UNIVERSITt DU
Q
UÉBEC
rvr
ÉM
OIRE
PRÉSENTÉ
,
AL'UNIVERSITÉ
DU
Q
UÉBEC
À TROIS-RIVIÈRES
COMlv
1E EXIGENCE
PARTIELLE
~ ~ ~
DE LA MAITRISE EN ETUDES LITTERAIRES
PAR
JEANNE
r.lORIN
LA CARTE DE L'INCONSCIENT
D'ANAIS
N
IN
DANS SON JOURNAL
D'ENFANCE
T0rITE
lUniversité du Québec à Trois-Rivières
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R ' esume. :
*
Le Journal d'enfance d'Anaïs Nin contient les péripéties d'une famille déracinée autant que les difficultés d'une en-fant à vivre loin de son père. Alors, quand la famille Nin -- moins le père -- s'exile en Amérique, le déplacement ne s'effectue pas seulement sur l'océan, mais aussi dans les différentes contrées de son psychisme d'enfant. Ainsi s'amorce son "expérimentation" dans le laboratoire de sa frê le existence, où e Ile cherChe à conquérir les espaces de sOn in-conscient. La plume à la main, Anaïs amplifie "sa 'capacité de compren-dre, d'approfondir et d'élargir ce qui se passe en elle, et autour d 'el-l e 111 . Inciter son père à revenir auprès d'elle et refuser qu'il soit parti définitivement : voilà ce qui motive la filletteà
écrire.Etant donné que le Journal d'enfance d'Anaïs Nin ne se si-tue pas au même niveau Clue la littérature "adulte", nous avons PE!n~é utiliser, dans le présent travail, une méthode d'appr oche toute nouvel-le, et qui nous a semblé convenir à un texte d'une simplicité et d'une transparence désarmantes. La schizo-analyse -- méthode élaborée par Gilles Deleuze et Félix Guattari -- se fonde, en effet, sur l'expé ri-mentation. De telle sorte que les signes de l ' écriture correspondent aux signes d~ la vie et même se conf ondent totalement. La vie est énon-cée au mêfue moment qu'est vécu l ' énoncé. L'écriture "étant touj ours
2
la mesure d'autre chose ", i l n'y a al ors "rien à conprendre, rien à interpréter311
l
-Ana1sNin-,- Jol.lrnal -d1èrifance (1914-1919), (" Préface de Joaquin Nin-Culme1l" ) f p. 7.
2Gilles peleuze et Félix Guattari, Rhizome, p. 12.
----
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.1 -L -_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ __ _ ~
3GillesDeleuze et Claire Parnet,
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.
10.*
Le résumé doit être dactylographié il double ilJ/erligneEn dehors de toute tendance thématique et structurale, cette méthode expérimentale s'avère très profitable. En effet, elle permet de rester en contact, en étroit rapport avec la vie en marche. Elle est une invi-tst~a~ ~ ~2sume~ ~ne attit~de ~csiti~e ~ans la vie; une pragmatique de l'inconscient qui, en tant que môuver.1ent d'existence, "refuse toute idée
4
de fatalité décalquée, quel que soit le nom qu'on lui donne ". I l ne dépend pas de la schizo-analyse de ralentir ou de forcer les événements. Celle-ci, en effet, ne perd jamais de vue que les compromis, les retours
en arrière, les avancées, les ruptures, les sauts, les vides et les brouillards relèvent de processus qu'il n'est nullement question de pre-tendre contrôler ou surcoder, mais seulement d'assister sémiotiquement et machiniquement,
Et particulièrement dans un journal d'enfant, il faut procéder sub-tilemen:t. pour déceler les "ondes et les vibrations", les "migrations", les "intensités" qui se p~oduisent sur la carte de son inconscient. Ain-si, comme la jeune "diariste" tente, par l'écriture, d'établir une con-nexion viable avec le dehors, à la recherche, simplement, d'un peu de réalité réelle", elle n'aspire pas à la compétence. Elle réclame seu-lement "le droit d'une légèreté" afin d'inventer une autre sensibilité, de machiner une nouvelle douceur.
40p.Cit., p. 38.
gnature du candidat/ -,L. /
Date~
1~~~/7cY2
Signature du co-auteur (s'il y a lieu) Date:
Signature du directeur de recherche
Date
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1 tj'
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cA
Signature du co-directeur (s'il y a .Ileu)AVANT-PROPOS
Le tome l du Journal d'enfance d'Anaïs Nin constitue l'objet de notre recherche. Pourtant, un travail fra gmen-taire sur l'oeuvre de cet écrivain exige, au préalable, un éclairage particulier sur sa publication et sur son destin.
A cause justement de la complexité de l'ensemble, il nous a paru indispensable de présenter en appendice la bio-bibliographie de l'auteur laquelle,
à
notre connaissance, n'a jamais été réalisée.Avant d'isoler de son contexte le tome l du Journal d'enfance et de le situer dans la démarche de l'auteur, il convient donc de présenter les composantes qui ont p ré-sidé à cette énorme publication: les phases multiples de parution des textes, les éditeurs et les lieux d'édition et, enf in, les problèmes touchant les traductions.
Si les deux tomes que comporte le Journal d'enfance forment à vrai dire un tout dans la vie d'Anaïs Nin, il
•
est aisé de se rendre compte que le premier se rapporte à la période compl~te de l'enfance de l'auteur, le second étant consacré à son adolescence. Cette période instable, tourmentée et, sous certains aspects, cruellement ép rouvan-te, nous a particulièrement fascinée. Aussi avons-nous cru qu'elle pourrait fournir une ample matière
à
nos re-cherches comme à nos commentaires.Nous n'avons pas ét é déçue, car, apr~s un long péri-ple au cours duquel cette premi~re tranche du journal nous a livré sinon toute sa richesse humaine, du moins le sens profond de cette existence, nous croyons ne pas avoir trahi les premi~res tentatives que l'enfant a ébauchées d'une main presque Lrernblante.
Au terme de cette recherche, mes remerciements vont
à
M. Armand Guilmette pour son aide assidue tout au long de ma démarche et, surtout, pour m'avoir introduite dans les trajectoires du "voyage en intensité", la schizo-analyse cette ouverture vers !te dehors, cette liberté "qui n'est ni la fin ni le début de quelque chose".Je remercie Guy Toupin pour son encouragement et ses appuis constants durant la rédaction de ce mémoire •
Les précieuses informations de M. Rolan~ HQude repré-sentent un apport essentiel à la documentation sur l'au-teur.
En dernier lieu, je tiens
à
souligner le concours de Mme Edith Manseau et de M. Gilles Vincent du Cedeq de l'U-niversité du Québec à Trois-Rivières qui, par leur dévoue-ment, ont facilité le travail de recherche., TABLE DES flIA TIERES PAGE DE TITRE • • . • . • . • . • • • . • . • • • . • i AVANT-PROPOS • • • • . • . • • • • • • • . • • • • • . i i TABLE DES lf~TIERES
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v
INTRODUCTION •.
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. . . . l Plateau l Plateau IIDu plein au vide comme tracé d'un lieu de passage • • • • • . • . • • • •
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Ltécriture : mode d'expression, p. 21;séparation des parents, p. 22; départ pour l'Amérique, p. 23; journal de vo-yage : lettre adressée à son père, p. 24; ce qu'elle laisse
à
Barcelone, p. 25; la traversée. p. 27; l 'écriture: une "conspiration", p. 29; le vide : un espace nomade, p. 33. Re-territorialisation et peuplement de • • 21 l 'inconscient. • • • . • • • . • • .36 Arrivée à New York, p. 36; Désenchan-tement, p. 37; l 'écriture: une ques-t ion de survie, p. 40; texte de
l'ar-Plateau III
Plateau IV
Plateau V
rivée â New York: l'expression d'un devenir-libre, p. 43; le plan d'org a-nisation, p. 51.
