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View of L’École de San Diego : questionnements artistiques et stratégies de contestation, dans, contre et au regard du système capitaliste américain des années 1970

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L’École de San Diego : questionnements

artistiques et stratégies de contestation,

dans, contre et au regard du système

capitaliste américain des années 1970

Anne Le Tallec

Résumé

Réunis entre 1973 et 1976 à l’Université de Californie San Diego par des réflexions et pratiques conjointes, un petit nombre d’artistes étudiants dont Fred Lonidier, Phel Steinmetz, Martha Rosler et Allan Sekula développent une pratique et une théorie de la photographie inscrites au cœur d’une démarche contestataire en lien avec l’actualité artistique, politique, économique et sociale du pays. Les manifestations spécifiques de l’Université de Californie San Diego où la présence de figures intellectuelles majoritairement européennes développe auprès des étudiants une posture critique marquée par une pensée de gauche élargit l’esprit critique des photographes qui s’impliquent personnellement dans de nombreuses actions de revendication. Exacerbé par ce contexte, le regard des photographes se porte sur la société américaine du début des années 1970 et s’attache particulièrement à son caractère capitaliste. Selon différents points de vue, Rosler, Sekula, Steinmetz et Lonidier relèvent et critiquent les conséquences sociales, politiques et artistiques de cette logique capitaliste de plus en plus prégnante en dehors des cercles économiques et politiques. Les productions documentaires de l’École de San Diego illustrent l’existence et le développement de regards personnels, engagés et innovants, dynamisés par un effet de groupe et de cohésion sociale et artistique sur ce système et ses effets.

Mots-clés

Fred Lonidier ; Martha Rosler ; Allan Sekula ; Phel Steinmetz ; photographie documentaire, École de San Diego

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Abstract

Between 1973 and 1976 a few students like Fred Lonidier, Phel Steinmetz, Martha Rosler and Allan Sekula got together at the University of California in San Diego and shared photography practice and artistic thoughts and developed a critical practice linked to the artistic, political, social and economical topics of their time. The UCSD welcomed European thinkers who brought a critical mind and left-wing thoughts among most students as well as among the four photographers who were personally standing up for many causes. They were interested in the early 1970s’ American society and especially in its capitalist facets. Using various points of view, the young photographers showed and criticized the social, political and artistic consequences of those capitalist ideas, which were also affecting other fields than politics.

These four photographers have triggered a real reflexion and offered a personal, new and engaged perspective on a capitalist society and its effects. Indeed, with its productions (texts, photographs, and performances) the

San Diego School is a perfect illustration of that counter culture. Keywords

Fred Lonidier ; Martha Rosler ; Allan Sekula ; Phel Steinmetz ; documentary photography, San Diego School, capitalism

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24 Réuni entre 1973 et 1976 au sein du récent département de photographie de l’Université de Californie San Diego (UCSD) dirigé par David Antin, poète, performeur, historien de l’art, critique, philosophe et photographe, un petit groupe formé de Fred Lonidier, Phel Steinmetz, Martha Rosler et Allan Sekula explore les potentiels plastique et documentaire de la vidéo et du médium photographique. Collectivement, ils engagent une démarche contestataire qui s’exprime à travers des réflexions théoriques et historiques, et se concrétise dans des réalisations individuelles. Leurs productions sont directement liées à l’actualité artistique, politique et économique ainsi qu’à l’agitation sociale qui impacte les États-Unis et UCSD en particulier. Celle-ci admet de nombreux particularismes, dont des campagnes de recrutement de l’armée américaine au sein du campus, une proximité entre des étudiants et des Marines en fuite, de nombreux rassemblements militants ou encore la création de structures alternatives1. L’agitation sociale et politique que connaît la Californie ainsi que les manifestations spécifiques développées à UCSD éveillent l’esprit critique des jeunes photographes qui s’impliquent dans de nombreuses actions militantes. Une pensée propre à certaines figures intellectuelles européennes (l’on pense à Bertolt Brecht, Herbert Marcuse ou encore Henri Lefebvre) se développe auprès des étudiants de UCSD qui adoptent une posture dont la teneur politique et sociale se situe plutôt à gauche2. Forts de cet héritage, les quatre photographes élaborent une réflexion artistique et sociale qui puise ses racines dans l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales. Leurs questionnements théoriques, techniques, esthétiques, conceptuels et didactiques aboutissent à un renouveau de la pratique photographique documentaire sociale aujourd’hui identifié sous le nom d’École de San Diego (Le Tallec, 2014). Le regard des photographes se porte sur la société nord-américaine du début des années 1970 et s’attache particulièrement à son caractère capitaliste.

