• Aucun résultat trouvé

Démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb. L exception algérienne

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb. L exception algérienne"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01424309

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01424309

Submitted on 2 Jan 2017

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb. L’exception algérienne

Malika Rahal, Mélanie Matarese

To cite this version:

Malika Rahal, Mélanie Matarese. Démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb.

L’exception algérienne. Horizons Maghrébins, Toulouse: Centre de promotion culturelle de l’Université de Toulouse-Le Mirail Horizons maghrébins, 2016, Itinéraires arabes en révolution, pp.54-68. �hal- 01424309�

(2)

Démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb.

L’exception algérienne.

Le présent texte est la version auteur d’un article publié dans la revue Horizons maghrébins. Vous trouverez la version finale ici :

Rahal, Malika et Matarese, Mélanie, « démocratisation, révolution et sortie de guerre au Maghreb, l’exception algérienne », Horizons maghrébins, n°14, 2016, Itinéraires arabes en révolution, pp. 54- 68.

Mélanie Matarese est une journaliste française installée en Algérie depuis 2006. Elle travaille pour le premier quotidien francophone de référence du pays, El Watan, et a lancé il y a six ans la version week-end du quotidien, dont elle est rédactrice en chef. Elle collabore avec plusieurs médias francophones dont Le Figaro, La Tribune de Genève ou Le Soir de Belgique, et anime également un blog, Visa pour l’Algérie.

Malika Rahal : historienne du Maghreb contemporain, chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS). Elle s’intéresse particulièrement à l’histoire de l’Algérie depuis son indépendance. Elle est l’auteur de Ali Boumendjel (1919-1957). Une affaire française, une histoire algérienne (Paris : Belles Lettres, 2010 ; Alger : Barzakh, 2011)

Résumé

Cet article se propose de réfléchir à la temporalité spécifique de l’Algérie depuis le moment où commencent les « printemps arabes », sans se laisser hypnotiser par les événements des pays voisins, mais en lien avec eux. Il s’agit en particulier d’examiner où en est le pays, au regard de la sortie de guerre de civile, de la « décennie noire » des années 1990. On a beaucoup dit que l’Algérie restait en marge du phénomène révolutionnaire du fait de son histoire. L’observation de la scène politique – et les multiples tentatives pour l’ouvrir – , mais aussi des formes de ré- occupations de l’espace public, et la publicité accrue d’actions collectives qui n’avaient jamais cessé d’exister mais deviennent aujourd’hui plus visibles et plus joyeuses, informent sur la correspondance entre le moment révolutionnaire à l’échelle maghrébine, et la temporalité plus spécifiquement algérienne.

Mots clefs :

- Décennie noire - guerre civile - démocratisation - révolution - octobre 1988 - Algérie - terrorisme

(3)

On l’a beaucoup dit en évoquant le Maghreb depuis 2011 : l’Algérie semble faire exception dans la dynamique des « printemps arabes ». Elle n’a pas connu de mouvement de manifestations aussi massif que les pays voisins, et le régime n’a pas eu à concéder des réformes démocratiques d’importance. Des contestations de grande ampleur, en particulier le mouvement des chômeurs (lancé en 2008 mais actif surtout à partir de 2011 avec la création du Comité national pour la défense des droits des chômeurs) et le mouvement anti-gaz de schiste qui se développe depuis décembre 2014 ne se revendiquent pas explicitement la démocratisation, ni ne s’inscrivent directement dans une contestation du régime. Elles se fixent des objectifs spécifiques, (respect du droit du travail, distribution plus égalitaire de la rente, protection de l’environnement, avec dans tous les cas un fond commun, celui du droit à la dignité). Ces mouvements sont d’ailleurs peu couverts par les médias internationaux et peu analysés par la communauté scientifique algérienne, et ne ressemblent guère aux mouvements des pays voisins

Pourtant, le sentiment que « rien ne change » demeure fort. Un cadre du FLN le déclarait après le 17 avril 2014 et la réélection d’Abdelazziz Bouteflika pour son quatrième mandat à la présidence de la République :

« on va se retrouver dans une situation équivalente à celle qui a suivi les émeutes d’Octobre 1988. On était passés du parti unique au multipartisme, de la fermeture à un peu d’ouverture médiatique, de choix socialistes à des options un peu plus libérales. Mais dans le fond, le pouvoir était resté tel quel. C’est sa technique : changer sans rien changer. »1

Dans cet article, nous proposons d’explorer la temporalité algérienne depuis 2011. Et plutôt que de penser la temporalité à partir des printemps arabes (pour nous interroger sur les « causes » d’un « blocage » spécifiquement algérien), nous proposons de la penser à partir de l’Algérie- même : dans quelle temporalité le pays se trouve-t-il actuellement ? Peut-on caractériser ce moment, au regard de l’histoire proprement algérienne, ou de celle du Maghreb ?

Ce travail de description et d’identification du moment sera mené à partir de la matière (et dans les limites) de nos métiers respectifs : celui d’historienne du temps présent (à la recherche d’entretien et d’archives) et celui de journaliste (qui suit l’actualité, notamment politique et culturelle dans sa quotidienneté). C’est à partir de ces deux expériences de terrain que nous réfléchissons, depuis plusieurs années maintenant, à la correspondance entre le moment révolutionnaire à l’échelle maghrébine, et la temporalité plus spécifiquement algérienne.

1 Entretien de Mélanie Matarese avec un cadre du FLN, Alger, en mai 2014.

(4)

I- La désynchronisation algérienne

Ce qui frappe si l’on revient sur la chronologie des premiers jours des soulèvements nord- africains, à la fin de décembre 2010, du point de vue de l’Algérie, c’est que ne pays n’apparaît pas dans un premier temps en décalage avec ses voisins. Au contraire, il apparaît d’abord être au cœur de l’événement.

1- Dans un premier temps, l’Algérie et la Tunisie synchrones

Dans la première semaine de janvier 2011, l’Algérie connaît des émeutes qui partent d’Oran et de la wilaya de Tipaza, avant de gagner le Sud et de toucher l’ensemble du territoire. La nature des événements rappelle d’ailleurs ce qui se déroule en Tunisie et en Égypte : émeutes de Diar Ech- chems et Diar el-Kef, « jacqueries », immolations en nombre dénonçant le mal-vivre.2 Les émeutes font cinq morts, plus de 800 blessés et sont suivies de centaines d’arrestations arbitraires.

