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Les autorités face à l'imprévu. La gestion des populations allogènes dans le grand Ouest français (1914-1919)

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Les autorités face à l’imprévu. La gestion des populations allogènes dans le grand Ouest français

(1914-1919)

Ronan Richard

To cite this version:

Ronan Richard. Les autorités face à l’imprévu. La gestion des populations allogènes dans le grand Ouest français (1914-1919). Les fronts intérieurs européens : l’arrière en guerre (1914-1920), 2018.

�hal-02514285�

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Les autorités face à l'imprévu. La gestion des populations allogènes dans le grand Ouest français (1914-1919)

Ronan R ICHARD

CERHIO – Université de Rennes 2

« On s'installe dans la guerre comme dans une maison neuve

1

». Cette réflexion d'un chroniqueur beauvaisien en octobre 1914 met en lumière avec une étonnante précocité la cause principale de tous les dysfonctionnements militaires, politiques, économiques ou sociaux qui marquèrent l'histoire de la Première Guerre mondiale. Dans toutes leurs projections, les autorités françaises n'avaient en effet pas seulement tablé sur une guerre courte, elles avaient en outre tout misé sur une invasion du sol ennemi se soldant par une victoire des troupes françaises. L'impasse la plus totale avait donc été faite à la fois sur l'éventualité d'un allongement indéterminé de la guerre et sur toute hypothèse défaitiste d'une occupation du territoire national. Démunies de plan B, ces mêmes autorités, du sommet de l’État jusqu'à l'échelon municipal, durent donc composer dès le mois d'août avec de nombreux imprévus. Les migrations des populations allogènes éclairent tout particulièrement cette question de l'adaptation des autorités à une guerre qui, dès l'automne 1914, s'apparenta à un véritable saut dans l'inconnu

2

. Dans le grand Ouest français, ce furent en effet des dizaines de milliers d'individus, réfugiés, évacués, exilés volontaires, internés civils et prisonniers de guerre, qui débarquèrent dans les gares dès le premier mois de guerre, imposant aux préfets et aux élus de composer avec une règlementation tantôt trop imprécise, tantôt inadaptée et parfois même inexistante

3

.

1 Cité par Jean-Jacques B

ECKER

, Les Français dans la Grande Guerre, Robert Laffont, 1980, 317 p., p.

97.

2 Sur la question des réfugiés, voir Philippe N

IVET

, Les Réfugiés français de la Grande Guerre, les boches du nord, 1914-1920, Economica, 2004. Voir également sur les exodes et les emprisonnements, les contributions de Peter G

ATREL

et Philippe N

IVET

, « Les réfugiés et les exilés » et d'Annette B

ECKER

,

« Les populations emprisonnées », dans Jay W

INTER

(dir), La Première Guerre mondiale. Vol 3 : Sociétés, Fayard, 2014.

3 Ronan R

ICHARD

, La nation, la guerre et l'exilé : représentations, politiques et pratiques à l'égard des

réfugiés,des internés et des prisonniers de guerre dans l'Ouest de la France durant la première guerre

mondiale, thèse de doctorat d'Histoire, Université de Rennes 2, 2004, dact.,1196 f° (sous la direction de

Jacqueline, (à paraître).

(3)

« Réaliser l'état de guerre » : l'État face à ses imprévisions

Le premier oubli, et pas des moindres, concernait les réfugiés. Parce qu'ils impliquaient cette hypothèse d'une invasion du sol français, leur existence même n'avait pas été envisagée. En 1914, ils étaient totalement absents de l'arsenal règlementaire français. Sans aucun statut juridique, les autorités accueillantes ne disposaient pour les accueillir que des lois d'assistance parfaitement inadaptées relevant du régime général du temps de paix

4

. C'est donc dans l'urgence la plus totale qu'il fallut improviser leur accueil, tout en envisageant sur la durée les mesures d'assistance et d'hébergement qui n'avaient pas été anticipées. Les prisonniers de guerre, pour leur part, ne constituaient pas une nouveauté et la France disposait, avec ses instructions de 1893, d'une feuille de route très précise que le gouvernement ne s'était même pas efforcé d'adapter aux récentes conventions internationales. Très libérales, ces instructions réfutaient toute notion d'enfermement, y préférant une forme d'internement assimilant le régime du captif ennemi à celui du soldat français et l’officier captif à un « bourgeois désœuvré astreint à de simples formalités d’appel et de contrôle

5

». Surtout, les questions pratiques relatives aux locaux, aux charges budgétaires ou à la gestion quotidienne des captifs étaient absentes de ces instructions, envisageant l'emprisonnement comme transitoire et de courte durée. Quant aux civils ennemis résidant en France, leur statut n'avait été que partiellement esquissé en 1913. Un projet prévoyait que ceux-ci pourraient, en cas de guerre, opter pour le retour au pays ou pour le maintien en France sous condition d’obtention d'un permis de séjour. Ceux évacués des grandes villes et de la zone du front devaient être regroupés dans des « refuges » et astreints seulement à une forme de liberté surveillée. Ce projet, peu abouti et mal pensé, n'avait du reste suscité que de trop rares plans d'accueil concrets sur le terrain.

Cette imprévision des mobilités de guerre eut pour résultat immédiat un encombrement sans précédent du réseau de transport. Réseau routier, d'abord, les troupes montant au front croisant sur leur chemin cette marée humaine d'évacués, encombrant de leurs voitures « les routes et les places des villages, dépaysés, ahuris, bousculés par les gendarmes, gênants et pitoyables

6

. » Nombre de témoignages insistèrent sur cette « effroyable pagaye », les convois de militaires et de réfugiés

4 Les principales portaient sur l'assistance médicale gratuite (loi du 15 juillet 1893), sur les enfants assistés (loi du 27 juin 1904), sur l'assistance aux vieillards, infirmes et incurables (loi du 14 juillet 1905), sur l'assistance aux femmes en couche ou aux familles nombreuses (loi de juillet 1913)

5

Georges C

AHEN

-S

ALVADOR

, Les prisonniers de guerre, Paris, Payot, 1929.