Le désir impuissanté
. . . .
. . . .
• • 54 Sa mère: un pouvoir nécessaire, p. 54;les personnes de son entourage : des obstacles
â
son devenir, p. 56; un an â New York: triste bilan, p. 61; laroutine: un élément anesthésique, p. 63; l'affliction: sa seule façon de réagir, p. 65; le mystère de son désar-roi, p. 66.
Un pouvoir ambigu versus un bloc d'enfan-ce • • • •
.
.
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. . .
.
Premiers contacts avec .Jew York , p. 70; la mère d'Ana!s Nin : un pouvoir néces-saire mais oppressif, p. 71; les efforts d'Ana!s pour devenir le soutien moral de sa mère, p. 74; Anais s'inspire de ses lectures pour se créer un monde, p. 76; injection de germes de culpabilité, p. 78; divorce des parents, p. 81; mesure maternelle : bloquer le rhizome, p. 84; précautions nécessaires pour sortir du carcan familial, p. 86; subtilité de laschizo-analyse, p. 87; perte du je, p. p. 90.
.70
Stratification et recherche d'une issue • . • 92 Aspect provisoire du séjour â New York,
P. P. 92; New York : un circuit néga -tif, p. 95; une issue, P. 97; â Kew Gardens : Ana1s trace un itinéraire no-made, p. 99; la promenade: le langage du corps, p. 101; le silence: un dé-sert â peupler, p. 102.
CONCLUSION • • APPENDICE BIO-BIBLIOGRAPHIE BIBLIOGRAPHIE • •
.
.
.
.
vii.
.
• 107.
.
.
.
.110.
.
• .136Anaîs en 1917, â l '~~e de 14 ans.
dans Journal ù'enfance (1914-1919) , entre pp. 224- 225.
I NTRODT]C TION
Dès le début des années trente , lorsque)pour la pre -mière fois, Ana! s Nin montre certains passages de son Journal
à
quelques amis intimes, al ors s' élèvent des ru -meurs, des spéculations sur cette oeuvre monumentale d'en -viron cent cinquante volumes, totalisant, a,~ ... jourd'hui , plus de quinze mille pages dactylographiées : l'entreprise de toute une vie. Ce n'est que trente-cinq ans plus tard qu'elle décide de donnerà
lire au monde entier son Jour-nal. En 1966, paraît le premier des sept tomes. Le tex -te présenté comprendà
peu près la moitié des différents cahiers qui composent chaque tranche de son oeuvre mattres-se.
La liste des personnes qui apparaissent dans le Jour-nal représente un 2chantillonnage impressionnant de l 'am -biance artistique et l i t téraire des quarante dernières an -nées du siècle. Cependant, si l 'écrivain parle aoonda~ ment et souvent avec une franchise surprenant e de ses rap -ports avec autrui, ses amis , ses connaissances, des gens
2
"célèbres" ou des inconnus qui se sont trouvés sur sa rou-te, elle ne s'attarde pas à la vie quotidienne et secrète des célébrités. Elle "ne s'intéresse pas aux potins lit-téraires" et "ne nous invite pas
à
regarder une fois de" l t d l " l . d ' . . 1"
plus par e rou e a serrure a Vle es ecrlvalns .
Elle choisit, alors, de faire débuter "la partie p u-bliée du journal au moment où
[Sq]
vie s'épanouissait etdevenait plus intéressante2". C'est l'époque où elle
vient de faire ses débuts littéraires avec une étude brè-ve et passionnée de l'vI? j. v-re,.
ck.
LCiw rence . [ll~ha
b
ite.
)
àve.~sd.
'
famille, une maison ancienne dans le calme village de Lou-veciennes, aux environs de Paris :
Mais la tranquillité extérieure de ce site campagnard, après la vie mouvementée
et prestigieuse de son enfance catholique
en Europe, et les pénibles années de son
adolescence exilée aux Etats-Unis, fut de
courte durée : elle se liait de plus en
plus avec une multitude d'artistes et
d'intellectuels, et notamment "l'a uteur-gangster" alors inconnu, Henry Miller, sa femme la remarquable June, et le poète enfiévré Antonin Artaud3•
Aussi, lui dit-on souvent, que tout concourait et se
lAna1s Nin, Journal, lvolume
~7
tion de Gunther Stuhlmann, p. 8. (1931-1934), Introduc-2
_________ , Ce que je voulais vous dire, p. 229. 3
__ ~~~_, Journal, volume II : (1934-1939), Préface de Gunther Stuhlmann, p. 8.
prêtait
à
la rédaction d'un journalSien sûr, à Paris, avec l es a~is que vous aviez, tout était si facile, si ri
-che, si o'.wert. r,~ais ce n'est pas ainsi
que les choses se sont passées : ces m
o-ments-là ne formaient que la ~ernière é -tape du voyage qui avait commencé d'une façon bien médiocre 4 .
En effet, le Journal d'enfance d'Anaïs Nin contient les
péripéties d'une famille déracin8~ autant que les diffi
-cuItés d'une enfant
à
vivre loin de son père.3
Alors , quand la famille :Tin - sa\i.l_ le père - s ' exi
-le en Amérique, le déplacement ne s 'effectue pas seulement
sur l 'océan, mais aussi dans les différentes contrées ~e son psychisme d' enfant. Ainsi s 'amorce son "ex~)8i~imenta -tion" dans le laboratoire- rie sa frêle exist ence, où elle
cherche à conçuérir les espaces de son inccnscient. La
plume à la main, Anaï s amplifie "sa ca;,J2-cité r e comprenC:i~e,
d'approfondir et d'élar~ir ce qui se passe en elle et
au-tour d'elle5" . Inciter son père à revenir auprès d'elle
et refuser qu 'il soit parti définitive~ent : voilà ce qui
motive la fillette à écrire. Cette lettre adressée à son
père , - qu 'elle consigne dans un cahier, et dans lequel
elle exprime ses pensées, ses appréhensions -contre ce
4
_ _ _ _ _ , Ce que je voula is vous dir e, ;,. 229. 5
_~~~_' Journal d'enfance (191~-19l9 ) , Préface de
4
"bouleversement" qu'elle ne croit d'ailleurs que passa -ger, - devient vi te un secret" un "atelier clandestin".
En décrivant d 'abord le cachet des endroits où le ba-teau fait escale, pui s , l es réalités insolites de son nou-veau cadre de vie, Ana'is ent retient alors le "dialogue" avec son père. Elle reste donc en contact avec lui, et découvre, en même temps, l 'art d'explorer les "com parti-ments de son âme" dans l e "~ésert de son esseulement. Re-fusant de voir la réalité de sa vie en famille - son exis-tence new yorl<aise est si terne, comparée à" celle qu'elle menait auprès de son père - elle s'impose une règle "d'é -crire chaque jour" pour rendre sa vie plus supportable.
Voilà, affirme Blanchot, "une man ière commode d' éche.p -per "au silence, comme à ce qu'il y a d'extrême dans la
pa-6
role ". Si elle destine tous ses dessins et descriptions à son père, il n'en subsiste pas moins que la fillette poursuit sans cesse son "pèlerinage" en franchissant les "cités intérieures" de SOn imagination: un véritable la-byrinthe. Débutant comme une lettre adressée à son père,
le journal devient une sorte de tal isnan et acquiert sa forme "défini t ive" mais per~étuellement fluctuante "de "carnet de route" d'une enfant abordant une terre
6rllaurice Blanchot, "Le journal intime et le réc i t", dans Le livre
à
venir, Paris, Editions Gallimard, coll. Idées, 1959, p. 275.étrangère7" Et il fait dorénavant office d'ami, de con-fi~ent, de ~oment d'arr@t servant d'asile à ses pensées,
d'''unique :'toile" : le seul à qui elle sourit quand elle
est triste . C'est là qu' elle crée chaque fibre de son existence; une sorte de filtre par où elle fait passer chaque expérience :
Il Y a ~ans le journal, comme l 'heu -reuse compensation, l'une par l 'autre, d'une double nullité . Celui qui ne fait rien de sa vie, écrit qu 'il ne fait rien , et voilà tout de même quelque chose de fait. Celui qui se laisse d8tourner d'é -crire par les futilités de la journée, se retourne sur ces riens pour les raconter,
les dénoncer ou s'y complaire, et voilà
une journée remplie 8 .