La presse algérienne fait constamment le parallèle avec les événements de Tunisie et d’Égypte, l’Algérie s’inscrivant donc dans la temporalité du Maghreb. Le mouvement « est à l’origine de l’intensification des revendications socio-économiques sectorielles et de l’émergence de mouvements politiques réclamant un changement politique profond. »3 Il y a immédiatement un enjeu de mise en récit, les médias expliquant l’explosion de colère par la hausse brutale des prix de l’huile et du sucre, plusieurs protagonistes politiques affirmant qu’elle avait en fait été orchestrée par de puissants lobbys en réponse à la volonté du gouvernement d’imposer les transactions par chèque au-delà d’un certain montant. Ce mouvement de révoltes n’avait d’autre mot d’ordre explicite que l’expression d’une « mal-vie »

Le 21 janvier, la création de la Coordination Nationale pour le Changement et la Démocratie (CNCD) est annoncée, autour de la personnalité d’Ali Yahia Abdennour. Ben Ali avait fui la Tunisie le 14 janvier. Il y a là une tentative de connecter les émeutes aux revendications de la société civile pour avancer des revendications de transformation du régime, à l’instar de ce qui s’était passé en Tunisie.

2- Les bégaiements de l’histoire

Pour autant, en ce début de 2011, la comparaison ne se fait pas seulement avec les pays voisins : elle se fait aussi avec le passé algérien. Ainsi, lorsque le journaliste Ihsane el-Kadi est interviewé en janvier 2011, il explique :

« L’Algérie connaît sans doute un début de cycle, similaire à celui des années 1985-86. La création de la Ligue des droits de l’homme, du Mouvement des journalistes algériens ou du Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques, remonte à cette époque, se souvient-il, enthousiaste. [En 1986] des émeutes ont éclaté à Sétif et Constantine avant de se généraliser deux ans après. Aujourd’hui, la différence, c’est que nous ne partons pas de

2 Mustapha BENFODDIL, « Harga, émeutes de jeunes, immolations, grèves, manifestations empêchées... Un contexte difficile », el Watan.com, 16/04/2011.

3 Salim CHENA, « L’Algérie dans le «Printemps arabe» entre espoirs, initiatives et blocages », Confluences Méditerranée, 1 juin 2011, N° 77, no 2, pp. 105‑118.

(5)

rien. On voit bien les 18-25 ans qui sont en train de se structurer, à l’exemple du Mouvement pour la reconquête citoyenne. Le noyau de la révolte antirévolutionnaire, ce sont eux. Pour l’instant, ils ne sont pas en contact avec les émeutiers, l’autre partie de la jeunesse déclassée. Mais si l’État maintient son carcan, à la prochaine salve d’émeutes, les réseaux seront mis en place et la jonction entre les deux se fera plus vite. »4

L’allusion est claire au contexte des années 1980, à son bouillonnement associatif et politique qui fut le prélude aux grandes émeutes de la jeunesse d’octobre 1988. On sent aussi dans cette analyse à chaud le désir que la situation de janvier 2011 murisse en un mouvement politique organisé et des mots d’ordre mobilisateurs. Ce passé ressurgit également dans le cadre d’entretien biographiques réalisés, à partir de mars 2011, avec d’anciens militants de gauche : interrogés sur leur passé militant, ils tissent eux même la comparaison entre les années 1980, en particulier des émeutes d’octobre 1988 et de leur répression, et le présent algérien, tunisien ou égyptien.

De la même façon que la réaction disproportionnée des forces de l’ordre tunisienne a été déterminante dans l’explosion de 2011, l’intervention de l’armée contre la jeunesse après les émeutes d’Octobre 1988 avait provoqué un électrochoc et fourni les mots d’ordre les plus mobilisateurs : les Comités contre la torture avaient participé du bouillonnement démocratique et militant.5 À cette époque, il n’y avait pas eu de mouvement équivalent au Maghreb ou dans le monde arabe : l’Algérie était plutôt en phase avec les pays d’Afrique sub-saharienne, qui faisaient alors l’expérience d’une spectaculaire vague de réformes politiques (en 1994, plus de trente pays sub-sahariens avaient connu des réformes de régime, et aucun régime ne se disait plus « de parti unique »).6 Mais en 2011, la comparaison avec les années 1980 n’était pas toujours optimiste ; pour certains, elle était chargée d’inquiétudes.

3- Angoissants rappels

Durant l’année 2011, à mesure que les régimes tunisien et égyptien tombent et que la situation algérienne s’enkyste, la comparaison évolue pour devenir comparaison entre le présent tunisien et égyptien et le passé algérien.

Les débats – notamment tunisiens – autour de l’ouverture démocratique avec les interrogations sur la place de l’islam politique et de l’islam en politique rappellent l’ouverture démocratique instaurée en Algérie à partir de 1988, l’instauration du pluripartisme, la libéralisation rapide des médias avec l’émergence d’une presse privée. Bien sûr, bien des choses diffèrent, et le Front islamique du Salut (FIS) d’alors n’est pas an-Nahda de 2011. Mais en 2011, les similitudes frappent les imaginaires. Le discours consistant a faire de l’expérience algérienne le passé, et de la Tunisie et l’Égypte l’avenir se lit dans des raccourcis parfois surprenants : ainsi lors des élections législatives tunisiennes, ce titre d’article indiquant de façon lapidaire :

4 Cité dans Mélanie Matarese, « Pourquoi l’Algérie ne sera jamais la Tunisie », El Watan, 28/01/2011.

5 Voir notamment COMITE NATIONAL CONTRE LA TORTURE, Cahier noir d’Octobre, Alger, 1989, 178 p., en ligne sur le site d’Anouar Benmalek http://anouarbenmalek.free.fr/octobre88/Octobre1988.htm [consulté le 28 septembre 2015].

6 Michael BRATTON et Nicholas VAN DE WALLE, Democratic Experiments in Africa: Regime Transitions in Comparative Perspective, Cambridge, U.K.; New York, NY, USA, Cambridge University Press, 1997, p. 8.

(6)

« 26 décembre 91 – 23 octobre 2011 : Le processus électoral algérien interrompu, a repris, sans drame, en Tunisie ».7

Pour les Algériens, le raccourci est limpide : le 26 décembre 1991, c’est le premier tour des élections législatives. L’ouverture démocratique s’était achevée avec l’interruption du processus électoral avant le second tour, alors que le FIS menaçait de remporter une victoire historique. Le pays plongea alors progressivement dans une guerre civile d’une décennie. Cette comparaison entre le passé algérien et le présent du Maghreb s’accompagne donc de discours sombres, pessimistes, soit que la comparaison amène à prédire pour les pays voisins un avenir de violence, sinon de guerre civile ; soit que ce ton exprime la déception de ne pas en être, de voir les voisins maghrébins connaître des espoirs auxquels l’Algérie demeure étrangère (Ce désir d’en être qui se lit dans l’adoption-adaptation en Algérie des slogans nés en Tunisie et en Égypte, sous la forme notamment du fameux « Système dégage ! ») ; soit enfin que la comparaison provoque la réactivation d’émotions anciennes, et le sentiment d’un rejeu du passé.