6

Marc B

LOCH

, Écrits de guerre (1914-1918), Paris, Armand Colin, 1997, p. 121.

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s'enchevêtrant, se dépassant, s'arrêtant, se bousculant, versant dans les fossés. À pieds, en vélo, en charrettes, ces flots ininterrompus ralliaient par vagues successives la gare la plus proche, trait d'union vers un département de refuge que l'on s'apprêtait à gagner sans plan de transport organisé, comme le montre ce témoignage d'un maire décrivant les pérégrinations des évacués hébergés dans sa commune :

On en embarqua trois cents dans un train ad hoc, et le mécanicien de demander comme le cocher de fiacre de jadis : « Hé bien, patron, où allons nous ? » Cette seule question n'avait pas été prévue, semble-t-il. « A l'Ouest et pas trop vite », fut-il répondu. Et voilà le train en marche à petite allure. Au bout de quatre jours et autant de nuits avec quelques boîtes de singe, de l'eau et un peu de pain, le convoi arriva à Saint-Brieuc, où rien n'avait été annoncé, m'a-t-on dit, et par conséquent préparé.

7

Étape fréquente sur ce chaotique transfert vers l'arrière, les gares parisiennes symbolisaient cette cohue indescriptible. Sur les quais encombrés de milliers d'individus, ce « grand trek de migrants » issus de tous horizons attendait des heures voire des jours des trains bondés qui devaient emporter bientôt « ces arrachés, et combien vite devenus bétail

8

» . Pour les autorités de l'arrière, leur accueil constituait un défi périlleux. Si les services préfectoraux et municipaux s'efforçaient avec bonne volonté de donner à cette « anarchie spontanée » un semblant d'organisation, la tâche relevait de l'exploit lorsque les effectifs réels étaient différents des prévisionnels. Il en allait de même quand des trains attendus n'arrivaient pas ou, pire, quand survenait en gare un convoi qui n'avait pas été annoncé. À Rennes, 5 des 6 premiers convois transportant près de 4 000 évacués arrivèrent à l'improviste, cependant qu'à Nantes, un immense transport de réfugiés débarqués sans préavis de leurs wagons de charbon occasionna aux autorités locales une folle nuit de panique et d’improvisation, comme en témoigna Émile Gabory, archiviste et érudit nantais, pilier du remarquable Comité de secours aux réfugiés : Personne n’a été prévenu ici de leur arrivée. Des femmes ont accouché en cours de route, sur des plates-formes. Quatre cents enfants, dont la plupart sont malades, gémissent affamés. Il faut les secourir au plus tôt, et d’abord les nouveau- nés.

9

7

L'Électeur des Côtes-du-Nord 23 octobre 1915.

8

Eugène L

EMERCIER

, Lettres d’un soldat, Paris, Berger-Levrault, 1924, p. 14.

9 Émile G

ABORY

, Un département breton pendant la guerre (1914-1918). Les enfants du pays nantais et le XI

e

Corps d’armée, Nantes, Archives départementales, Paris, Librairie Perrin, 41 volumes, 1923, p.

989.

(5)

Enfin, la composition même de ces transports hétéroclites achevait de donner à leur accueil le caractère d'un véritable casse-tête, de nombreux convois jetant sur les quais, pelle-mêle et dans la plus totale confusion, des évacués d’office, des réfugiés de la zone de front, des Parisiens affolés venus se réfugier dans une propriété provinciale, des étrangers suspects ou ennemis, des blessés et même des déserteurs.

Les préfets prirent vite conscience de la nécessité de donner du sens à ces arrivées qui remettaient en cause le discours officiel triomphaliste. Leur première priorité consistait à offrir l'image d'une nation soudée derrière ses victimes. Partout où cela était possible, ils s'efforcèrent d'organiser fébrilement des cérémonies d'accueil que les attroupements permanents de badauds autour des gares transformaient immédiatement en manifestations publiques. Orchestrées par les préfets ou sous-préfets, ces arrivées se transformaient en démonstration collective de la solidarité de la nation, personnifiée par un comité d'accueil constitué d'une kyrielle de notabilités locales représentatives de l'Union sacrée. Passés l'accueil et les discours patriotiques enflammés, la presse locale achevait ce travail pédagogique consistant à dévier les esprits de la réalité des faits, à savoir l'invasion du sol national, par le truchement d'un discours manichéen focalisant le lectorat sur la barbarie allemande.

Hors du champ médiatique, la tâche la plus difficile était d'assurer à tous ces migrants hébergement et assistance, la plupart d'entre eux ayant débarqué sans leurs bagages. Démunis de circulaires précises, les préfets se contentèrent de relayer les rares principes improvisés par un État centralisé complètement dépassé. D'emblée, la priorité était donnée au logement chez l'habitant, charge aux représentants de l’État de se concerter avec les communes afin d'aboutir à une répartition équitable. Dans l'urgence, les préfets organisèrent des enquêtes afin de sonder les offres. Loin des objectifs illusoires d'un ministère de l'Intérieur qui tablait sur une famille de réfugiés par foyer de l'arrière

10

, ses représentants pouvaient légitimement s'alarmer de ces sondages réalisés à chaud. Ainsi, en Loire-Inférieure, malgré de lucides estimations préfectorales misant sur un accueil dans seulement 25 % des familles, les retours du terrain ne pouvaient qu'alerter les autorités. L'arrondissement de Paimboeuf n'offrait par exemple que 150 places spontanées pour accueillir plus de 2 500 réfugiés. Parallèlement, certains maires

10 Le 3 avril 1917, le ministre de l'intérieur affirmait aux préfets le « principe posé au début de la guerre que chaque famille française (devait) accueillir une famille de réfugiés et pourvoir à son existence ».

Archives départementales Côtes d'Armor [ADCA], 10 R 165, instructions et circulaires.

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comme celui de Cherbourg savaient ne pouvoir compter que sur une solidarité conditionnée voire « marchandée ». Sur les 20 % des foyers ayant pris la peine de répondre, moins d'un candidat à l'accueil sur cinq affichait un total désintéressement. La majorité des propositions étaient en effet assorties d'exigences financières, de demandes d'exemption de taxes ou d'autres conditions parfois insolites portant sur l'âge, le sexe, la profession ou l'état de santé des réfugiés

11

. Ces sondages traduisaient la fragilité d'une solidarité collective qui risquait fort de s'éroder, passée l'émotion compassionnelle de l'accueil en gare.