Détourné de sa trajectoire originelle, le cahier qu 'Anais voulait expédier à son père, Mais que sa mère lui demande de garder - acquiert la dimension d'une "con-fidence sans interlocuteur9". C'est donc dire, qu' i l n'y a pas d' interfér ence -- de la part d' un destinataire --qui puisse venir interrompre la cadence de l 'écriture. Ainsi "le mouvement ne va plus d'un point à un autre mais
devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni 5
7Ana!i!s Hin, "Genèse du journal", dans Le ror.lan de l'a -venir, p. 221.
E\~
aurice
Elanchot, "Le ,jou):'nal intime et le réci t"., . dans Le livre à venir, p. 275.9Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues , Paris , Editions Flammarion, coll. Dialogues, 1977, p. 9.
6
, , l C"
arrl vee • I l n 'y a donc personne pour lui poser des ciueS -tions - lesquelles "sont généralement tendues vers un ave
-, ( , )11" ' ' t l .col
rllr ou un passe - ou pour venlr ln errompre _e .L UX
de son écriture. Tout ce qui incombe
à
l ' enfant de faire, consisteà :
'
·':ro1.lver",à
"ca:-;turer" le code de son père 8. -fin d'é;tablir un "ent retien" avec lui. C'est ~ourquoi A -na1s transcrit-elle è..ans son journal la lettre reç11e de son père: elle se l 'approprie et va ;:Jêne jusqu'à la "voler" . Voilà comment S'2.r:lOrce un vé::,ita....,l e "c:evenil~", U:18 "rencon -tre en-tre c:eux rèr:nes12" : celui de l 'adul te et celui de l 'enfant.Conr..l~!1ier avec son ~e" re ajsent , cela con~~itue, pour Ana!!s} non pas une imi te.tion ou un r:·laQiat mais une pr2.tiq'..le vitale .et qui sauvegar de "la stricte contenporanéité13" de l'aè.ulte et de l'enfant. Quelque chose se passe "entre" les deux, au milieu de leur solitude, sans pour autant leur être commun. Cependant, c 'est ce réseau "clandestin" qui devient le terreau nourricier, la force motrice ~e l 'écri -ture chez Ana!s 1in. Les =.ettres, "par l e sani:, qu 1 el le s
10Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie : Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, coll, "Critique"~ 1980, p. 437.
IlGilles Deleuze et Claire ?arnet,
~
ialo
~ue
3
,
p. 8. l 2Ibl· et, _, p. 5:).•
apportent 14", déc"lenc hent tout un l=' roc essus énergé tique où s 'établit un circuit réel. Toutefois, il ne s 'agit pas d'en rechercher l'unité mais d'entreprendre l 'exp lo-ration des "différences è,e potentiel et d' intensités" en suivant " l ' itinéraire", le "tracé du devenir" : "l' intu i-t ion pn ac te15".
Etant donné que le Journal d'enfance d 'Ana!s Nin ne se situe pas au même ni veau G'le la li ttéra ture "e.dul te" , nous avons pensé utiliser, dans le présent t ravail, une méthode d'approche toute nouvelle, et qui nous a se~blé
7
convenir
à
un texte d'une simplicité et d'une transparencedésarnlantes. La schizo-analyse - mét110de élaborée iJar
Gilles Del euze et Félix Guattari -- se fonde, en effet ,
sur l 'expérimentation. De telle sorte que les signes de
l'écriture correspondent aux signes de la vie jusqu'à se
fondre ensemble. La vie est énoncée au même moment qu'est
vécu l 'énoncé. L'écriture "étant tou.r}ours la mesure
,d'au-16
tre chose ", il n'y a alors "rien
à
comprendre, rien àin-terpréter17" Ainsi disparaît toute question de difficulté ,
14Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : pour une
l i t térature mineure, Paris, Editions de Minuit, coll.
"Critique", 1975, p. 63. 15 16 p . 12.
-, Mille Plateaux, p. 509.
, Rhizome, Paris, Editions de l''linuit, 1976,
puisque
[ . .. J
tous les ccntresens sont bons,à con~ition toutefois qu' ils ne consis
-tent pas en interprétations, nais ~u ' ils
concernent l 'usage d~ livre, qu'ils en
nul tipl ient l 'usn~e, qu'i l s fassent enco~
re une lan~ue â l' int6rieur de sa lan~ue~8.
D'ailleurs, Proust n 'affirme- t-il p~s que "les beaux li
-'Ires sont écri ts cl.ans une sorte de lar.,q;ue étrangère", car
"sous chaque mot chac1.m de r.ous met son sens ou du r!',oins
son image 19" • C ' es t pourquoi, se l on Deleuze et Gua t te.ri ,
[ . .. J
les bonne3 manleres de lire aujo~rd' hui , c 'est d'ar riverâ
traiter un l ivre comme on éco11te un disque,comme on re::arde un film ou une émis
-sion t élé , comne on reçoit une chanson tout traitement du livre qui réclamerait
)Jour lui un rescect ~;Jécial , une atten -+ . _ . [
j
')
("\
.... lon (J. 'lJne autre sorte • .• '-'-'.
8
:Sn envi~ê.-;·eant autrement les choses, on r1éco lvre al orE' ':lue ce ;2eut être - l e fond mêl.e de la schizo-analyse
-cette apti t1Jde qu'une individualité :>03sède â se connecter, t ôt ou tard, avec tout, et â deve:î.ir autre, sars he'lr t ,
tout nature llement : de la ::ême faç on ('~ue lorsqu'on 1 i t un
poè!71e et ql.1e cette oj:ération nous fe.it ;.:enser à un !lOrCea'l
13
r"
....
·
.-1• .1 1· .• , D. Il • 19
Proust, Contre Sainte-'3euve ... ci t8 c~ans :':'e leuze et
Parnet, ~ialo~l es, ~. Il.
:JO,.., . l .
En dehors c~e toute ~enc:ance théna tique et stl"'ucturale,
cette méthode exçérinentale s'av~re t~~s profi tajle. En
effet, el l e permet de rester en contact, en étroit rap~ort
avec la vie en marche. Elle est une invitation à assu~er
une atti tude ~ositive devant la vie; une pra~~atiqu9 ~e l 'inconscient qui , en tant que r~,ouvement d 'existence, "re
-fuse toute ièse de fatalité (lfcalquée , quel que soi t l e
?1 , l ' ct [ ] _.L"
~om qu on U1 on ne •.• . C'est un ~rccessus qui me -sure Sllrtout la IIvariét é et le degré d 'hét érogénéité22"
du :louvement intense qui porte les êtres , sa.ns, ::;our a11
-tant, traduire ce mOU'lement en éQuivalences c;uelconCj1les ,
pui sCju 'i l demeure apte â toutes les r ossibilités :
"R1' en n e' s t Jarr.e.· · 1s a CCUlS. " . A ucun
stade,
z ..
