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LA NATURE DU DROIT D AUTEUR ANDRÉ LUCAS. Professeur émérite de l université de Nantes

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Academic year: 2022

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ANDRÉ LUCAS Professeur émérite de l’université de Nantes

Pour un vieux professeur qui a embrassé la cause du droit d’auteur il y a près de 50 ans, l’humeur, à l’heure du bilan, est forcément un peu chagrine, car on peut dire par litote que cette cause n’a pas progressé. Mais bon, après le temps des impressions, il y a celui des analyses. La loi de 1957 n’a peut-être pas toutes les vertus qu’on est tenté de lui prêter rétrospectivement. Et il n’est pas interdit d’espérer, même en ces temps troublés pour la propriété intellectuelle.

L’angle d’attaque sous lequel on me demande d’éclairer l’évolution des soixante dernières années est celui de la « nature du droit d’auteur ». Pour le législateur de 1957, la chose coule de source : c’est un droit de propriété.

L’article 1er l’affirme d’emblée : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Le texte, qui est devenu l’article L.111-1,

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alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle, n’a pas pris une ride. Mais cette permanence ne doit pas abuser. Derrière la proclamation de principe, rassurante, il y a la réalité, plus inquiétante.

I. LE PRINCIPE : UNE PROPRIÉTÉ

En reconnaissant aux auteurs un droit de propriété, la loi dont nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire s’inscrit dans la continuité des lois révolutionnaires de 1791 et 1793 (A). Et cette analyse est désormais gravée dans le marbre constitutionnel (B).

A. La filiation avec les lois révolutionnaires

On doit concéder que cette approche « propriétariste » n’a pas toujours fait l’unanimité en France. Il y a eu beaucoup de discussions en doctrine au

xixe siècle lorsque le système de la propriété intellectuelle a essuyé sa première tempête1. On a surtout ferraillé sur le thème de la perpétuité du droit d’auteur.

Mais certains, plus fondamentalement, ont défendu l’idée qu’une propriété faisait la part trop belle aux intérêts égoïstes de l’auteur, au détriment de l’intérêt du public d’accéder à la culture et au savoir. Ce fut le cas, notamment, de Renouard2 et de Proudhon3, sans parler de Victor Hugo qui plaida pour le compromis du domaine public payant.

1. A. Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », in L’Économie politique, avr. 2004, p.21-33.

2. Traité des droits d'auteur dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, 2 vol., Paris, Jules Renouard, 1838-1839.

3. Les majorats littéraires, Examen d'un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, Paris, Librairie internationale, 1868.

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La Cour de cassation, à l’occasion de la controverse sur le sort du droit d’auteur en régime de communauté, avait elle-même pris ses distances avec cette approche. Son premier mouvement avait été de raisonner en termes de propriété. D’où l’arrêt Masson4. Mais 7 ans plus tard, elle opérait un repli stratégique5. Dans le même esprit, la loi du 14 juillet 1866 portant le délai à cinquante ans et accordant un usufruit spécial au conjoint survivant avait, à la différence de la loi du 8 avril 1854, relative à la propriété littéraire et artistique et au droit de représentation et d’exécution des œuvres dramatiques et musicales, soigneusement évité toute référence à la « propriété ». Et on sait que le projet Jean Zay de 1936 récusait expressément cette qualification puisque l’exposé des motifs affirmait d’emblée : « c’est sous le signe du travail, et non pas sous le signe de la propriété, que doit être construit ce nouveau droit français ».

La loi du 11 mars 1957 met fin au débat. C’est dit, et solennellement dit.

On n’y reviendra pas.

Bien sûr, cela ne résout pas la question de savoir si c’est une vraie propriété, entendez celle du droit commun, ou si l’appellation « propriété »

4. Cass. req., 16 août 1880 : DP 1881, 1, p. 25 ; S. 1881, 1, p. 25, note Lyon-Caen (« la propriété littéraire et artistique, essentiellement mobilière, a le même caractère et doit avoir le même sort que tout autre genre de propriété moins la limitation que l’intérêt public a fait apporter à sa durée »).