Analyser ces productions au regard des lectures et pensées contemporaines aux années d’étude des photographes permet d’en saisir certains enjeux. Une attention particulière aux écrits de Jean Baudrillard, élève d’Henri Lefebvre et de Roland Barthes, informe sur le courant de pensée dans lequel se situent les étudiants. S’ils n’ont pas eu accès, au début de leurs années d’étude, aux ouvrages de Baudrillard, ils sont proches de la pensée du philosophe et ont lu les travaux de Barthes et de Lefebvre. Dans La Société de consommation (Baudrillard, 1970), Baudrillard s’appuie notamment sur Barthes et son analyse de certains mythes liés aux objets ou aux habitudes du quotidien (Barthes, 1957) et déduit que la consommation est devenue « un mode actif de relation aux objets, à la collectivité et au monde. » L’auteur expose l’idée que les objets changent de statut et passent de l’utilitarisme au prestige en fonction de ce dont leur propriétaire les charge, à l’image de la machine à laver qui, écrit-il, « sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C’est 1 A l’exemple de la création de la Woman House : programme artistique né à la fin 1971 au California Institute of Art alors que celui-ci était encore en travaux. 25 étudiantes y ont participé ; l’idée originelle est de Paula Harper. Ouverte officiellement au public du 30 janvier au 28 février 1972, la Woman House est une installation et performance initiée par Judy Chicago et Miriam Schapiro qui fonctionne comme un espace uniquement ouvert aux étudiantes et femmes artistes de la région. L’idée d’un lieu de création réservé aux femmes avait pour ambition d’explorer une vision féministe de l’art. En effet, chaque personne disposait, au sein d’une maison abandonnée et vouée à la destruction rénovée par les femmes artistes, d’une pièce pour proposer une création. 2 Précisons que la notion américaine de « gauche » diffère profondément de celle que nous connaissons en Europe. À la fin du XIX ème siècle et en 1929 les différents milieux sensibles aux idées de la gauche sont atteints soit par les marxistes soit par les courants de l’anarchie. Aux États-Unis, le socialisme est considéré comme une branche du marxisme ou de l’anarchisme. Pour comprendre les profondes différences entre ces deux appréciations nous nous tournons vers un article de Mickael Kazin (Kazin, 2009).L’auteur propose une définition simplifiée de la gauche américaine qui permet de comprendre l’état d’esprit de cette formation politique, il parle d’« un mouvement social, ou un faisceau de mouvements sociaux, œuvrant de manière conjointe à la promotion de l’égalité sociale ». Les liens que Kazin met à jour entre la gauche politique et la gauche culturelle sont particulièrement importants pour comprendre l’atmosphère politique et sociale qui sous-tend les pratiques de l’École de San Diego.

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proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici, toutes sortes d’autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles, les objets ne sont plus du tout liés à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu’ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification » (Baudrillard, 1970). Le regard plus actuel du philosophe Victor Petit permet en outre de saisir les logiques chronologiques, évolutives et amplificatrices du système capitaliste de la société étatsunienne des années 1970 (Petit, 2009). Pour l’auteur, le capitalisme marchand, le capitalisme productiviste et le capitalisme consumériste sont trois étapes majeures de son développement qui se succèdent dans le temps. Le capitalisme consumériste daté au début du XXe siècle nous intéresse particulièrement, le philosophe le situe lorsque :

« La consommation n’est plus réservée à la bourgeoisie : le prolétaire doit devenir un consommateur pour absorber les marchandises issues des énormes gains de productivité induits par le taylorisme […] : il doit transformer sa force de travail productrice de marchandises en pouvoir d’achat. Le capitalisme productiviste, constamment menacé de surproduction, devient ainsi consumériste : la première préoccupation des industriels n’est plus de fabriquer mais de vendre. Ce modèle consumériste culmine après la Seconde Guerre mondiale (Trente Glorieuses) : “la voiture” fait alors système avec “la télé” (les marchés de masse supposent des médias de masse) qui fait système avec “le supermarché”. »

(Petit, 2013) Ces éléments éclairent le contexte dans lequel évoluent les étudiants : une période qui reçoit de manière parfois très violente la surproduction, le consumérisme et le changement de statut des objets produits et consommés en nombre croissant. Avec des regards complémentaires, Rosler, Sekula, Steinmetz et Lonidier documentent et critiquent les conséquences sociales, politiques et artistiques de cette logique capitaliste de plus en plus présente dans le quotidien des populations. Les productions de l’École de San Diego illustrent l’existence et le développement de pratiques qui s’engagent contre ce système et ses effets tout en se saisissant de ses objets. En effet, les choix curatoriaux de certains centres artistiques de la côte Est des États-Unis font pen-ser aux jeunes artistes que ni la photographie ni l’art n’échappent à la logique capitaliste qui transforme les productions en marchandises. Adoptant une posture d’opposition, ils refusent d’affilier la photographie aux Beaux-arts tant que cette discipline sera sous-tendue par une idéologie moderniste résumée par Sekula en ces termes : « La photo isolée, légendée d’un mur de galerie d’art est avant toute autre chose un signe d’aspiration vers les conditions mercantiles et esthétiques de la sculpture et de la peinture moderniste. Dans ce vide blanc, on s’attend à ce que le sens n’émane que de l’œuvre. L’importance du discours d’encadrement est masquée, le contexte est dissimulé. » (Sekula, 2013, 152). Pour le groupe, le modernisme tardif et le capitalisme repré-sentent un même facteur d’opposition ; plus encore, la photographie constitue pour Sekula l’extension même, dans le champ du visuel, de ce qu’est l’argent dans le champ de la transaction marchande. C’est pour le photo-graphe une façon de faire entrer tous les objets du monde, ici par leur image, dans un système d’échange géné-ralisé, où la valeur d’usage s’effacerait au profit d’un jeu d’équivalences abstraites permettant l’émergence d’une pure valeur d’échange.