Pour s'assurer de l'hébergement de tous ces réfugiés, le préfet disposait d'une seule arme règlementaire : la réquisition

12

. Concernant le secours, l’État temporisa et appela les communes à faire des avances sur leurs budgets propres, l'assistance en nature étant souvent déléguée aux premiers comités bénévoles. En fait, malgré l'effondrement des illusions d’une guerre courte et triomphale, l’État sembla reporter de courts termes en courts termes successifs le moment de la vraie prise de conscience et de la rédaction d'une grande instruction sur les réfugiés. Il fallut attendre le 1

er

décembre 1914 pour voir enfin le ministère de l'Intérieur, confronté à une multitude de dossiers tous aussi urgents qu'imprévus, sortir de sa léthargie et adresser à tous les préfets sa première circulaire sur la question. Encore celle-ci n'était-elle pas à la hauteur des attentes, se bornant à fixer les contours du statut des réfugiés tout en confirmant les quelques mesures spécifiques décidées depuis août 1914

Au regard de la pagaille générée par l'arrivée des réfugiés, la gestion des convois de captifs apparut presque simple. Certes, l'inadaptation totale du projet de 1913 força le gouvernement à revoir rapidement sa copie sur la question des civils ennemis en enterrant le 1

er

septembre 1914 tous ses projets les plus libéraux et en instaurant un véritable internement. Il fallut dès lors organiser le transport de ces civils vers l'arrière et prospecter au pied levé des cantonnements pour les accueillir. Cet acheminement imprévu n'alla pas sans compliquer encore la question des transports, le gouvernement se trouvant dans l'obligation de créer des gares de triage afin de cribler les publics et d'éviter un entassement sans logique de tous ces civils aux nationalités et aux parcours si différents. De son côté, le transfert des prisonniers de guerre vers l'arrière constituait un des seuls « attendus » de la guerre, nécessitant simplement la mise en place d'un

11 Archives Municipales [AM] Cherbourg : Carton 251, Réfugiés, Guerre de 14-18.

12 Loi du 3 juillet 1877, complétée par des dispositions des 5 mars et 3 juin 1890

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débarquement très encadré et d'une stricte sécurisation des gares et des trajets vers les dépôts affectés à leur accueil. Sur cet aspect, les autorités ne rencontrèrent du reste aucune véritable difficulté.

L'intégration des réfugiés : un dossier clivant

L'année 1915 constitua bien, dans tous les domaines, celle de la prise de conscience de la prolongation indéterminée du conflit. Cela obligeait le ministère de l'Intérieur à structurer ses services. Une commission supérieure fut instituée, chargée de conseiller le ministre sur cette question et de superviser le travail des commissions départementales.

Placée sous l'autorité du Service du contrôle et de la comptabilité, cette commission était animée par l'inspecteur général Imbert, véritable « Monsieur réfugiés » au sein du ministère. À ses côtés officiait également Pierre Caron, de l'Office de recherche des familles disparues. Sa présence symbolisait la récupération et l'instrumentalisation par l’État des initiatives associatives qui avaient longtemps pallié l'inertie du gouvernement, spécialement sur cette question de la recherche et de la réunion des familles disparues.

Ce dossier sensible avait suscité la création, au début de la guerre, de deux associations d'envergure nationale, le Bureau de recherches sur les réfugiés et rapatriés, fondé par la mairie de Lyon, et l'Office de renseignement sur les familles dispersées, créé par le Conseil national des femmes de France et domicilié rue de Hanovre à Paris. L'action des ces deux organismes, disposant de dizaines de comités locaux et produisant des centaines de milliers de fiches individuelles, incita l’État à fédérer leurs efforts par la création d'un service ministériel spécialisé, le Service de renseignement sur les réfugiés et rapatriés, créé en juillet 1917

13

.

Cette structuration progressive de l'échelon ministériel n'eut pourtant pas un impact immédiat sur le volet règlementaire. Toujours obsédé par l'illusion du dernier coup qui mettrait fin au conflit et lui épargnerait un vain et exhaustif travail dans ce domaine, le ministère géra trois années durant le dossier des réfugiés en s'appuyant sur des textes dont l'ossature générale était en place dès mars 1915. La ligne générale consistait à héberger les réfugiés en usant au besoin de l'arme de la réquisition et à leur verser une allocation sans cautionner l'assistanat abusif. Jusqu’en 1918, l’État se chargea de garantir ces grands principes tout en arbitrant les conflits et en étoffant la liste des

13 Archives nationales, F 23-3, Office de Recherche pour les Familles Dispersées et Bureau de

Recherche de Lyon.

(8)

secours en nature consentis aux réfugiés

14

. Ce n'est finalement qu'en février 1918 que le ministère, confronté à la deuxième grande vague de réfugiés, se trouva contraint de regrouper et de toiletter cet ensemble disparate d’instructions et de circulaires maintes fois notifiées, précisées ou rectifiées, jungle de textes à l’intérieur de laquelle nombre d'élus locaux s’étaient depuis longtemps perdus. Loin d'innover, cette grande « Charte des réfugiés » avait pour principal but de rappeler les droits et devoirs de chacun et de fixer rigoureusement les critères d'attribution des allocations versées à ces ayants droit de la solidarité nationale.

