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View of De 'Fraise et chocolat' à 'Buzz-moi' d’aurélia aurita [sic]. D’un journal érographique à la mise en scène d’une mise à nu dans le contexte du « tout dire »

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Texte intégral

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D’un journal érographique à la mise en scène d’une mise à nu dans le contexte du

« tout dire »

C(h)ris Reyns & Marine Ghéno

De Fraise et chocolat à Buzz-moi d’aurélia aurita [sic]

1

Résumé

Le « buzz » médiatique autour de la bande dessinée Fraise et Chocolat soulève de nombreuses questions sur les femmes dans le monde artistique français. L’auteure, aurélia aurita (qu’elle signe elle-même sans majuscules) semble cumuler les barrières à franchir en art : une femme, d’origine asiatique, créant une BD érotique. De nombreuses références à d’autres auteures du « tout dire » telles que Virginie Despentes (Baise-moi), Christine Angot (Inceste) ou Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.) inscrivent le travail d’aurita dans une tradition féminine et féministe mais aussi scandaleuse. Cet article analyse le scandale médiatique autour d’aurita selon une perspective féministe contemporaine dans la culture populaire que nous appelons pop-féminisme. Buzz-moi, son quatrième opus, confirme l’approche critique et féministe de l’auteure envers les médias, la BD et le champ artistique, ce qui contribue à la création et diffusion d’un contre-discours au féminin sur la libération sexuelle et textuelle des rôles et des genres (identitaires et littéraires).

Abstract

The ‘buzz’ or stir caused in the media by the French comic Fraise et chocolat in 2006 raises issues about women in the French artistic field. The author aurélia aurita (which she signs with no capital letters) seems to accumulate crossed barriers in art : a woman, of Asian origin, writing an erotic comics. Many references to other ‘tell-it-all’ women writers such as Virginie Despentes (Baise-moi), Christine Angot (L’Insceste) or Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.), situate aurita’s work within a féminine, feminist and scandalous tradition. This article analyses the media scandal around aurita according to a contemporary feminist perspective within pop culture to which we will refer as pop-feminism. Buzz-moi, her fourth comics, confirms feminist and critical stands towards the media, the comics world and the artistic field which contribute to the creation and diffusion of a counter-discourse

in the feminine on sexual and textual liberation of roles and gender/genres.

Keywords

aurélia aurita, women in art, media scandal, popfeminism, French comics

1. aurélia aurita semble signer elle même son nom (pseudonyme) sans majuscules, mais on le trouve souvent rapporté avec la majuscule. Ce point sera développé plus loin dans l’article.

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1. Introduction

Tout part de Fraise et chocolat (2006), une bande dessinée « érographique »2 qui raconte la rencontre

amoureuse au Japon entre une jeune artiste française d’origine asiatique et un célèbre « plus trop jeune » bédéiste français. La rencontre est décrite presque exclusivement sur le plan sexuel et d’une manière souvent explicite et parfois crue, dans le contenu autant que dans le dessin. Ainsi le titre, apparemment gourmand, poétique ou sentimental, est nuement subverti dans l’histoire, puisque « fraise » est une référence explicite à une relation sexuelle entre les deux protagonistes lors de ses règles (40-43) et « chocolat » à une relation anale (35-36) [Fig. 1 a,b]. La BD provoque alors un certain scandale qui sera ironiquement mis en scène trois ans plus tard dans Buzz-moi (2009).

Notre but dans cet article est d’abord d’expliquer ce scandale de Fraise et Chocolat3 en le

replaçant dans un double contexte : celui d’une « culture du tout-dire »4 et celui du développement récent

de la BD autobiographique en France. Dans cette première partie, nous montrerons que sous une certaine naïveté, cette BD a d’indiscutables qualités sur les plans artistique et critique, en particulier quant à ses prises de position féministe. Dans la deuxième partie, il s’agira d’expliquer comment l’auteure a essayé de comprendre et de déconstruire la « fabrication » de ce scandale dans sa quatrième BD, Buzz-moi, dont la démarche critique confirme les prises de positions moins assurées dans Fraise.

2. Le terme « érographique » est un croisement de éro-tique et porno-graphique, inventé par Gaëtan Brulotte pour sortir de l’impasse binaire éro-positif et porno-négatif, et concerne tout texte qui traite de la sexualité sous le mode fictionnel (voir l’entretien par Mel Yoken dans LittéRéalité). Ci-après « bande dessinée » sera abrégée en BD.

3. Ci-après Fraise; pour des raisons de contrainte spatiale, nous nous référerons surtout au premier album et seulement occasionnellement au deuxième.

4. L’expression de « culture du tout dire » s’inspire de la notion de « littérature du tout dire » de Jacques Dubois (2009). Cette culture contemporaine a des côtés positifs (liberté d’expression) et d’autres moins positifs (dire trop et trop facilement, égocentrisme,…).

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Nous montrerons que même si celles-ci s’avèrent manquer d’assurance selon des critères féministes souvent plus intellectuels et encore élitistes (ceux de la deuxième vague), elles s’inscrivent parfaitement dans le « pop féminisme », un féminisme présent dans la culture « pop », utilisant souvent le scandale à son profit, dont Madonna pourrait être l’une des principales « starEs ». Dans la conclusion nous tenterons alors de répondre aux questions suivantes : Quel est l’enjeu de ces BD scandaleuses dans la création au féminin en France ? Dans quelle mesure la critique offerte dans Buzz-moi pose la question de l’engagement au féminin dans l’art contemporain ?

1.1 Fraise et scandale: ce qui a choqué

La première raison du scandale semble être que Fraise est perçue comme étant « pornographique » de par son contenu. Mais ceci est aussi dû au fait que le dessin n’ayant apparemment rien d’artistique (se situant entre esquisse et caricature), l’auteure n’a pas l’« excuse » de l’embellissement typique des plus célèbres BD érotiques comme celles des Manara, Crepax et Cie. Ce sentiment de licence excessive est encore renforcé par le fait que celle-ci s’oppose au style allusif, indirect, évasif de son petit ami, l’artiste Frédéric Boilet, mis en scène ici comme l’amoureux [Fig. 2]. Une deuxième raison de ce scandale est que, même si de plus en plus de BD érotiques, pornographiques et/ou érographiques sont publiées chaque année, jusqu’à tout récemment la très grosse majorité de ces œuvres ont été créées et publiées par des hommes et dans l’ensemble pour des hommes. Ainsi l’Encyclopédie de la BD érotique (Filipini 2006) recense plus de 100 auteurs dont seulement cinq femmes.5 A ces deux explications, on peut sans

doute ajouter le fait que l’auteure est d’origine asiatique ; or selon les cultures asiatiques traditionnelles, ainsi que selon leur représentation en France (et en Occident), une femme asiatique se doit d’être « réservée ».6 Une quatrième explication semble être liée au fait que dès sa parution (mars 2006), Le

Monde et Libération lui consacrent chacun un article plutôt laudatif (Donner ; Labé et Le Vaillant, tous

en 2006) ; ainsi ces deux journaux de centre-gauche et gauche, plutôt « intellos » et gardiens du temple « Art », acceptent cette BD, sortant le média BD et le genre « pornographique » des marges, tout en

5. Même si tout récemment il semble y avoir un mouvement d’émancipation comme certains articles et publications pourraient le faire croire (voir « Quand les filles jouent enfin les flibustières du neuvième art »). Cependant, aurélia nous dit qu’elle va au Japon pour participer à la publication d’un album collectif sur le Japon ; dans ce collectif, il y a une seule femme (aurita) pour 7 hommes.

6. Pour des études sur le côté réservé de la femme asiatique, voir Edward Said, L’Orientalisme, et Sun-Mi Kim, Jeunes femmes asiatiques en France (2008).