Cette analyse incite les artistes à proposer des modes d’actions dans lesquels la réflexion théorique et la pratique photographique sont menées de front. Pour l’École de San Diego, les répercussions sociales,

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26 politiques, économiques et artistiques du capitalisme représentent autant de bouleversements de la société américaine que de pistes de réflexion documentaires. Leur attention se focalise, par exemple, sur l’appareil de production et ses changements incessants ou sur le terrain social militaire et l’action menée contre la guerre au Vietnam. Dans ce contexte agité et depuis la fin des années 1950, la côte Ouest développe jusque dans ses propositions artistiques un contre-modèle New-yorkais, celui-ci étant souvent associé à un conformisme incarnant une pensée moderniste. Ce décalage devient le berceau d’une contre-culture3 galvanisée par l’enseignement de figures intellectuelles allemandes et françaises dans les universités. Celle-ci connaît une ampleur particulière à UCSD et lui confère une empreinte marxiste forte4. Ainsi, l’héritage intellectuel de Bertolt Brecht, les théories d’Herbert Marcuse ou la pensée d’Henri Lefebvre sont dispensés à UCSD et connus des quatre photographes de l’École de San Diego. Si ces distinctions entre la côte Est et la côte Ouest s’expliquent par l’histoire respective des territoires, elles sont parfois présentées de manière caricaturale et érigent le New York officiel comme un anti-modèle à combattre. Les étudiants critiquent l’absence de prise de position des expositions du MoMA, certaines postures de conservateurs ou des lectures partielles de travaux documentaires qui favorisent, selon eux, une harmonisation avec le discours dominant de l’époque (Mignon, 2010, 9). L’École de San Diego s’oppose par exemple à ce que la lecture du documentaire photographique repose sur la mythologie de l’auteur avec une signature stylistique et ne devienne une apologie de l’inspiration et une dramatisation biographique. Elle refuse que la photographie documentaire ne devienne, pour reprendre un terme de Marie Muracciole, « complice de l’ordre social instauré par le capitalisme » (Sekula, 2013, 139). Pour Sekula et ses camarades, le modernisme tardif est une incarnation du capitalisme marchand, valorisé par les institutions officielles et le marché. Cette pensée marque leur vision de l’histoire de la photographie, écrite ou en train de se jouer. Ainsi, les photographies aériennes d’Edward Steichen, des photographies militaires anonymes transformées en marchandises artistiques, deviennent les exemples caractéristiques d’une servitude au musée et au marché. Pour Sekula, le système du marché de l’art fournit ces photographies à l’intérieur d’un ordre d’instrumentalisation nouveau, avec une valeur économique fiable. Les tirages sont à ses yeux devenus des produits : des stocks mobiles pour le vendeur, un investissement de capital pour l’acheteur. Pour le photographe, Steichen était l’un des promoteurs les plus visibles d’un univers de glamour mercantile développé depuis les années 1920 lorsque le capitalisme a débuté sa campagne idéologique massive destinée à réinventer la famille comme réceptacle sans fond pour les marchandises (Sekula, 2013, 105).

La lecture des stratégies dominantes des institutions de la côte Est dont les jeunes photographes ont 3 Pour définir le terme de contre-culture, nous regarderons en direction de Theodore Roszak qui théorise et consacre ce vocable en 1968 (Roszak (1968), 1995). Dans l’introduction de 1995, Roszak montre la nature réactive du « mouvement » et situe ses bornes chronologiques de 1942 à 1972. Arbitraires, ces dates définissent une période remarquable dans l’histoire américaine : 1942 représente le point où les États-Unis émergent finalement de la Great Depression avec une transition incarnée par Roosevelt qui annonce un nouvel ordre économique de Guerre et 1972 est l’année de la crise du pétrole en Amérique. Cette crise représente la première prise de conscience par le grand public de ce que pouvait être une sérieuse crise écologique dans une société

industrielle. La contre-culture s’étend entre ces deux repères temporels en tant que protestation qui, assez paradoxalement, ne se base pas sur les erreurs mais se fonde sur le succès d’une haute économie industrielle. Elle n’agit pas contre la misère mais contre l’abondance. Son rôle était d’explorer de nouvelles catégories de problèmes crées par une augmentation sans précédent du standard de vie. Roszak établit des connexions avec l’Europe où des marches contestataires, et anti-universités se déroulent en France ou en Angleterre. La contre-culture explore la culture de gauche en Europe, et représente la seule échappatoire à la faiblesse de l’idéologie politique conventionnelle des États-Unis. L’utilisation de ce terme permet de mettre en exergue l’ambition d’un « mouvement » sur lequel beaucoup misaient pour contester puis remplacer le système de valeurs dominant.