5. Cass. civ., 25 juill. 1887, Grus : DP 1888, 1, p. 5, rapp. Lepelletier et note Sarrut ; S. 1888, 1, p. 17, rapp. Lepelletier et note Lyon-Caen (« sous la dénomination de propriété littéraire, les droits d’auteur donnent seulement à ceux qui en sont investis le privilège exclusif d’une exploitation temporaire »). V. aussi Cass. civ., 25 juin 1902, Lecocq : DP 1903, 1, p. 5, concl. Baudouin et note Colin ; S. 1902, 1, p. 305, note Lyon-Caen (« le droit d’exploiter exclusivement les produits d’une œuvre littéraire ou artistique réservé par la loi, pour un temps limité, à l’auteur de cette œuvre, constitue un bien entrant dans le commerce »). Cette dernière formule est reprise mot pour mot par Cass. civ., 14 mai 1945, Canal : S. 1945, 1, p. 101, note Batiffol.

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n’est qu’une approximation. Le débat n’est pas dépourvu d’enjeu. Il n’est pas rare, par exemple, qu’on ait à s’interroger sur la possibilité de transposer au droit d’auteur les règles du droit commun sur l’indivision, l’accession ou la possession6. Le Chapelier, on le sait, penchait plutôt pour la seconde solution puisqu’il concédait que le droit d’auteur « est une propriété d’un genre tout différent de celui des autres propriétés ». Et le législateur de 1957 ne s’est pas départi de cette prudence, l’exposé des motifs de la loi notant qu’il s’agit d’un

« droit de propriété incorporelle qui ne rentre exactement ni dans la catégorie des droits personnels ni dans celle des droits réels ».

La spécificité de cette propriété, si on met de côté la question de la durée du droit, tient à sa double nature, immatérielle et personnelle. C’est elle qui a souvent conduit à l’étranger à écarter la qualification. Ainsi le Belge Edmond Picard défendra-t-il l’idée d’une catégorie autonome des « droits intellectuels »7, et l’Allemand Joseph Kohler sa théorie des droits sur les biens immatériels (Immaterialgüterrecht)8.

C’est certainement ce qui explique que l’appellation « propriété littéraire et artistique » n’ait pas été reprise dans les autres pays européens s’inscrivant pourtant dans la même tradition que la France. Il y aurait beaucoup à dire

6. V. sur ce point A. Lucas, Droit des biens et biens spéciaux, l’exemple de la propriété intellectuelle, in Les modèles propriétaires au xxie siècle, Actes du colloque international organisé par le CECOJI en hommage au professeur Henri-Jacques Lucas, LGDJ, 2012, p. 15-24, aux p. 22-23.

7. Le droit pur, Bruxelles, Larcier, 1899, p. 121.

8. Handbuch des deutschen Patentrechts in rechtvergleichender Darstellung, Mannheim, J. Bensheimer, 1900, p. 55 et s. Le même auteur critiquait à cet égard la « sorte d’immaturité décousue et débridée » régnant sur la science juridique des autres peuples (cité par E. Bouchet- Le Mappian, Propriété intellectuelle et droit de propriété, Droit comparé anglais, allemand et français, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 101, note 22). On imagine facilement qu’il pensait surtout aux juristes français…

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sur cette singularité. Je me contenterai de citer François Gény : « Les mots

« propriété littéraire et artistique » ont été employés d’abord comme une formule de combat, en vue d’obtenir au profit des auteurs le droit le plus complet qui se puisse concevoir, notamment un droit perpétuel »9.