Cette ligne politique générale n'aurait pu être appliquée sans la détermination des préfets. Véritables bras exécutifs de la politique étatique, ils étaient à ce titre tenus de l’assumer envers et contre toute pression d'intérêts particuliers, relayés par nombres d'élus locaux et de parlementaires. Souvent démunis de textes clairs et précis, soumis à un bombardement règlementaire confus, changeant et parfois contradictoire, ils restèrent durant toute la guerre les garants de cette priorité solidaire

15

. Pour les aider dans cette mission lourde et ingrate, le ministère avait ordonné le 12 septembre 1914 la création de Services départementaux des réfugiés, mais ces structures étaient en pratique fort peu dotées en moyens. Dans les Côtes-du-Nord, il revenait à un unique contrôleur départemental aidé d'un seul collaborateur, l'épineuse mission de vérifier la bonne application des instructions dans les 390 communes composant le territoire départemental. Le préfet s'apparentait alors à un chef d'orchestre coordonnant les actions de terrain des élus ou des comités locaux. Ainsi, en Loire-Inférieure, le remarquable Comité de secours nantais devint-il rapidement l'instrument quasiment institutionnalisé de la politique préfectorale. De nombreuses autres villes préfectures virent se constituer, plus ou moins précocement, ces structures associatives fédérant des bonnes volontés souvent élitistes placées sous la tutelle préfectorale. Ce verrouillage institutionnel pouvait passer par la présence d'un chef de service de la préfecture, véritable « œil de l’État », celle d'épouses de préfets ou de sous-préfets ou d'une cohorte de représentants des administrations publiques

16

.

14 Il s'agissait souvent d'une adaptation aux réfugiés des secours traditionnels du temps de paix : Assistance médicale gratuite, secours aux loyers, assistances aux femmes en couche, assistance aux vieillards, aux familles nombreuses, secours à la scolarité.

15 Voir sur cette question Alain J

ACOBZONE

, « La Grande Guerre des préfets de Maine-et-Loire », dans Jean-Luc M

ARAIS

, Céline L

AMBERT

, Les préfets de Maine-et-Loire, PUR, 2015.

16 Sur la question des comités, voir Ronan R

ICHARD

, « Au miroir de Louise Weiss. Les premiers

mouvements d'assistance aux réfugiés et leurs mutations de 1914 à 1918 », dans Patrick H

ARISMENDY

et

Luc C

APDEVILA

(dir.), L'engagement et l'émancipation. Ouvrage offert à Jacqueline Sainclivier, Presses

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Rapidement, l'autorité préfectorale dut faire face à la fronde du terrain. Dès le mois d'octobre 1914, les premiers craquements s'étaient fait sentir dans les campagnes les plus enclavées et les moins accoutumées à cette intrusion de la différence. Parfois soutenus par des sous-préfets, des élus de terrain y affichèrent une hostilité étonnamment précoce à l'accueil de migrants. Réagissant aux accusations portées par le sous-préfet de Dinan, dans les Côtes du Nord, à l'endroit des réfugiés dits exigeants et paresseux et envers lesquels les habitants de son arrondissement s'étaient, selon lui, montrés « trop bons », le député Baudet affirma ainsi avec une franchise déconcertante :

« La race d’évacués fainéants et exigeants qui sont arrivés à Caulnes a dégoûté tout le monde. Personne n’en veut

17

. »

La cohabitation sur la longue durée ne faisant qu'accroître les rancœurs et incompréhensions mutuelles aux multiples ressorts socio-culturels, les préfets furent confrontés à partir de l'automne 1917 à un véritable front du refus à l'heure de préparer les nouveaux exodes que laissait prédire le retour aux grandes offensives. Face à cette fronde mobilisant les trois-quarts des élus locaux, ils adoptèrent une double ligne à l'arrivée des convois de 1918. Droits dans leur botte , ils se montrèrent inflexibles face aux refus des élus qui argüaient du manque de logements et criaient à l'invasion quand leurs communes comptaient, comme en Centre Bretagne, moins de 1 % de population réfugiée. Le préfet des Côtes-du-Nord imposa ainsi de force les contingents aux communes récalcitrantes, poussant même jusqu'à exempter les rares communes candidates. Pour autant, conscients du spectacle potentiellement désastreux que pourraient provoquer d'éventuels abandons de réfugiés en gare ou des conflits ouverts entre autochtones et arrivants, l’État introduisit quelques concessions dans sa politique assumée d'hébergement des réfugiés chez l'habitant. Le cantonnement collectif, banni des pratiques à l'automne 1914, fut de plus en plus admis, comme en attesten ce projet de « villages de réfugiés », aux allures de camps à l'encadrement militarisé, adressé aux préfets en 1918

18

. Ce revirement dicté par les tensions sur le terrain compliqua la tâche des préfets qui ne disposaient pas de locaux collectifs adaptés. Ils les trouvèrent souvent dans les grandes villes dont les élus, rétifs à cette option qui aggravait la surpopulation

Universitaires de Rennes, 2015, p. 175-187.

17 Archives départementales Côtes-d’Armor [ADCA] : 10 R 169, correspondances préfets et sous- préfets, lettre du sous-préfet de Dinan, 6 octobre 1914.

18 ADCA : 10 R 164, hébergement, matériel, locaux, 1914-1921, notice sur la création et

l’aménagement des villages de réfugiés.

(10)

urbaine et un sentiment anti-réfugié latent et générateur de tensions inter- communautaires, exprimèrent souvent leur profond mécontentement.

Le recours alternatif à des cantonnements militaires généra parallèlement de vives dissensions entre autorités civiles et militaires, comme dans les Côtes-du-Nord. Dès le début de la guerre, l'armée n'avait pas hésité à fustiger le laxisme des préfets dans leur gestion des réfugiés. La prise de possession sans concertation par le préfet des Côtes-du- Nord des cantonnements militaires de Plouaret, Pontrieux et Lannion en mars 1918 aiguisa ces tensions. Impuissante à empêcher cette intrusion « sauvage », l'armée affecta sur place un officier chargé de maintenir l'ordre parmi les centaines de réfugiés présents.

À Pontrieux, ses rapports avec les élus locaux témoignèrent tout de suite des dissensions naturelles entre autorités civiles et militaires. Désavouée par l'arbitrage ministériel et humiliée par cette violation de propriété, l'armée obtint finalement le départ des réfugiés en un mois, après avoir brutalement déménagé tout le matériel de couchage qui se trouvait dans ces locaux insalubres au confort déjà spartiate

19

.

