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« Pour introduire la problématique du genre en chanson »

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Submitted on 10 Feb 2019

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“ Pour introduire la problématique du genre en chanson

Stéphane Chaudier

To cite this version:

Stéphane Chaudier. “ Pour introduire la problématique du genre en chanson ”. Stéphane Chaudier (dir.). Chabadabada : des hommes et des femmes dans la chanson française contemporaine, PUP, p.

7-121, 2018, coll. ”Chants Sons”. �hal-02013355�

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Stéphane Chaudier

Publication : « Pour introduire la problématique du genre en chanson », Chabadabada : des hommes et des femmes dans la chanson française. Représentations et enjeux, Aix-Marseille, Presses de Provence, collection « Chants Sons », 2018, p. 7-121.

Auteur : Stéphane Chaudier, professeur, université de Lille, laboratoire ALITHILA, EA 1061

Mots-clés : chanson française, homme, femme, genres, sexes, sexualités (homosexualité, hétérosexualité), couple, amour

Résumé : Être homme ou femme. Voilà qui revêt pour beaucoup un caractère d’évidence ininterrogée…

mais cette évidence n’est pas toujours partagée, tant s’en faut. On pourrait dire de l’identité sexuelle ce qu’Augustin disait du temps : toutes et tous, nous avons une expérience quotidienne, familière, qu’elle soit douloureuse ou euphorique, de la différence des sexes ; mais dès qu’on nous demande de dire en quoi elle consiste, quels sens et quelles fonctions nous lui donnons, l’embarras commence. Le genre recouvre l’ensemble des désignations et des usages sociaux d’un corps sexué. À l’expérience de désajustement, de « trouble », entre corps, identité de genre, rôles de genre et orientation sexuelle, la chanson apporte plus d’un témoignage saisissant ; mais elle fait aussi entendre les joies d’une identité de genre heureuse (sans être pourtant forcément hétéronormative) et d’une orientation sexuelle assumée (homo- ou hétérosexuelle). Elle constate et interroge les difficultés, les crises, les pièges ou les apories des relations que chacun-e entretient avec son corps, son genre, sa sexualité, ses relations amoureuses.

Après le processus fulgurant mais encore inabouti de l’émancipation des femmes dans la France du second vingtième siècle, après les droits récemment accordés aux personnes homosexuelles, comment la chanson contemporaine représente-t-elle l’homme et la femme, au sein de la société, de la famille, du couple ? Notre travail vise à montrer que la chanson, quand elle n’est pas caricaturalement commerciale, aborde de manière sensible et polyphonique ces questions complexes, en les situant à hauteur d’homme ou de femme, sans surplomb théorique ou intellectualiste. C’est pourquoi les chansons, avec leur étonnante variété, font entendre les discours à la fois idéologiques et poétiques qu’une société est capable d’entendre à un moment donné de son histoire. Si la chanson contemporaine et son analyse littéraire ne peuvent certainement pas être enrôlés de manière univoque sous la bannière de l’émancipation politique, ce n’est pas une raison pour rejeter avec mépris les ressources qu’un art

« populittéraire » comme la chanson peut apporter à celles et ceux qui défendent l’égalité entre les sexes et les sexualités.

Chabadabada : des hommes et des femmes dans la chanson française contemporaine : représentations et enjeux

Le vendredi 20 mars 2015 s’est tenue à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne une journée d’étude intitulée : « La chanson française à l’épreuve des sexes et des genres : marquages stylistiques d’un enjeu sociétal. » L’ouvrage qu’on va lire est en grande partie issu des travaux de cette journée. Pourtant, le titre que nous avons retenu s’est considérablement transformé. Commençons par le changement le plus simple : le mot chabadabada manifeste notre volonté de rendre hommage à la culture populaire, puisque cette succession nullement énigmatique de syllabes est, comme chacun sait, issue de la chanson Un homme et une femme tirée du film du même nom, de Claude Lelouch1. D’un titre à l’autre, le mot enjeu subsiste ; mais le mot représentations a évincé le couple complémentaire sexes / genres ; les mots femmes et hommes, qui permettent de dire en termes immédiatement accessibles ce dont il s’agit, ont