Force est, en tout cas, de constater que la loi du 11 mars 1957 enfonce le clou. Elle ne recule pas, d’ailleurs, devant le pléonasme puisqu’elle croit utile de préciser que le droit de propriété reconnu à l’auteur est « exclusif et opposable à tous ». L’adjectif « incorporelle » qu’elle accole au substantif « propriété » veut, bien sûr, prendre en compte la nature immatérielle de l’œuvre. Il est plus descriptif qu’explicatif car le droit français n’a jamais élaboré une théorie générale de la propriété incorporelle. Le dualisme, immédiatement affirmé dans l’alinéa suivant (« Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral, ainsi que des attributs d’ordre patrimonial »), prend en compte la dimension personnaliste, laquelle autorise l’éminent commentateur qu’est Marcel Boutet à affirmer10 que « c’est la personnalité de l’auteur qui est considérée comme génératrice du droit ».

B. La consécration constitutionnelle

La codification de 1992 n’a pas affecté le pilier du dispositif qu’est la consécration du droit d’auteur en tant que droit de propriété, qu’on retrouve désormais dans l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. Ce qui a changé est que cette approche a reçu, en 2006, l’onction du Conseil

9. Des droits sur les lettres-missives, Sirey, 1911, n° 135.

10. Considérations générales : RIDA avr. 1958, n° spécial, p. 13-21, à la p. 19.

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constitutionnel : « Considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figurent les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et les droits voisins »11.

Le droit d’auteur a ainsi été érigé en droit fondamental, analyse conforme à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 18 décembre 2000, dont l’article 17.2 garantit la protection de la propriété intellectuelle au titre du « droit de propriété », et dont on retrouve l’écho aussi bien dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme12 que dans celle de la Cour de justice13.

Cette promotion a l’avantage de légitimer le droit d’auteur, ce qui n’est pas négligeable à une époque où il est attaqué de toutes parts, soit ouvertement, soit insidieusement. Elle met les auteurs à l’abri d’expropriations légales trop voyantes. Rappelons que dans l’affaire Balan, jugée par la Cour européenne des droits de l’homme14, il s’agissait de condamner un État qui s’était purement et simplement emparé, sans aucune indemnité, d’une photographie pour en faire l’arrière-plan d’une carte nationale d’identité.

11. Déc. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC : JO 3 août, p. 11541, n° 15.

12. 29 janv. 2008, n° 19247/03, Balan c/ Moldavie, pt 62.

13. V. par ex. CJCE, gde ch., 12 sept. 2006, aff. C-479/04, Laserdisken, pt 65 (« les droits de propriété intellectuelle, tels que le droit d’auteur, (…) font partie du droit de propriété »). V.

aussi CJUE, 3e ch., 15 sept. 2016, aff.C-484/14, Tobias Mc Fadden c/ Sony Music Entertainment Germany GmbH : Comm. com. électr. 2016, comm. 88, obs. C. Caron, pt 99 : « une mesure visant à sécuriser la connexion à internet au moyen d’un mot de passe doit être considérée comme étant nécessaire pour assurer une protection effective du droit fondamental à la protection de la propriété intellectuelle ».

14. 29 janv. 2008, préc.

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Mais il ne faut pas se faire trop d’illusion. Derrière les grands principes, il y a la réalité qui est qu’au fil des décennies cette propriété singulière est devenue une propriété amoindrie, on n’ose dire « au rabais ».

II. LA RÉALITÉ : UNE PROPRIÉTÉ AMOINDRIE

Le cœur du débat c’est l’exclusivité qui, à la différence de la perpétuité15, est de l’essence de la propriété. Or on observe sur ce plan un affaiblissement, une déperdition. Pourquoi cette déperdition (A) ? Et comment se manifeste- t-elle (B) ?

A. Les raisons de la déperdition

La déperdition tient, pour l’essentiel, à ce que la dimension de droit naturel, qui confortait la propriété, est elle-même en recul.

Cette dimension était essentielle dans les lois révolutionnaires. On l’a parfois contesté en doctrine. À tort. Il suffit de relire Diderot, Le Chapelier, Lakanal et Lamartine16.