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donnant à cette acceptation un écho public extraordinaire.

Un cinquième facteur vient sans doute du caractère autobiographique de cette BD. Dans les BD érotiques et/ou pornos, les auteurs masculins racontent des aventures à la troisième personne. Ce sont

Fig. 2: Exemple du style de Boilet. (Boilet et Peeters, Love Hotel, Ego comme X, 2005, p76)

d’évidents fantasmes parfois bien dessinés et bien racontés. A l’inverse, dans Fraise, l’auteure utilise une série d’indices qui crée un « autobiographisme ». Ainsi, le « je » est assumé dans le texte même dès les premiers mots (« Mon premier souvenir … », 8). De plus, l’artiste BD partageant son lit, en l’occurrence, Frédéric Boilet, est suffisamment célèbre pour être reconnu par quiconque s’intéresse à la BD. Cet « autobiographisme », si besoin en était, se verra confirmé dans les entretiens de l’auteure dans les médias. Il est aussi commun à d’autres auteur(e)s à scandale comme Christine Angot et d’autres « romancières du tout dire ». Il est alors perçu comme une impudeur, et une fois encore, d’autant plus inacceptable qu’il vient d’une femme asiatique.

1.2 Fraise en contexte : pourtant pas si choquant

Sans doute faut-il d’abord relativiser ce scandale dans l’espace et le temps. Sur un plan général, après plus de 100 ans d’innovations, y compris scandaleuses, le scandale a aujourd’hui perdu de son impact (Heinich 1998 ; Hughes 1980 ; Jourde 2006 ; Dubois 20097). Sur un plan plus particulier, contrairement

aux scandales littéraires des Despentes, Millet et Angot, le scandale BD est limité presque uniquement

7. Dubois écrit : « Désormais il faut pousser loin la transgression en littérature comme en art pour que des représentations érotiques fassent événement » (4).

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à certains cercles parisiens. En effet, la BD, et plus encore la BD « adulte pour adulte »,8 a un champ de

diffusion plus limité, mais surtout, le prestige de la BD, même s’il s’est amélioré dans les 30 dernières années, n’est en rien comparable à celui de la Littérature en France. De nombreux critiques et lecteurs perçoivent ces textes autobiographiques intimes et/ou « pornographiques » comme une atteinte à la Littérature, elle qui joue un rôle clé dans la formation de l’identité nationale française à travers une multitude d’institutions (de l’école à l’Académie en passant par les programmes littéraires télévisés ; voir Guiney 2004). Pour la BD, « art » considéré comme enfantin, vulgaire, mineur, cela importe peu. Enfin, il faut mettre en évidence que comparée aux sexualités textualisées des Angot et Millet (inceste, « partouze », et j’en passe), la sexualité exposée de Fraise est bien conventionnelle puisque la relation est jeune, égalitaire, hétéro, amoureuse et gentiment exploratoire.

En fait, les opinions ont grandement divergé. C’est en ligne qu’on trouve une grande diversité et une critique au moins apparemment plus blasée où certains semblent même penser que le genre de l’auteure attirera l’indulgence des lecteurs.trices et que « si un homme avait écrit/dessiné cela, il aurait été mal accueilli. » (site Du9 par Guilbert 2006). Pourtant même derrière les « on les a toutes vues » et « elle n’a rien inventé », on peut déceler encore une certaine gêne ou une hypocrisie misogyne, ou simplement une ignorance des enjeux. Ces trois sortes de réaction n’étonneront pas trop puisque la majorité des critiques et lecteurs de la BD sont des hommes.9

2. Fraise et autobiographie

En même temps, ce côté autobiographique et transgressif est aussi ce qu’une partie de la critique a aimé. Ainsi on peut lire dans Libération (Le Vaillant 2006): « Voilà pourquoi la BD d’Aurélia Aurita [sic] est un bonheur. C’est drôle, attendrissant, et ça reste excitant. Surtout ça inverse les polarités traditionnelles, du masculin libidineux, et du féminin nunuche […] »

En fait, pour les amateurs de BD, et pour toute personne cultivée et ouverte, celle-ci n’est pas tout à fait un choc puisque Fraise s’inscrit dans un vaste champ de publications qui va de l’érotisme commercial à l’autobiographie intime en BD et au-delà. Pour être mieux appréciée, Fraise doit en effet être ré-inscrite à la fois dans le mouvement de la « littérature du tout-dire » à laquelle l’œuvre « scandaleuse » de Christine Angot appartient et l’autobiographie dans la BD parfois très intime à laquelle le Journal de Fabrice Néaud (1996) appartient. Comme on le verra, la double filiation se retrouvera explicitement dans Buzz-moi. Mais elle se retrouve déjà comme sous-texte ou intertexte dans

Fraise.

Si pour beaucoup la BD est un produit dont l’intérêt esthétique est limité voire absent, dédié à un public enfant, adolescent et populaire (comme un produit de masse), quand en plus elle est autobiographique, elle appartient (tout au plus) à la sociologie et non à l’art. Ainsi, comme Alexandre

8. Même si en France, la BD adulte se vend mieux que dans la majorité des autres pays (à l’exception du Japon), la BD adulte se vend beaucoup moins que la BD pour enfants. Nous utilisons la BD « adulte pour adulte » pour toute BD qui traite d’un sujet mur (holocauste, difficultés conjugales, abus sexuel, etc.) et/ou d’une manière mure et pour éviter l’expression BD « pour adulte » qui en français est ambivalente puisqu’elle peut faire référence à la BD porno.

9. Le fait que l’auteure soit d’origine asiatique est important car comme le montre Ewan Kirkland dans « The Politics of Powerpuff », « Girl power series reveals the marginalization and vilification of certain identity formations outside the white middle-class heterosexual girlhood represented by the show’s protagonists », (2010 : 9).

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Gefen l’écrit (2004 : 307) :

Le genre de la vie n’est pas—ou n’est plus, ou n’est pas encore—immédiatement littéraire, mais fonctionne par rapport à un système épistémologique autonome et externe, qui est, du moins au XIXe et XXe, perçu d’abord comme relevant des sciences humaines et non de la sphère esthétique .

Cependant, heureusement pour Fraise le précédent Néaud pourrait avoir créé des conditions plus favorables à la réception de ce nouveau sous-genre.10 Fabrice Néaud a en effet publié ce qui est sans doute

la première BD autobiographique en France en 1992-1996, simplement intitulé Journal, et sa réception critique fut plutôt favorable. Dans l’article de Libération cité ci-dessus, aurélia revendique d’ailleurs Néaud comme influence. Fraise peut alors être lu en partie en fonction de ce précédent. Evidemment,

Fraise paraît plus « pornographique » dû au grand nombre de « scènes de cul », mais il faudrait plutôt

insister sur le parallèle et l’égalité entre les deux audaces de ces deux œuvres. On pourrait croire qu’il y a une différence entre parler de sa vie sexuelle pour une femme et parler de son homosexualité pour un homme dans une BD en France, car beaucoup, y compris des femmes, considèrent les droits des femmes comme solidement acquis. Donc, il ne serait plus nécessaire pour « elles » de provoquer. Or comme Nathalie Morello et Catherine Rodgers le montrent magistralement dans Nouvelles écrivaines :

nouvelles voies ? , il faut encore « justifier plus avant la nécessité de s’intéresser particulièrement aux

écrivaines en soulignant la regrettable discrimination qui les frappe encore dans le monde des lettres. » (2002 : 7) Dans l’interview de Libé, aurélia aurita montre qu’elle est consciente de cette discrimination: « J’ai envie de baffer celles qui se disent non féministes. Sans celles-ci on en serait encore à repasser les chemises de nos maris ». Et le journaliste qui l’interviewe, faisant allusion aux dernières pages ironiques de Fraise où l’on voit la protagoniste repasser, d’ajouter : « même celles de Frédéric [Boilet] n’ont pas trouvé grâce à son fer ». Comme le montre la « littérature du tout-dire » des Angot, Despentes et Millet, il est encore nécessaire de mettre en question un certain nombre de tabous sexuels et textuels. Ainsi Jacques Dubois écrit dans « Les romancières du tout dire » à propos de ces trois auteures (2009 : 1) :

J’en ai notamment retenu que le combat qu’a mené ce roman [réaliste] et qu’il mène encore est tout au long lié à la volonté récurrente de faire tomber deux tabous particulièrement identifiables et étroitement corrélés ; le tabou social et le tabou du sexuel, qui sont aussi le tabou des dominations de classe pour le premier et celui des dominations de sexe pour le second.