Mais la question des réfugiés suscita bien d'autres dissensions au sein même de l'autorité civile. De nombreux maires s'affrontèrent ainsi sur l'équité des répartitions, suggérant au préfet d'orienter les nouveaux contingents vers des communes voisines prétendument plus épargnées, non parfois sans une certaine naïveté teintée d'hypocrisie, à l’image de ce conseil municipal à l'arrivée de 13 nouveaux réfugiés : « Le conseil serait heureux de les donner à une autre commune qui n’a pas encore eu de réfugiés

20

Les enquêtes de 1917 laissèrent place à des courriers plus acerbes, des édiles dénonçant nommément des communes voisines, ménagées par les répartitions et exigeant un rééquilibrage. L'exemple le plus spectaculaire demeura celui du maire de Lancieux, dans les Côtes-du-Nord, qui refusa de recevoir les 30 réfugiés affectés à sa commune et s'en déchargea sur la commune voisine de Pleurtuit

21

. Ces cas d'abandon restèrent cependant rares, la plupart des élus réfractaires s'en tenant à une grogne purement épistolaire.

Plus vives et légitimes apparaissaient les récriminations des élus urbains à l'encontre de leurs collègues ruraux. Ces derniers, face à l'érosion des candidats à l'hébergement,

19 ADCA, 10 R 164, Réfugiés : hébergement, matériel, locaux .

20 ADCA : 10 R 167, petite correspondance, délibération du conseil municipal de Moustéru envoyée au préfet, 22 août 1915.

21 Ibid., 10 R 164, réfugiés : hébergement, matériel, locaux, courrier du préfet d’Ille-et-Vilaine, 13

janvier 1919.

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n'avaient d'autres options légales que d'user de la réquisition ou de recourir au cantonnement dans des bâtiments communaux, solutions auxquelles ils se refusaient pour des raisons budgétaires ou électoralistes. La parade la plus courante consistait alors à accorder des laissez-passer aux nombreux réfugiés qui souhaitaient rallier la ville la plus proche, plus pourvoyeuse d'emplois. Dès 1915 et durant toute la durée de la guerre, les préfets ne céssèrent de rappeler à l'ordre les édiles ruraux qui persistaient dans ces dérives générant dans les villes un afflux de population flottante difficile à gérer.

Pour autant, les communes rurales, en partie responsables de cet exode rural, avaient elles-mêmes tout lieu d'accuser les élus urbains et ceux du littoral de pousser les autorités à une forme de différenciation sociale dans les répartitions. À l'orée d'une saison estivale 1915 qui leur offrait quelques perspectives, certaines communes balnéaires remirent en effet en cause les conditions dans lesquelles avaient été accordés les logements aux réfugiés en août 1914. Propriétaires et élus considéraient que la durée imprévue de la guerre constituait une sorte de rupture de contrat, la cession de logements gratuits ou bon marché s'étant faite sur la base des promesses répétées de guerre courte. Cette tendance fut largement relayée par des rapports de terrain comme celui du contrôleur Rigaud, faisant écho à une pétition de 200 propriétaires de la région de Saint-Malo qui exigeaient, en juin 1915, de pouvoir reprendre possession de leurs logements pour essayer d’en retirer un gain légitime

22

. Seules les familles de réfugiés les plus aisées pouvant faire face à la flambée des loyers estivaux, la tentation était forte d'inciter les autorités à procéder alors à une vague de relogement, dans le but d'affecter les familles les plus démunies aux communes rurales les plus pauvres du Centre Bretagne où le coût de la vie était plus abordable.

Peut-on, pour clore cette question, établir une différenciation à coloration politique dans la gestion des réfugiés, de leur répartition et de leur intégration ? Un exemple retiendra particulièrement notre attention, celui de la Vendée et de son clivage politique qui inspira à André Siegfried une analyse toujours controversée

23

, croisant facteurs politiques, géologie, paysages naturels et structures sociales d'Ancien Régime

24

. Ce

22 Archives départementales Ille-et-Vilaine [ADIV] : R SUP 33/1, assistance médicale gratuite pour les réfugiés, rapport du contrôleur Rigaud, 21 juin 1915.

23 Alain G

ÉRARD

, « La Vendée cléricale et nobiliaire d’André Siegfried », D’une grande guerre à l’autre. La Vendée 1793-1914, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2002, p.

173-208.

24 André S

IEGFRIED

, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Imprimerie Nationale, rééd.

1995.

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« laboratoire » apporte un éclairage frappant sur cette intégration clairement contrastée opposant des zones bocagères, cléricales et nobiliaires plus réfractaires à l'accueil des réfugiés que les cantons méridionaux de la plaine et du marais, historiquement républicains. Les autorités préfectorales intégrèrent parfaitement cette corrélation entre profil politique et accueil solidaire. Craignant en effet que le bocage réservât un mauvais accueil aux réfugiés imposés par un État encore honni, elles ménagèrent volontairement ces cantons réfractaires et peu sollicités en 1914, et chargèrent, au contraire, non seulement les espaces les plus accoutumés aux migrations, à savoir les villes et le littoral, mais également ce Sud républicain considéré, à tort ou à raison, comme naturellement plus intégrateur.

Le captif ennemi : du cantonnement à l'intégration économique

Si la question de l'emprisonnement et, plus imparfaitement, celle de l'internement, avaient été intégrées dans les plans d'avant-guerre, les deux ministères de tutelle avaient omis non seulement de les penser sur la durée mais aussi de cerner l'imbrication des multiples problèmes politiques, économiques, militaires et diplomatiques inhérents au cantonnement pérenne de ces masses de prisonniers. Dès le 12 septembre 1914, le gouvernement créa ainsi une commission interministérielle regroupant tous les services impliqués sur ce dossier. La première décision de cette commission fut la création d'un véritable service des prisonniers de guerre, dirigé par Georges Cahen-Salvador

25

. Il eut la difficile mission d'harmoniser les positions de ce panel d'acteurs aux positions parfois difficiles à mettre en musique tout en composant avec le contrôle des nations neutres et celui de la commission extraparlementaire initiée en juillet 1916 par le député Gratien Candace et dirigée par Émile Combes. De son côté, le ministère de l'Intérieur, en charge des internés civils, avait opté pour la facilité en délégant cette question à la direction de la Sûreté générale, se contentant d'y assortir la création d'un contrôle confié à l'Inspecteur général Constantin. Néanmoins, les multiples implications également générées par cette question contraignirent l'Intérieur à imiter son collègue de la Guerre par la création en août 1916 d'une nouvelle commission interministérielle sur les réfugiés, les rapatriés et les internés civils.