La violence de la Décennie noire des années 1990, avant l’âge d’internet, Facebook et des téléphones portables qui permettent de documenter le quotidien des manifestations ou de la violence, a été vécue dans l’isolement. Depuis, attaques et conflits similaires qui se déroulent ailleurs constituent « une réplique à l'échelle mondiale du malheur algérien. », comme l’écrivait François Maspero au lendemain des attaques du 11 septembre.8 Depuis 2011, les rejeux sont plus fréquents : chaque soubresaut maghrébin, fait remonter dans les réseaux sociaux et les médias le souvenir d’avoir été un pays isolé durant les années 1990, aux prises avec un jihadisme dont le monde ne saisissait pas alors la gravité. Ce fut en particulier le cas au cours du coup d’état égyptien de l’été 2013, qui pour les utilisateurs algériens de Twitter semble avoir été anxiogène.

Ainsi, le tweet de @dzonline du 15 août 2013 :

« On ne peut pas voter pour que la majorité puisse exterminer la minorité ! Ce qui s’est passé en #Algérie 1992 et #Egypte 2013 ».

La similitude des deux situations est remarquée hors d’Algérie aussi, dans un tweet du 3 juillet 2013 sur le compte de @FreeTunis :

« Quelle ressemblance entre le coup militaire du 11 janvier 1992 en #Algérie et le 3 juillet 2013 en #Egypte. On connait la suite ! »

En arabe, un tweet du 14 août 2013 sur le compte @A_Khedrane exprime le désarroi de la répétition :

7 Ahmed Selmane, « 26 décembre 91 – 23 octobre 2011 : Le processus électoral algérien interrompu, a repris, sans drame, en Tunisie », La Nation, 25 octobre 2011 [Consulté le 1er mars 2012 ; il n’est désormais plus disponible à cette adresse.]

8 Le Monde, 22 novembre 2001.

(7)

« Les militaires d’#Égypte 2013 suivent les militaires d’#Algérie 1992. Le monde arabe est soit une brebis égorgée soit un dirigeant boucher. »9

II- La désynchronisation algérienne ?

Pourtant, dès les premiers mois de 2011, aux yeux de l’étranger, l’Algérie est décrite comme en retard, puis au point mort. Le Nouvel Obs titre sur « une révolution qui se fait attendre »,10 et pose la question, dès le lendemain du premier grand rendez-vous de la rue, le 11 février 2011 :

« L’Algérie a-t-elle rendez-vous avec l’histoire ? » L’article inaugure l’analyse superficielle qui ferait florès : les Algériens sont trop proches de la guerre civile pour replonger en révolution.

1- Des héritages différents : le savoir-faire des forces de l’ordre

La désynchronisation est d’abord apparue comme le résultat d’un rapport de force né des expériences du passé. Lorsque la manifestation du 11 février 2011 a été empêchée, elle l’a été non pas par défaut de mobilisation, mais du fait du savoir-faire et de la puissance des forces de l’ordre.

Alors que les manifestants gagnaient Alger, un cordon sanitaire fut établi pour bloquer l’entrée de la ville ; l’occupation des places par les forces de l’ordre a bien souvent empêché les marches de

« prendre », alors qu’ailleurs, tout partait des places des grandes villes (Maydan Tahrir, Maydan, Taksim). On a beaucoup glosé sur la capacité des forces de l’ordre à maintenir et presser la foule, avec parfois, l’aide des baltagi, semeurs de trouble payés par le pouvoir pour instiller des actes de violence dans des mouvements qui se veulent pacifiques, ou la capacité les policiers en civil à pénétrer la foule pour en exfiltrer les meneurs et les embarquer avec un minimum de violence. La répétition de cette chorégraphie à laquelle participaient opposants et forces de l’ordre a pu faire penser qu’il y avait là un jeu, un théâtre sans conflit véritable, comme le décrit la journaliste Ghania Mouffok, dès la première manifestation.11 Le mot baltagia lui-même, venu d’Égypte, a circulé autant que le fameux « Dégage » en 2011, signe supplémentaire d’une lecture des événements au prisme maghrébin.

La capacité, avec une grande maîtrise de la violence, à contenir la foule est un savoir-faire acquis dans les années 1990. Alors que le modèle sécuritaire tunisien, libyen ou égyptien est vertical, inféodé au maintien d’une force structurée autour du ministère de l’Intérieur, de la police, des services secrets ou de l’armée, en Algérie, le maillage sécuritaire est beaucoup plus horizontal et efficace. La hiérarchie est moins pyramidale mais plus transversale entre armée, services de renseignements et Présidence. Par comparaison avec les forces de l’ordre tunisiennes notamment, l’équipement est plus performant et les troupes plus expérimentées non seulement pour lutter contre une insurrection, mais pour contenir et presser la foule, neutraliser les espaces de manifestations, quitte à assiéger la capitale dans les premiers temps si c’est nécessaire.

9 Tous les tweets ont été consultés le 28 septembre 2015.

10 Sarah Diffalah, « Algérie : une révolution qui se fait attendre », Nouvel Obs, 12 février 2011, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20110211.OBS7866/algerie-une-revolution-qui-se-fait-attendre.html [consulté le 28 septembre 2015].

11 Ghania Mouffok, « La révolution de onze heures à midi », Eurozine, 18 février 2011, http://www.eurozine.com/articles/2011-02-18-mouffok-fr.html [consulté le 21 septembre 2015].

(8)

2- Le rejet du politique

Sur la scène politique institutionnelle, on est frappé par les annonces spectaculaires (et leur rapide enlisement). Examinons par exemple la révision de la Constitution, qui révèle parfaitement la stérilisation du champ politique, ou pour mieux dire, la dépolitisation de la scène politique.

Dès avril 2011, dans un discours solennel à la télévision d’État, le président de la république Abdelaziz Bouteflika annonçait la réforme constitutionnelle pour « renforcer la démocratie représentative ». Il annonçait également des réformes parmi lesquelles une loi sur les associations, et une autre sur l’information. Le discours apparaissait comme une tentative de juguler toute contamination possible du « printemps arabe » et les émeutes et manifestations qui se multipliaient.