Et il ajoute : « avec elles […], des auteurs femmes osent écrire ce qui, jusque là, semblait l’apanage des hommes ; elles mettent en particulier au jour une sexualité féminine réputée, de Freud à Lacan, mystérieuse et incertaine. »11

Et c’est entre autres ce que Fraise fait dans un autre média que celui de la Littérature. Ainsi, même

10. Voir le numéro de la revue Belphégor en 2004 consacré entièrement à « l’autobiographie dans la bande dessinée ». 11. La littérature critique qui défend ou tout simplement explique ces textes, qu’après Brulot nous préférerions appeler « érographiques » féminins/féministes, est abondante.

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si dans Fraise le corps est représenté dans toutes ses dimensions et fonctions (ontologique, scatologique, sexuelle, et surtout de désir/plaisir), non seulement Fraise n’est pas une BD pornographique au sens commercial du terme, c’est-à-dire qui aurait pour seul but d’exciter le lecteur, mais comme pour toute littérature érographique, ses « buts […] sont aussi variés que pour n’importe quel autre genre » (Brulotte 1999 : 55). En fait cette littérature a pour effet aussi de « subvertir » idéologiquement et artistiquement. Ainsi, comme Ann Miller et Murray Pratt (2004) le font remarquer à propos de Néaud et Julie Doucet, il s’agit de mettre en question la rupture entre « the formlessness of living and the life-forms through which we know it » (17).

Pour Fraise, le contexte est d’ailleurs plus large (puisqu’il inclut directement le visuel) et plus

global. A ces deux influences françaises, il faudrait donc certainement ajouter d’autres intertextes comme la littérature érotique occidentale (Anaïs Nin est souvent citée par les critiques et l’auteure) et le Kâma-Sûtra (de par le nombre de poses érotiques présenté dans Fraise), et surtout les estampes et la BD « érotiques » japonaises. Rappelons d’abord qu’en France, la culture japonaise et, en particulier la manga, est économiquement et culturellement omniprésente depuis les années 1980. Boilet est lui-même un modèle de cette intertextualité avec la manga japonaise, puisqu’il est un des chefs de file de la « nouvelle manga » qui cherche à mêler les deux traditions. Rappelons aussi que cette histoire se passe au Japon, omniprésent dans le texte (du tatami au riz). Ainsi peut-on voir un enfant lisant une manga dans le train (p.10 ; Fig. 3).12 Cette allusion à la manga est capitale puisque même si la société japonaise n’est

pas toujours des plus ouvertes quant au féminisme « réel » (social, économique, politique), la manga, comme le montre par exemple Deborah Shamoon dans « Office Sluts and Rebel Flowers : The Pleasures of Japanese Pornographic Comics for Women » (2004), est par contre plus libérée que la BD occidentale. Conséquemment cette allusion à la manga, et spécifiquement à la manga pour femme (shojo), qui dans cette BD « baigne dans les autres référents japonais », pose aussi la question du destinataire de Fraise. Si en France, en 2010, il n’existe pas encore de collection de BD pour femmes comme au Japon, il est difficile voire impossible pour une artiste, de créer à elle seule un public spécifique, mais au moins peut-elle poser la question de la relation entre le genre artistique (sentimental—un titre comme « Fraise et chocolat » n’est pas pour attirer des lecteurs hommes a priori) et le genre/gender.

Fig. 3

12. Bizarrement dans les critiques françaises (journalistiques ou en ligne) de Fraise, on ne retrouve aucune allusion à ces traditions asiatiques comme la shunga ou la manga érotique japonaise.

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On voit donc que même si elle s’inscrit dans plusieurs traditions qui en 2006 sont toutes global(isé)es,

Fraise reste aussi une BD très osée, en particulier pour une jeune artiste femme et asiatique, également

intéressante et originale. L’audace ne vient donc pas seulement de la mise en scène crue d’une sexualité exubérante, exploratoire, polymorphe. L’intérêt et l’originalité se voient à la fois sur les plans idéologique et artistique.

Comme l’a montré Gaëtan Brulotte dans un entretien dans LittéRéalité (Yoken 2004), cette littérature érographique est non seulement intéressante parce qu’elle incarne une force subversive redoutable, par exemple remettant en question la séparation privé/public, mais aussi parce qu’elle « met au jour tous les processus de censure qui se cachent partout jusque dans les disciplines scientifiques » (54) (comme la psychologie et la linguistique). Ainsi, comme on le lui a d’ailleurs assez reproché, la BD en général est friande d’exclamations. Fraise utilise les ressources exclamatoires de la BD pour exprimer le plaisir, et la plus savoureuse illustration de cet usage exclamatoire est cette mise en image de « quelques onomatopées japonaises » (p. 85 ; Fig. 4). D’autre part, une différence essentielle est à noter alors que les aînées comme Angot et Millet semblent « agressives », « insatisfaites » et peu enclines à « commenter sur leur volupté » (Dubois 2009) dans leurs interviews comme dans leurs textes,13 la jeune

protagoniste de Fraise fait du désir et du plaisir le centre de son œuvre.

3. Fraise, un « Bildungsroman/Kunstlerroman-graphique »

Si Fraise apparaît donc parfois comme une œuvre naïve, en même temps, la maturité artistique de cette jeune auteure en formation est tout aussi évidente pour un lecteur attentif. D’abord, il faut préciser que cette naïveté trop souvent décriée participe en fait, au moins partiellement, à l’histoire qu’elle raconte. Ensuite, la BD

elle-13. Dubois ajoute : « Si la volupté n’en est pas absente, elle est pour le moins peu commentée » (6), confirmé plus loin par « Catherine Millet laisse entendre qu’elle a vécu ces expériences [sexuelles] sans trop de pathos » et « ce naturalisme éloigne donc de la représentation de toute lecture érotique » (10).

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même raconte l’histoire d’une jeune fille qui est naïve mais qui en est consciente. Ceci est évident tant sur le plan sentimental, sexuel, qu’artistique. Ainsi sur le plan sentimental et sexuel, le désir d’autonomie de la protagoniste est mis en scène par l’auteure dès la page de couverture où elle est montrée ayant « le dessus » et le partenaire, célèbre artiste homme aux nombreuses conquêtes amoureuses [fig. 5], ayant le dessous et les yeux fermés.14 Plus tard, à la page 24, contre la demande de l’homme, la protagoniste refuse d’associer sexualité et maternité et refuse de jouer le rôle de la mère.