J
n 'est jar.1ais franchi , n' estja~a~s dé~assé. Tout reste toujours en
~lan, ~isponi~le â tous les ré- em)lois mai s aussi â tO'lte s le s ':::'2::rin:-;01a.,-les . [ ••• ] Aucun o )jet ne ~eut être affect é
d'une identi té fixe ; aucune situati on n'e~t Garantie. Tout est affaire de consi~~~nce , rt' a~encement et ~e ré-agen -cemen-c .
Voi là le "programne" 'de la. schizo-anal:"se, ce 1I~::oteur
21"".... 1 ' 11 es ..., ~e l e'lze et F§li;~ Gl.12t tari , ;:--t2.zo:'!e, ;:. 38 .
22Félix Guattari, L' inconscient machini ue : essais de schizo-analyse, Paris, Editions Recherches , ~011. Encres, 1979, p. 202.
23T ,- . r
_~l.~., ;;. 2C3 .
9
10
?,~
"(:"e:zpérir.1entation~'" conduisant 2.11 "voya,28 i:-:1T::01::.i1e", ':,ui
='ai11eurs, ~eleuze et a:;:fin1ent Ciu 'il "faut par
-1er au no~ d'une force ~ositive ~e l ' outli, au nOD de ce
"'"
qui est pour c~1acun (.~e nous son i.Jropre sO...ls- è.évelor::::;ement<::'û"
(~uelCiue chose "traîne" un peu pal~tout a:..:tollr de nou3,
"e.'.1ssi t ien dans les çestes, les oiJjets c;uoticliens , qu 'à
la t élé, dans l'ai r du ten~s
c:ans les n:rands pro;-lè!'Ïles c:e
.l- ' " 1 A
...I-e~ meme, peu~-e~re surtout ,
27
l 'heure ". C'est ainsi G,ue
la schizo-analyse aborde l ' inconscient. Il faut donc se
demander, au préalable, s 'il a encore quelque chose à nous
dire ; puisque l 'on 2 interprét~ â tort et à travers ses
messages sans, pour autant , obtenir de tr~s bons r6su
l-tats. Cherc:-lOns dans "ce J'conGe rr,agique,.,cach~ dans on ne
sait Ciuel repli du cerveau28", un forgeron "travaillant
aussi t ien à l'intérieur des inûivi èus , dans leur façon de
percevoir le monde, de vivre leur corps, leJ.r territoire,
24Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux,
~ . 138.
25 Ibi d., p . 187.
26
, Politique et psychanalyse, Paris, Editionsde s Ho t-s~P~e-r-d-':-u-s , 1977, p. L 4 9] • 27"'~ <-;:'1'" l.\, ("' _-u at-'- ... ,~CLL l· , sc hi zO-2.n2_1~:-s2 1 p. 7.
'>"
c..'--'T'_; ,..., .-:....,.. ....:... -~.
leur
~q ce"eC:::-"
.:,,) J . • ;\1 ors, au l ieL1 ~e c~cal~uer in~?fini~en~ le~
'" " 1 ' ·f · , 3 e"
Demes co~, exes CO~l l~S , cr~~talisés èans l e ~assé, '?;§l i fi§8 ('.2,ns "un discours insti tutionnalisé" et (ont le
. , l t l l d . t ,,'" l 1 • 1 f t ' d ' . sort lne uc R J e _c~n-ul a l~passe cu an asme ln ,1Vl
-, , 31"
c..ue_ , i l s 'a~!ira d' ex~lorer et (',e traverser "les diff?
-~0 ~~
rerltes consistances C: l réeJ.'-'<-" ::'un "incon~c ie"1t en acte..)'-'" Voilà pourc;uoi i l ne :':a' t !Jas insi ster SIr "1" ,mific8.t ion total i te.ire" r~ais, au contr,9.ire, observer patie:-,oment les
:Jh~nomè:les "e 'essaimaf~e à l ' i:1fhü" s ' inscrivant "SlJr l,n
'" 1 . , l 34"
~ene p 2n ce ~ascu e •
T011t en tentant ~e lui élttri."ue:!:' ce q'1' i l 11.:i revient
-e c, ,rOl. + " , mais t01.1jOt rs en s8.uve~~:arc:'2 .. nt son carEd~+:p.",
cl' i tin8r2.nt et ~'? nO':8.de - Guattari lui accole "cette é
ti-quette "ci' inconscient r::ac , . . n1 nl Ci'le ,'35" • .\ in8i , ':e'.lt - i l félire
29 I , 'r' a
) l " . • , p . ...;.
':'0
'-' I. .. i d., '). 15.
31":SntretienE avec Gilles Deleuze et
F
é
li;~
G at te.ri",rla:1S C'est ::e:-::;=.,:i.n la 'reille , ?8.ris , :S(:i tions dl. Seuil, col l .
Actuel, 1973, p. 149.
' : ' ' )
"'''-::;''31i;c ~" 1attari, L' inconsci':::1t 1:!2c~iniC'1Je esscüs :-le ~chizo-a'1al~r8e, :-,. 196.
33_ . . -l l nC 1. r:' l ~., 1". _.::; ;.
15:').
3 51. ~ 1" '\..'"" ..." ... ..1-:::'\ -... ·i
J... - . J l.n.. 1.:rt.:~Ct"'C '..,.,c .. .l.. ~ , ~' inconscient 2Qchini~ue essais ('e sc~izo-ar18.1-,-s8 , ;-1 - 2..
12
remarquer qu'il est "peupl é non seulement d'imagp.s et de
mots mais aussi de toutes les sortes de machinismes qui le
conduisent
à
produire et à reproduire ces images et ces36
mots ". En tant que "substance à fabriquer",
l'incons-cient ne connaî t pas de vaieurs binaires -- le bien/le
mal, le riche/le pauvre -- puisque tout lui est possible :
"Do it" "tel pourrait être le mot d'ordre d'une
schizo-a-37
nalyse " Cependant, si cette méthode d'approche fait
"., , • ana l yse du de, Slr . 3 8" en une " b ' su verSlon d e t ous l es p
ou-voirs,
à
tous les niveaux39", "elle ne porte pas sur des .éléments ni sur des ensembles, ni sur des sujets, des rap
-40
ports et des structures ". Elle s'efforce en effet d'é
-ch8nnAr ~ certains écueils .
N01,lS ne pouvons donner ic i qu'un sommaire très réduit
. . 41 . ,.
de la notlon de Schlzo-analyse • Celle-cl ne se pre~e
pas, en effet, à un facile effort de synthèse en raison
37Ibi c1., p . 182.
38Gilles Deleuze et Félix Guattari,
~
ille
Plat eaux, p . 249.39
_ _ _ _ , Politique et ~s'.rchanalys.s;,
r
.
[3}.40_0 .... p..-. ___ C_ l_· t-..;.." p . 249.
