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1 Le chat sort du sac

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Academic year: 2022

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Le chat sort du sac

l

ucie s’appuya sur le comptoir. la ruée matinale était ter- minée. les clients, tous servis, étaient attablés à leurs places respectives. toujours les mêmes, aux mêmes endroits.

étrangement. Jour après jour. Semaine après semaine. les mêmes plats, aussi. chacun était désormais associé à un chiffre du menu.

numéro douze, le spécial élisabeth lafrenière, présentait un éventail de fruits, un bol de yogourt parsemé de céréales et un thé earl Grey longuement infusé. la jeune femme, journaliste au quotidien local, s’asseyait à la première ban- quette près de la porte, lisait un peu et notait ses idées dans un carnet écorné tout en remuant son thé. entre ses doigts aux ongles rongés, la cuillère effectuait une valse calculée ; deux tours et demi à droite, deux tours et demi à gauche, avec le son irritant du métal grattant la porcelaine. puis elle

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retirait la pochette et déposait son ustensile dans la sou- coupe avec un tintement.

numéro trois, le spécial Francis carpentier, consistait en deux œufs, fruits et rôties, avec un café très noir. lui, qui tra- vaillait pour l’entreprise de rénovation familiale, prenait place au deuxième tabouret. il feuilletait toujours un des journaux qui traînaient devant lui et retournait la visière de sa casquette vers l’arrière avant d’entamer son déjeuner.

et malgré ses épaules larges et ses mains calleuses, ses gestes étaient empreints de retenue, comme s’il craignait de casser quelque chose.

le numéro six, le spécial henri dupont, contenait deux œufs, bacon, fèves au lard, patates rissolées et rôties en plus d’un café dilué de deux laits et deux sucres. lucie trouvait que le régime de l’inspecteur de police n’aidait pas à maîtri- ser son embonpoint ou son taux de cholestérol. de plus, il engouffrait son repas à une vitesse record. il finissait en es- suyant sa lèvre supérieure bordée d’une moustache touffue, repliant trois fois la serviette de papier avant de la chiffonner dans l’assiette vide.

auparavant, il y avait aussi le numéro neuf, le spécial Maggie leduc, ou les crêpes aux fraises et au sirop d’érable.

hélas, la vieille dame n’avait pas mis les pieds au restaurant depuis des mois.

on ne pouvait oublier la table du coin, aux éclats de rire bruyants, qui rassemblait les gars de l’usine de meubles boisvert. eux prenaient sans exception le numéro quatre : deux œufs, bacon, rôties.

les clients ne lui donnaient même plus leur commande.

dès qu’ils entraient, lucie la dictait de mémoire à son fils Gabriel qui travaillait à la cuisine le matin.

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lucie s’inclina en avant et sourit. elle aimait bien ana- lyser ces personnages qu’elle avait parfois l’impression d’avoir façonnés elle-même. les héros d’un téléroman qui se dérou- lait sous ses yeux. cette routine stagnante, ce rituel affecté que plusieurs s’imposaient. elle tentait de décoder leurs mouvements machinaux. dans le cas de certains, elle soup- çonnait un besoin de sécurité, une habitude qui rappelait l’effet de ces vieilles pantoufles usées qu’on enfile en arrivant à la maison après une journée éprouvante. on ne les rem- place pas, leur confort devient notre bouée de sauvetage.

bien que la plupart des clients soient des habitués, il y avait aussi des gens de passage, des camionneurs ou des va- gabonds, qui empruntaient la route traversant le village. car lucie avait bonne réputation : elle ne prenait que les œufs d’une ferme de poules en liberté avec un jaune plus gros et plus goûteux, ne servait que du jus d’orange frais pressé ainsi que de la confiture maison puis n’utilisait que du vrai sirop de la beauce. tous les plats étaient préparés sur place. Son resto ne représentait qu’un minuscule commerce de moins de vingt-cinq places, pourtant il faisait sa fierté.

— bye, m’man ! s’écria Gabriel en troquant son tablier contre son manteau.

— bye, Gab. oublie pas ton rendez-vous chez le dentiste après l’école.