4 Les troubles qui se sont déroulés sur le campus de Berkeley en 1966 illustrent cet essor. Sit-in contre le recrutement militaire au sein de l’association d’étudiants, cet événement marque le début d’une longue manifestation bientôt rejointe par des personnes extérieures à l’université, des professeurs et membres administratifs qui font grève et marquent une solidarité forte avec pour fond sonore la célèbre chanson « Yellow Submarine » des Beatles qui est à sa sortie le hit plébiscité par les universités locales.

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connaissance établit rapidement une différence fondamentale et éthique entre un art voué à produire des chefs-d’œuvre et un autre qui entend agir. Le contexte particulier dans lequel ils reçoivent ces informations et l’ouverture intellectuelle dont ils disposent orientent leur lecture de la société et leur pratique documentaire. Les photographes cherchent une alternative photographique et d’autres modèles de vie. Allan Sekula, Martha Rosler, Phel Steinmetz et Fred Lonidier, proposent finalement des productions à la fois inscrites dans, contre et au regard de leur lecture du système capitaliste.

Affirmant une pratique individuelle au cœur d’une dynamique collective proche de celle du groupe, les photographes échangent avec ferveur sur les pratiques et sujets d’étude des uns et des autres (Le Tallec, 2015, 35-46). Ce dialogue confère des sujets communs à chacun des artistes et revêt diverses formes au sein de séries photographiques. Trois thématiques sont particulièrement identifiables : la première critique la société des loisirs, elle est illustrée ici par un travail photographique de Fred Lonidier, The Double Articulation of

Disneyland (1974) qui combine une série de photographies et un texte de Louis Marin (Illus. 1, 2 et 3). La

seconde s’intéresse à la vie des ouvriers et à leurs conditions de travail, elle est abordée ici dans The Health and

Safety Game (1976) où Fred Lonidier aborde ces enjeux et questionne, en outre, les possibilités de diffusion au

public du genre documentaire (Illus. 4, 5 et 6). Enfin, Somebody’s Making a Mistake (1975), une série de Phel Steinmetz, analyse les répercussions de l’économie capitaliste sur le quotidien et les changements sociétaux qu’elle introduit au sein de la famille du photographe (Illus. 7, 8 et 9).

En lien avec les réflexions menées au sein de l’université, le travail de Fred Lonidier, The Double Articulation

of Disneyland, prend forme quelques temps après une visite entre amis du parc d’attraction Walt Disney World Resort en 1974. Lonidier utilise les photographies réalisées alors et les assemble a posteriori avec un texte

de Louis Marin, extrait des séminaires sur l’utopie de Disneyland que le philosophe donnait à UCSD et dont Lonidier a obtenu une traduction.

Associés dans une démarche documentaire et critique, les éléments visuels et textuels constituent une série de trente-six panneaux articulant photographies et légendes rédigées par Lonidier, dialoguant avec trente-six autres panneaux sur lesquels est retranscrit le texte de Louis Marin. Il y est question des loisirs et de leur transformation par les conditions économiques capitalistes.

La série débute par l’arrivée des jeunes gens sur le parking, « la limite externe » du parc comme la qualifie Marin, où ils sont sommés d’abandonner leur voiture. La première photographie montre les trois compères de Lonidier sur le parking, armés de leurs appareils photo et caméra. La légende indique « 4 artists hamming it up at « H » », que l’on pourrait traduire par « 4 artistes qui mettent l’ambiance à l’allée H ». La perte temporaire de leur voiture, la découverte du parking et de la conduite imposée par les règles de cet espace sont en lien direct avec cet état d’esprit annoncé, transformation psychologique que l’on retrouve dans le texte de Marin pour qui laisser sa voiture personnelle à l’entrée du parc apparaît comme un « abandon qui est l’équivalent du naufrage, de l’évanouissement [...]. Le parc où elle [la voiture] est laissée acquiert, au-delà de sa fonction pratique utilitaire, une surdétermination sémiotique dans l’espace et dans le comportement : il est le signe d’un changement d’activité et du passage à son contraire [...] » (Marin, 2008, 33-34).

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28 Les amis arrivent bientôt à l’entrée du parc, une occasion de questionner la limite intermédiaire, qualifiée par le philosophe de second lieu « constitué par des guichets d’entrée vers lesquels le visiteur est dirigé, pris en charge par des micro-bus qui sillonnent les allées du parc à voitures. Leur franchissement est la condition nécessaire de l’entrée en Disneyland, car s’y effectue une opération de substitution de signes monétaires : il ne s’agit pas, en effet, d’acheter un billet d’entrée moyennant une certaine somme d’argent, mais d’acquérir, par jeu d’équivalence, la monnaie de Disneyland » (Ibid., 34). Lonidier s’interroge d’ailleurs, quelques panneaux plus loin, sur la présence de la Bank of America dans ce parc où l’on doit changer ses dollars en tickets de paiement avant d’opérer un constat sans appel : certaines entreprises ont su se faire une place à l’intérieur de la structure mythique de Disneyland.

Plus loin, l’accent est mis sur la (non)-réaction du public visiblement aveugle à la réappropriation des mythes publics digérés par la firme dans ce contexte factice. En effet, les « autres » visiteurs se déplacent dans cette rue large et ne paraissent pas remarquer l’omniprésence des symboles du capitalisme : monnaie, banque, magasins ou logos, apposés sur une architecture bigarrée.