Deux mois plus tard, en juin 2011, Bouteflika chargeait le président du Conseil de la nation (sénat), Abdelkader Bensalah, son conseiller militaire le général-major Mohamed Touati et son conseiller Mohamed Ali Boughazi de mener des « consultations » avec la classe politique et la société civile autour de la réforme de la constitution. Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) qualifia ces assises de « monologue contre le changement », le leader du Front des forces socialistes (FFS), Hocine Aït Ahmed, jugeait la démarche « peu crédible » et la taxait de « diversion ». Même l’ancien chef de gouvernement Mokdad Sifi déclinait l’invitation et rappelait que « la crise que l’Algérie est en train de vivre est due au viol de la Constitution » en référence à l’amendement de la Constitution en 2008 pour déverrouiller le nombre de mandats. L’ancien président aujourd’hui décédé, Ali Kafi, refusait lui aussi de participer aux consultations, avançant que « le régime en place ne veut pas d’un changement ». Le flop était total, malgré la participation de partis du pouvoir et des associations affidées au gouvernement. Les spéculations s’accrurent avec la détérioration de l’état de santé d’un président qui ne cachait plus ses intentions de briguer un quatrième mandat, et avec la rumeur de la création d’un poste de vice-président.

En juin 2014, au lendemain de sa réélection, Abdelaziz Bouteflika relançait le processus des

« consultations », menées cette fois-ci par son chef de cabinet, Ahmed Ouyahia, ancien chef de gouvernement. L’opposition déclina encore l’invitation, ainsi que certaines personnalités politiques comme Mouloud Hamrouche, ancien chef de gouvernement sous Chadli et « père » des réformes de la fin des années 1980 parmi lesquelles la libéralisation des médias et l’instauration du multipartisme.

Le parti du président Bouteflika, le FLN, présenta alors un volumineux document : « propositions officielles du parti FLN pour la révision constitutionnelle ».

Au final, le long et tortueux processus de réforme de la Constitution n’apparaît que comme une tactique du chef de l’État, affaibli par la maladie, pour gagner du temps sur le plus difficile de ses mandats. Il peut tenir des mois ainsi, mettant sur pied une consultation après l’autre commission sur commission, mouture après mouture. Des sources à la présidence même commentent le fait que les triturations de ce texte ont toujours obéi aux humeurs du puissant du moment, avec comme unique objectif : « perpétuer le système et ses hommes et neutraliser les institutions ».12

12 Mélanie MATARESE, « L’éternel chantier de Bouteflika », Le Magazine de l’Afrique, 29 avril 2015.

(9)

Si elles préoccupent des partis politiques déjà très faibles, ces gesticulations constitutionnelles n’ont que peu d’impact – sinon aucun – sur le terrain des protestations, manifestations et émeutes où ce qui frappe, au cœur même des émeutes et manifestations, c’est le rejet explicite du politique. Au final, la scène politique est occupée par des acteurs institutionnels (représentants, gouvernants, partis politiques) qui n’ont aucune une capacité d’entrainement ni aucune connexion avec la société. La politique est entièrement décriée et avec elle, le politique lui-même est rejeté.

Ainsi, en avril 2011, quelques semaines après la chute des régimes de Ben Ali et Moubarak, les étudiants algériens lançaient un mouvement de plusieurs semaines pour protester contre certaines mesures liées à l’instauration du système LMD. Le 12 avril, une manifestation nationale organisée dans la capitale parvenait – le fait est remarquable – à franchir les barrages de police à la hauteur des grilles de la Fac centrale, pour marcher vers la présidence de la république à el-Mouradia.13 Trois jours plus tard, deux leaders de la Coordination nationale autonome des étudiants sont interviewés par le journal el-Watan :14 l’entretien est révélateur à la fois des préoccupations journalistiques et des réflexions des leaders étudiants. L’un d’eux définit en quoi la journée fut historique : malgré la répression et les coups, dit-il « [n]ous sommes tout de même arrivés à réaliser quelque chose d’extraordinaire et à briser un tabou. Une marche pacifique et sans débordement aucun. La marche a réussi. » La journaliste insiste sur les slogans utilisés, qui pourraient indiquer une politisation du mouvement, mentionnant « Ulac smah ulac ! » [pas de pardon], devenu populaire durant le Printemps noir de 2001, et « Pouvoir assassin ». D’autres articles signalent également : « le peuple veut la chute du système », traduction de l’arabe « ash- sha‘b yurid isqat an-nizam » qui fait alors florès dans les autres pays, ou « système dégage ! », entendu dans d’autres manifestations algériennes depuis le mois de janvier :15

« Ces slogans, répondent les étudiants, ont été scandés de manière spontanée. Les étudiants, qui étaient en train de réaliser une chose extraordinaire, marcher à Alger, se sont un peu emportés. Les slogans "Ulac smah ulac" et "Pouvoir assassin"

étaient surtout une réaction au comportement de la police qui utilise la force pour les empêcher d’avancer. »

Lorsque la journaliste introduit la comparaison avec la Tunisie et les interroge sur la nécessité pour réformer l’université d’en passer par un « changement du système », leur réponse est mesurée :

« [L]es étudiants jusque-là n’ont adressé de message qu’à leur tutelle […]. Ils ont eu la bastonnade comme réponse ; ils ont réagi en conséquence. Cela a commencé avec un mouvement purement estudiantin […] Si le ministère continue à faire la sourde oreille à nos revendications légitimes, cela peut mener à une révolte

13 Une vidéo amateur montre le franchissement du barrage de police. Elle apparaît notamment dans l’article du Monde en ligne : « Une manifestation d’étudiants à Alger tourne à l’affrontement », Le Monde.fr, 12/04/2011. [consulté le 28 septembre 2015]

14 Mahdia BELKADI, « Sofiane Rabia et Azouz Lounis : « Nous avons réalisé quelque chose d’extraordinaire, et ce n’est que le début » », el Watan.com, 15/04/2011. [consulté le 28 septembre 2015]

15 Abderrahmane SEMMAR et Rabah BELDJENNA, « Algérie : 70 policiers et une centaine d’étudiants blessés à Alger », el Watan.com, 12/04/2011. [consulté le 28 septembre 2015]

(10)

populaire bien que nous n’appelons pas, en tant que Comité autonome d’étudiants, à cela. Mais les Algériens ne peuvent pas rester indifférents à ce qui se passe chez leurs voisins. Il ne faut pas oublier que ce sont toujours les jeunes, les étudiants, les chômeurs diplômés qui sont à l’origine d’une révolte populaire. Cela fait deux mois que les responsables nous font chanter et nous menacent soit avec la matraque, soit avec le spectre de l’année blanche. J’ai perdu ma vie monsieur le ministre, perdre une année ne m’effraie pas. »

À l’instar des leaders étudiants, bien des militants insistent durant cette période pour que leurs actions collectives apparaissent dénuées de toute portée politique. La question du passage de la revendication sectorielle au mot d’ordre politique global associé à une mobilisation large est omniprésente dans les interrogations des journalistes d’el-Watan, alors que les porte-parole sont préoccupés à la réduire.16

La disqualification du politique et des partis politiques a certainement des racines anciennes : le pays n’a connu, après tout, que deux périodes de pluralité. Une première « décennie des partis politiques », de 1946 à 1956 avait été marquée par l’existence de partis indépendantistes concurrents participant au jeu électoral organisé et manipulé par la puissance coloniale ; dans ce contexte, ils n’avaient pu obtenir l’indépendance que seule la guerre avait obtenue. Une seconde période de pluralisme s’était ouverte après les émeutes d’octobre 1988 et les mesures de démocratisation. Elle aussi, quoique pour des raisons bien différentes, s’était achevée dans la guerre. Le politologue Tarek Alaouache pointe quant à lui un problème plus structurel pour expliquer combien l’impossible émergence d’un champ politique est finalement structurelle :

« L’incapacité des acteurs à dialoguer et à entrer dans une relation apaisée les uns avec les autres, n’est pas à proprement parler attribuable au pouvoir algérien en tant que tel. C’est une constante du champ politique national depuis les années 30. Les protagonistes de ce champ se sont éliminés les uns les autres jusqu’au triomphe final de la force militaire en 1965 ».