La loi de 1957 s’inscrit clairement dans cette logique. Le calamiteux article 9, alinéa 317, pourrait, il est vrai, en faire douter car la possibilité de faire naître le droit d’auteur sur la tête d’une personne morale est en rupture

15. Qu’on retrouve d’ailleurs, comme le relève F. Hepp (Le droit d’auteur « propriété incorporelle » ? : RIDA avr. 1958, n° spécial, p. 161-191, à la p.187), dans le droit moral.

16. A. Lucas, Le rapport Le Chapelier : retour vers la conception jusnaturaliste du droit d’auteur français : Mélanges Georges Bonet, Publications de l’IRPI, Litec, 2010, p. 341-359.

17. CPI, art. L.113-2, al. 3.

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avec cette tradition. On est tenté d’en dire autant de l’abrogation du décret de 1852 qui permettait aux étrangers, avant l’ouverture opérée par le célèbre arrêt Lefait18, de bénéficier en France de la protection du droit d’auteur19, entorse qu’Alphonse Tournier, dans son commentaire20, justifiait par l’idée que « le législateur français a estimé que l’expérience des libéralités à sens unique avait assez duré », et préféré « le réalisme à un idéal devenu sans espoir »21.

Malgré ces accrocs, la filiation avec les textes révolutionnaires reste, là encore, incontestable. François Hepp l’affirme ouvertement : « le droit français a longtemps, dans ses applications, oscillé entre l’esprit des privilèges régaliens à durée limitée que ces lois remplaçaient et la consécration légale d’un droit naturel préexistant. C’est pour cette dernière conception que la législation française a maintenant clairement et pleinement opté en le qualifiant de “propriété incorporelle” »22. Desbois renchérit : « le législateur n’intervient pas pour attribuer à l’écrivain, à l’artiste, au compositeur, un monopole arbitraire, sous l’empire de considérations d’opportunité, afin de stimuler l’activité des gens de lettres et des artistes dans l’intérêt de la collectivité ; les droits d’auteur existent indépendamment de son intervention. La loi a pour seule mission de reconnaître un droit préexistant,

18. Cass. civ., 27 juill. 1948 : D. 1948, p. 535 ; Rev. crit. DIP 1949, p. 75, note H.B.

19. En principe au moins car la Cour de cassation avait été peu généreuse avec Verdi (Cass.

req., 14 déc. 1857 : DP 1858, 1, p.161 ; S. 1858, 1, p.145)

20. Le bilan de la loi : RIDA avr. 1958, n° spécial, p. 73-119, à la p. 87.

21. Ajoutant (p.89), ce qui écorne passablement l’idéal du « jus gentium », que « les lois sur la propriété littéraire et artistique sont en quelque sorte exorbitantes du droit commun, des lois de privilège, dont on comprendrait mal que tout étranger quelconque puisse revendiquer le bénéfice sans condition ».

22. Le droit d’auteur « propriété incorporelle » ?, préc., p. 191.

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qui est lié au fait de la création »23. Vingt ans plus tard, le même auteur persiste et signe en 1978 dans la 3e édition de son célèbre ouvrage24. André Françon, son fidèle disciple, est toujours resté sur la même ligne. On a voulu minimiser la portée de l’affirmation en observant qu’elle procédait d’une

« vision quelque peu idéalisée »25. Elle n’en reflète pas moins la conception traditionnelle française, à laquelle reste attachée une partie importante de la doctrine26.