1 Pierre Barouh, Nicole Croisille, Un homme et une femme, texte de Pierre Barouh et musique de Francis Lai, 1966.

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fait leur réapparition2. Voilà qui exige quelques lignes d’explication : tel sera l’objet du premier point de cette introduction, qui a pour titre : « Comment rendre compte des relations entre hommes et des femmes ? À la recherche d’un discours cohérent ». Le second point sera quant à lui consacré à l’élaboration d’une typologie des chansons, en se fondant sur l’examen des contenus représentés, sur la manière dont les chansons mettent en scène les hommes et les femmes et leurs relations. Pour ce faire, deux approches étaient possibles : soit on étudiait ce que les mots de la chanson veulent dire, soit on analysait la façon dont le chanteur ou la chanteuse se projettent dans l’espace public, qu’il soit scénique ou médiatique. Il s’avère que la première voie, c’est-à-dire l’expression, verbale, poétique, est, pour notre sujet, infiniment plus riche que la seconde. C’est pourquoi elle a été privilégiée. Disons-le donc tout de suite, et cela de manière apéritive : ce qui nous a frappé dans l’étude des textes chansonniers concernant la question des hommes et des femmes, c’est l’extrême variété et l’extrême complexité des représentations, si bien que l’expression stéréotypes de genre ne saurait convenir pour décrire les richesses de notre corpus. Comment présenter de manière organisée ce faisceau de représentations ? Notre désir de cohérence rencontre-t-il la réalité du corpus ? Nous pensons que oui ; mais les lecteurs et les lectrices3 en seront juges.

Être homme ou femme. Voilà qui revêt pour beaucoup un caractère d’évidence ininterrogée… mais cette évidence n’est pas toujours partagée, tant s’en faut. Le grand intérêt heuristique du malaise psychologique et social à l’égard de ces catégories un peu hâtivement considérées comme universelles est de susciter un étonnement ou une perplexité, sans doute universels, qui, sitôt qu’on s’autorise à les prendre au sérieux, conduisent à enchaîner les questions problématiques. On pourrait dire de l’identité sexuelle ce qu’Augustin disait du temps4 : toutes et tous, nous avons une expérience quotidienne, familière, qu’elle soit douloureuse ou euphorique, de la différence des sexes ; mais dès qu’on nous demande de dire en quoi elle consiste, quels sens nous lui donnons, quels usages nous en faisons, l’embarras commence. La grammaire sociale nous a certes appris l’existence de deux sexes ; pour chacun des deux sexes, elle tente de fixer une syntaxe comportementale qu’il revient ensuite à chacun et chacune de mettre à l’épreuve des interactions concrètes : nous ne cessons plus alors de découvrir ce qui se fait ou ne se fait pas, ce qui nous convient ou ne nous convient pas, ce qui plaît ou déplaît à nos partenaires. Cet apprentissage peut être vécu comme une source de traumatismes ou d’enrichissements. C’est cette diversité expérientielle que traduit la chanson.

De manière très empirique, elle remet peu en cause la différence des sexes5 ; mais elle s’interroge continûment sur la façon dont les sujets humains la vivent. Elle prend acte du fait que nous savons presque toujours distinguer très immédiatement un homme d’une femme ; mais reconnaître la différence des sexes, la goûter ou s’en agacer, n’est pas la comprendre. Si nous savons le plus souvent que nous sommes homme ou femme (expérience plus courante que celle qui consiste à ne se sentir ni homme ni femme ou bien à s’éprouver et homme et femme), nous sommes bien embarrassé-es pour décrire ce que sont ou pour définir ce que devraient être

2 Nous aurions certes pu recourir à des adjectifs substantivés : le masculin et le féminin. Parce qu’il ne s’emploie qu’au singulier, ce tour élégant a une connotation plus savante : il offre au lecteur la promesse (ou peut-être le leurre) d’appréhender une notion, un concept et donc une essence qui subsume la diversité des phénomènes, des situations. Cet effort d’abstraction répugne à la chanson, qui prétend toujours se tenir au plus près du vécu.

3 Nous avons disposé dans nos phrases les deux formes linguistiques, féminines et masculines, que revêt le substantif. Désormais, par souci de simplicité, nous nous conformons à l’usage qui emploie la forme de masculin pour désigner les deux sexes ; mais aucune personne sensée ne peut déduire de cette pure convention le droit de nier la légitimité des femmes de participer à la vie intellectuelle.