Sur le plan artistique, cette maturité apparaît par exemple dans les scènes du miroir. La manière dont l’auteure joue avec le miroir, réalité et symbole érotique par excellence, a, comme le montre aussi Brulotte :

pour fonction de multiplier et de saturer l’espace de sexualité, mais aussi celle de transformer la réalité en images. Ce qui laisse croire que le discours érotique est un discours du leurre, un discours qui aime et cultive le leurre et qui le traite comme un mobile élémentaire du désir. (2004 : 58)

Ceci révèle sa connaissance au moins intuitive de la littérature érographique. Mais dans Fraise, le miroir ne leurre pas entièrement, il contribue plutôt à la construction d’un moi multiplié, en construction, et se présente comme tel. Ainsi dans la scène du miroir de la page 57 lorsque la protagoniste pose la question « regarder son visage en train de jouir ?... ou bien regarder dans le miroir son visage en train de jouir ? » et y répond par « C’est pas pareil !!!! », c’est non pas seulement comme le croyait un lecteur trop pressé une question/réponse idiote mais c’est un jeu subtil avec la problématique de la représentation du moi et du plaisir, évident lorsque l’on remarque qu’elle nous regarde, nous, les lecteurs/lectrices, en train de la regarder, elle, jouir.

14. Même si cette image est à relativiser par la quatrième de couverture et la couverture du deuxième volume présentant une position inverse; en fait, ceci montre une situation complexe plutôt que simpliste dans un ou l’autre sens.

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Cependant ce livre se distingue aussi de la littérature érographique telle que la définit Brulotte d’une autre manière. En effet, contrairement à l’ars erotica classique, ou le « registre émotionnel […] domine sur celui du sentiment » (57), que ce soit à cause du jeune âge ou du genre de l’auteur ou de l’époque, postmoderne, Fraise est aussi très « sentimentale ». Le sexe est décrit comme un élément, important sans doute, voire capital et central, mais pas unique. Fraise est aussi une histoire d’amour et donc davantage une « biofiction cum érographie » qu’une érographie à la Sade ou même à la Anaïs Nin. En même temps, ce « sentimental » ne devient ni sentimentalisme ni drame. Ainsi, contrairement au roman sentimental traditionnel, le stéréotype des rôles et spécialement celui de la femme soumise est subverti. Ceci est d’autant plus important que Fraise sera ré-inscrite au moins inconsciemment dans une tradition occidentale de représentation de l’érotique comme celles citées plus haut ET de l’Asiatique comme victime, de Madame Butterfly et Madame Chrysanthème à sa version contemporaine, Miss

Saigon. De plus, cette émancipation est présentée en construction et non comme un fait établi. Ce

côté « constructif » se retrouve d’ailleurs dans le genre dans lequel il s’inscrit, car Fraise est aussi une éducation sentimentale, un bildungsroman. Ceci est évident dans le topos de l’histoire qui est la découverte d’une sexualité amoureuse. Ainsi, plusieurs fois, la protagoniste est dessinée comme une petite fille qui découvre un nouveau monde. A la page 55 [Fig. 6], ceci est particulièrement évident lorsque cette « petite fille » qui semble découvrir des « trésors » dans le « nouvel » appartement de son copain est dessinée à côté d’elle-même, adulte, en femme nue devant un miroir. La référence explicite au roman d’apprentissage apparaît à la fin lorsque la protagoniste dit : « ça m’a pris neuf ans pour réaliser que pendant tout ce temps j’avais appartenu à la première catégorie {amante[] dévouée[]} faisant passer le plaisir de l’autre avant le [m]ien. » (138)

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On notera encore que contrairement à la littérature érotique classique où l’apprentissage se fait à travers l’homme-guidant-l’initiée-vers-le-« paradis » (Histoire d’O, Réage 1972), ici l’apprentissage se fait AVEC l’homme et de manière autonome. La même chose peut être dite de l’apprentissage artistique de la protagoniste qui est là pour « faire une histoire sur le lieu où [elle est] invitée » (29). Jamais dans ce récit, l’expérience de Boilet, artiste déjà célèbre, ne domine celle de la protagoniste.

Enfin, ce roman d’apprentissage se présente d’abord comme un journal. Le dessin esquissé et la mise en images de la protagoniste écrivant/dessinant son journal présenté dès la première page donne l’illusion que le produit fini qu’est ce livre est « simplement » un journal tenu au jour le jour. Cette illusion renforcée par l’idéologie/mythologie de la sincérité de l’autobiographique est évidemment démentie dans le texte même car certains éléments nous montrent que ce journal a été retravaillé, réorganisé artistiquement. Ce « journal d’apprentissage » est donc aussi un kunstlerroman, récit d’apprentissage artistique. Dès la page 26, c’est-à-dire au début de leur rencontre, la protagoniste a déjà l’idée de transformer leur « passion », une fois « éteinte », en « très beau livre » (25).

Si le dessin, entre esquisse et caricature, est volontairement simpliste, il est le résultat d’un choix artistique. Celui-ci est mis en scène de quatre manières. Premièrement, certaines planches montrent que l’auteure sait dessiner plus académiquement (p. 95 ; fig. 7). Deuxièmement, la technique de l’esquisse sert à simuler le journal en direct; cette technique qui a des antécédents célèbres en peinture et plus récents en BD avec par exemple les Carnets de bord de Lewis Trondheim, est aussi une manière de mettre en scène la « fraîcheur » et « l’authenticité » des « événements ». Troisièmement, par son côté caricatural, ce dessin met en évidence un désir à la fois de se distancer vis-à-vis de l’« autobiographique » et spécifiquement du sentimental et en même temps de critiquer la société. Le caricaturisme, de type reiserien (ce qu’elle revendique hautement dans diverses interviews), renforce encore ce double aspect critique. D’une manière générale, l’humour, déjà évident de par le titre, se retrouve donc dans la caricature en général mais aussi, preuve de maturité, dans l’auto-dérision. Ainsi la protagoniste se rit-elle de son obsession sexuelle (8) et de son sentimentalisme (29, 81) ou des deux à la fois (31). Cette distanciation,

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aurélia la met en scène ironiquement lorsque après 5 pages d’épilogue représentant la protagoniste repassant des vêtements tout en rêvant, à la dernière page, elle écrit : « L’histoire que vous venez de lire est un fiction, car je n’ai jamais, bien évidemment, de toute ma vie, repassé une seule chemise de Frédéric. aurélia aurita, Tokyo, le 12 février 2006. »

Déjà le choix de son pseudonyme dès le début de sa carrière montrait bien qu’elle avait un agenda engagé, que nous qualifierons d’abord simplement à la fois de féministe et de formaliste/esthétique. De par son sens et sa forme, les noms « aurélia aurita » renvoient en effet à un agenda féministe. L’auteure indique dans la couverture intérieure de Fraise que l’aurélia aurita est une variété de méduse ; or on connaît le rôle important de la méduse dans la tradition féminine et féministe tel qu’illustré dans Le Rire

de la méduse par Hélène Cixous (1975). D’autre part, l’omission de lettres majuscules pour un nom

propre est extrêmement rare dans la tradition occidentale et donc il est d’autant plus significatif. Il existe quelques cas dont le plus intéressant pour notre propos est celui de bell hook, féministe afro-américaine. Cette « dé-majusculation » confirme donc bien, si on suit l’influence de bell hooks, une volonté de démystification de diverses notions qui vont du refus de l’auctoritas (auteur/autorité--patriarcale) et du vedettariat (le star system qui inclut les « littéraires ») à l’affirmation d’un engagement social à travers un certain féminisme que nous appelons pop-féminisme.

Sous des apparences naïves donc, transparait une subtilité certaine même s’il faut le reconnaître elle est encore limitée. Cette BD reste naïve, selon le terme le plus employé, ou peu assurée, selon nos termes, sur plusieurs plans ; le contenu (une mise à nu contemporaine d’une histoire d’amour), l’idéologie, qui manque d’engagement surtout sur le plan multiculturel, et la réflexivité artistique, comme le montrent certaines variations de bulles et de cadres qui semblent arbitraires (Fig. 8). De même, l’organisation de l’histoire est pauvre, basée sur une division anecdotique et irrégulière suivant la chronologie du journal.15 Enfin, l’intertextualité démontrée ici entre auteures d’autobiographies, de BD,

féministes ou non, n’est pas toujours suivie ou affirmée clairement. Dans cette perspective, on pourrait dire que les particularités du texte Fraise (aux niveaux sexuel, politique – féministe, genre/gender, stylistique et esthétique) ne sautent pas aux yeux de tou(te)s.