C’est seulement dans les années 1990 que les choses ont évolué. Deux facteurs principaux ont joué en ce sens : l’obsession des enjeux économiques des industries culturelles et l’irruption du public sur la scène. L’approche jusnaturaliste n’était plus en phase avec cette réalité. On a dû aussi constater que ladite approche était tout de même très franco-française. Elle ne se retrouve évidemment pas dans les pays de copyright où la messe a été dite il y a longtemps avec l’arrêt Donaldson v. Beckett de la Chambre des Lords en 1774 qui a écarté toute idée d’un copyright de common law, et donc de droit naturel27. Mais elle n’est pas non plus reçue en Allemagne où un vieil arrêt de

23. Le droit moral : RIDA avr. 1958, n° spécial, p. 121-159, à la p. 125.

24. Le droit d’auteur en France, Dalloz, n° 449.

25. A. Strowel, Droit d’auteur et copyright. Divergences et convergences. Étude de droit comparé, Bruylant-LGDJ, 1993, p. 242

26. C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, LexisNexis, 5e éd., 2017, n° 9. – J.-L. Goutal, L’environnement de la directive « droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information » en droit international et comparé : Comm. com. électr. 2002, chron. 4, à la p. 10. – F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, Economica, 2e éd., 2015, n° 40-1 (« la doctrine classique du droit d’auteur français, dont est issue la loi du 11 mars 1957, se rattache plutôt au jusnaturalisme »). – P. Tafforeau et C. Monnerie, Droit de la propriété intellectuelle, Gualino, Lextenso éditions, 4e éd., 2015, n° 44. – L.-Y. Ngombé, Droit naturel, droit d’auteur français et copyright américain : RIDA n° 194, oct. 2002, p. 3-123.

27. A. Strowel, Droit d’auteur et copyright, préc., n° 89.

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1926 est venu préciser que la loi sur le droit d’auteur ne protège que dans la mesure qu’elle prévoit28.

Il n’y a donc pas à s’étonner que l’harmonisation européenne se soit faite sur la base de l’approche utilitariste. Il suffit de consulter l’abondante littérature bruxelloise pour s’en convaincre. On y trouvera d’innombrables références à la nécessité de rémunérer les « travailleurs » et de rentabiliser les investissements dans le secteur culturel, jamais la moindre allusion à la dimension de droit naturel. À quoi, hélas, les représentants des gouvernements français successifs n’ont rien trouvé à redire…

B – Les manifestations de la déperdition

L’exclusivité a en matière de propriété un double sens : d’un point de vue positif, la propriété littéraire et artistique est exclusive parce qu’elle donne la plénitude des droits, d’un point de vue négatif, elle est exclusive en ce qu’elle donne la faculté d’exclure. Sur ces deux points, le recul par rapport à la tradition, et donc à la loi de 1957, a été sensible.

1. La plénitude des droits

Dans l’approche civiliste classique, la plénitude des droits signifie qu’il n’est pas nécessaire d’énumérer les prérogatives de l’auteur puisqu’il a toutes les « utilités économiques » de la chose.

28. Reichsgericht, 12 mai 1926, cité par E. Bouchet-Le Mappian, Propriété intellectuelle et droit de propriété, préc., p. 161, note 69.

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La loi de 1957, comme les lois révolutionnaires, paraît s’inscrire dans cette optique, avec un droit moral très complet et un droit d’exploitation conçu de manière extensive. L’article 2129 énonce dans les termes les plus généraux : « L’auteur jouit du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire ». Certes, l’article 2630 précise que le droit d’exploitation comprend un droit de représentation et un droit de reproduction. Mais ces prérogatives (seulement deux) sont définies de manière synthétique. C’est ainsi qu’on a tiré du droit de reproduction un

« droit de destination », conçu comme la faculté pour l’auteur de contrôler, non seulement les modalités de la commercialisation des exemplaires, mais également certains usages faits par les acquéreurs ou les détenteurs31. De son côté, le droit de représentation est défini de manière très extensive comme toute « communication au public ». Bref, on n’est pas si loin de la plaidoirie de Simon Marion devant le Parlement de Paris en 1586 : à l’exemple de Dieu à qui appartiennent le ciel et la terre et le jour et la nuit, « l’auteur d’un livre en est du tout maître »32.