41
Pour de plus am;;;l es inf ormations nous renvoyons le l ecteur à la bibliographie des ouvrages de Gi l les Deleuze
13
de sa nature. Face
à
une manière très différente de cellesqui nous sont coutumières d'envisager la littérature, les
auteurs de la schizo-analyse acceptent avec humour qu'on
les croie devenus fous. Mais il n'en faut pas tant pour
que nous les soupçonnions de géniales intuitions:
On ne demandera jamais ce que veut
dire un livre, signifié ou signifiant,
on ne cherchera rien
à
comprendre dansun livre, on se demandera avec quoi i l
fonctionne , en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités i~ introduit et métamorphose la sienne4 •
C'est donc dire qu'il n'y a pas de différence entre "ce
dont un livre parle et la manière dont i l est fait". Il
faut "quantifier" l 'écriture donc, car "écrire n'a rien
à
voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier,
;., d t ' ... . 43"
meme es con rees a ven~r • Le multiple, c'est
à
nousde le faire, non pas en ajoutant mais en soustrayant. Tels
sont,parmi beaucoup d'autres,des avancées qui,
à
premièrevue, paraissent étranges. Les auteurs se contentent
d'2vo-luer en toute liberté dans un champ d'application où les
ê-tres et les choses ont tous, idéalement, l'initiative quant
à
leur devenir.Il fallait établir cette mise au point avant de définir
42Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome, pp. 10-11.
la schizo-analyse. Elle est une "pragmatique de l'incons-cient44", nous l'avons dit. Celui-ci n'est pas derrière soi, enseveli sous les décombres d'une enfance problémati
-que qui se prolonge jusqu'à l ' âge adulte comme une tare que seule la psychanalyse peut soulager. Au contraire, il est devant soi, constituant l'instant même, enrichi des
pressions du passé et de l'attirance de l'avenir. Il
constitue le devenir: un futur présentifié. En d'autres
termes, l'inconscient n'est pas le réservoir de nos pr
o-blèmes d'enfance, mais il est à faire, à fabriquer
à
cha-que instant de notre vie. Il est mouvement d'existence que l'analyste que nous sommes perçoit de l'extérieur. C'est donc ici élargir la notion d'inconscient et en dé-tourner la fonction traditionnel~e, celle que nécessite l'intervention fréquente de la psychanalyse.C'est dire que, dans ces conditions, ce qui se passe
à l'intérieur n'est pas concerné. Le déploiement de la
vie dans ses soubresauts, ses lenteurs et ses vitesses vertigineuses trace les aires d'une expérimentation. Nous sommes sur une surface où apparaissent des jeux de l ignes de toutes sortes impliquant des opérations diverses. Sou
-lignons, dès à présent, que "l'agissant" n'est pas l'ind i-vidu, mais une individualité collective. Ce peut être
14
44Félix Guattari, L'inconscient machini que schizo-analyse, p. 25.
15
aussi un ensemble de choses. Selon Gilles Deleuze, ces
l ignes forment un rhizome, lieu de toutes les luttes, de
tous les devenirs comme aussi de tous les échecs éventuel
-lement possibles. Le rhizome, c'est proprement la
schizo-analyse : le vécu comme réel à produire et le texte comme
illustrant les signes asignifiants que constituent les
li-gnes. Le mouvement d'existence de chaque collectivité
est conditionné par deux forces: les forces de pouvoir et
les forces de non-pouvoir. D'un côté l'interprétation, le
jugement, les énoncés clairs (les ordres, la publicité),
l'homogénéité, le signifiant, la fixation, l'arbre, la
10-gique, l'unité, la totalité, les strates, les
territoriali-tés, la structure, la libido, la mécanique, la dichotomie,
le surcodage, le point, l'histoire, le fonctionnement méca
-nique, l'empêchement du désir, le progrès, l'avenir, la
h · , lerarc le, h' 1 e pouvolr; . d l ' e au re, t 1 e d' . eSlr 45 ,
l'expéri-mentation, l 'énoncé asignifiant, la l igne, l'intensité,
l'hétérogénéité, la géographie, la multiplicité, sans ob
-jet ni su-jet attribuable, les déterritorialisations, le
ma-chinique, etc.
Ces deux forces, qui possèdent des prérogatives opp
o-sées, vont s'affronter dans une pragmatique micro-
politi-que . C'est-à-dire que le rhizome n'est rien d'autre que le
45L e d" eSlr es t une f orce pOSl . t lve, . comme un événement, une action, non un manque à combler.
16
résultat "écrit" d'une e;dstence individuée :{ui se déploie
dans un char:lp social : "un travail, des matières et l 'ex
-L1 c ,
tériori té de leurs relations 'o".
Un rhizome en botanique c'est une tige souterraine,par
op:qosi tion aux rac ines et au;< radicelles. En zoolo::;ie, des
animaux le sont, sous leur forme de meute, comme les rats,
47
les loups • "Les terriers aussi sous toutes leurs
fonc-t ions d'habitat, de provision, de déplacement, d'esquive
48
et de rupture ". Deleuze dit qu' il y a le meilleur et le
pire dans le rhizome : les pommes de terre,. l e chiendent,
la mauvaise herbe. Le rhizome possède certains caractères
qui lui permettent de se forr:ler, de croî tre . r:ai s des for
-ces contraires peuvent le détruire. Tout commence par un
agencement de désir au niveau du mouvement, et d 'un énon
-cé collect if au niveau de la représentation asignifiante.
Cet agencement renferme des segments Qui peuvent posséder
certaines aptitudes
â
se constituer en lignes continues.Si le pouvoir n'intervi ent pas, le désir se développe et
tend, dans la mUltiplicité, vers un devenir. Il faut a
-lors que s 'établissent des connexions qui assurent la mé
-t~r:lorphose , ~e chan~ement de nature. C'est le phénomène
4cGilles Deleuze et Félix Guat tar i , iiille Plateaux,
p. 9 .
47
, Rhizome, p.
I
S
.
-de double capture. Gilles Deleuze, p O'..lr illustrer ce
changement
â
partir de ~iDensions, de grandeurs, de déter-minations - toutes propriétés de la mul tiplic:i.té - appor -te l 'exemple de la ::::uêpe et de l'orchidée : è.eu .. "< contac ts,
deux résultats où chacun gar~e son entière autonomie tout
en concédant à l'autre Ci.uelque ch.ose de lui-r:lêfi1e. "C'est que les lois de combinaison croissent, dit- i l, avec la
I t ' 1" "t,49"
mu l p lCl e Ainsi une multiplicité change de nature
à
mesure qu'elle augmente ses connexions. Cet exempleil-lustre aussi la loi de l 'hétérogénéité. La guêpe et l'or-chidée "font rhizome", c 'est-à-dire s 'ouvrent
à
n dim en-sions en tant qu'hét érogènes . Dans l 'évolution animale,les changements de nature se font de la même façon. Les
:nouvements du rhizome ou des points qui constituent iles
l ignes se font suivant des vitesses variables dépendamnent des intensités plus ou fi10ins fortes du désir. Les strates, ce sont des blocs de matières qui paralysent et engluent,
pour ainsi dire, tout un mouvement de déterritorialisation.
Le rhizome constitue donc l a carte de l'inconscient. Cette carte s'oppose au calque (faux comme une photogra
-17
phie) parce qu'''elle est tout entière tournée vers une ex
-périmentation en prise sur le réel 50" . Une carte est affai
-re de performance non de "compétence" .
49I , Dl "C: . , p. 27.
18
Deux plans correspondent aux deux sortes de pouvoir pour le premier, c'est le plan d'organisation avec ses co-dages, ses stratifications et ses territorialisations; pour le second, c'est le plan de consi st&nce ou d' imm anen-ce avec ses l ignes de fuite ou de déterritorialisation.
Enfin, les segments ou les l ignes qui entrent dans la composition du rhizome sont au nombre de trois : la ligne molaire ou ligne dure, la l igne moléculaire ou l igne douce et la ligne de fuite ou de plus grande pente. La premi~ re est tout enti~re sous l'emprise du pouvoir. Elle ne peut prendre son élan. Elle est réduite à la dimension de segments sédentaires, soumise au pouvoir répresseur. Rien ne passe du désir dans ces conditions. La deuxième annoncé une possible fuite qui n'est pas encore au point. Un mur se fendille, un obstacle chancelle, on a changé soi-même. La l igne a des fluctuations mutantes. La troisi~ me, la l igne de fuite, est aussi appelée ligne de rupture ou ligne nomade. Cette fuite n'est pas une démission mais une action positive. La fuite peut se faire sur place. C'est la pl'lS mystérieuse, ~a plus difficile, la plus pé
-rilleuse des lignes, car elle n' est pas i maginaire mais réelle.