Selon Lonidier, les marques présentes homogénéisent leurs productions pour plaire au plus grand nombre, quitte à devenir incohérentes. L’exemple du restaurant du parc River Belle Terrace photographié peu après est notable car bien que son nom évoque le Sud de l’Amérique et les rivières du pays, sa cuisine constituée en partie de saucisses et hot-dog n’offre rien de traditionnel. Enfin, la série s’achève sur le parking où Sekula pose face à l’appareil photo avec un masque de Mickey Mouse sur le visage. C’est la fin du récit et avec ce

Illustration 1 - FRED LONIDIER, THE DOUBLE ARTICULATION OF DISNEYLAND, 1974 Photographie de l’exposition « Louis Marin le pouvoir dans ses représentations », INHA, galerie Colbert, commissariat de

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masque c’est Disneyland lui-même qui sort de son territoire, de son espace sacralisé et utopique pour rejoindre le quotidien américain, le parking, la voiture, et devenir un signe parmi tant d’autres de la société des loisirs américains.

L’omniprésence de l’empreinte de la société capitaliste au sein d’un espace artificiel et de loisir est largement critiquée dans cette série. Lonidier montre le parc comme une entreprise intéressée par le profit au détriment d’une logique historique ou de l’expérience des loisirs. Finalement, l’espace de « délivrance » et de « plaisir » décrit par Lefebvre comme un besoin pour le salarié d’opérer une rupture avec son quotidien, est plus qu’infiltré par les stratégies mercantiles de la société industrielle (Lefebvre, 1958). Les marques payent pour afficher leur présence et le parc de loisirs se fait miroir de la société où les signes du capitalisme poussent le visiteur à adopter une certaine conduite de consommation et de passivité.

Fort de ce constat, la démarche du photographe est de proposer une critique de cette institution face à laquelle la majorité des visiteurs semble ignorer les signes qui font du salarié au repos un consommateur en action. S’intéresser aux possibilités et moments de vacuité offerts par la logique économique américaine des années 1970 permet de documenter le quotidien des travailleurs et de leurs familles hors des lieux de production du capital et lorsqu’ils deviennent les cibles de l’industrie dont ils sont au demeurant la main-d’œuvre. Le regard porté sur ce sujet par les jeunes photographes est souvent enraciné dans une expérience personnelle ou en lien avec un contexte vécu : Sekula fait de sa famille et des premiers moments de chômage vécus par son père, ingénieur de formation, le sujet de la série Aerospace folktales en 1973 et Lonidier s’intéresse à l’ensemble du milieu ouvrier, des conséquences de leurs conditions de travail au quotidien aux actions des syndicats.5 5 Fred Lonidier valide son diplôme de sociologie en 1966 au San Francisco State College puis obtient en 1972 à UCSD sous la

Illustration 2 - FRED LONIDIER, THE DOUBLE ARTICULATION OF DISNEYLAND, 1974. 36 panneaux, Photographies argentiques/ texte, archives personnelles de l’artiste. © Fred Lonidier

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30 C’est le cas de la série The Health and Safety Game (1976), réalisée pour et à propos du mouvement ouvrier et syndicaliste local avec lequel Lonidier est en lien. Vingt-six panneaux et une vidéo examinent les conditions du travail ouvrier et établissent une typologie inédite des blessures au sein de l’entreprise. La série est un exemple de la façon dont le photographe donne la parole au sujet de son documentaire et se fait le médiateur entre les ouvriers et le public mais aussi entre les ouvriers eux-mêmes. En effet, rassemblant des paroles, actions, documents et photographies de travailleurs, la série est pensée pour être exposée dans des locaux syndicaux, lieux identifiés par le photographe comme propices à la discussion collective et à la transmission d’informations. Ce choix permet une large diffusion d’éléments relatifs aux conditions de travail des ouvriers alors que ces derniers sont souvent peu informés. Le caractère épars des informations, disséminées entre les services et filiales des sociétés, freine en effet l’accès à l’information des employés. Ainsi ils n’ont aucune idée précise de l’ensemble des facteurs avec lesquels ils doivent composer ni de la généralisation des maux ou de leurs conséquences au sein de la société. Ce morcellement, que Lonidier soupçonne d’être encouragé par certains syndicats, permettrait à la logique capitaliste de se déployer sans risque grâce à l’isolement des salariés et en annulant toute dynamique de groupe capable de donner de la force et des moyens de pression aux ouvriers.

Formellement, la série rappelle la mise en page des publications journalistiques qui regroupent interviews, photographies et analyses. Les planches sont conçues comme des saynètes où Lonidier narre l’histoire de l’ouvrier interrogé.

direction de David Antin un Master of Fine Arts en Photographie/ Medias mixtes.

Illustration 3 - FRED LONIDIER, THE DOUBLE ARTICULATION OF DISNEYLAND, 1974. 36 panneaux, Photographies argentiques/ texte, archives personnelles de l’artiste. © Fred Lonidier

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La présentation reflète la distribution du pouvoir : les citations des travailleurs sont inscrites en si petits caractères qu’elles sont presque illisibles. Le corps et la vie sont présentés comme s’ils avaient été fragmentés par la politique de l’entreprise, les lésions photographiées n’évoquent pas la diminution d’une vie humaine mais un déficit statistique de la marge de profit de l’entreprise.