15. Voici la « Table des matières » : 0. Préface de Sfar; 1. [prologue dans l’avion], 7-8; 2 Fraise et chocolat, 9-47; 3?, [intermède-France], 49-54; -3-4. Japon 2, 55- sous divisé?-le dilemme, 56; Pauline et paulette, 60; la chenille, 70; Pauline/ lette 2, 77; l’apparition, 87; reset, 96; tchao vagin, 103; le Bonheur, 108; Frédéric et Chenda, 118; la parisienne, 127; épilogue, 137-41; [post-épilogue], 142.

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On s’autorise donc à dire que sans l’effet de scandale Fraise aurait pu passer presque inaperçu dans l’histoire de la BD et de l’autobiographie. Le scandale a donc encore du bon. Une BD pornographique crue, par une femme asiatique, reconnue par des journaux prestigieux qui sont censés être les gardiens du temple Art : Tout était alors en place pour provoquer un effet boule de neige que peu aurait pu contrôler, et moins encore la jeune aurita. L’auteure, surprise, prise hors garde, est alors invitée « partout ». Jeune, timide, désarçonnée, pas très adroite, peu à l’aise avec les mots seuls, sans l’« agressivité » des Angot et Millet, elle est alors le jouet des médias et des professionnels de la mise en image du scandale. A son tour scandalisée, choquée, frustrée et irritée, elle décide de raconter cette perte de sens médiatisé[e]… et c’est le sujet de Buzz-moi.

4. Buzz-moi et l’interSextualité féministe

Comme Fraise et chocolat, Buzz-moi est aussi un récit autobiographique mais d’un autre type. D’abord

Buzz-moi est moins naïf que ses albums précédents. En fait, il met en scène et à nu la naïveté de la jeune

auteure et la manière dont les médias vont en profiter. Le scandale a donc du bon car il aura au moins « forcé » l’auteure à réfléchir sur son aventure médiatique et à produire une œuvre indiscutablement très subtile dans la « mise en scène » de sa critique. Ensuite, le sujet et le style de Buzz-moi permettent d’éliminer le petit arrière-goût d’insatisfaction que l’on pouvait garder en lisant Fraise de la manière riche dont nous l’avons fait dans les pages précédentes : pour les plus sceptiques, Buzz-moi éclaire la lecture de Fraise et confirme les prises de positions moins assurée dans ce dernier. Dans Buzz-moi l’intertextualité abonde et elle est des plus explicite, en particulier dans son inscription dans le c(h)amp féministe, évidente d’abord de par le superbe titre. « Buzz-moi » est en effet un jeu de mots à la fois sur

Baise-moi de Virginie Despentes, ouvrant le premier topos, féministe, et sur le mot « buzz », le deuxième

topos de cette BD.

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Selon l’édition 2010 du dictionnaire Larousse, un buzz est :

n.m. (mot angl., bourdonnement). Forme de publicité dans laquelle le consommateur contribue à lancer un produit ou un service via des courriels, des blogs, des forums ou d’autres médias en ligne.—par ext. Rumeur, retentissement médiatique, notamm. autour de ce qui est perçu comme étant à la pointe de la mode (événement, spectacle, personnalité, etc.). Le film a fait un énorme buzz.

Avec cette quatrième BD, aurélia aurita reconnaît donc ouvertement que ses BD sont des buzz, c’est-à-dire des succès davantage dû aux rumeurs et au retentissement médiatique. Mais d’une part, vu la persistance des stéréotypes et réalités sexistes en France (et ailleurs),16 d’une certaine manière, aurélia,

comme les romancières du tout-dire, n’a pas trop le choix des moyens/médias pour se présenter sur le marché. D’autre part, si elles acceptent de jouer le jeu, c’est très risqué car si elles veulent être crédibles et lisibles après et au-delà du buzz du scandale, elles doivent aussi pouvoir s’en dégager. Pour être acceptés comme de la L/littérature, leurs livres doivent donc aussi, au moins parfois, d’une part mettre en scène et « discuter » le scandale et leur « mise en médias », leur « buzzage », et d’autre part faire preuve d’une manière ou d’une autre d’une certaine connaissance de la littérature qui les a précédées et qui les entoure. C’est exactement ce que Buzz-moi fait.

Plus assurément que Fraise, Buzz-moi est truffé de références de toutes sortes. Si comme pour

Fraise le dessin reste fruste et donne encore cette idée d’immédiateté « sincère » de l’autobiographie,

l’organisation de Buzz-moi est remarquablement plus significative et renvoie à une tradition plus explicitement « classique ». L’album de 142 pages est en effet composé de 10 parties, dont un prologue de 5 pages, un épilogue de 13 pages et 8 parties intermédiaires organisées chronologiquement. L’organisation chronologique, le prologue et l’épilogue, marquent une volonté d’inscrire le texte dans une organisation rationnelle, celle de l’essai et/ou celle du théâtre.17 Elle marque aussi une volonté de raconter une histoire

classique avec un début et une fin dans le temps. Mais cette linéarité est aussi doublée d’une l’idée cyclique par le fait que d’abord les événements des prologue et épilogue se passent dans le même lieu, un village dans les Vosges, et ensuite que la dernière partie avant l’épilogue reprend le titre de la première partie après le prologue « mon [autre] rencard avec elle ». Cette circularité subvertit donc la linéarité, et cette double structuration est symptomatique d’une double affiliation tant à un courant « mainstream » qu’à un courant marginal, et tant sur le plan idéologique qu’artistique.

16. Pour en être convaincu, voir la remarquable introduction de Shirley Jordan à son étude Contemporary French Women’s Writing, 2004, en particulier pp. 11-31.

(15)

La référence au village dans les Vosges a au moins deux intertextes. Le premier, explicite de par le dessin (141, fig. 9), est le village qui résiste contre l’empire (romain) chez « Astérix ». Hommage est donc payé à la tradition de la BD française où Astérix et l’« idéologie » française de la résistance qui l’accompagne sont deux éléments incontournables de la culture française contemporaine. Cette résistance typiquement masculine, voire sexiste selon le stéréotype de l’homme guerrier vs. la femme au foyer (des Gaulois contre Rome, des Français contre les Nazis, des Français contre l’impérialisme américain) est toutefois détournée par l’auteure dans un sens féministe. En effet, le deuxième intertexte est à Angot et, au-delà, à la littérature du « tout-dire ». La fuite vers le village vosgien pour résister renvoie en effet à un « roman » d’Angot intitulé Quitter la ville (2000). Ce récit de Angot présente des similitudes intéressantes avec

Buzz-moi. Si Quitter la ville raconte une histoire inverse de celle de Buzz-moi (fuir la province pour

rejoindre Paris),

the narrator […] proposes that the purpose of L’Inceste [son texte à scandale précédent] was less to document an authentic experience of a sexual taboo than to bait the public and the media by preying upon their voyeuristic tendencies. By reproducing letters […] with no attempt to

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alter the identities of the authors and participants, she turns her anticipated self-portrait into an indictment of the literary market and its followers. (Cornelius 2001 : 380-81)

Que l’on croit à la véracité de ce commentaire paraphrasant Angot ou pas, il est des plus intéressant puisqu’il montre que l’un des buts de Quitter la ville est d’attaquer les médias pour leur voyeurisme et leur sexisme. C’est exactement ce qu’aurita fait dans Buzz-moi. Si, comme c’est le cas sans doute de toutes les « romancières du tout dire », de diverses façons, le côté artistique de L’Inceste de Angot n’est nullement nié par son « exhibitionnisme », la naïveté de Fraise joue sans doute un rôle rédempteur par rapport à l’agressivité et au cynisme (ou en tout cas à leur perception) des Angot dans ses autres écrits et dans ses interventions publiques. Car, si pour aurita il s’agissait bien aussi de documenter l’expérience avec tout ce que cela impliquait, comme nous l’avons écrit ci-dessus, cette expérience est plutôt heureuse et le plus souvent heureusement mise en scène sans pourtant ignorer les angoisses ou questions que l’aventure et le reportage sur cette aventure impliquaient. Comme pour Fraise, le ton de Buzz-moi, tout en étant critique, est aussi moins agressif et surtout n’est pas hargneux comparé à Angot par exemple.