25AN, F 23-1, Conférences interministérielles, 1916-1918.

(13)

Si le ministère de la Guerre disposait, dès septembre 1914 d'une organisation et d'un patrimoine immobilier susceptible de lui faciliter la gestion de ses prisonniers, le ministère de l'Intérieur partait dans l'inconnu. La quête des cantonnements s'était avérée compliquée, le ministère harcelant ses préfets de supplications empressées afin de débusquer, dès août 1914, tous les immeubles vacants susceptibles de recevoir cette affectation : anciens couvents ou séminaires, entrepôts, usines ou hangars, locaux nouvellement construits pour usage collectif et non encore utilisés

26

. Il parvint certes à s'approprier, dans l'urgence et sans aucune considération sur leur habitabilité, un ensemble disparate de forts, d'hôtels, de châteaux, d'usines désaffectés ou d'établissements religieux. Pour autant, cette prospection fébrile consécutive au revirement du 1

er

septembre 1914 et au choix de l'enfermement des civils ennemis ou suspects ne lui épargna pas une révision rapide de son dispositif. Il en fut ainsi pour la carte des cantonnements, tout d'abord, les préfets étant appelés, à la fin de l'année 1914 et au début de l'année 1915, puis plus ponctuellement durant toute la guerre, à fermer les dépôts les plus inadaptés, puis à en prospecter de nouveaux. Il en fut aussi de son dispositif règlementaire. En enterrant au bout d'un mois de guerre le projet de loi de 1913, il ne confessait pas seulement l'inanité des projections d'avant-guerre. Il s'obligeait à redéfinir dans l'urgence le statut même de l'interné. En effet, le flou entourant la définition des critères d'internement, et spécialement la caractère élastique de la notion de suspect, ajouté à l'absence de formation des fonctionnaires de base chargés d'étudier les dossiers et de séparer le bon grain de l'ivraie avaient abouti à un entassement indescriptible de dizaines de milliers d'individus, massés sans logique, souvent sans raison objective et parfois même en contradiction avec les lois nationales du temps de paix. Comment s'étonner de la confusion dans l'appréhension de ces internés ? Il n'était en effet pas rare de voir alors un article de presse annoncer l'arrivée d' « étrangers français

27

» ni de lire, sous la plume d'un préfet, l'envoi d'une liste de

« réfugiés austro-hongrois » hébergés en camp de concentration

28

. L'analyse terminologique des différentes sources témoigne des atermoiements de l'autorité centrale durant les premiers mois et de son incapacité à définir clairement les statuts.

Pour autant, la grande réorganisation de janvier 1915 et la spécialisation des dépôts

26 ADCA : 9 R 2, télégramme du 24 octobre 1914.

27 Le Granvillais, 22 août 1914.

28 Centre d’Arch. diplom., carton 220, lettre du 23 septembre 1915.

(14)

devait constituer la première vraie mesure en faveur d'une définition plus affinée des multiples catégories relevant de l'internement.

Mais l'imprévision structurelle conduisit surtout à la création de structures pour le moins bancales et génératrices de vives tensions entre autorités civiles et militaires. Le premier désaccord portait sur la légitimité des civils à gérer des captifs. Pour l'Intérieur, il convenait, dans un contexte de guerre du droit, d'opérer un strict distinguo entre l'interné civil et le prisonnier de guerre. Il en allait de l'image de la France et de sa crédibilité dans les négociations internationales. Pourtant, lors même que la France mobilisait jusqu'à l'Académie française pour fustiger la conception du « prisonnier civil » en Allemagne, l'armée cantonnait au dépôt de l’Île Longue des centaines de

« prisonniers de guerre civils ». Les militaires estimaient en effet que l'autorité civile, trop laxiste et démunie de moyens, n'était pas qualifiée pour gérer cette forme de captivité. Faute d'arbitrage en leur faveur et contre toute logique règlementaire ou conventionnelle, ils s'arcboutèrent jusqu'en juillet 1916 à ce dépôt abritant quelq]ues 2 000 captifs civils, appréhendés à la descente de paquebots transatlantiques en début de guerre

29

.

Une autre pomme de discorde couvait dans l'organigramme même des camps d'internement. Ceux-ci étaient placés sous l'autorité directe du préfet qui en confiait l'administration à un directeur civil. Or, à l'exception du seul dépôt de l’Île Longue à partir de juillet 1916, leur surveillance restait à la charge de l'armée qui y affectait un corps de garde placé sous l'autorité d'un officier chef de poste. La cohabitation entre ces deux autorités aux approches divergentes sur le règlement, la discipline ou les relations avec les captifs généra de nombreux couacs, comme en atteste ce rapport militaire remis au préfet de Vendée en août 1915 : Le régime administratif et la discipline intérieure doivent, en principe, rester en dehors de l’intervention de l’autorité militaire : elle n’intervient, en effet, que pour fournir les sergents administrateurs ; mais à ce titre, il lui est difficile de se désintéresser entièrement de la façon dont ces sous-officiers remplissent leurs devoirs.

30

Les fréquentes velléités interventionnistes de l'autorité militaire contre une administration préfectorale suspectée de toujours vouloir adoucir les conditions

29 Archives départementales du Finistère [ADF], 9 R 7, Internés, dépôt de l'Île Longue.

30

Archives départementales Vendée [ADV] : 4 M 265, organisation des dépôts 1913-1920, rapports sur

l’internement en Vendée, 31 août 1915.

