, à crinière fournie, et et à la tête penchée vers le sol (cliché de Wally Lama,

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tion à 180° fait alors apparaître… un magni-fique quadrupède dans lequel le « beaupré » devient une longue queue, les quatre « mâts » se changent en autant de pattes, les « rames de gouverne » font d’honorables cornes, et les peti-tes « rames » parallèles figurent une abondante crinière (Fig. 20, 21) !

Un tel quadrupède, gravé sur une dalle hori-zontale du massif d’el-‘Uweynât, ne surprendra personne, et jusqu’à plus ample informé, c’est donc la lecture que nous en ferons.

6 - L’hymne pastoral d’Iheren En 2004, Augustin F. Holl a consacré tout un livre au décor de l’abri dit « du Dr. Khen » à Iheren (Tassili-n-Azjer). C’est un livre-manifeste, qui se présente comme une leçon de méthode et qui entend présenter une « nou-velle approche de l’art rupestre saharien », ainsi que l’indique le titre du chapitre intro-ductif. Le principal problème est que cette intention, évidemment louable, s’accorde fort mal de la démarche de l’auteur, qui a choisi d’étudier cet abri sans le visiter lui-même. Au lieu de cela, il s’appuie sur une copie de copie, à savoir un dessin à la plume effectué d’après le relevé réalisé par Pierre Colombel sous la direction d’Henri Lhote, et publié dans le cata-logue de l’exposition de Cologne (R. Küper 1978). Or ce dessin n’est pas exempt d’erreurs, qui remettent fondamentalement en cause la lecture d’Augustin Holl. Pour m’en tenir à un seul exemple, il est ainsi amusant de constater que cet auteur décrit l’un des bergers d’Iheren (Fig. 22) en ces termes : « Il semble jouer d’un instrument de musique. Il est difficile de spé-cifier la nature de cet instrument. Il pourrait s’agir d’une flûte, bien qu’il soit plus probable qu’il s’agisse d’une viole dont l’archet serait tenu de la main droite » (A.F. Holl, 1978: 47). Et Augustin Holl de conclure que cette partie de la scène « représente un berger jouant un “hymne pastoral” à des moutons intéressés » (A.F. Holl, 1978: 49). Or l’examen attentif de la paroi, sur place, ne montre rien de cela. Le tracé rouge du relevé de Pierre Colombel (Fig. 23), et interprété comme une flûte ou une viole par Augustin Holl, n’est qu’une tache

naturelle de la paroi : il n’y a pas la moindre trace de peinture à cet endroit. Et l’objet que le berger tient dans sa main droite ne ressem-ble pas le moins du monde à l’archet d’un ins-trument à corde (Fig. 24).

Si les deux moutons de cette petite scène paraîssent effectivement « intéressés » par l’ob-jet tenu par le berger ce n’est pas qu’ils soient particulièrement mélomanes, c’est tout simple-ment que leur maître leur tend une friandise — probablement un pain de sel.

Dans sa volonté de lire l’ensemble de la scène comme un « hymne pastoral », c’est-à-dire un récit de la vie et de l’initiation d’un jeune berger — intention qui sous-tend tout son livre — Augustin Holl a donc fait jouer à ce personnage une partition imaginaire, avec des instruments inexistants.

Fig. 22. Berger

jouant de la viole à ses moutons, selon la lecture faite par Augustin Holl des peintures de l’abri du Dr. Khen à Iheren (Tassili-n-Azjer) (d’apr. A.F. Holl, 2004, fig. 4.2) Fig. 23. Détail du relevé de Pierre Colombel ayant servi à réaliser le dessin de la fig.21 (d’apr. R. Küper 1978 : 431). Fig. 24. Détail de la paroi, photo-graphié sur place,