Mais s’ajoute aujourd’hui à ce contexte historique les efforts du régime pour lutter contre l’opposition, qui expliquent que les partis politiques anciens et surtout toutes les nouvelles organisations mobilisent difficilement. En témoigne la disparition ou la mise en sommeil de tous les mouvements nés après les émeutes de 2011 et pendant la campagne de 2014. L’opposition politique est piégée entre deux logiques : soit elle a refusé de négocier avec le pouvoir, s’est heurtée à l’absence d’espaces d’expression et n’a pas pu exister ; soit en acceptant d’être représentée au Parlement, voire en acceptant des portefeuilles ministériels, elle s’est décrédibilisée aux yeux de l’opinion publique. Elle ne parvient pas à se construire en dehors de son opposition au système, ou au président Bouteflika et risque la désintégration. Ali Brahimi, acteur du printemps berbère de 1980, militant du FFS après l’ouverture de 1989 puis du RCD affirme :

16 Djedjiga RAHMANI, « Pour unifier les rangs des étudiants, les tendances politiques mises à l’écart », el Watan.com, 25/04/2011. [consulté le 28 septembre 2015]

(11)

« L’opposition n’est plus en mesure de soutenir un rapport de force face à l’aisance financière, au monopole de la violence et à la complaisance des puissances occidentales dont bénéficie le régime »17

Six mois après les émeutes de 2011, la Coordination Nationale pour le Changement et la Démocratie (CNCD), implosa victime de guerres d’influence internes, d’une opération de noyautage et d’une absence de connexion avec les autres catégories de la société. La création au printemps 2014 de la Coordination Nationale pour les Libertés et la Transition Démocratique (CNLTD) en prévision de la campagne d’Abdelaziz Bouteflika pour un quatrième mandat, a pu, un moment, laisser penser que des leçons avaient été tirées de la première tentative de coalition d’une opposition.

Elles l’ont été en partie, puisque malgré leur appartenance à des familles idéologiques opposées (on trouve par exemple à l’intérieur de la CNLTD des laïcs et des islamistes), ainsi que certaines personnalités pouvant légitimement aspirer à une trajectoire individuelle, comme Ali Benflis ou Abderrezak Makri, qui ont su taire leurs ambitions personnelles au nom de l’intérêt de la Coordination. Mais cette coalition n’ayant pas su rompre avec les règles du jeu qu’impose le pouvoir (demander une autorisation pour se réunir, par exemple) et enfermée dans un mode de communication vieillot (absence d’existence réellement interactive sur les réseaux sociaux, réunions à huis-clos, politique de « communiqués », etc.) n’a pas su créer une opposition à proprement parler et n’a donc pas convaincu, non plus, la population.

En fait, le seul véritable opposant à l’État a le visage de Monsieur tout le monde. Il bloque la rue en faisant brûler des pneus quand il n’a plus d’eau potable ; manifeste devant la mairie pour réclamer un logement ; menace de monter au maquis avec des armes si on ne lui trouve pas un travail ; fait plier les forces de l’ordre quand il décide de marcher au nom de Dieu (marche « Je suis Mohamed » du 16 janvier 2015). La population a trouvé mille et une façons d’interagir avec l’État et de faire pression sur lui, par l’émeute, les liens familiaux, les appartenances régionales.

C’est pour ça que l’État a d’avantage peur de la contestation de la rue que des meetings des partis politiques.

3-La désynchronisation économique

La désynchronisation avec les pays voisins est appuyée par une réalité économique propre à l’Algérie des années 2000-2014. Grâce aux revenus des exportations gazières et pétrolières, l’État a été en mesure de prendre en charge les demandes sociales qui pouvaient émaner des mouvements depuis 2011.

Entre 1999 et 2011, les transferts sociaux de l’État ont augmenté de plus de 2 milliards de dollars pour dépasser les 15 milliards de dollars en 2011.18 Selon les statistiques publiées en 2013 par la Banque Mondiale, le pays se situe dans la moyenne des pays à revenu moyen supérieur, légèrement en dessous de la moyenne des pays du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord

17 Mélanie MATARESE, « L’opposition reste à (ré)inventer », Le Magazine de l’Afrique, 12/2014.

18 « Avec 10% du PIB pour les transferts sociaux, l’Algérie bien partie pour atteindre les OMD », El Moudjahid, 13/02/2011.

(12)

(MENA) et très en dessous de la moyenne de la zone euro. Mais, alors que les premiers déboursent en moyenne 5,7 % de leur PIB en subventions, les pays en développement en dépensent 1,3 %, en Algérie, leur proportion a augmenté au fil des années : de 10 % du PIB en 2011, cette redistribution représentait en 2014, selon certains économistes, un cinquième du budget de l’État et un tiers du PIB. Les subventions aux prix du lait et des céréales, qui représentent plus de 40 % des transferts, ont été multipliées par 20 entre 2006 et 2012. S’y ajoute les aides invisibles : on évalue à 26,6 milliards de dollars les aides « implicites » sur l’eau, l’électricité, le gaz et les produits dérivés du pétrole.19

Confortée par ses réserves de change (plus de 180 milliards de dollars en 2011 selon la Banque d’Algérie) et un niveau de vie qui augmente en dépit d’une inflation galopante –le revenu par habitant a plus que doublé en 50 ans, tout comme la consommation des ménages–,20 l’Algérie de 2011 avait, à l’inverse des autres pays, de l’argent pour acheter la contestation.