(15)

d'internement aboutirent à de vifs affrontements. À Crozon, un administrateur civil se retrouva même placé « entre quatre baïonnettes » après avoir subi des paroles outrageantes de la part de l'officier local. Mais le conflit le plus violent fut sans conteste celui qui agita le dépôt de Guérande, en Loire-Inférieure. Dans un long rapport rendu en 1919, le directeur David se défendit des accusations de bienveillance à l'égard des internés tout en dénonçant le laisser-aller total du corps de garde : Il est épouvantable de constater l’indifférence dont font preuve ces militaires. Par moment, le poste de garde est transféré à la buvette Gerval en face du dépôt. Combien de fois n’ai-je pas dû constater, même pendant la nuit, le manque de sentinelles à des endroits qui devraient être particulièrement surveillés. Les chefs n’ont aucune autorité sur les subordonnés, au contraire, ce sont les derniers qui mènent les gradés. Loin d’être secondé dans mes efforts par l’autorité militaire, j’ai plutôt le pressentiment – je dirai presque la certitude – que celle-ci cherche systématiquement à contrecarrer l’administration civile

31

.

Cette incohérence structurelle pouvait aller encore plus loin lorsque, démunie de candidats compétents, l'autorité préfectorale déléguait l'administration civile du dépôt à l'officier chef de poste lui-même. Ce fut le cas du préfet du Morbihan qui s'appuya partout sur les officiers en les plaçant sous la tutelle d'un contrôleur départemental. La répartition des tâches restant floue, de nombreux officiers prenaient ainsi leurs ordres auprès de leurs supérieurs militaires. Le chef de poste du dépôt de l’Île d'Yeu confessa même en 1917 qu'il ne s'était pas présenté en préfecture à son arrivée car il ignorait que les dépôts d'internés relevaient de l'administration préfectorale !

Mais le dossier le plus sensible restait celui de la pénurie de bras. Sur cette question, les autorités prirent vite conscience de la nécessité d'intégrer ces masses de captifs inoccupés qui, par leur âge et leur composition sociologique, constituaient le vivier le plus approchant de celui des mobilisés. En autorisant l'emploi des prisonniers français sur son sol en septembre 1914, l'Allemagne leva toutes les préventions morales dont se paraient encore les autorités françaises qui s'empressèrent d'autoriser en octobre l'emploi des captifs ennemis, expérimentés dès l'automne sur les premiers chantiers pilotes.

Ceux-ci, cantonnés surtout aux travaux publics, se révélèrent satisfaisants, incitant l’État à les généraliser à tous les secteurs économiques.

31 Arch. départ. Loire-Atlantique [ADLA], 2 R 255, camp de Guérande, courriers 1917-1919

(16)

Ce fut au cours de l'année 1915 que les dépôts s'ouvrirent largement. Les autorités, efficacement soutenues par une vigoureuse campagne de presse, et profitant des effets de la captivité sur le moral des prisonniers, s'escrimèrent à contrer toutes les oppositions à une intégration économique qui ne faisait pas l'unanimité sur le terrain, certains élus considérant que la victoire française pouvait s'entacher de soupçons si l'ennemi y contribuait de quelque manière que ce fut. En mars 1915, une première circulaire ouvrit les dépôts de familles réservés aux internés francophiles aux entreprises intéressées. Le 6 mai, l'emploi des prisonniers de guerre aux travaux des champs fit l'objet d'une nouvelle instruction, qui déboucha sur un vaste programme d'utilisation de cette main- d’œuvre dans tous les secteurs économiques en septembre de la même année

32

.

Mal-aimés car considérés comme exigeants et peu rentables, les internés civils furent plutôt employés isolément ou dans le cadre d'ateliers intra muros, le dépôt de Guérande s'affirmant à ce niveau comme un véritable modèle à l'échelle nationale

33

. Les prisonniers de guerre, pour leur part, étaient astreints au travail forcé et les impératifs de surveillance les destinaient davantage à un travail collectif. Ils bénéficièrent ainsi à tous les secteurs économiques : industrie, agriculture, travaux forestiers, mines et carrières, chantiers routiers et ferroviaires ou déchargements de navires

34

.

Dès 1916, la répartition de cette manne se mua en véritable mise aux enchères.

L’État devait en urgence inventorier les besoins, fixer les critères d'attribution et hiérarchiser les priorités mais son arbitrage fut, du sommet jusqu'à la base, générateurs de multiples conflits d'intérêt. À l'échelon ministériel, chacun estimait sa mission comme une priorité pour la défense nationale. Le Service des prisonniers, incapable d'accorder les points de vue, fut déchargé de cette mission de répartition dès septembre 1915 au profit d'une commission interministérielle de la main-d’œuvre. Paralysée par les conflits internes, elle s'en déchargea sur une commission extraparlementaire qui, parce qu'elle se composait d'élus nommés par les différents secteurs d'activités concurrents, ne fut pas plus efficace. En fin de compte, ce fut le Conseil économique, émanation du Conseil des ministres, qui finit par se saisir en janvier 1917 de cet

32 Georges C

AHEN

-S

ALVADOR

, op. cit., p. 131.

33 Ronan R

ICHARD

, « Un directeur modèle au camp d'internement de Guérande en 1914-1918 », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, juin 2000, tome 135, p. 311-325.

34 Ronan R

ICHARD

, « Du “Barbare rétrograde” au travailleur providentiel : l'intégration économique de

l' « ennemi » dans l'Ouest de la France de 1914 à 1919 », dans Sylvie C

AUCANAS

(et alii), Travailler à

l'arrière 1914-1918, Carcassonne, AD de l’Aude, , 2014, p. 113-127.

(17)

arbitrage qui minait la solidarité gouvernementale, avant que la Présidence du Conseil ne s'octroie la responsabilité exclusive des répartitions en septembre 1918. Cette instabilité structurelle témoignait de l'enjeu de pouvoir que représentait le contrôle de cette main-d’œuvre et des rivalités à l’œuvre sur le terrain.