4 Augustin, Confessions, livre XI, chapitre 14, et le fameux Quid est enim tempus ?

5 Elle joue même à reproduire les stéréotypes les plus éculés même s'il s'agit alors de les mettre à distance comme dans l'incontournable succès de Stromae, Tous les mêmes (album Racine carrée, 2013), qui produit dans son titre même le discours rageur et caricatural des femmes réduisant les hommes à une formule lapidaire qui les englobe collectivement.

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les relations entre les sexes6. Le couple conceptuel différence / égalité, qui semble résumer la question de l’identité, est en réalité d’une extraordinaire complexité : la différence relève de l’empirie, du donné biologique et social ; l’égalité est quant à elle une valeur, un idéal qui ne cesse de bousculer celles et ceux qui veulent s’y référer comme à un repère structurant de la vie individuelle et collective.

La question de la différence sexuelle rencontre mais n’épuise bien sûr pas celle de la différence : dans les couples homosexuels, le désir sait très bien que la différence qu’il recherche se réalise non plus entre les sexes mais entre les individus ; et les amants hétérosexuels savent eux aussi que chacun aime en l’autre à la fois un sexe différent et une personne unique, différente de toutes les autres. Avant la journée d’étude, nous pensions de manière raisonnablement intuitive que la chanson s’emparait de ces questions sans en nier le caractère problématique ; les pages qui suivent prétendent confirmer l’hypothèse en donnant quelques preuves, qu’il revient à chacun et à chacune d’enrichir par ses exemples personnels ou par l’investigation de corpus que nous n’avons pas pris en compte. Notre conviction est que si la chanson est un art populaire qui s’efforce de plaire au plus grand nombre, elle sait aussi que la facilité et la bêtise ne sont pas les vecteurs d’un succès durable ; car émouvoir sans faire un tant soit peu réfléchir, c’est se condamner à méconnaître l’aspiration universelle du public à être intelligent et à être traité comme tel. Reste à répondre à la question suivante : l’inscription d’un discours sur les hommes et sur les femmes dans le genre spécifique de la chanson donne- t-elle à ce discours un caractère spécifique ? Dans quelle mesure le genre poétique et musical de la chanson contraint-il ou influe-t-il les représentations qu’il nous livre ?

Bien que ce livre s’aventure sur une voie peu frayée, il ne peut pas prétendre être pionnier. Il convient en effet de saluer le travail de Cécile Prévost-Thomas, Hyacinthe Ravet et Catherine Rudent, qui ont réuni et publié les actes d’une journée d’étude : Le Féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, Université de Paris Sorbonne, Observatoire musical français, 2005. Cet ouvrage collectif fait, pour l’essentiel, dialoguer des musicologues et des sociologues et comporte d’intéressantes études de cas. Les musicologues cherchent à comprendre comment « la musique met en son la différence sexuelle » (« Avant-propos », p. 5) ; elles nous apprennent entre autres choses à déconstruire l’évidence trompeuse « voix aiguë, voix de femme » VS « voix grave, voix d’hommes ». C’est ainsi que Claire Gillie Guibert décrit la voix comme un « instrument musique caché au sein du corps7 » et montre que ce système complexe faits d’éléments excitateur, l’air, vibrateur, les cordes vocales, et résonateurs, toutes les cavités qui vont du larynx aux sinus, est en réalité « très peu sexué8 » ; en chanson, la créativité musicale offre aux individus la possibilité d’explorer la totalité de « leurs possibles phoniques » ; une telle liberté transgressive défie « le prêt-à-porter vocal9 » les normes régissant les usages sociaux de la voix ; elle est bien sûr l’une des raisons expliquant le charme et le rôle des chansons dans notre imaginaire sonore. Les sociologues, quant à elles, étudient la visibilité (toute relative) des femmes en chanson, leur apport et leur présence (longtemps cantonnées au rôle de l’interprète) dans ce domaine. À cet égard, Cécile Prévost-Thomas présente une idée de Bernard Lahire qui permet de penser la différence essentielle entre une approche sociologique et une approche littéraire de la chanson : « Si le monde social traitait indifféremment les

6 C'est en cela que la chanson de Stromae, apporte sa pierre à l'édifice, en reproduisant une sempiternelle dispute de couple qui mélange le motif de la répartition des tâches et celui de la qualité (ou de l’épuisement) du désir masculin. Par ce mélange, elle illustre certes avec satire les comportements emblématiques des hommes et des femmes dans leur relation intime mais bien davantage le caractère indémêlable et irraisonné du conflit homme / femme.