Or cette approche synthétique est aujourd’hui en recul. Ainsi la théorie du droit de destination est-elle désormais remise en cause33. Certains auteurs vont plus loin en soutenant que le droit de reproduction n’est purement et

29. Qui est repris aujourd’hui par l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle, lequel ouvre le chapitre sur la « durée de protection » mais qui aurait pu (dû) ouvrir le chapitre précédent sur les « droits patrimoniaux ».

30. CPI, art. L.122-1.

31. A. Lucas, A. Lucas-Schloetter et C. Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, LexisNexis, 5e éd., 2017, nos 265 et s.

32. Cité par Renouard, Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, tome 1, 1838, p. 113.

33. A. Lucas, A. Lucas-Schloetter et C. Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, préc., n° 294.

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simplement pas en cause lorsque la reproduction est effectuée dans la sphère privée34, ce qui rendrait superflue l’exception de copie privée. L’observation vaut plus encore pour le droit de représentation, aujourd’hui enserré dans les limites que la Cour de justice assigne, au travers d’une jurisprudence sinueuse35, au droit de communication au public reconnu par la directive 2001/29.

2. Le pouvoir d’exclure

Dans la terminologie en usage au plan international en matière de propriété littéraire et artistique, le droit exclusif est défini comme le « droit d’autoriser ou d’interdire ». La formulation n’est pas très heureuse. Ce qui compte, en effet, c’est le droit d’interdire (étant entendu qu’on peut toujours autoriser, même dans le cadre d’un système de « licence libre »).

Ce droit d’interdire peut être tenu en échec par la volonté du législateur, à travers des exceptions édictées dans l’intérêt général, notamment pour préserver l’exercice de certaines libertés. Ces exceptions n’existaient pas dans les lois révolutionnaires. Elles sont, pour la première fois, reconnues par le législateur en 1957, pour la plupart à partir des solutions jurisprudentielles36. Mais c’est dans une optique très restrictive. Marcel Boutet dit certes37 que « la

34. J. Raynard, Droit d’auteur et conflits de lois, Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, 1990, n° 206. – Ph. Gaudrat et F. Sardain, De la copie privée et du cercle de famille ou des limites au droit d’auteur : Comm. com. électr. 2005, étude 37, nos 22 et s. – M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, Dalloz, 3e éd., 2015, nos 617 et s.

35. Et discutable, comme le montre P. Sirinelli dans sa contribution au présent numéro.

36. Les « alluvions du temps », comme dit joliment Alphonse Tournier (Le bilan de la loi, préc., p. 83).

37. Considérations générales, préc., p. 17.

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législation de 1957 réalise la synthèse des droits de l’auteur et des intérêts du public » : mais c’est pour ajouter dans le même souffle « dans la prééminence du créateur ».

On retrouve ici l’approche jusnaturaliste, qui conduit à limiter les exceptions et à les interpréter de façon stricte. La loi de 1957 s’inscrit clairement dans cette tradition puisqu’elle consacre un seul article (41), quelque peu squelettique, à la question, laquelle n’est pas jugée assez sérieuse pour mériter une étude distincte dans le numéro spécial de la RIDA, où l’on relève seulement le regret, exprimé par Alphonse Tournier38, que l’exception de copie privée n’ait pas été cantonnée aux copies manuelles.

On doit relever, ici encore, la singularité du droit français. Dans les pays qui retiennent une approche plus utilitariste du droit d’auteur, on fait, tout au contraire, une place importante aux intérêts du public. Cela coule de source dans les pays de copyright, où l’on n’hésite pas à parler des « droits » du public.

En Allemagne, on s’attache traditionnellement à la recherche d’un équilibre à travers le concept de balance des intérêts, négation de la prééminence de l’auteur, qui traduit la doctrine dite de l’ancrage social du droit d’auteur. Cette doctrine a été théorisée dans les années 1930 et elle se retrouve, dans une véritable continuité historique, dans la loi de 196539. Elle a été vigoureusement critiquée par les concepteurs de la loi de 1957. Ainsi Jean Escarra, Jean Rault et François Hepp, qui ont été les principaux inspirateurs de ladite loi, tout en reconnaissant qu’il n’est pas possible d’« augmenter indéfiniment les attributs

38. Le bilan de la loi, préc., p. 97.

39. S. Strömholm, Le droit moral de l’auteur en droit allemand, français et scandinave, Stockholm, P.-A. Norstedt & Söners förlag, vol. 1, 1967, p. s.