Aussi Deleuze et Guattari affirment-ils qu'on doit préserver en soi une part de pouvoir, c'est-à-dire qu el-que chose du plan d'organisation pour survivre dans le
19
champ de consistance qui est celui de la liberté. Car pour assumer sa liberté il faut aussi un minimum d'organisation. Les trois l ignes, en effet, offrent des avantages et des dangers. La premiêre ~eut barrer les deux autres et
blo-quer le devenir, bouchant toutes les i ssues du rhizome. Une sorte d'ascêse qui, chez Deleuze, correspond à la p
ru-dence, est donc nécessaire pour ne pas nous engager trop vite et d'une faço~ inconsidérée sur la ligne de fuite,
mais procéder par involution, décentrement, soustraction pour peupler le désert, celui du non-pouvoir.
Notons encore l'emploi du mot plateau à la place de
celui de chapitre. "Nous appelons plateau, dit Deleuze, toute mult iplicité connectable avec d'autres par t iges sou
-terraines superficielles, de maniêre à former et ét endre un rhizome51". L'avantage qui en ressort c'est que
cha-que plateau peut être lu sans tenir compte de l'ordre
10-gi que ni chronologi que et qu'il peut être mis en rapport
avec n'importe quel autre. RhiZome fut écrit de cette fa
-ç on : "Nous avons eu des e:.(périences halluc ina toirès, nous avons vu des l ignes, comme des colonnes de petites fourmi s ,
52
quitter un plateau pour en gagner un autre ". Un pla~eall?
Une surface aux entrées et aux issues mult iples.
51 :;illes Deleuze et Fél ix Guattari,
~ü
l1
8
Plateaux,p . 33. 52
t;3
En tant que "morceau d ' immanence~ ", le plateau nous
a c ondui te, non pas vers des points c1.llminants ou de ter
-minaison, comme l 'aurait fait un chapitre, mais
à
"une ré-gion continue d' intensités , vibrant sur elle-même et qui se développe en évitant toute orientation sur une fin ex
-térieure54" . Tout au long de la rédaction de ce mémoire, nous ne prétendons pas avoir dirigé les manoeuvres, mais
c'est plutôt l 'expérimentation elle-même qui nous a amenée,
"en l 'absence de tout ca:-Li:ère transcendant55", sur les li
-gnes rhizoma tiq'.1es. Rien ne pouvai t être déterminé
à
l ' a-vance, c'était "les éléments polyvoques du désir 56" qui
nous ont entraînée sur les trajectoires, les projectiles
du devenir chez Ana! s Nin.
Nous avons, dans la partie slilistantielle de notre mé
-moire, tenté d'apporter des précisions sur la terminologie de la schizo-analyse. Nous ne croyons pas avoir achevé
c:'exprimer ce qu 'ell e peut révéler. l.lais , Deleuze et Guat
-tari déclarent que "Rien n'est jamais fini" et que "l'on a jamais fini d'y accéder57" !
531b· ,
l Q. , p . 196.
541, . d'
Dl . , p. 32.
55Gilles Deleuze et Félix Guattari ,
I~
afk2.
---
Dour une l i t térature mineure, p. 111. 561b .. -l l ...• 57 , Nille Plateaux, ~. 607. -20PLATEAU l
DU PLEIN AU VIDE
cm
·m
E
,
TRAC E D' ln,! LIEU DE PASSAGE
Ana!s Nin a neuf ans quand survient un événement qui change le déroulement normal de sa vie un d~agnostic mé
-dical lui fait croire qu'elle ne pourra plus marcher. El
-le demande alors un crayon et du papier et commence
à
fai-re les portraits re tous les membres de sa famille . Elle
choisit l ' écriture comme Doyen d'expression et, tournée vers les mots, elle trouve une "raison de vivrel ". Le mé -decin qui l'avait examinée s 'aperçoit rapidement de son
erreur rJe diagnostic. Hais la fillette continue" le genre
d'activité qu 'elle avait adopté : écrire devient sa "sour
-2
ce de contact" avec elle- même "et avec les autres ". Deux
lAna!s t'Ün, Ce que ,j e voulais vous dire, p . 239. 2Ih " -1
ans plus tard, une autre situation va stimuler son besoin vital d'écrire : la séparation èe ses parents.
La famille Nin vit
à
Arcachon quand J oaquin nin déc i -de de quitter sa femme Rosa. C'est là qu'Ana~s embrasseson père pour la dernière fois . Elle s 'accroche à lui en pleurant car elle pressent IIque cette séparation allait durer plusieurs annéesll
• Elle anticipe un "grand chagrin" l ' inévitable catastrophe du départ de son père qui va pe -ser sur sa vie3 , puisqu'il se passera au moins dix ans a
-vant qu'elle ne le revoie.
Sa mère les amène, elle et ses frères , à Earcelone
chez leurs grands-parents Nin. Le grand-père est "un
an-c ien général" , la grand-f.1ère, "U1'"le ép ouse angé lique [ .•. ]
et sacrifiée", . "toute abnégation, adoration, respect, al-truisme4". Cependant ils n'habitent pas très longtemps
avec eux. Ils emménagent dans un petit appartement. "A Barcelone" , dit Anaïs, "je n'avais pas l'impression que
l'absence de mon père était définitive . Il pouvait arri-ver n'importe quand. Nous voyions sa famille, ses parents,
sa soeur, mes cousins. C'était sa patrie5" "J'étais
3
________ , Journal, Lvolume IJ, (1931-1934), p. 218.
41 , . d 01 _ • , pp. 218- 219. 5Ib· 1 l s.. , p. 219. 22
,
23
heureuse en Espagne et j 'aimais ma srand-mère6".
Le père d'Ana!s exerçait un lointain contrôle sur l'éducation de ses enfants. Il écrivait
à
sa femme et luidonnait des conseils sur la façon de les élever. Etant de nature très indépendante, -- son beau-père lui en fait le reproche -- Rosa décide de partir pour l 'Amérique rejoin
-~re ses soeurs qui lui avaient dit çu 'elle s'en tirerait
mieux. Car c' était "un meilleur pays pour une fenf:1e seu
-le avec trois enfants7,,: l es études ne lui coûteraient
rien et elles prendraient soin d'elle.
Ana!s va être victime de ce déracinement. Ses frères,
eux, ne seront pas atteints aussi profondément qU' ~~le , ~u leur jeune ~ge. Quitter un pays qu 'elle aime et dans le
-quel elle se sent chez elle pour aller vivre dans un autre
continent, inconnu et lointain, cela va établir une irré
-média~le distance entre elle et son père . Ce dernier, en effet, n'aimait pas l 'Amérique; ce continent était "trop
différent de tout ce
à
quoi il tenait8". Ana!is va tenter de s ' expliquer pendant une partie de sa vie la décision de sa f:1ère qui avait ét é priseà
son insu. Elle reprendra6Ibl· -1 ;. .... , p. 130.
7Ibid• , p. 219.
24
souvent le texte de son "arrivée
à
ne\'! York" qu'ellecon-sidère capi t a l : elle s ' efforcera de comprendre ce chan-gement péremptoire.
La mère d'Anais n 'explique pas à sa fille les raisons de leur départ. Ce mutisme maternel confine l 'enfant
dans un i solement, Cans une sorte de néant, un univers
d'absence. Ana!ts se "crée une petite île" pour elle "tou -te seule". Cette "île", elle va la :,:,e1jpler en y raconte.nt
son voya.::;e en AmériqlJ.e, croisière qu' elle va "considérer comme une aventure" ser.1bla:jle à "toutes celles" qui sont
"dans les li'/res". C'est en faisant de sa vie une fiction,
qu 'elle apaise sa peine et qu 'elle oublie le déracinement. Pour supporter sa douleur, i l faut qu' elle envisage son
voyage en Amérique "comme une aventure, et c'est ainsi que
le journal est né9".