La deuxième référence à Angot se fait à travers une blague sur cette auteure racontée par un « personnage » réel très « buzz » qui se nomme Beigbeder18 (38-39). L’ironie vient du fait que ce

personnage, présenté d’une manière peu sympathique, égocentrique et surtout typiquement machiste, pourrait lui-même faire partie de cette « littérature du tout-dire » puisque lui aussi tend à raconter « tout » dans ses textes,19 avec la différence cruciale que son point de vue est typiquement masculin. Cette blague

qu’il a lue dans le fameux Charlie Hebdo, journal BD radical, intéressant mais aussi souvent sexiste,20

dévoile l’un des problèmes cruciaux de cette littérature et surtout de sa réception, confondant « sexe textualisé » et sexe vécu (38-39) :

Au fait, vous avez vu Charlie hebdo ? ‘y a un gag avec un mec complètement déprimé, valises sous les yeux, et l’autre lui dit : ‘t’as lu le dernier Angot ?’...

– Et le mec lui répond : ‘non, je l’ai baisée !’ Ha Ha Ha !!!

Enfin, le titre renvoie directement à Baise-moi, le roman (1994) et le film (2000) à scandale, de Virginie Despentes, écrivaine associée aux « romancières du tout-dire ». Tant le sujet que la manière crue de le traiter permettent d’établir un parallèle entre les deux œuvres et le « mouvement » dont elles font partie, même si, comme nous l’avons vu et le verrons encore ci-après, il y a aussi des différences importantes.

Toutefois, en dépit des différences, cette volonté de se ré-inscrire dans une tradition, ici celle des « romancières du tout dire », a de multiples causes chez aurélia aurita. Comme Nathalie Heinich le met en évidence dans ses diverses études sur le scandale, à l’heure des ruptures incessantes, l’artiste, isolé, a besoin de se réinscrire dans un groupe (1998 ; 2005). L’isolation est d’ailleurs mise en images ici puisque « l’auteure » de Fraise est présentée comme se sentant seule: son partenaire, Frédéric Boilet,

18. Frédéric Beigbeder est un romancier et animateur télé depuis 1990, date de la parution de son roman à succès 99 francs (9,99 euros) dans lequel il s’inspire de son expérience en agence de publicité.

19. Pour Beigbeder, l’intérêt de ses textes se trouve ailleurs que dans le tout dire sur les autres (rumeurs), il se trouve par exemple dans sa critique des milieux publicitaires dans 9,99 euros, ou alors peut-être sur le corps masculin.

(17)

est au Japon (26) et on la voit appeler sa mère au secours (30).21 Dès la première page, aurita avait

présenté Annie Ernaux, la moins controversée des écrivaines du tout-dire, comme essentielle pour sortir de cette solitude : « quand je la [[citation de ?] Ernaux] lis, je me sens un peu moins seule » (5).22 La

phrase de Ernaux citée résume parfaitement l’histoire des deux albums BD ici traités: « J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler qui rendent le regard d’autrui insoutenable ». La première partie de la citation explique par avance ce qu’elle va raconter dans ce livre, qui est son incapacité à parler de ce qu’elle a créé; la deuxième partie fait allusion au côté scandaleux. aurita s’inscrit donc dans une tradition féminine et féministe, même si ce féminisme ne correspond pas exactement au « standard » attendu, en particulier celui de la deuxième pour se rapprocher de celui de la troisième vague (voir par exemple Hains 2008 : 214-216) et ses variantes, post-féminisme, métaféminisme et pop-féminisme.

Cette surabondance de citations, références et allusions23 peut être vue aussi à la fois comme une

revanche sur la partielle naïveté de Fraise et sur l’échec médiatique qui s’en suivit décrit dans Buzz-moi. En effet, lors d’une interview, questionnée sur ses influences, l’auteure avait inclus les « Schtroumpfs » (23). La référence à cette BD est à première vue naïve et même surprenante. Et ce, non seulement parce que c’est une BD essentiellement pour enfants (en contraste flagrant avec Fraise « BD adulte pour adulte »), mais surtout parce qu’elle est gentiment, et donc d’un point de vue féministe, d’autant plus insidieusement, sexiste. Toutefois, dans Buzz-moi elle reprend cette BD enfantine mais pour la juxtaposer à d’autres BD adultes et c’est autant la juxtaposition qui est intéressante que chacune d’elle isolée. Les cinq BD sont : La Soupe aux Schtroumpfs (1976) de Peyo, Maus (1985) de Art Spiegelman, I never liked

you (1992 ; [Je ne t’ai jamais aimé, 2002]) de Chester Brown, L’Epinard de Yukiko (1990) de Boilet

et Bitchy Bitch (1990 ; Bitchy Bitch [traduction française], 1998) de Roberta Gregory. Une première remarque est que la tradition de la BD américaine mainstream, l’une des plus importantes dans le monde

est absente. Si Spiegelman est américain, d’une part il appartient à une minorité ethnique (juive) et

d’autre part ses livres n’ont rien à voir avec la tendance américaine « lourde », celle du « superhero », aussi la plus sexiste. Juxtaposer 5 BD aussi différentes les unes des autres devrait être lu comme un acte de réaffirmation pour la diversité. D’autant que cette diversité existe sur tous les plans : géographique/ culturel (France, Japon, « anglaise »--les 3 grandes traditions de la BD), genre (pour enfants/adultes, grand public/marginal, aventure/autobiographie/histoire/critique sociale), « blanc »/minorité ethnique, et genre/gender et sexualité (hommes/femmes ; homo/hétéro), sans parler de la diversité générationnelle et artistique (ligne claire/grise/ « crade »).

Pour les « Schtroumpfs », au-delà d’une possible nostalgie pour une BD pour enfant qui fut omniprésente des années 60 aux années 2000, aucune autre allusion n’y étant faite, il est difficile d’interpréter son rôle autrement que comme la réaffirmation d’un côté naïf. Rappelons aussi que nous

21. L’intervention voulue de sa mère est une autre différence importante avec les romancières du tout dire où la mère est absente ou présentée négativement.

22. Il est important de mettre en évidence qu’aurita a choisi Ernaux comme auteure en exergue, et non des auteures contestées comme Angot ou Millet.

23. Il en existe beaucoup d’autres ; ainsi l’épisode déjà brièvement mentionné de l’amour pendant les règles doit se lire en référence à la littérature de l’écriture féminine, avec toutefois une variation typique peut-être de la troisième vague (d’un post-féminisme) puisque c’est non pas seul mais à deux que ce « liquide féminin » est évoqué ; y compris dans ces autres BD; ainsi son troisième album s’intitule Je ne verrai pas Okinawa, en référence à Hiroshima mon amour de Marguerite Duras.