7 Claire Gillie Guibert, « La voix “unisexe”, un fantasme social d’une “inquiétante étrangeté” », dans Le Féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, op. cit., p. 39.

8 Ibid., p. 40.

9 Ibid., p. 43.

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individus des deux sexes, les sciences n’auraient rien à dire à leur sujet10 ». Les sociologues s’intéressent à la forme des chansons si et seulement si celle-ci peut leur permettre d’appréhender les relations entre les hommes et les femmes d’un point de vue sociologique, c’est-à-dire attentif aux inégalités, aux discriminations entre hommes et femmes. Mais les relations entre les deux sexes ne s’arrêtent pas là ; et c’est bien pourquoi on ne peut réduire, comme l’invite la question du genre, l’étude de la chanson à la seule perspective sociologique, si légitime soit-elle.

I. Comment rendre compte des relations entre hommes et femmes ? À la recherche d’un discours cohérent

D’un titre à l’autre

Commençons par une question de méthode. Nous avions annoncé l’étude des marques stylistiques (et donc linguistiques) de la différence des sexes et des genres. La référence à la stylistique s’est avérée inappropriée car trop limitative ; dans leur majorité, les contributeurs à la journée ne se revendiquent pas de cette discipline alors même que tous ont choisi de mettre l’accent sur la dimension textuelle de la chanson. Certes, la chanson est un genre pluri- sémiotique en raison des multiples codes d’expression dont elle relève : l’artiste (qu’il ou elle soit ACI11 ou non) manifeste sa personnalité créatrice par le langage et, bien souvent, par le langage poétique, et tout autant par la musique (vocale et instrumentale), par le corps, par la performance scénique. La chanson est aussi un genre intermédial12 dont les supports de diffusion sont extrêmement variés : certes, nous savons tous que la chanson se chante tout simplement, dans la rue, sous la douche, au travail ; mais la voix de l’artiste quant à elle nous atteint par le canal de la radio, du disque, du CD, d’internet ; le corps de l’artiste peut nous être donné par la scène, l’image (télévision, clip, etc.) ou les photographies (illustrations sur les disques, CD, reportages divers dans les magazines). Toutes ces dimensions interagissent ; ces interactions rendent compte du plaisir et de l’efficacité communicationnelle du genre chanson13.

Il est évident que tous ces codes méritent d’être étudiés et articulés ; car si aucun système de signes n’est aussi complexe que le langage et mieux à même de décrire la manière dont les chanteuses et les chanteurs vivent, pensent ou problématisent le rapport à la vie, et plus particulièrement, à la question du sexe et du genre, voire à leur sexe ou à leur genre, il n’empêche que, dans la chanson, plus encore qu’en littérature, le sens des mots est très sensible au contexte ; ce qui donne au mot interprétation, quand on le rapporte à la chanson, toute sa plénitude de sens. Joël July a montré que la reprise à l’identique d’un texte de chanson par un autre interprète, dans d’autres circonstances, pouvaient en redéfinir la portée, au point que parfois, il n’était pas illégitime de considérer une reprise comme une véritable recréation : car si le signifiant linguistique du texte de chanson ne change pas, le sens voire le référent des mots

10 Cécile Prévost-Thomas, « Les femmes dans la chanson aujourd’hui : quelle visibilité sociale ? », Le Féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, op. cit., p. 13.

11 Cette abréviation commode signifie : Auteur Compositeur Interprète.

12 Andrea Oberhuber, « La chanson, un genre intermédial », Cultures à la dérive, cultures entre les rives, Grenzgänge zwischen Kulturen, Medien und Gattungen. Festschrift für Ursula Mathis-Moser zum 60. Geburtstag, Doris Eibl, Gerhild Fuchs, Birgit Mertz-Baumgartner, Innsbruck, Königshausen & Neumann, 2010, p. 273-292 et la mise au point de Joël July dans « Que reste-t-il de nos ethe ? », L’Homme dans le style et réciproquement, sous la direction de Philippe Jousset, Presses Universitaires de Provence, collection « Textuelles », 2015, p. 174.