Inspirée par le désir "de garder un moyen de communi -querlO" avec son père dont elle est éloignée, Anaïs co
rr.-mence son journal à l'âge de onze ans sur le bateau qui la
conduit avec sa mère et ses frères, d'Espagne aux Etats-U
-nis. Elle l 'écri t COI11r.1e un "journal de voyage", une let -tre qu'elle adresse
à
son père pour qu' i l sache tout èe sa f3.Dille. ":lais la "lettre" ne fut jaoais envoyée (sa mère9
Ce que je voulais vous dire, pp. 334-335.
10
, Le roman de l'ave~ir, p. 221.
-lui dit qu 'elle se perdrait) ll ". Le journal devint alors 12
le "carnet de route " d'une enfant "coupée de son père,
25
(l' idole de ses jeunes années) , de son enfance européenne,
des contraintes et es soutiens du catholicisme espagnol13"
et de sa grand-mère. Ana~s est "remplie de sentiments et
d' i dées14" mais elle se sent seule; aussi reste- t-elle
muette même si elle a envie de parler. C' est seulement en
écrd.vant qu 'elle trouve un "refuge" où elle peut s 'expri
-mer "en français , penser [ses} pensées, rester fidèle à
{sonJ âme et à elle-même15" . Mais que lai sse- t-elle à Barcel one, de quoi cet exil en Amérique va-t -i l la priver? Car ce n 'est pas seulement son père qu'elle ne reverra
plus mais tout ce qu'elle aime.
A Barcelone , l 'ambiance de gaieté et les réunions fa
-miliales at ténuaient l 'absence du père, et il étai t encore
possible de croire
à
son retour ou à l ' éventualité de sa visite. Une plénitude de la nature - "la majestueusebeauté" "des montagnes", les "dernières et pâles lueurs"
cl.u "soleil couchant", le "ciel bleu" et les "petits nuas;es
llAna!s Nin, Journal, Lvolume
rJ
duction de Gunther Stuhlmann, p. 10.
12
,
Le roman de l 'avenir, l3 0n. ci t . , p. 10. 14 Le ro:nan de l'avenir, 15 Journal, [volume IJ,
220. (1931- 1934) , Intro-p. 22l. ~ ~.
221. (1931-1934) , pp. 219-blancs16" - apaisait les angoisses et effaçait les équi-voques. Toute une richesse pour l'oeil, toute une
satis-faction qui pouvait combler la vie comme une totalité. En outre, la luxuriance du pays donnait l ' impression de vivre
des moments d'euphorie, un bien-être poussé au paroxysme, c'est-à-dire que la vie était l11:.e fête contin'Jelle, 'n a -venir présent, un éden à
co~server
et à protéger. Etatsans doute plein d'avenir mais sans aucun devenir. Car la béatitude obstrue l' élan du désir et en empêche l'accom
-1 · t17
p l.ssemen • Quoi qu'il en soit, cette belle stabi l i té
n'allait pas durer. Des événements tragiques se préparent
qui vont battre en brèche une insouciance et un inconscient
d 'enfant: le départ définitif de son père, le divorce oc-culté de ses parents et son "déracinement". Tout ce que ce beau séjour a réussi à dissimuler à Ana!s va, dès lors, paraître plus cruel, plus douloureux puisque c'est à retar-dement qu'elle ressentira le vertige dans lequel l'absence de son père l'a plongée. Aussi le voyage représente-t-il
2G
à ses yeux d'enfant non pas le rêve mais l'inconnu et le re-gret de perdre son univers familier. En ce sens, Anaïs est totalement démunie car elle ne peut se prévaloir des q
uel-ques éléments molaires, cette prudence indispensable, ce
16
, Journal d'enfance (1914-1919), p. 13 .
minimum de forces nécessaires18
à
une production de désir,et essentielles pour "répondre
à
la réali té dominante19".On pourra la charger de "fleurs", de "baisers" et de
20
"bonbons ", c'est dans son psychisme que le grand Vide
se produit, que la fêlure, non la brisure totale -- car
elle espérera toujours revoir son père va s'opérer et
d'une façon irrémédiable. Le choc est brusque, brutal
même. Le départ du navire consacre la séparation phy
si-que et amorce la fragmentation, le dessèchement, l 'anéan
-tissement relatif de l'existence paradisiaque et des
rê-ves d'Ana1s . Mais ce qui pour elle est ressenti comme un
mal sur le plan psychologique devient quelque chose de po
-sitif sur le plan de l'existence, car la vie facile de
Barcelone recèle une part de passivité qui mine l 'énergie
et corrode les mouvements.
Durant toute la traversée se fait peu
à
peu le vide,par le dépeuplement, par la perte d'êtres chers, la d
istan-ce de plus en plus grande
à
mesure que le navire s'éloigne.Cela représente une certaine délivrance de tout ce qui
en-combrai t son désir. !J1ais subsiste encore chez l'enfant
18Gilles Deleuze et Félix Guattari, [·Hlle Plateaux,
p . 331.
19 Ib i ct., p. 199.
20Ana !s Nin, Journal d'enfance (1914-1919), pp. 13-14.
le besoin de se souvenir. Ne parvenant pas
à
s'adapterau rythme du bateau, à la géographie qui file
incessam-ment sous ses yeux, elle ne peut donc pas organiser ùne
Mémoire. C'est probablement cette expérience d
éterminan-te qui, déjà, la pousse à "vivre dans l'instant",
à
"toutnoter immédiatement",
à
écrire presque au moment où ellevit, "avant que la vie soit changée, altérée par la
dis-21
tance et le temps ". L'angoisse devant l'inconnu masque
aussi des possibilités. Deleuze n'affirme-t~i1 pas qu'il
22
faut être "étranger dans sa propre langue ". Cette
jeu-ne Française le sera littéralement aux Etats-Unis, mais
plus encore avec elle-même.
Dès le départ, la mère va exercer un pouvoir latent,
faire preuve d'autorité et resserrer d'autant plus les
liens de la famille qu'elle en sent l'équilibre menacé.
Cependant, Anais vit ctéjà comme hors de ces contraintes
elle ne saisit plus la langue usuelle. Le voyage effectue
une variation dans la pensée de l'enfant; la syntaxe
cou-tumière oscille de son centre et déplace l'ordre des
cri-tères de dominance et de constantes. Plus rien ne passe du langage familier les mots d'ordre ne font plus obéir
comme avant, et les structures pourtant bien établies ne
21 , Journal, [volume
L7
~:----=---:-duction de Gunther Stuh1mann, p. 12.
(1931-1934) . Int
ro-22Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p. 11.
codifient plus de la même façon. Ana!s possède déjà ce qu'elle appellera plus tard "une lucidité immédiate" à la fois "terrible et douloureuse23". Elle s'applique à se soumettre aux exigenc es de sa mère : "j e finis", "~T
a-man m'a di t de ne pas écrire beaucoup, car elle n'aime 24
pas que je m'enferme " •.