(18)

avons vu ci-dessus ce qu’il en était de « Astérix » qui est aussi à interpréter au-delà de son sexisme. Intégrer les « Schtroumpfs » dans une BD qui se veut féministe, c’est aussi montrer son refus d’un certain dogmatisme. L’épinard de Yukiko est évidemment à lire à la fois comme un hommage à son « copain » et au-delà à une BD autobiographique « érographique » d’un maître de la « nouvelle BD/manga ». I

never liked you est un hommage à l’une des premières BD autobiographiques et qui plus est produite par

un auteur trois FOIS marginal, canadien québécois anglophone, symbole de la BD indépendante. S’il est vrai qu’il n’y a qu’une seule femme auteure de BD dans les cinq, sur le plan statistique, c’est en fait une surreprésentation. Mais surtout cette auteure est spéciale. Roberta Gregory est en effet une auteure américaine mais de l’underground, féministe et lesbienne engagée. Le nom de cette auteure est lui-même un pseudonyme volontairement ambivalent et engagé.24 D’autres éléments viennent s’ajouter à ce type

de « féminisme » critique du mainstream en général et du féminisme mainstream de la deuxième vague. Ainsi, il existe un jeu de mots dans le titre de la première partie après le prologue intitulée « mon rencard avec ELLE » (13). Un rencard est un rendez-vous le plus souvent amoureux ; ce qui est partiellement confirmé par les fleurs et petits cœurs dessinés qui entourent ce titre. Le lecteur/lectrice est alors amené à croire à un rendez-vous amoureux homosexuel. Même si l’on apprend ensuite que ELLE est le nom du fameux magazine « féminin » et donc même si l’ambiguïté est alors levée,25 cette amour possiblement

lesbienne revient ensuite dans diverses allusions (surtout l’épisode du « double asiatique » de la p. 67 sur lequel nous reviendrons), et en particulier par le dessin qui précède le deuxième épisode du « rencard avec elle » où l’on voit deux femmes et un cœur au milieu (121). Ces allusions à une sexualité autre venant d’une auteure qui dans sa BD se présente dans son aventure amoureuse clairement comme straight ne peuvent pas être négligées dans la mesure où non seulement dans le mainstream ces autres sexualités sont toujours perçues négativement mais même dans les milieux « intellectuels », universitaires, comme le montre Bourcier, elles restent quasi taboues (2006).Complémentairement, contre un dogmatisme lesbien, ces allusions montrent aussi que l’on peut être straight et ouvert aux autres.

C’est évidemment dans les médias que le sexisme est le plus évident. La critique de ce sexisme dans Buzz-moi continue avec par exemples l’épisode ironique de « Madame Météo comme devant être belle » (39) et l’opposition des journalistes (y compris d’unE journaliste) à la féminisation des noms de métier (74 et 76) lors d’une interview de aurita (interview qui en plus donne le dernier « mot » au professionnel, homme, du théâtre, grand art, mettant en évidence par contraste l’amateurisme de l’autrice de BD ; 79). On remarquera de plus que dans les cinq interviews représentées dans Buzz-moi, aucune question qu’elle vienne d’homme ou de femme journaliste ne concerne le point de vue de l’auteure comme femme, ni n’établit une connexion avec la littérature du « tout-dire », pourtant bien d’actualité dans les milieux culturels parisiens depuis au moins 10 ans lors de la parution de Fraise (2006), comme nous l’avons montré ici.

Il faut enfin ajouter qu’aurélia critique le journalisme et les médias au-delà de la seule problématique féministe. Ainsi en va-t-il aussi de sa critique du racisme ou de la xénophobie à travers ses références à l’ethnicité. Il y a d’abord celles, implicites, à bell hooks, à Maus et à la fameuse BD

24. Noms doublement masculins (Robert et Gregory) remontant à la tradition des Georges Sand et George Eliott.

25. Ceci est important dans la mesure où, en dépit d’une littérature avant-coureuse comme celle de Wittig par exemple (1970) ou d’un superbe roman comme Sphinx de Anne Garréta (1986), les « queer studies » sont encore peu développée en France, voir Bourcier, Queer zones, 2006.

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« ethno-critique » Le Beurgeois (7).26 Ensuite il y a une référence explicite avec le long intermède au

centre de l’album lorsque la protagoniste rencontre une traductrice franco-coréenne vivant en Catalogne avec son « copain » catalan (63-67). On les voit alors échanger leur expériences du racisme qui vont de la cour d’école (« chinetoque ») au lieu de travail (« il n’y a pas de racisme anti-asiatique ! ») au commentaire ironique (« les Asiates subissent une discrimination ‘positive’ ! »).27

5. Buzz-moi au-delà de Bourdieu

Il y a enfin la critique systématique du « jeu » médiatique. Buzz-moi comme le titre déjà le suggérait, raconte ses mésaventures dans le monde médiatique car si le buzz n’est pas un nouveau phénomène, sa force (vitesse et étendue) est sans cesse renouvelée avec les nouveaux médias et les nouvelles technologies en coordination avec une idéologie néo-libérale du « laissez-faire ». Cette critique se fait à travers certains épisodes et à travers une référence clé à Bourdieu.

Le récit de Buzz-moi commence par raconter en 14 images « les grandes étapes de la vie d’un ’buzz’ » (8-11) dont certaines ont déjà été mises en évidence et analysées ci-dessus. On y apprend entres autres qu’aurita n’accepte pas toutes les interviews, ce qui montre bien qu’elle est consciente de ces manipulations médiatiques. Ainsi refuse-t-elle une interview pour un magazine national mensuel masculin « érotico-branchouille » (9). Dans l’image suivante on la voit interviewée par une journaliste de la presse écrite et celle-ci avoue ne pas avoir lu le livre de l’auteure. De plus, cette journaliste ne semble avoir aucune idée des enjeux de cette BD du tout-dire qu’elle feuillette ensuite lors de l’entretien. Le mini-récit se termine sur l’auto-dérision, sur son indépendance grâce à ses droits d’auteur et sur une projection de sa personne 20 ans plus tard paradoxalement embourgeoisée « si ça continue comme ça » (11). Comme Angot, elle s’irrite que l’on réduise son livre au sujet de l’histoire et à des stéréotypes. Ainsi pour « l’Iran on invite Satrapi…/ [pour] Israël c’est Sfar … /et [pour] moi [le] cul ». Caricature de l’interview plus basée sur le scandale que sur le livre car pas lu (16-23). Ensuite, dans une interview pour une émission littéraire à la radio avec Mazarine (Mitterrand) et deux autres journalistes (69-79), l’auteure montre que ce qui se présentait comme improvisé est en fait truqué.

Enfin vint la télévision ! Comme Jordan le met bien évidence en citant une série d’études: The channels through which a writer and her work is now mediated continue to proliferate and extend way beyond specialist magazines, journals and the literary pages of the major dailies. […] demonstrating that littérature is now spectacle and, as Nettelneck comments, ‘in a relationship of dependence in respect to télévision. (2004 : 25)

Et pour toutes les raisons sexistes étudiées précédemment, une auteure doit davantage faire face à ces manipulations commerciales. Ainsi Morello et Rogers écrivent : « Certes, certaines nouvelles écrivaines sont très médiatisées, mais il s’agit plus de la personne que de l’œuvre […] notoriété publique et

26. Voir l’étude de la BD Le Beurgeois par Chris Reyns-Chikuma dans Belphégor.

27. La faiblesse de cette critique ethnique pourtant aussi essentielle en coordination avec la critique féministe pourrait être due soit au manque d’espace (on ne peut pas tout dire), soit à une conception française (européenne) de l’universalité qui refuse d’inclure la différence ethnique alors que la différence gender a commencé à être acceptée (voire la parité en politique et jusque dans la Constitution française).

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reconnaissance intellectuelle ne devraient pas être confondues » (2002 : 12).

Dans ce contexte, la référence à Bourdieu est donc intéressante même si elle est datée et surtout ne considère pas la quasi absence de critique féministe chez Bourdieu.