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7 - Un éléphant élusif

Comme on pourrait m’accuser d’avoir consa-crer tout un article à critiquer des publications de collègues, je vais le clore en me critiquant moi-même. Dans un livre consacré aux images rupestres du Désert libyque, j’ai interprété une photo d’András Zboray (Fig. 25) comme un élé-phant schématique peint en blanc (J.-L. Le Quel-lec & P. et P. de Flers, 2005, fig. 848). Certes l’animal est quelque peu schématique, mais cela n’a rien de surprenant dans le contexte régional (Fig. 26). Au cours d’une discussion sur cette image, András Zboray m’a dit n’avoir jamais réussi à y voir « mon » éléphant, car lui n’y recon-naît que le mélange de deux quadrupèdes : l’un, tourné à droite, forme le corps et les pattes de « mon » éléphant, et l’autre serait tourné à gau-che mais on ne verrait plus que son arrière-train, qui en formerait la tête et la trompe (Fig. 27). J’avoue n’être pas très convaincu de l’existence de ce second quadrupède, à cause de plusieurs anomalies, notamment l’absence de queue et le fait que les pattes postérieures seraient réu-nies en un seul tracé, ce qui ne répond pas aux canons régionaux. Il me paraît donc difficile d’accepter cette lecture, mais j’admets que la mienne soit tout aussi discutable. En particulier, ce qui m’avait semblé être l’extrémité recourbée de la trompe semble dû à défaut du rocher.

L’éléphant fut longtemps considérée comme absent du bestiaire rupestre du Désert libyque, et ce n’est qu’en 1996 que j’ai découvert au Dje-bel aº-ªubā‘ la première gravure le représentant avec certitude. La deuxième représentation était encore une gravure, qui se trouve dans la Grotte des Bêtes découverte en 2002 (J.-L. Le Quellec & P. et P. de Flers, 2005, fig. 756). Dans le débat opposant les tenants des chronologies dites « longues » et ceux qui (comme moi) tiennent pour une chronologie « courte », ces découver-tes n’étaient pas sans importance. Non plus que la question du rapport entre peintures et gra-vures. C’est pourquoi je fus certainement trop prompt à vouloir identifier la première peinture d’éléphant de cette région.

Conclusion

Le but des pages qui précèdent est d’autant moins de vouloir pointer du doigt les erreurs d’autres chercheurs que ceux-ci, en retour, pourraient sans doute trouver dans mes pro-pres travaux d’autres erreurs comparables. S’agissant d’images sur lesquelles il est si facile de projeter nos propres théories, quelles qu’elles soient, ce travers semble pratiquement inévitable.

Plusieurs auteurs ayant réfléchi sur la pra-tique du relevé ont souligné le caractère émi-nemment personnel de celui-ci, et la notion de « restitution parfaite » est désormais aban-donnée des pariétalistes actuels, car « les rele-vés des œuvres par le dessin […] ne rendent compte de la réalité qu’à travers le filtre d’une main étrangère » (A. Leroi-Gourhan 1965 : 240). Pourtant, ce défaut inévitable est jus-tement ce qui fait toute la valeur du relevé, qui se distingue de la simple copie par son caractère analytique et interprétatif (M. Lor-blanchet 1993 : 336). S’il demeure un préala-ble indispensapréala-ble à toute étude des dispositifs rupestres, en ce qu’il permet de donner « les moyens d’une meilleure compréhension » (D. Vialou 1986: 21-22), les exemples qui précè-dent illustrent la facilité avec laquelle ce tra-vail peut être trompeur, et finalement fausser l’interprétation, au lieu de la soutenir. Ce qu’il faut donc éviter à tout prix, c’est que le relevé se substitue finalement au document original,

Fig. 25. Pein-ture ruprestre du Karkûr Murr (cliché András Zboray). Fig. 26. Lecture de la Fig. 25 comme représentation d’un éléphant schématique (d’apr. J.-L. Le Quellec & P. et P. de Flers, 2005, fig. 848). Fig. 27. La même

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ainsi qu’il arrive hélas trop souvent au Sahara : innombrables sont les œuvres que nous ne connaissons que par des relevés ! Dans les publications, il importe donc d’associer systé-matiquement les deux.

Ceci dit, il ne servirait à rien de vouer aux gémonies les auteurs que nous avons cités plus haut (et bien d’autres !), puisque nous savons maintenant, grâce aux neuropsychologues, que le type d’erreurs dont ils se sont rendus coupa-bles est essentiellement dû au fonctionnement de notre cerveau, et que nous en sommes tous victimes.

Face à cette difficulté, je ne vois nulle parade, sinon en la multiplication des lectures d’une même image par plusieurs chercheurs ne partageant pas les mêmes attentes.

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