— Je le sais, je le sais ! s’exaspéra-t-il en sortant.

lucie soupira. ce matin, la fatigue minait son habituelle bonne humeur. c’était ce temps du mois qui lui faisait regret- ter d’avoir arrêté de fumer. Qu’est-ce qu’elle aurait donné pour s’allumer une cigarette et en aspirer une longue bouffée ! Mais elle n’avait pas eu le choix de mettre fin à cette délicieuse accoutumance : ça devenait un peu compliqué de servir les clients et d’aller s’en griller une à l’extérieur.

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le souffle printanier la stressait ; elle se sentait tendue. il y avait quelque chose dans l’air.

elle resserra son chignon, dont plusieurs boucles s’échap- pèrent, et frotta sa nuque d’une main lasse. elle fut tirée de sa torpeur lorsqu’une dépanneuse bien familière se stationna en face du restaurant. les sourcils froncés, elle se redressa.

le conducteur, son ex-mari, posa un baiser sur le front d’une adolescente blonde qui surgit du véhicule avec un salut enjoué. puis il se détourna vivement et démarra, sans un regard vers le commerce.

lucie croisa les bras. Jacques la fuyait encore. Ça faisait onze ans et il se défilait toujours. ce n’était pourtant pas facile de s’éviter dans une si petite paroisse. tout le village connais- sait leur histoire. ils ne pouvaient faire autrement que de se rencontrer, même s’ils tentaient de dévier leur chemin, les yeux dans le vide, pour esquiver le regard de l’autre.

lucie aurait préféré qu’il ne l’ignore pas. Mais après tout, peut-être lui avait-elle fait trop mal pour qu’il lui adresse de nouveau la parole.

la jeune fille du camion entra en coup de vent et s’ex- clama :

— Salut, m’man !

elle se jucha sur un banc face à lucie tandis que celle-ci se penchait pour ramasser un livret sous le comptoir.

— comment as-tu fait pour oublier ton cahier de fran- çais chez nous ? t’es pas à tes affaires, rosalie !

— oh, ça va, m’man. est-ce que je pourrais avoir des toasts, s’il te plaît ? J’ai pas déjeuné…

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— Quoi ? ton père a même pas pris le temps de te faire manger avant de partir ? s’indigna lucie en déposant deux tranches dans le grille-pain.

rosalie brandit ses mains ouvertes dans le but de l’apaiser.

— panique pas ! y avait juste plus de lait pour les céréales et en plus, papa était pressé.

— pourquoi ?

— Je sais pas ce qu’il a, ces temps-ci. il passe une phase…

J’ai l’impression qu’il file pas trop fort, raconta-t-elle en nappant de confitures les rôties qui venaient de lui être ser- vies.

— Qu’est-ce que c’est ? Sa santé ?

— nah ! Je pense pas… d’après moi, ça se passe plutôt entre ses deux oreilles, répondit rosalie, enfournant ses rôties.

— rosalie, dis pas ça de ton père.

— Je te suis pas, m’man : une minute tu te fâches contre lui et la minute d’après, tu le défends. de toute façon, tu le sais pas, tu vis plus avec lui… Moi, oui !

« touché ! » songea lucie, les lèvres pincées, forcée d’ad- mettre que sa fille avait raison. elle essuya distraitement la surface laminée et replaça les menus entre les salières et les poivrières, face à leurs tabourets respectifs. puis elle consulta sa montre.

— vite, rosalie ! tu vas être en retard à l’école ! ton frère est déjà parti depuis dix minutes.

la jeune fille s’inclina par-dessus le comptoir, embrassa sa mère sur la joue et repartit aussi promptement qu’elle était arrivée.

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— bye, m’man ! lâcha rosalie par-dessus son épaule avant de sortir.

de biais à lucie, Francis referma le journal tout en frot- tant son pouce et son index au-dessus de son assiette pour détacher les miettes de pain qui s’y collaient.

— Josiane va bien ? s’enquit lucie.

— oui, toujours…

— Sur quoi tu travailles en ce moment ?

— Maggie se fait construire une véranda.