L’absence de visage et l’esthétique clinique de la série lui confèrent une dimension objective mais peuvent également être lus comme un écho au capitalisme : Lonidier ne traite pas un cas particulier mais un système, créant ainsi une analogie entre l’individu dépourvu de son individualité et le système capitaliste qui dépersonnalise et uniformise la société. L’utilisation du gros plan est aussi un choix formel qui garantit l’anonymat de la personne photographiée, souvent en procès contre la structure qui l’emploie afin d’obtenir des

Illustration. 4 - THE HEALTH AND SAFETY GAME, 1976 Archives de l’artiste. 24 panneaux photo/texte, 35”hx40”w, 2 20”x40” & 20 min. n/b

video (édition II).© Fred Lonidier

Illustration 5 - THE HEALTH AND SAFETY GAME, 1976

Archives de l’artiste. 24 panneaux photo/texte, 35”hx40”w, 2 20”x40” & 20 min. n/b video (édition II). © Fred Lonidier

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32 dédommagements pour les blessures imputables aux conditions de travail. À ce titre, l’enjeu de la série n’est pas seulement la maladie d’un salarié et ses causes immédiates, mais bien les marques et blessures produites par les stratégies du capitalisme et ses acteurs haut-placés, ainsi que leurs conséquences sur les ouvriers à leur service. Plus encore, c’est l’indifférence d’un monde pour l’autre qui est exposée par le photographe, un mépris pour la vie humaine de la part de l’industrie qui ne peut, d’après Lonidier et Sekula, que se résoudre à l’intérieur même des structures capitalistes. En effet, si l’embryon de solution est intrinsèque aux structures capitalistes qui peuvent inclure au sein de leurs modèles des évolutions visant à prendre soin de leurs salariés, l’œuvre peut également y trouver une place et y jouer un rôle, ne serait-ce qu’informatif. C’est pour cela que

The Health and Safety Game se déplace dans et hors des réseaux d’exposition traditionnels.

Ce travail est également à l’origine d’un écrit de Sekula daté de 1976, distribué pendant l’exposition où le photographe et théoricien déduit que : « Lonidier vient implicitement à la conclusion que la sécurité au travail

ne peut pas, sous le régime capitaliste, être améliorée à terme. La demande grandissante d’accumulation du

capital qui résulte de l’escalade de la crise ne le permet pas, et la plupart des hommes d’affaire le savent et résistent aux réformes pour cette raison précise. Les questions de santé font apparaître une indifférence à la vie humaine qui va au-delà de l’éthique, une indifférence structurellement déterminée et qui ne peut être combattue que structurellement. » (Sekula, 2013, 161-162.)

Illustration 6 - Visuel de l’exposition avec le texte d’Allan Sekula, © Fred Lonidier

Le capitalisme apparaît alors comme un territoire structuré et sans limite, ignorant le facteur humain mais qui admet simultanément des stratégies de résistance en autorisant des actions artistiques. Celles-ci vont, à l’instar des effets du capitalisme, déborder au-delà des frontières de l’entreprise et agir sur le terrain du quotidien, au cœur de l’organisation sociale, jusque dans l’intimité des individus. Des liens entre l’économie de marché capitaliste, le quotidien des classes moyennes en général, et de la vie des jeunes photographes en particulier, sont par exemple repérés et analysés dans une œuvre emblématique du groupe, un travail de Phel Steinmetz intitulé Somebody’s making a Mistake.

Illustration 6 - THE HEALTH AND SAFETY GAME, 1976

Archives de l’artiste. 24 panneaux photo/texte, 35”hx40”w, 2 20”x40” & 20 min. n/b video (édition II). © Fred Lonidier

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Conçue dès 1973, la série de Steinmetz tente de combiner l’autobiographie et le documentaire social. Il s’agit, selon les mots du photographe, d’une exploration photographique des relations au sein de sa famille et d’une tentative plus personnelle de produire une œuvre thérapeutique. Le photographe ajoute qu’il est aussi question d’une mise à nu des luttes et de la naïveté d’une famille blanche, protestante, appartenant à la classe moyenne au sein d’un environnement capitaliste.

Dans Somebody’s making a Mistake, Steinmetz s’interroge sur la définition de la famille dont l’évolution de la société bouleverse les repères avec notamment les revendications féministes qui contribuaient, selon les observations de Lonidier, à évincer le rôle de l’homme et du père.6 Il semblerait que Steinmetz ait voulu partager son regard d’homme et de père de famille sur une société où la place de la femme et de la mère était en pleine évolution.