Le paradigme « pays riche-peuple pauvre » doit donc être lu à la lumière de ces données économiques. Car la protestation sociale a intégré l’idée que l’État a de l’argent et qu’elle est en mesure de réclamer « sa part du gâteau ». Selon le sociologue Noureddine Hakiki : « Cet État

"grand-père" a contribué à créer une conscience collective de l’assistanat. Car au lieu de miser sur le travail, les gens misent sur la rente, ils se disent : "C’est le moment de demander de l’argent à l’État, car il en donne !" »21

En d’autres termes, l’Algérie en tant qu’État est bien mieux équipée que ses voisins à la fois pour réprimer – avec moins de cette violence qui en retour favorise la mobilisation – et pour satisfaire des demandes sectorielles et matérielles. Selon un schéma connu, la rente lui permet de stériliser le champ politique. Par ailleurs, le discrédit du politique, et les craintes liées à l’histoire récente, contribuent à maintenir les mobilisations au niveau de revendications limitées : la fusion des revendications, et le passage à des revendications plus globales visant explicitement le niveau politique sont rares. Les deux phénomènes se combinent pour maintenir les revendications et les organisations qui les portent à un niveau restreint, au plus proche du terrain, mais avec une faible élaboration politique.

III- La temporalité de la société

Pour ne pas se laisser hypnotiser par les gesticulations politiques, et puisque la scène politique est largement déconnectée de la société, il convient de regarder la société elle-même pour y lire sa propre temporalité. Nous le faisons à partir de nos travaux respectifs, au cours desquels nous avons été amenées à penser le moment présent comme un moment de sortie de la « sortie de guerre », de sortie de la sidération causée par la guerre des années 1990. Le présent et les soubresauts de l’actualité viennent régulièrement complexifier cette lecture en réactivant le passé, mais nous avons néanmoins été frappées, durant les deux ou trois dernières années par une

19 Mélanie Matarese, « FMI : l’Algérie n’a pas tiré les leçons des années 90 », African Business, 04/2013.

20 Rapport Nabni/Cinquantenaire de l’Indépendance : enseignements et vision pour l’Algérie de 2020.

21 Mélanie Matarese, « Le jour où l’Algérie ne pourra plus compter sur le pétrole », African Business, 06/2013

(13)

renaissance du plaisir et de la fierté de l’action collective qui contraste avec une scène politique vide de sens politique.

1- La fin de la sortie-de-guerre et la reconquête des espaces

L’un des indicateurs révélateurs de cette normalisation de la vie collective, de cette confiance retrouvée, est la renaissance du tourisme. Durant la décennie de guerre civile, la guerre insurrectionnelle menée par les groupes jihadistes a trouvé dans les lieux privilégiés du tourisme (forêt, montagne et dans une moindre mesure le désert) le nécessaire rough terrain, le terrain rugueux de la guerre insurrectionnelle. La violence a réduit la confiance des Algériens, réduisant leur sécurité, et faisant de régions entières autrefois courues des zones délaissées. Si les voyages, les excursions, les balades n’ont jamais cessé entièrement, on voit depuis peu se multiplier les actions d’associations de randonneurs, associations de jeunesse, de petites entreprises de tourisme qui s’adressent avant tout aux Algériens eux-mêmes. Les maisons d’hôtes se développent dans le Sud notamment. Il est bien difficile de dire si ces initiatives se multiplient effectivement, ou si simplement leur publicité est aujourd'hui plus grande. Dans tous les cas, l’impression qui en résulte est celle d’une réoccupation d’espaces publics longtemps considérés comme dangereux.22 Cette réappropriation du territoire consécutive à une guerre qui avait progressivement restreint l’espace des citoyens et leurs mouvements se lit aussi dans les arts visuels, et notamment dans le cinéma. On n’en prendra qu’un seul exemple, peut-être le plus frappant. L’œuvre du cinéaste Tariq Teguia a toujours eu une dimension topographique forte. Dans son travail, la possibilité même de filmer reflète la possibilité d’être dans l’espace public, comme il reflète la désagrégation des relations sociales et de l’état dans ses dimensions les plus sociales : contrairement à son court métrage du début de la guerre, Kach mouvement (1993) où l’inquiétude ne perce pas encore et qui a quelque chose de radieux, Ferraille d’attente (1998) est un film sans acteur, sans corps en mouvement. Les images sont celles de la ville, filmée depuis l’intérieur d’une voiture. Mais avec Inland/Gabbla, sorti en 2008, on suit le personnage principal, Malek le géomètre, dans l’arpentage minutieux du terrain, les roches, l’herbe, les bâtiments, les ruines. Dans un long plan, la caméra épouse le point de vue du train qui traverse le paysage, et le spectateur avec lui. L’histoire raconte une vie qui reprend lentement malgré l’insécurité règne encore. Lors du débat qui a suivi la projection récente du film à Paris, une Algérienne vivant à l’étranger avoir pris la décision de retourner en Algérie pour la première fois depuis la Décennie noire précisément après avoir vu Inland à sa sortie en 2008. L’anecdote peut n’être qu’une anecdote, et bien sûr les temporalités de l’intérieur et l’extérieur du pays ne sont pas identiques. Mais l’existence même du film, et le désir qu’il provoque de se réapproprier les lieux, sont le signe d’un rapport nouveau au territoire et au soi collectif.

Au delà de la production artistique, on voit désormais les initiatives citoyennes indépendantes de l’état, occuper l’espace public : opération de nettoyage des plages, des forêts ; art dans la rue ;

« safari typographique » Djart (où l’on entend volontiers la combinaison significative de Jaza’ir

22 Malika RAHAL, « Into the Woods », The Nation, 31 mars 2015, 31/03/2015.

http://www.thenation.com/article/202985/woods

(14)

[Algérie, Alger], art, et jar [le voisin], un mot essentiel dans un contexte post-guerre civile)23 ont en commun de révéler de façon désormais visible des actions collectives. On a vu fleurir il y a quelques mois des escaliers peints par des associations locales ; depuis quelques jours se sont les murs qui s’ornent de fresques ; et la préoccupation environnementale se développe.

Sur le terrain de la contestation aussi on observe des redéploiements dans l’espace, et une transformation de la carte. Les mouvements de contestation de grande ampleur, le mouvement des chômeurs et le mouvement anti-gaz de schiste, marquent un déplacement du centre de gravité de la contestation de la Kabylie et d’Alger vers le Sud, tout comme le Mouvement des Enfants du Sud pour la Justice d’Abdesselam Tarmoun, plus modeste mais qui s’ancre, lui aussi, au Sud. Par ailleurs, le mouvement de contestation du 4e mandat d’Abdelaziz Bouteflika, Barakat ! [ça suffit !] a révélé l’ampleur des difficultés à s’emparer de l’espace : dans le mois précédant l’élection d’avril 2014, les militants ont tenté d’organiser des manifestations au cœur même d’Alger. Elles étaient limitées à quelques personnes essayant de se regrouper même brièvement, malgré la présence massive des forces de l’ordre parfois doublée au moment des élections par la présence de la presse internationale. La pression policière était telle qu’elle ne laissait pas jamais l’espace nécessaire au groupe pour se rassembler physiquement et être ainsi visible, ni ne laissait le champ nécessaire aux photographes, professionnels ou militants, pour produire des images. La photographie la plus célèbre de ces manifestations représentait une manifestante bâillonnée par la main d’une femme policière24 ; l’image révèlait aussi la pression et la difficulté de créer des espaces au point d’interroger les choix tactiques du mouvement. Pourtant, même dans cette configuration, on a vu autour des manifestations-happening de Barakat ! les passants du centre- ville s’arrêter, observer, et exprimer leur bienveillance et leur intérêt. Autrement dit, dans des interstices pourtant réduits au minimum, il y avait bien une dynamique collective – même très modeste – qui dépassait les seuls organisateurs, avec malgré le dramatique manque de champ, un regard posé sur soi, bienveillant, curieux et intéressé.