Toutefois, l 'écriture agit déjà comme une "consp ira-t l. on 25" , et l'enfant s'aventure bon gré mal gré à en su i-vre le tracé,
à
protéger cet espace vital. Voilà pourquoi dans cet isolement, dans cette privat ion quasi totale de toute communication, Ana!s entreprendra -- pour supporter la cassure dans sa vie et les zones d'ombre dans son exi s -tence -- de créer sa propre langue et partant, son désir : ce sera l e journal.Le vide se fait chez la fillette pendant toute la tra-versée, en dépit des efforts que fait sa mère pour y remé -dier. Si dépendante dans les multiples gestes de sa vie quotidienne, i l lui faudra couvrir les t erritoires qui se
créent en elle. Trouver un "lieu de passage26", acquérir
23 Ana!s Nin, Journal , [volume Il
-duct ion de Gunther Stuhl mann, p. 10. (1931-1934), Int ro-24
_________ , Journal d'enfance (1914- 1919) , p. 24. 25Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p. 66. 26Gilles Deleuze et Fél ix Guattari , i':Iil le Plateaux, p. 397.
son propre rythme d'expression, faire effort pour
s'habi-tuer non moins à l'inconnu comme tel qu'à un "nouveau"
incessant; "quelque chose qui "vaut" le chez SOi27". qui représente un "abri". Arrachée
à
un milieu rassurant, l'enfant devra "disposer de degrés de l iberté28" pour que les signifiants et signifiés de la famille cessent d'en-traver ses mutations, d'interpréter et de réinjecter une
logi que binaire. Autrement dit, en s'appliquant à parler
l ' t .. 29 . t· l
dans sa angue comme une e rangere pour mleux sen lr e vide, elle va se dépouiller des résidus d'organisation,
se déposséger du langage transmetteur de mots d'ordre et ainsi accéder au "silence de la nUit30", au désert à p
eu-pler.
Anais est consciente que le voyage va établir une é -norme distance entre ce pays qu'elle chérit et ce qu'elle
se sentait elle-même devenir un être autonome. Mais i l y a des impératifs à respecter elle devra d'abord se familiariser avec les objets qui l'entourent, puis
domi-ner ses gestes avant de disposer d'une force qui lui p
er-mette d'assouplir les faits, de mieux comprendre ce qui
27Ibid .,-P.402. 28 Ibid ., p. 84.
29Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p. 11. 30 Ana~s
Nin, Journal d'enfance (1914-1919), p. 13.
•
arrive. Aussi c'est à elle qu' i l incombe de trouver les
éléments constitutifs de l'ordre établi -- elle doit les
créer, elle a besoin qu'un pouvoir la dirige, il lui faut
s'inventer même un assujettissement qui va compenser pour
tout ce qu'elle ignore de la situation -- même s'ils
repré-sentent des excédents, des obstacles à son devenir, et m
ê-me s ' i l lui faudra transgresser par la suite ce pouvoir
qui deviendra essentiellement contraignant et privatif.
Car sa mère, taisant les véritables raisons de leur départ,
la prive d'une "logique binaire", -- à laquelle on
s'accro-che normalement face à n'importe quelle difficulté3l lui
extirpe ses repères, sa sécurité. C'est pourquoi Ana!s
s'applique tant à organiser une sorte de l igne dure et qui
représente une certaine unité en énonçant clairement
l'as-pect dichotomique qu'elle remarque dans une certaine
atti-tude de son père : "Il joue tantôt avec douceur, tantôt
a-32
vec force ". Ce portrait à pe ine esquissé , elle s'
empres-se aussitôt de parler de sa mère. Elle le fait non sans
emphase, comme si déjà sur le bateau,' elle reconnaissait
l'importance d'attacher une attention particulière à
cel-le qui, désormais, détient le "pouvoir" de la maintenir
dans "un état de domination33". Au fond, elle cherche
3lGilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux,
p. 277.
32
Ana~s Nin, Journal d'enfance (1914- 1919), p. 23 .
33
Op. ci t., p. 356.
l'autorité de son père, sa protection (comme l igne m olai-re) et retrouve naturellement le pouvoir dominateur de sa mère qui est, certes pour elle, une sauvegarde dans les circonstances.
Aussi,
à
la recherche de points d'appui, de réseauxde signes familiers, Anais accorde à chacun de ses pa-rents "un statut. bien défini3411 • Elle voit l'artiste en son père, le dévouement et la bonté en sa mère35, comme autant de caractéristiques représentant une certaine co-hésion, et donc un pouvoir particulier. Cette autorité qu'elle se forge et qu'elle accepte entièrement exige en même temps un geste de soumission exceptionnel, celui qui mène
à
la dissolution de son je. Autrement dit, elle doitd'abord entreprendre la construction d'un univers "a rbo-rescent" pour mettre ensuite
à
sa disposition de "petitesprovisions de signifiance et d'interprétation", ne
serait-ce que "pour les opposer à leur propre système36" C'est exactement imiter, mimer le pouvoir dans toute l'ambiguité
de son fonctionnement~
C'est dans ce~ état d'esprit que l'enfant fait la
34Gilles Del euze et Fél ix Guattari, Hille Plateaux, p. 277.
35
Ana5!s Nin, J.ournal d'enfance (1914-1919) , pp. 22-23.
36~O~p
~.~C~i~
t
~.,
p. 199.traversée. Le vide qui s'est opéré en elle, crée un espa-ce nomade propiespa-ce déjà à un espa-certain devenir. Elle entre-voit d'une façon imperceptible mais réelle une libération de son passé barcelonais, "un plaisir à obtenir",lequel, comme dit Deleuze, "rapporte le désir·
à
la loi du manque37" Bref, Ana!s s'étant inventé un pouvoir tutélaire, ayant consentià
annihiler son moi, se trouve pour ainsi dire dans une disponibilité qui correspondà
la naissance du désir. La suite dépendra des éléments extérieurs. La mer, en effet, cet "espace lisse par excellence", ce lieu "amor-phe" qui "se constitue par accumulation de voisinages" et dont "chaque accumulation définit une zone d'indiscernabi-lité propre au devenir",est rapidement confrontée "aux exi-gences d'un striage38" qui n1est autre qu'une re-territo-rialisation. Cela signifie que les "lignes, les trajets ont tendance à être subordonnés aux pOints39" Et le tra-jet de Barcelone
à
New York en représente la limite même, la restr.ic tion, la frontière : une sorte de cassure du m ou-vement, une homogénéité d'''à-venir''.33
Une longue attente précède l'entrée en rade 'à New York,
37Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p. 119. 38Gilles Deleuze et Félix Guattari, Hille Plateaux,
p. 609.
car la tempête, le "brouillard40" empêchent le navire de poursuivre sa route. Restée "là entre l'entrée du port et la sortie41".,c'est ainsi que, pendant trois heures,
Anais ressent osciller une "performance42" qui met tous
ses champs d'activité en mouvement. l .. lais Deleuze et G
uat-tari prétendent que "Rien n'est jamais fini" : car il y a "la manière dont un espace lisse se laisse strier, qu'un espace strié redonne du lisse, avec des valeurs, des p
or-t ées, des signes éventuellement très différents43". Au
-trement dit, On n'atteint jamais totalement ni défi nitive-ment un espace, i l y a toujours des particules en retard qui créent un effet d'instabilité. Ainsi les nombreuses fluctuations produisent un court-circuitage dans l'espace
cartographique de l'enfant.
Les "treize jours suivis44" de la traversée l'ont dé -pouillée de ses souvenirs, de ses résidus de facilité
il-lusoire, désincrustant peu
à
peu sa pensée, décapant le vernis aléatoire de son bien-être. Tout cela devait4
0
Ana~s
Nin, Journal d'enfance (1914-1919), p. 27.42Gilles Deleuze et Félix Guattari, Nille Plateaux,
p. 21.
43Ibid ., p.607. 440 ' t
. D. C l . , p . 20.
dissoudre sa mémoire et l'aider
à
retrouver les "articu-lations du réel" dans un état mental sans passé . En ce sens, elle pouvait procéderà
une sorte de migration puisqu'elle s'était relativement libérée du superflu etdébarrassée de son "identité majeure". Pour atteindre une certaine autonomie, Ana!s doit créer maintenant son
t Il d' t · . , 4511 t l propre mouvemen -- sans epar n1 arr1vee -- e e greffer à sa propre pensée. Deleuze n'affirme-t-il pas qu'il suffit d'agir pour produire du sens? Cependant, l'arrivée à New York interrompt ce rythme prometteur, la fixe dans le temps et la rend dépendante du système en
place.
45Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 437.