13 Stéphane Hirschi emploie l’expression « tout organique : texte-musique-interprétation », dans Chanson, l’art de fixer l’air du temps, de Béranger à Mano Solo, Presses Universitaires de Valenciennes / Les Belles Lettres, Paris, collection « Cantologie », 2008, p. 25.

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en est transformé14. Pour ce qui est de notre problématique, nous aurons l’occasion de le vérifier en reprenant à notre compte le bel exemple de la chanson culte de Julio Iglésias, Pauvres diables, plus connue sous le titre Vous les femmes, reprise par Arno, dans le film de Guillaume Gallienne, Les Garçons et Guillaume, à table ! (2013) : d’un interprète à l’autre, nous verrons comment et pourquoi la chanson change de sens et de valeur. De l’étude du matériau verbal en situation, on ne peut donc nullement inférer la volonté de méconnaître l’essence de la chanson en l’enrôlant sous la bannière d’une sorte d’impérialisme langagier ; car la nécessité d’articuler le langage à tous les autres codes sémiotiques invite aussi à reconnaître la prééminence des mots et du travail sur la langue dès lors qu’on veut restituer les méandres d’une pensée ou le feuilletage des affects dans la conscience. C’est pourquoi toutes les études ici rassemblées font la part belle à l’étude du langage, sans pour autant mobiliser la notion de style et la méthode des études stylistiques. Répétons-le : il va de soi que valoriser l’étude du langage en en faisant le pivot de l’expressivité chansonnière n’implique nullement qu’on considère le langage comme le dépositaire exclusif du sens d’une chanson, lequel n’est jamais univoque. Et tant mieux !

Autre changement : l’emploi de la locution à l’épreuve de a semblé inadéquat en raison de la dissymétrie qu’elle implique. Elle sous-entendait que dans la confrontation entre la chanson et la problématique du genre, la chanson était la seule à subir une épreuve ; les risques étaient bien mal partagés. Derrière la formule séduisante à l’épreuve de s’insinuait la faille de l’applicationnisme, qui consiste à faire passer un art, la chanson, et qui plus est un art populaire sans grand prestige intellectuel, par les fourches caudines d’un système de pensée qui relève quant à lui de la science. Or l’applicationnisme est un vice épistémogique pour au moins deux raisons :

- on réduit l’art à sa capacité d’illustrer les points fondamentaux d’une doctrine scientifique ; or il existe bel et bien une théorie du genre qui unifie les différentes pensées qui se réclament de cette discipline (les études de genre) et celle-ci est fondée sur deux postulats : d’une part, le primat du genre, construction sociale et seule signifiante, sur le sexe, pure donnée biologique, réputée non signifiante ; d’autre part la dimension oppressive du genre (ou de l’identité de genre15). Dans une perspective applicationniste, le corpus chansonnier ne serait mobilisé que pour valider ces deux postulats ; autrement dit, la chanson ne nous apprendrait rien que nous ne sachions déjà ; elle confirmerait mais, en elle-même, elle n’affirmerait rien. Ce faisant, le chercheur est tenté d’aménager son corpus, de mettre en valeur certains faits et d’en négliger d’autres, pour conformer les œuvres aux postulats de sa recherche ; or, chacun en conviendra, il n’est rien de moins scientifique que cette utilisation biaisée du matériau empirique. C’est contre ce risque épistémologique majeur que nous avons voulu nous prémunir.

- en utilisant de manière unilatérale l’expression à l’épreuve de, on voue l’art à une fonction ancillaire ; on estime que l’art « ne pense pas », qu’il ne réfléchit pas aux phénomènes sociaux qu’il représente mais qu’il les réfléchit (au mieux) ou les déforme en les faisant passer par le double prisme de considérations esthétiques, ou pire, commerciales, donc idéologiques. On fait de la théorie du genre ou des études du genre le principe capable d’expliquer les représentations des sexes et des genres dans la chanson. Bref, le chercheur se donne à bon compte le beau rôle : le discours scientifique ferait surgir l’impensé de la chanson ; il départagerait dans le corpus les

14 Joël July, « En quoi la reprise est une réécriture… », Réécriture et chanson dans l’aire romane, ouvrage collectif sous la direction de Perle Abbrugiati, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, collection « Chants Sons », p. 85-118. Voir aussi Bruno Joubrel, « Le genre du canteur est-il déterminant en matière d’interprétation d’une chanson ? » dans Le Féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, op. cit., p. 44-52.