Six livres documentent la vie d’une famille californienne à San Diego dans les années 1970. Le premier, Three

Myths, retrace l’histoire du narrateur de sa jeunesse à son divorce. Le suivant, Occasion, se consacre à l’habitat

et à la propriété ainsi qu’aux habitudes et rituels de vie qui les accompagnent. S’ensuit une documentation des fêtes qui rythment la vie familiale (Celebrations) puis, dans le quatrième livre (Culture shopping), une étude axée sur la consommation : particulièrement représentative de l’Amérique capitaliste. Si la religion faisait office de repère dans le livre III, le shopping figure ici à la même place que Dieu, omniprésent et réconfortant. La société capitaliste se matérialise par les signes pluriels d’une consommation de masse : nombre important de jouets ou sorties au parc d’attraction maritime, évocation de l’inflation. Le livre répertorie différentes situations où les membres de la famille de Steinmetz font le constat du peu de bon sens des consommateurs. Une page montre par exemple sa fille devant le très ordonné rayon des jeux de société du supermarché où le grand-père dit : « toutes les idées ou inventions sont orientées vers deux choses : créer un besoin de posséder l’article et rêver de devenir millionnaire avant que le public n’arrête de l’acheter ».7

Dans le cinquième livre, Art and Artifacts, Steinmetz amorce une réflexion sur l’évolution de l’habitat et du paysage à l’heure de la création de nouvelles banlieues résidentielles liées au développement des activités industrielles et pétrolières. Enfin le sixième livre, An Alteration, clôt la série sur un des effets collatéraux de ces changements, à savoir les difficultés d’un couple. Steinmetz documente le remariage de son ex-femme et la nouvelle situation de sa fille dont les schémas familiaux sont bouleversés. La rupture est ainsi consommée ; elle est à la fois physique, sentimentale, et sociale puisque Phel se retrouve seul divorcé parmi sa grande famille.

Cette approche personnelle, immédiate et intime de la société californienne montre les effets d’un système capitaliste qui étend sans cesse son territoire, s’infiltre dans les foyers, bouleverse les relations et les modes de vie sur le noyau familial. Steinmetz s’interroge sur l’individu et sa position fluctuante au sein de cette société nouvelle : quels ajustements personnels, familiaux, politiques, sociaux, sont nécessaires pour faire face à l’évolution des mœurs, des loisirs, de la bienséance ? L’espace de vie et les règles invisibles qui le construisent se métamorphosent dans Somebody’s making a Mistake et laissent un espace béant entre la société en construction et l’homme qui y est implanté. Steinmetz essaie de se construire en tant qu’individu au 6 « I think it has implications for resistance, but rather cautionary tales of « the family ». Feminism here was often very critical of, indeed hostile to, the (patriarchal) family at that time ». Extrait de la correspondance du 28 octobre 2013 avec Fred Lonidier. 7 In Book 4. Diapositive : 976SM l. Archives de l’université de Californie San Diego.

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34 Illustration 9 - PHEL STEINMETZ, SOMEBODY’S MAKING A MISTAKE,

1976.

Extraits de la série, livre 4, archives de l’artiste. © Phel Steinmetz

Illustration 8 - PHEL STEINMETZ, SOMEBODY’S MAKING A MISTAKE, 1976.

Extraits de la série, livre 4, archives de l’artiste. © Phel Steinmetz

Illustration 7 - PHEL STEINMETZ, SOMEBODY’S MAKING A MISTAKE, 1976.

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milieu d’une société jugée contradictoire, incohérente, offrant le pire et le meilleur ; il répertorie à travers ces photographies ses questionnements quotidiens. L’intimité dévoilée par les lieux, les objets et les habitudes de chacun des membres de la famille met en exergue l’envergure du territoire capitaliste auquel rien n’échappe et qui recouvre l’ensemble des moments et lieux de la vie des américains.

S’intéressant autant au monde de l’entreprise qu’au foyer familial, les productions de l’École de San Diego documentent les mutations du territoire capitaliste nord-américain. Pour en répertorier les marques, les photographes privilégient un cadre d’analyse symptomatique d’un contexte spécifique qu’ils connaissent, lui-même presque endémique dans sa mise en scène. À partir de la définition du vernaculaire proposée par John Miller, le travail du groupe sur les marques et particularismes des effets du capitalisme à San Diego peut être entendu comme une pratique documentaire aux accents vernaculaires. Ainsi, Miller écrit : « En tant que manifestation sociale, le vernaculaire est inscrit dans une histoire de l’oppression. […] Aujourd’hui, il se réfère à des dialectes isolés ou à des pratiques sociales. […] les linguistes considèrent le parlé vernaculaire en l’opposant à un langage de prestige, à savoir le dialecte de la classe dirigeante. Bien que chaque façon de parler dépende d’un dialecte ou d’un autre, le langage de prestige se doit d’être neutre, il est un « parlé sans accent ». Par contraste, le vernaculaire est, lui, marqué » (Miller, 2006, 93-94). Si le vernaculaire s’oppose dans un cadre linguistique au langage de la classe dirigeante, c’est-à-dire à une forme de neutralité et d’expertise, on pourrait envisager qu’il serve ici, par son caractère marqué et affirmé, l’ambition des photographes de documenter des événements a priori banals voire même triviaux et d’attirer l’attention sur l’uniformisation de la société, la globalisation encouragée notamment par la logique consumériste capitaliste. Certaines séries réalisées par les photographes peuvent être analysées sous cet angle, dont Untitled slide sequence (1972), où Sekula s’intéresse à un contexte spécifique au développement technologique de la côte Ouest et observe des ouvriers sortant des usines. Lonidier développe également une approche vernaculaire lorsqu’il documente en 1972 les manifestations contre la guerre du Vietnam dont l’épicentre est la Californie et qu’il témoigne d’une opération de fichage policier systématique des manifestants (29 Arrests).