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des droits intellectuels dans le sens d’un renforcement de l’appropriation individuelle », au profit d’un inventeur ou d’un auteur qui « n’est peut-être qu’un élu au milieu d’une collectivité immense destinée à demeurer, en fin de compte, la principale bénéficiaire de cette élection »40 y voyaient une forme détestable de « socialisation »41.

Force est de reconnaître, là encore, que l’évolution des trente dernières années s’est faite à rebours de la tradition du droit d’auteur français. L’article L.122-5 est devenu le plus long du Code de la propriété intellectuelle (et pas le plus digeste). On ne cesse de le compléter car le législateur a tendance à céder à la loi du nombre, les utilisateurs des œuvres étant plus nombreux que leurs créateurs…

Et comme si cela ne suffisait pas, le principe d’interprétation stricte, pourtant consacré par la Cour de justice, a été bousculé par la Cour de cassation française elle-même, qui a décidé dans le fameux arrêt Klasen42 que la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention EDH pouvait

40. La doctrine française du droit d’auteur, Grasset, 2e éd., 1937, p. 39.

41. Op. cit., p. 42. Ils citent longuement (p. 40 et s.), pour s’en démarquer, Julius Kopsch, le premier à avoir conceptualisé cette théorie (C. Geiger (Droit d’auteur et droit du public à l’information, approche de droit comparé, Publications de l’IRPI, Litec, 2004, n° 82), qui n’hésitait pas à ériger en postulat que « l’activité culturelle de l’artiste créateur n’est rien d’autre que la fonction sociale de la personnalité produisant au bénéfice de la collectivité », d’où il tirait que « le droit d’auteur, fondé sur l’acte de création, forme le lien organique entre l’artiste créateur et la collectivité, un droit servant avant tout à protéger et à garantir cette sorte de circulation sanguine de la collectivité à l’individu, de l’individu à la collectivité, qui est en réalité la vie spirituelle du peuple ».

42. Cass. 1re civ., 15 mai 2015, n° 13-27.391 : Comm. com. électr. 2015, comm. 55, note C. Caron ; Propr. intell. 2015, p. 281, obs. A. Lucas et p. 285, obs. J.-M. Bruguière ; Propr.

intell. 2016, p. 89, obs. M. Vivant et C. Geiger ; RTD com. 2015, p. 515, obs. F. Pollaud- Dulian.

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faire céder le droit exclusif en dehors des exceptions limitativement énumérées par la loi, ouvrant ainsi la voie à une sorte de fair use à la française.

Il est vrai que la Cour de renvoi43 a fait entendre une autre petite musique en profitant de la marge de manœuvre laissée par la Cour de Strasbourg pour considérer qu’il appartenait à l’artiste défendeur de démontrer en quoi le juste équilibre entre droit d’auteur et liberté d’expression « imposait qu’il utilisât les œuvres » du demandeur, preuve qu’il ne rapportait pas dès lors qu’il aurait très bien pu utiliser « d’autres photographies publicitaires du même genre ».

Tout de même, le contrôle de proportionnalité, s’il était généralisé, fragiliserait considérablement le droit exclusif.

CONCLUSION

Au-delà de la question de la nature du droit d’auteur (on peut toujours disserter sur ce thème bien académique), c’est la question de la place de l’auteur qui est posée. Tout le reste en découle.

Marcel Pagnol, en racontant sa découverte de l’industrie cinématographique américaine des années 1930, met bien en lumière ces enjeux. Voilà comment s’établit, selon lui, l’échelle des valeurs, sous la forme de ce qu’il appelle à la fois le « credo » et les « tables de la loi »44 : « 1.