Ce regard sur soi se lit aussi dans la production d’images : fleurissent aujourd'hui sur la toile les images de photographes jeunes, souvent amateurs, qui, à l’instar de Youcef Krache25 photographient leurs villes. L’occupation collective de l’espace public, la préoccupation du beau et de l’acte gratuit et collectif sont liées au désir se représenter soi-même, de se filmer, se peindre, se photographier et se donner à voir. Les étudiants des beaux-arts d’Alger, contestant la direction de leur école, ont ainsi lancé en 2015 un mouvement artistique et contestataire, baptisés InfidjArt (de « art », et « infijar », explosion) : parmi leurs productions, une vidéo en écho au massacre des étudiants kenyans de Garissa, le 2 avril 2015.26 Les étudiants algériens se filment tombant sous les

23 « DJART s'empare des rues d'Alger du 6 au 15 novembre », Al Huffington Post, 13 novembre 2014, http://www.huffpostmaghreb.com/2014/11/06/djart-alger-art_n_6116104.html et « Balade dans les rues d'Alger avec Louise, petite fille de l'écrivain Mohammed Dib », Al Huffington Post, 13 novembre 2014, http://www.huffpostmaghreb.com/2014/11/13/mohammed-dib-photographie_n_6150826.html [consultés le 28 septembre 2015]

24 Elle est visible dans l’article de RFI ici : http://www.rfi.fr/afrique/20140310-algerie-presidentielle-bouteflika- benflis-observateurs-etrangers-ue.

25 Voir le site de Youcef Krache http://www.youcefkrache.portfoliobox.fr/

26 La page Facebook de InfidjArt : https://www.facebook.com/InfidjArt-1566624000290291/timeline/

(15)

balles, recréant l’image célèbre des corps des étudiants kenyans morts qui apparaît en surimpression, puis se relèvent lentement. La vidéo est impressionnante, qui crée un écho entre passé algérien et présent kenyan, et utilise l’expérience algérienne pour de parler du présent du monde. Là encore, sans être entièrement nouvelle, cette voix n’a jamais été aussi audible.27 C’est à la fois dans ce changement de regard, et dans cette réappropriation de l’espace, il nous semble lire le mieux la temporalité actuelle au cœur de la société : cette temporalité d’une fin de la sortie de guerre, où les liens sociaux se retissent lentement et, par le regard comme par l’occupation de l’espace, il y une réappropriation de soi et une remise dans le temps de l’histoire.

2- le risque de la re-synchronisation

Cette temporalité particulière à l’Algérie, marquée par la fin de la sortie-de-guerre et la réappropriation de soi n’est pourtant pas sans risque, sans à-coup, et sans retours en arrière.

Le risque est d’abord exogène, avec la menace terroriste aux frontières –au Mali où l’absence de développement économique rend caduque la pacification imposée par l’intervention armée et les négociations politiques ; en Tunisie, et plus encore, en Libye où un scénario de déstabilisation régionale par l’organisation de l’État islamique est sérieusement envisagé par les services de sécurité algériens– rend le présent international tel que perçu depuis l’Algérie très anxiogène. De la même manière qu’il utilise les transferts sociaux pour s’assurer la paix sociale nécessaire au maintien de ses intérêts, le pouvoir algérien brandit une double menace, celle, peu probable, d’un

« printemps arabe » orchestré depuis l’étranger, et celle, plus réelle des groupes armés, pour convaincre les Algériens de « rester unis ». Ainsi, en février 2014, peu avant sa réélection, Abdelaziz Bouteflika, utilisait cette rhétorique :

« Je demande, en vertu de mes pouvoirs de président de la République, ministre de la Défense nationale et chef suprême des Forces armées, à tous les citoyens de prendre conscience des véritables enjeux qui se cachent derrière les opinions et les commentaires, faits au nom de la liberté d'expression, mais visant, en réalité, des objectifs autrement plus sournois, qui ciblent la stabilité et l'affaiblissement du système de défense et de sécurité nationales... »

Le premier ministre Abdelmalek Sellal, était plus clair encore dans la menace, en octobre 2014 :

« Assez de division et de manipulation. L’Algérie était, après la Syrie, l’autre cible de ceux qui n’ont pas compris que le peuple algérien est un peuple d’hommes libres et qui ont voulu l’entraîner dans l’instabilité. »

Le risque implicite qui sert de menace, c’est celui d’une resynchronisation tardive de l’Algérie avec le reste du Maghreb qui la condamnerait à replonger dans son propre cauchemar. La manifestation du 16 janvier 2015 à Alger, contre la republication de Charlie Hebdo, spectaculaire par son ampleur, était une réaction concomitante avec celles qui avaient lieu dans d’autres pays,

27 On ajoutera un codicille de dernière minute à ce paragraphe : lors des attentats de du 13 novembre 2015 à Paris, le hashtag #EtatdUrgenceTips a été utilisé « pour faire passer nos conseils nous #Algeriens a nos amis #Français ». Les tweets rédigés avec ce hashtag avaient pour but d’exprimer la sympathie, de manifester un humour empathique, et de se remémorer ses propres expériences passées. L’une des contributrices qualifiait elle-même le hashtag de « drôle mais triste » (@SandadeAdriana, 20 novembre, consulté le 7 décembre 2015).

(16)

avec des slogans liés à cette actualité : « Je suis Mohammed » ou « Kouachi martyrs ». Mais c’était aussi une réactivation du passé spécifiquement algérien par la reprise de slogans du Front islamique du Salut (FIS) avant sa dissolution en 1992, et la présence d’anciens dirigeants de l’organisation comme Hachemi Sahnouni.