Contrairement à ce qu’indique le titre, Bruno Joubrel étudie et relativise fortement l’influence du sexe de l’interprète (chanteur ou chanteuse) et de ses caractéristiques vocales sur les reprises.

15 Voir Béatrice Levet, La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges : l’identité sexuée comme malédiction, Paris, Grasset et Fasquelle, 2014. Cet essai, alerte, très hostile aux études de genre, contient pourtant nombre d’idées très stimulantes que nous avons reprises à notre compte. Nous avons laissé de côté toute l’axiologie réactionnaire du propos, revendiquée par l’auteure mais que nous ne partageons pas.

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cas où la chanson s’aveugle et ceux où, plus lucide, elle pressent les apports des études de genre.

Nous en sommes revenu à une vision plus équilibrée des rapports entre un art (la chanson) et une démarche scientifique ; si la science peut éclairer un art, un art peut lui aussi apporter un ensemble de données (observations sociales, expression d’affects, description de comportements, réflexions ou intuitions) qui vont pouvoir enrichir la science, en infléchir, en nuancer ou même parfois en contredire les propositions, que celles-ci soient d’ordre descriptif ou explicatif. Autrement dit, il serait bien possible que la chanson ne se contente pas d’illustrer l’étude scientifique des genres mais qu’elle la fasse avancer, fût-ce dans une voie imprévisible.

Il est enfin un troisième changement, et d’une tout autre conséquence : comme nous l’avons déjà dit, les noms très usuels hommes et femmes ont finalement remplacé le couple notionnel sexe / genre. Ne s’agit-il pas là d’une attitude scientifiquement régressive, qui s’interdirait de recourir à la notion la plus ambitieuse pour penser les rapports entre les sexes, soit, la notion de genre ?

Genre ou représentation ? Un parti pris théorique

Présenter les raisons pour lesquelles le mot genre a été abandonné dans le titre revient à résumer le faisceau des thèses qui ont guidé cet ouvrage. La notion de genre désigne et permet de penser un écart entre le corps sexué et les représentations sociales ou individuelles dont il fait l’objet16 ; en cela, elle est tout à fait opératoire pour décrire le sentiment d’infélicité ou de frustration que ressentent certains sujets, à certaines étapes de leur vie, à l’égard de leur corps et du regard social porté sur lui. Le sentiment, plus ou moins fort et oppressant, que ce corps, qui n’est à personne d’autre que moi, n’est pourtant pas le mien, trouve en la notion de genre un très utile outil de description phénoménologique d’un tel malaise ; le genre recouvre l’ensemble des désignations et des usages sociaux d’un corps où le sujet ne se reconnaît pas. À cette expérience de désajustement (le fameux « trouble » dans le genre), la chanson apporte plus d’un témoignage saisissant. La notion de genre semble en revanche tout à fait abusive dès lors qu’elle prétend se passer de la réalité du corps. Pour reprendre et réaménager la belle formule de Beauvoir, sans rien lui faire perdre de sa vérité ni de son actualité, disons qu’il est à la fois possible de naître homme ou femme et… de le devenir. Naître homme ou femme, c’est en effet se sentir appartenir, pour son malheur parfois et pour son bonheur le plus souvent, à un sexe qui exclut la possibilité d’être de l’autre sexe ; mais le fait de se sentir homme ou femme n’exclut en revanche nullement le fait qu’il faille sans cesse travailler à le devenir, soit pour rejoindre les normes de genre que la société impose, soit pour s’en distancier et trouver, dans la multitude des possibilités ouvertes et offertes par le champ social, sa propre manière d’être homme ou femme (ce qui est le cas de la très grande majorité d’entre nous) ou de refuser d’être l’un ou l’autre : le rejet de ce ou exclusif, imposant une alternative, est un choix éthique ou politique plus risqué et donc, on en conviendra aisément, plus rare. La notion de genre devient théorie du genre quand elle refuse d’envisager les conséquences psychologiques, éthiques, affectives ou spirituelles de cette réalité complexe : avoir ou être un corps, être d’un sexe, avoir un sexe, tout cela n’est pas indifférent. Cette réalité corporelle (qui n’est jamais une évidence) est certes médiatisée par des discours sociaux fortement normatifs ; mais ces normes peuvent être vécues comme des contraintes abusives, ou comme des contraintes nécessaires ; mais aussi et encore comme des chances, des défis stimulants, des occasions de s’éduquer, de se transformer, pour s’adapter à la vie sociale, pour chercher et trouver des formes d’accomplissement ou de bonheur.