Au commencement était Hollywood, qui est la Mecque du cinéma. 2. Il y

43. CA Versailles, 1re ch., 16 mars 2018.

44. Cinématurgie de Paris, de Fallois, 1991, p. 24 et s.

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a ensuite la société Paramount qui fait les plus beaux films du monde, et dont le totem est un volcan. 3. Il y a ensuite les executives, c’est-à-dire l’état- major des studios ou, plus prosaïquement les chefs de service ; ils ont une salle à manger spéciale, et, pour la mise en train d’un film, ils tiennent des conférences sacrées. 4 ; Il y a ensuite le concierge des studios. C’est un puissant chef ; chaque jour, il ouvre la porte à deux cents personnes et la ferme au nez de trois mille ». Défilent ensuite, dont les fonctions sont décrites avec le même humour ravageur, le « chef de publicité », la Western Electric, l’opérateur de prises de vues, le « chef des laboratoires, le monteur, le « chef des costumes », le

« chef de la musique », le metteur en scène, le scenario department, les vedettes.

Enfin, au dernier rang, vient l’auteur. « Il faut un auteur, parce qu’il faut une histoire ». Au début, on feint de le célébrer : « On lui donne de l’argent, on lui fait signer un contrat, on lui offre un apéritif d’honneur. Il boit à la prospérité de la Compagnie, à la réussite du film, à l’avenir du cinéma. Il sourit, il serre des mains, il est heureux. Regardez-le bien aujourd’hui parce que jamais plus vous ne lui reverrez cet air-là ». Il viendra, pas moyen de l’éviter, le soir de la première, pour ne plus reconnaître son histoire, et il ira « avec une certaine amertume remercier le chef de la publicité qui, par une attention délicate, n’a pas mis (son) nom sur l’affiche ni sur le programme ».

Il n’est pas certain que l’environnement numérique permette de garantir à l’auteur un meilleur classement. On peut transposer : Au commencement, il y a Google qui est un bienfaiteur de l’humanité et sans qui rien ne serait possible. Ensuite, il y a YouTube, qui est la Providence des internautes avides d’accéder aux œuvres. Ensuite, il y a les annonceurs dont les publicités ravissent les consommateurs, etc. La diatribe narquoise offre, en tout cas, l’occasion

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de situer le débat sur son véritable terrain : veut-on ramener l’auteur au rôle de prestataire de service (de fournisseur de contenu, comme on dit dans la détestable langue de bois des industriels de la culture) ou veut-on le laisser au centre du dispositif ? La question est fondamentale, plus fondamentale que celle du statut des hyperliens ou celle du « datamining » car elle renvoie à la conception qu’un pays se fait de sa propre culture. De ce point de vue, sans verser dans l’emphase de Victor Hugo assénant dans son célèbre Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878 (précédant la création de l’ALAI) que « la France s’élève sur l’horizon de tous les peuples »45, il est incontestable qu’elle a un message à porter.

Ce message pourrait (devrait) passer par une refondation du droit d’auteur, seule propre à donner au système un sens qu’il a perdu au fil de ces dernières décennies, même si bien entendu on doit profiter de l’occasion pour répondre à de nouveaux défis et ménager de nouveaux équilibres. Il faut croire au sursaut. « La foi que j’aime le mieux, fait dire à Dieu Charles Péguy, c’est l’espérance ».

45. Ayant proclamé que « la lumière est dans le livre », le poète poursuit en affirmant que

« c’est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s’emploie », avant d’oser :

« La France est d’intérêt public. La France s’élève sur l’horizon de tous les peuples. Ah ! disent- ils, il fait jour, la France est là » (Calmann Lévy, 1878, p. 11-12), provoquant l’enthousiasme du public, si l’on en croit au moins la note de l’éditeur (« Oui ! oui ! bravos répétés »).

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