Le risque est également endogène. Au contexte sécuritaire régional s’ajoute l’impossible projection dans l’avenir liée à l’impasse politique avec l’absence de scénario pour la succession d’Abdelaziz Bouteflika, l’impossibilité de se projeter à la fin du quatrième mandat, l’opacité et les rumeurs sur les restructurations au sein du DRS –pourtant une des sphères les plus importantes de la décision politique–, à laquelle se greffent depuis l’an dernier les prémisses d’une crise économique liée à la baisse du prix du baril de pétrole sur les marchés internationaux : de janvier à mai, la balance commerciale, qui était excédentaire à la même époque l’an dernier, enregistre cette année plus de 6 milliards de dollars de déficit ; d’ici la fin de l’année, toutes activités confondues, le déficit atteindra, selon les estimations de la Banque mondiale et du FMI, 25 à 30 milliards de dollars ; et la nouvelle loi de finances complémentaires adoptée cet été, qui devait donner les grandes lignes de la nouvelle politique d’austérité, n’envisage aucune mesure structurelle capable de faire prendre à l’économie un nouveau cap. L’éventuelle mise en péril du contrat tacite passé entre la population et le gouvernement sur la redistribution de la rente, n’exclut pas la possibilité de chaos social, un scénario d’ailleurs envisagé par certains. Un article du journal arabophone al-Khabar résume l’impossibilité de se projeter dans l’avenir :

« L’Algérie vit actuellement des circonstances qui ressemblent à celles qui ont précédé les événements d’octobre 1988. Le congrès du FLN a produit des instances dénuées de figures historiques et militants de longue date, en conjonction avec l’effondrement des prix du pétrole qui pousse vers une crise économique avec des conséquences sociales encouragées par des décisions gouvernementales en contradiction avec les attentes de la majorité de la population. Des décisions allant dans l’intérêt d’une minorité qui a le monopole du commerce extérieur et des marchés publics. Un régime rigide méprise toujours les partis politiques, malgré les 26 années écoulées depuis l’adoption du multipartisme, ainsi de la répression des opinions divergentes. Cette situation effrayante est aggravée par l’absence prolongée du président de la République pour des raisons de santé. »28

La remarque d’un proche du gouvernement Hamrouche pointe d’ailleurs les différences entre la période de réformes de la fin des années 1980 et la période actuelle : « À l’époque on avait des

projections sur quinze ans, un ministère du Plan, des cadres chargés de la perspective. Aujourd’hui on n’a qu’un centre de décision, un président qui gouverne à peine, et qui par défaut de stratégie, campe

28 Djalal BOUATI, « Le retour d’Ouyahia n’a aucun lien avec la lutte de courants », El Khabar, 01/06/2015, http://www.elkhabar.com/press/article/81545/%D9%84%D8%A7-

%D8%B9%D9%84%D8%A7%D9%82%D8%A9-%D9%84%D8%B9%D9%88%D8%AF%D8%A9-

%D8%A3%D9%88%D9%8A%D8%AD%D9%8A%D9%89-

%D8%A8%D8%B5%D8%B1%D8%A7%D8%B9%D8%A7%D8%AA-

%D8%A7%D9%84%D8%A3%D8%AC%D9%86%D8%AD%D8%A9/#sthash.A8zOvAH4.dpbs [consulté le 28 septembre 2015]

(17)

sur des tabous anachroniques, neutralisant toute stratégie de sortie de crise ». 29 Autrement dit, la projection dans l’avenir est absente dans le domaine de la politique publique, reflétant la difficulté à se projeter dans l’avenir des militants politiques, et peut-être plus généralement de la population face à tant d’incertitudes.

Conclusion

En circulant ainsi à travers plusieurs niveaux de discours, et plusieurs niveaux d’expérience – y compris les expériences sensibles de la rue – l’on saisit plus finement la temporalité dans laquelle se trouve l’Algérie depuis le début des « printemps arabes ». Contrairement aux propos de la presse internationale, il n’y a pas lieu pour les Algériens de choisir entre être une anomalie dans la dynamique maghrébine, et y participer pleinement ; entre être à l’arrêt ou être en révolution ; être dans l’histoire ou hors de l’histoire.

La temporalité de fin de sortie-de-guerre marque incontestablement à la fois l’expérience et les récits de la période ouverte avec les révolutions tunisienne et égyptienne de 2010-2011, période où l’on assiste à un regain de confiance dans les liens collectifs, de la capacité et du désir à se regarder et se représenter collectivement et où l’espace et le regard sont révélateurs un empowerment collectif, un empuissancement de la société.

Mais cette temporalité ne suffit pas à définir le rapport qu’entretiennent les Algériens avec la vague révolutionnaire qui a balayé le monde arabe, et dont le pays n’a pas été entièrement exempt, et avec les secousses profondes qui agitent la région. La guerre des années 1990 ne dicte pas tout : c’est aussi le passage d’un état d’isolement et d’exception dans les années 1990 à un état de plus grande porosité avec les événements régionaux qui définissent le rapport au passé et au présent. Plus difficile à interpréter, et plus inquiétant sans doute, est la représentation du temps qui émane de toutes ces strates de récits, qu’ils soient verbaux ou non verbaux : si le passé proche est réapproprié, si le présent collectif est réaffirmé, l’avenir collectif n’a qu’une existence fugitive, que se soit dans les politiques publiques ou dans le militantisme de terrain.

Cette absence du futur dans les récits et les représentations du temps, absence de planification ou de projection, d’utopie ou de rêves d’avenir est sans doute l’un des signes indiquant que la situation n’est pas (ou pas encore) révolutionnaire.

Paris/Alger, mars-novembre 2015.

29 Mélanie MATARESE, « Des mesures économiques freinées par des tabous politiques », African Business, 08/09/2015

(18)

Références

Documents relatifs

Si la première exposition de mail-art à Kaliningrad à l’automne 1994 représente pour Juri Gik le kilomètre zéro de sa voie artistique, son intégration dans le réseau international

de pression, telles que ses raies d’absorption aient des longueurs d’ondes invariables, tandis que les raies d’émission sont sujettes à des variations de

Mais on peut sans doute également penser que la poétesse rivalise ici aussi avec Homère : reprenant le thème de l'éclat, - associé par le poète épique au monde de la guerre

Nous prenons l’évolution des manifestations récentes au Brésil comme base pour une réflexion sur l’espace public en tant qu’espace de circulation – de personnes et

Não é apenas insuficiência de renda para que uma família satisfaça suas necessidades básicas (como moradia, vestuário, alimentação), mas também a privação do acesso

En milieu rural, les variables qui ont un effet significatif sur la probabilité d’être pauvre mais avec suffisamment de calories sont : le coût moyen des calories consom- mées,

Si l'on fait l'effort d'envisager le rôle des opérations de mesure au sein des relations entre théories et phénomènes aussi bien «   par le bas   » que «

• Pour une même puissance absolue d’exercice, le sportif entrainé à une fréquence cardiaque inferieure a celle du non entrainé, il revient donc plus rapidement a une valeur de