C’est tout cet emballement médiatique qui me fait peur. Comme Frédéric n’est pas à mes côtés, je me raccroche à d’autres repères… [et on la voit lire : Sur la télévision de Pierre Bourdieu]. (Fraise : 26-27)

De par son statut comme l’un des plus grands sociologues (français) et de par son engagement social, Bourdieu est le critique le plus cité mais concomitamment il est aussi le plus critiqué, en particulier quant à sa posture sur les médias et spécialement la télévision.28 La première chose positive dans cette

citation est qu’aurélia ne se présente pas uniquement comme une victime des médias. Pour se préparer et « comme Frédéric n’est pas à [s]es cotés, [elle s]e raccroche à d’autres repères » (27), elle « relit » (28) Sur la télévision de Bourdieu. La mise en images qui suit est intéressante. Elle présente les 2 options face à la télévision : accepter la « sauvagerie » des médias ou s’enfermer dans la tour d’ivoire. Toutefois le dessin est très clairement en référence à son cas et avec un point de vue féministe. On voit les médias la poursuivant sous cinq formes, main, œil, lèvres, bouche dentée, et « bite » ou chaque dessin correspond à chaque parole. Ainsi l’œil dit « pourquoi tu te caches », les lèvres « bisous », et la « bite » « tu baises ? ». Dans l’image suivante, ironiquement en référence au sauveur masculin traditionnel, son éditeur (le célèbre Benoit Peeters) arrive en avion mais pour lui rappeler que la télévision c’est « 4000 ventes par jour » (28). Cependant c’est d’une part « armée » en Jeanne d’Arc ayant entendu la voix de [Bour]dieu qui lui dit de « se renseigner un minimum pour savoir où on met les pieds, [de] savoir pourquoi on y va » (28) et d’autre part avec l’aide de sa mère qu’elle acceptera d’affronter la télévision (30).

On a donc ici à faire à une méta-BD autobiographique où le « moi » est mis en scène pris entre les diverses forces qui le forgent, entre le privé et le public : la « sincérité », l’ « écriture » et les divers Autres (le partenaire amoureux, la mère de la protagoniste,…), dont cette incontournable force aujourd’hui, les médias (les journaux, la radio et surtout la télévision)… mais avec une tournure définitivement féministe.

5. Conclusion

Fraise et Buzz-moi sont à replacer dans une tradition du tout dire qui comme l’a montré Dubois remonte

aux réalistes comme Zola, et d’ailleurs à d’autres qu’il ne cite pas, comme les romancières réalistes/ naturalistes Sand, Rachida et Neefje. Mais au-delà même, si leur auteure décidait de poursuivre dans la même voix/voie, ces deux BD pourraient ouvrir en France et dans le monde francophone, ce que l’on a appelé le « pop-féminisme », soit un féminisme qui s’exerce et s’épanouit à travers la culture populaire, et plus précisément à travers des agentEs de cette culture (chanteuses, productrices,…), et ainsi pourrait atteindre davantage les couches populaires. Car en France, la Littérature et même le cinéma étant de

28. Pour une critique de la sociologie de Bourdieu voir Penser les médiacultures, 2005, et en particulier le chapitre de Glevarec (69-102).

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moins en moins des médias/arts populaires, le féminisme « défendu » volens nolens par ces auteures du tout dire (Despentes, Millet, etc.) et les débats qu’ils provoquent (par scandale-s interposé-s) restent trop cantonnés aux élites. Sauf pour de rares études comme celle de Bourcier, il manque en France de discussion sur l’impact de la culture populaire sur le féminisme et sur les femmes autre que dans le cadre très restrictif de la représentation victimisante (voir Meyers 2008). Bien sûr il y a (eu) Madonna qui a (eu) un impact féministe global même s’il n’est pas toujours clair.29 Mais comme ces « popstarEs » ne

sont pas françaises et qu’il n’existe pas forcément d’équivalent national ou transnational francophone, ce pop féminisme américain n’est pas ou très peu discuté dans l’hexagone.30

Madonna peut toujours être considérée (et l’est d’ailleurs parfois explicitement) comme un phénomène « exotique » par les critiques en France. C’est pourquoi nous pensons que les BD d’aurita, avec d’autres créations artistiques populaires produites en France, peuvent jouer un rôle clé dans la BD, les arts et les médias en général, et dans la société française. Si ce mouvement pop féministe a été encore peu théorisé, il a aussi justement l’avantage et l’originalité de ne pas se situer au niveau théorique mais de se retrouver dans une pratique artistique accessible, soit à un plus large public, soit à un public plus circonscrit mais différent de celui de la littérature et des débats intellectuels féministes qui ont eu lieu jusque dans les années 1980, et bien au-delà en France.

Ce pop féminisme recoupe les recherches féministes qui ont pris place des années 1990 jusqu’à aujourd’hui sous divers noms comme féminisme de la troisième vague, postféminisme et métaféminisme (Oprea 2008). Il pourrait aussi être considéré comme s’inscrivant pratiquement dans la lignée de la théorie de Judith Butler. Selon la théorie de la performativité de Butler énoncée dès la fin des années 1980 aux USA (c’est-à-dire contemporaine de la carrière de Madonna mais divulguée seulement 15 ans plus tard en France31), une résistance aux normes est possible dans la répétition des gestes et actes

qui font les normes avec un léger changement, une déviation (2005). Ici la position de prise de parole d’aurita est déjà une triple déviation de la norme puisque c’est une femme (1) asiatique (2) exposant sa sexualité dans une BD (3), monde masculin et encore très peu ouvert aux minorités et a la sexualité féminine en France.

Ainsi, même s’il ne s’agit pas de prêter un engagement politique à toutes les auteures qui participent à ce contre-discours, notre lecture de la polémique autour d’aurita dans une perspective pop féministe nous indique deux choses : (1) les travaux apparemment encore naïfs et pourtant provocateurs et critiques de l’auteure font partie d’un [contre]discours au féminin sur la libération sexuelle et textuelle et les rôles des genres (genres au sens de catégories et de genders), et (2) la portée des réflexions au féminin/féministes de l’œuvre est amplifiée par le phénomène du scandale et du « buzz » médiatique que l’auteure a connu. Ce contre-discours amplifié fait lui-même partie d’un mouvement plus large qui semble, lentement mais sûrement, être en marche dans les médias et dans la société y compris en France dans le domaine de la BD, même s’il est déjà le sujet de tentative de récupération, parfois simpliste et

29. Pour une évaluation du phénomène « Madonna » dans un cadre populaire et féministe, voir Lynn O’Brien Hallstein (The Materialism of Madonna’s Postmodernism, 1996).

30. En Allemagne, des artistes ont suscité le même engouement populaire mêlé de scandale et de polémique, sous le nom de « pop feminismus », voir Klaus 2010 et l’émission Tracks d’Arte en 2008.

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purement commerciale comme avec les récentes BD érotiques féminines, parfois très subtile comme c’est le cas avec ce que l’on pourrait appeler l’ « affaire Judith Forest ».

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Marine Gheno est étudiante en doctorat de littérature et culture française à l’Université de l’Alberta. Ses études portent sur les scandales autour de femmes artistes francophones contemporaines.

Figure

Fig. 1a: Modes fraise et chocolat. (aurita, Fraise et Chocolat, Les Impressions Nouvelles, 2006, p35)
Fig. 1b: Modes fraise et chocolat. (aurita, Fraise et Chocolat, Les Impressions Nouvelles, 2006, p44)
Fig. 2: Exemple du style de Boilet. (Boilet et Peeters, Love Hotel, Ego comme X, 2005, p76)
Fig. 4: Onomatopées japonaises. (aurita, Fraise, p85)
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