Le travail de Martha Rosler, The Bowery in two inadequate descriptive systems (1974-1975) s’inscrit aussi dans cette dynamique vernaculaire. Quarante-cinq photographies en noir et blanc sont présentées sous la forme d’une installation ou d’un livre et quadrillent photographiquement le quartier du Bowery à New York. Pour sa conception, la photographe s’entoure d’artistes immigrés habitant New York tels Ian Burn, Carole Conde, Karl Beveridge, Terry Smith, Mel Ramdsen, tous membres du groupe Art & Language8. Rosler s’associe à leurs réflexions et réfléchit à l’utilisation d’un vocabulaire spécifique qui dépasserait les frontières artistiques et s’appliquerait à la vie quotidienne. Elle met au point un travail qui interroge l’efficacité des systèmes textuels et visuels usuels pour décrire une situation. Pour cela, la photographe utilise l’écriture, la lecture et la syntaxe, elle juxtapose des mots, utilise les registres absurdes et ironiques et pousse la dichotomie des systèmes iconographiques et textuels à son paroxysme. Son intention est de critiquer les rouages des documentaires antérieurs par un nouveau quadrillage descriptif. En effet, possédant chacun une lecture propre, les textes et photographies proposent un cadre contextuel à ces photos plutôt que d’offrir un documentaire de plus sur la pauvreté du Bowery. Rosler s’attache à relever les systèmes de survie mis en place – la confection d’abris précaires ou le regroupement de matériel par exemple – et leur incidence sur l’organisation du quartier, 8 Né dans les années 1970 à l’initiative des quatre jeunes gens, le groupe Art & Language est un collectif anglais, proche de l’Art Conceptuel qui utilise l’heuristique.

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IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 19, No.4 (2018) 36 la modification de l’utilisation des espaces communs et de l’espace urbain, dévoilant encore des systèmes parallèles aux dictats de vie imposés par une logique économique capitaliste. Elle conçoit finalement une série où la photographie et le texte sont mêlés dans un système de lecture parallèle où l’ensemble finit par se court-circuiter. Le texte comprend deux séries : des adjectifs et des noms. Les adjectifs, souvent des métaphores, décrivent les débuts lancinants de la dépression et de l’alcoolisme : « poivrot », « contaminé », « cuit », ou « verrouillé », « hors cadre », « inconscient » figurent une plongée dans la marginalité. Les noms sont quant à eux empruntés au vocabulaire de rue souvent exclusivement connu des sans-abris ou alcooliques ; le regardeur s’y sent étranger. Ainsi, langage familier, argot et registre poétique forment le champ lexical de l’alcoolisme dont surgit une polysémie poétique inattendue qui révèle l’insuffisance d’une définition du langage comme outil d’explication et de désignation précis, neutre ou exhaustif.

Les éléments vernaculaires manipulés par l’École de San Diego apparaissent finalement comme l’expression d’une démarche à contre-courant d’une société capitaliste paradoxalement porteuse d’éléments de culture ultra spécifiques. Il s’agit peut-être pour ces artistes de documenter une banalité singulière, d’exposer des particularismes résistants à un capitalisme homogénéisant, et d’exprimer les conséquences d’une profonde refonte des schémas de la société nord-américaine selon un point de vue critique. L’on se situe alors au-delà d’une unique démarche artistique car selon Sekula, « les problèmes de l’art reflètent une crise idéologique et culturelle plus étendue, née de la perte de légitimité de la vision libérale et capitaliste du monde. On pourrait dire plus simplement que cette crise est ancrée dans les inégalités matérielles du capitalisme avancé que seule la pratique, en lutte en faveur d’un vrai socialisme, pourra résoudre. » (Sekula, 2013, 144.)

Bibliographie

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Sous le pavé… à la galerie Art & Essai, Université de Rennes 2 Haute Bretagne, du 16 mars au 21 avril

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Anne Le Tallec est octeur en histoire de l’art contemporain, spécialisée en histoire de la photographie

contemporaine. Thèse de doctorat soutenue en 2014, sous la direction de Michel Poivert, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Enseigne l’histoire de l’art, le design et les arts appliqués à l’Institut Sainte-Geneviève (Paris 6ème) Email : anneletallec@gmail.com

Figure

Illustration 1 - FRED LONIDIER, THE DOUBLE ARTICULATION OF DISNEYLAND, 1974  Photographie de l’exposition « Louis Marin le pouvoir dans ses représentations », INHA, galerie Colbert, commissariat de
Illustration 3 - FRED LONIDIER, THE DOUBLE ARTICULATION OF DISNEYLAND, 1974. 36 panneaux,  Photographies argentiques/ texte, archives personnelles de l’artiste
Illustration 5 - THE HEALTH AND SAFETY GAME, 1976
Illustration 6 - Visuel de l’exposition avec le texte d’Allan Sekula, © Fred Lonidier
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