Ces tensions se retrouvaient à l'échelle régionale. En effet, les dépôts de prisonniers de guerre, gérés par les Régions militaires, avaient une vocation naturelle à servir les intérêts sur l'ensemble du territoire régional. En pratique, de nombreux élus et même des préfets, repliés sur un identitarisme départemental, faisaient pression pour réserver les contingents aux seuls départements d'accueil des dépôts. A l'échelle départementale, les répartitions des compagnies agricoles étaient confiées à une commission au sein de laquelle préfets et commandants de régions devaient s'entendre sur la distribution des effectifs. Les prisonniers ne pouvant être confiés qu'à des communes ou des syndicats agricoles agréés, la pression sur cette commission fut permanente, chaque candidat mobilisant ses réseaux, ses soutiens parlementaires et ses connaissances

35

, à l'instar de cette exploitante des Côtes-du-Nord arguant dans ses courriers de ses liens amicaux avec le président Poincaré pour obtenir le maintien de son équipe

36

. À compter du printemps 1917, lorsque l'écart entre besoins et effectifs commença à devenir problématique, la distribution des équipes de prisonniers généra sur le terrain de multiples affrontements entre élus, cette question ravivant souvent des contentieux politiques ou personnels antérieurs. Un rapport du commandement de la X

e

Région estimait avoir assisté dans au moins 10 % des communes à ce « bien triste tableau offert par ceux qui, ne pouvant réaliser entre eux un accord préalable, (revendiquaient) d’être tous servis à la fois, le même jour et à la même heure au lieu d’établir un tour rationnel de travail et de se prêter une aide mutuelle

37

. »

Mais la principale difficulté pour les autorités préfectorales consista à faire appliquer les cahiers des charges. Ceux-ci contenaient tous les détails touchant à la nature des travaux, au temps de travail, aux roulements des équipes, à leurs effectifs, à leur surveillance, aux salaires ou à l'aménagement des cantonnements. Quelques grandes règles y étaient gravées dans le marbre, comme la primauté de l'intérêt général, la non

35 Voir Ronan R

ICHARD

, « Le “Boche” au secours de l'économie de guerre ? L'exemple du pays malouin », dans Eric J

ORET

et Yann L

AGADEC

, 14-18, hommes et femmes d'Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, ADIV, Société archéologique et historique d'Ille-et-Vilaine, 2014, p. 162-175.

36 ADCA, 9 R 4, réfugiés, arrondissement de Loudéac.

37 ADCA : 9 R 1, courrier du général de Saint-Maurice au préfet, 4 septembre 1918.

(18)

concurrence de la main-d’œuvre nationale et une totale garantie sécuritaire. Sur toutes ces questions, les autorités cédèrent aux pressions constantes des acteurs économiques, traduisant une tentation assumée de la dérèglementation. La première reculade concerna les salaires, l'impératif de baisse des charges conduisant rapidement à céder les équipes de prisonniers au rabais. Dans le grand Ouest, et malgré la volonté étatique de pas nuire à la main-d’œuvre nationale en concédant les captifs « à vil prix », les employeurs de prisonniers réalisaient, en fin de guerre, une économie pouvant aller jusqu'à 85 % par rapport aux salaires des travailleurs civils. D'autre part, les effectifs des équipes, fixés à 20 pour garantir une stricte surveillance, ne cessèrent d'être abaissés. En septembre 1918, le commandant de la X

e

Région faisait un constat lapidaire sur les concessions faites essentiellement au monde agricole : insuffisance en personnel militaire, gardes civils prolétarisés et sous-qualifiés, dissémination généralisée des prisonniers, hébergés parfois hors du cantonnement et travaillant isolément à plusieurs kilomètres les uns des autres sous prétexte que le factionnaire pouvait... aller les voir

38

! Enfin, la question des roulements, imposés pour éviter une familiarisation excessive entre prisonniers et autochtones, suscita partout la grogne des employeurs, soucieux de conserver leur

« petite équipe », ces « bons chéris » qu'ils avaient eux-mêmes formés et auxquels ils s'étaient accoutumés. Sur cette question encore, l’État recula dès 1916, cédant aux pressions du terrain.

* * *

Si réfléchir à ce que sera la guerre future permettait à un Haut Commandement de

« concevoir l'épée qui servirait à la gagner

39

», cette réflexion prospective s'imposait aussi aux autorités civiles afin que l'économie et la société en général pussent s'adapter au contexte de guerre. La question des populations déplacées démontre l'impact de l'imprévision de la durée de la guerre et de l'invasion du sol national sur la situation de la France dès l'automne 1914. Sans doute peu convaincu par l'imminence d'un conflit qui, pourtant tant de fois prédit, « parut tomber sur le monde comme une avalanche

40

», le pouvoir politique commit de graves négligences dans l'imagination de la guerre. Par bien des aspects, les autorités préfectorales et municipales devinrent vite les succursales

38 ADCA, 9 R 1, courrier du colonel de Saint-Maurice au préfet, 4 septembre 1918.

39 Général Jean D

ELMAS

, « La guerre imaginée par les cinq grands États-Majors », dans H

ISTORIALDE LA

G

RANDE

G

UERRE

, Guerre et cultures 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994, p. 49.

40 L'expression est de Jules I

SAAC

, 1914. Le problème des origines de la guerre, Paris, Rieder, 1933, p.

22.

(19)

d'un État (dépassé) contraint par l'absence ou l'inadaptation de ses réflexions

prospectives d'avant guerre sur la question des populations déplacées, de naviguer à

vue, s'installant dans une guerre de courts termes successifs et pratiquant une politique à

flux tendus. De rappels à l'ordre en circulaires rectificatives, de précisions en

revirements, le pouvoir municipal, durement affaibli par la mobilisation, ne tarda pas à

se perdre dans ce véritable labyrinthe règlementaire. Dans pareil contexte, le préfet fit

souvent figure de phare. S'il ne put résister aux pressions des milieux économiques en

faveur d'une dérèglementation du travail des prisonniers, il fut, quatre ans durant, le

garant intransigeant de la solidarité nationale due aux réfugiés, faisant front face à la

grogne des élus. Pour autant, représentant d'un État lui-même miné par les rivalités

interministérielles, il fut également le spectateur impuissant des querelles de terrain, des

rivalités entre communes et du réveil des intérêts particuliers dont le retour en force

témoignait que l'unité nationale et la solidarité restaient, dans cette France de 1914-

1918, des valeurs taillées pour une guerre courte.

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