— ah ? pourtant, sa maison est immense et elle est toute seule…

— elle dit que sa collection d’orchidées manque de lu- mière. et que ses chats ont pas assez de place, répondit-il avec un demi-sourire.

— la ville a donné un permis pour ça ? Je veux dire, sa maison est centenaire, me semble.

Francis haussa les épaules.

— eh oui. c’est quand même un beau projet. et ça va me tenir occupé pendant un bout. À demain ! lança-t-il en se levant de son tabouret.

avant de sortir, il s’arrêta à la table d’élisabeth.

— bon article, élie.

la jeune femme sursauta et leva les yeux de son calepin, sa bouche tordue d’un sourire nerveux.

— euh… Merci. tu penses pas que j’y suis allée trop fort ?

— non. tu dis tout haut ce que ben du monde pense tout bas.

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— en tout cas, je me ferai pas d’amis avec ça…

— t’as mon appui. c’est une situation qui mérite d’être dénoncée depuis longtemps. bon, ben… bonne journée ! la salua-t-il en passant le pas de la porte, la démarche claudi- cante.

pensive, élisabeth garda ses yeux noirs fixés au battant un instant. elle lorgna ensuite le groupe de la table du fond et se mordit la lèvre. la bande à phil. ils ne devaient pas en- core être au courant. et ils ne seraient pas très contents une fois mis au parfum.

elle reporta son attention vers la rue principale, le visage appuyé au creux de la paume, l’esprit loin. de l’autre main, elle jouait avec sa serviette de papier, la triturait, la déchirait.

Son regard balaya l’avenue, les façades des magasins, les vi- trines, les voitures stationnées à la queue leu leu, et détailla un homme qui déambulait du côté opposé de la rue.

préoccupée, elle s’attarda un instant, l’œil morne.

l’image de cette silhouette se fraya un chemin jusqu’à son cerveau et elle plissa les paupières pour s’assurer qu’elle se trompait.

Sa vue lui jouait des tours. elle espérait en être remise, avoir tourné la page ; il semblait que non. l’individu appro- cha. le focus se fit. Son expression se figea. Ses doigts se cris- pèrent sur la serviette de table qu’elle torturait.

non ! Sa tête ne se foutait pas d’elle !

élisabeth rangea d’une main fébrile son calepin dans son sac, s’élança vers la porte, revint lancer un billet et quelques pièces à sa table et se dirigea de nouveau vers la sortie. de- bout dans le vestibule, elle observa l’homme, interloquée, le souffle coupé. Même s’il lui tournait le dos, elle reconnaissait chaque parcelle de lui. la taille moyenne, les cheveux bruns,

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les longs doigts sensuels. elle devinait aussi son regard gris sous ses paupières mi-closes et son sourire moqueur.

la main sur la bouche, élisabeth quitta le restaurant et détala dans la direction opposée.

au resto, lucie avait remarqué la réaction soudaine de la jeune femme et s’avança vers la fenêtre pour découvrir ce qui avait provoqué ce tumulte. l’individu qui foulait le trot- toir d’en face ne lui était pas étranger non plus.

— as-tu vu ça, lucie ? Justin est en ville, constata henri, l’inspecteur de police, tasse de café en main.

lucie sourcilla. Justin. Justin leduc. il avait vieilli un peu, était devenu un homme. Mais l’essentiel n’avait pas changé.

pourquoi était-il revenu ?

elle retourna derrière le comptoir et continua à le frotter, cette fois avec plus de vigueur que nécessaire. elle souffla.

peut-être que ce n’était pas le bon moment pour arrêter de fumer.

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— c’est un méchant gros projet, constata rémi en feuil le- tant les plans.

— Ça va nous changer des jobines.

Malgré ces paroles, les grands yeux marron de Francis brillaient d’un reflet sombre.

— Shit, man ! on a jamais entrepris quelque chose de même ! c’est pas comme de la petite rénovation intérieure.

en plus, la finition sera pas évidente si on veut que ça s’har- monise avec le reste de la maison. Ça prendrait des artisans, pas des charpentiers comme nous !

Références

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