La question du bonheur n’est en effet jamais posée dans les études de genre ; nous verrons au contraire que c’est la pierre angulaire du discours de la chanson sur les questions de

16 Voir à ce sujet l’excellente synthèse de Christine Guionnet et Érik Neveu, Féminins / Masculins, sociologie du genre, Paris, Armand Colin, Collection U, 2004, 2009 pour la seconde édition entièrement refondue.

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sexes et de genres17. En quoi être d’un sexe nous rend-il tour à tour très heureux ou très anxieux ? Voilà le problème concret qui hante notre corpus chansonnier. Il est impossible de comprendre le succès d’une chanson commerciale sans prendre en compte cette jouissance d’appartenir à un sexe et d’en exploiter en connaissance de cause, à ses risques et périls, les ressources propres : « Laisse moi être celui qui partage ta vie » chante Colonel Reyel, dans Celui, avant de se raviser : « Au pire celui qui partage ta nuit18 ». Que veut le garçon ? Du sexe ou de « l’amour toujours » ? Du plaisir ou de la respectabilité ? Cette autocorrection est-elle inspirée par la sincérité ou par le réalisme ? Qu’imagine-t-il des attentes, du désir de la fille ? Ces vers hyperboliques et insipides (« Nul ne saura te comprendre mieux que moi, / Donne moi ma chance tu verras ») expriment le bonheur ou le plaisir de déployer un discours que la partenaire peut toujours interpréter comme un hommage, un cliché, un piège, un simple passage obligé avant la relation sexuelle, et qui n’engage à rien. La chanson ne livre-t-elle pas la clé de son succès avec ces mots du canteur : Mais girl écoute ça ? Qu’importe en effet le ça : l’important, pour la joie de vivre, c’est la fameuse fonction phatique, celle qui ouvre et maintient le contact entre des sujets désirants ; le sel de l’existence, c’est que cette fonction soit assumée par un homme (ou par une femme) qui ait envie de dire girl à une femme, ou beaucoup plus rarement, à un homme. C’est là ce que célèbre la chanson, indépendamment des sexes et des genres. Dire girl écoute ça c’est en effet présupposer et peut-être susciter l’envie d’être apostrophée ainsi, avec ce mélange d’audace et de timidité que la chanson commerciale pense caractéristique d’un ethos viril ; mais rien n’interdit aux femmes de s’emparer à leur tour de cette posture d’initiative gouailleuse et de dire, si elles le souhaitent : mais mec écoute ça. Ça : j’ai envie de toi, de te parler, que cette envie soit éphémère ou durable. La chanson parie sur le désir et sur la possibilité d’en exprimer les ambiguïtés, les inquiétudes. Au regard de cette réalité existentielle ou anthropologique, les questions de sexes et de genres ne sont peut-être pas très importantes, puisqu’elles ne sont que les modalités par lesquelles transite la plasticité du désir.

C’est pourquoi, dans notre titre, le couple hommes / femmes (appréhendés en tant que sujets désirants plus encore que sexués ou genrés) nous a paru mieux adapté à notre objet d’étude que la notion de genre.

Par rapport au mot représentation, la notion de genre souffre en effet d’un double inconvénient. Le premier est dérivé d’un verbe ; dans l’acception qui nous intéresse, il permet de déployer un procès concret qui a l’avantage de susciter des questions très utiles pour la description des situations. Quand je dis quelqu’un se représente quelque chose, je peux demander : quelqu’un mais qui ? Quelque chose mais quoi ? Se représenter mais quand, comment, pourquoi, dans quelles circonstances de la vie ? Or c’est très exactement ce que fait la chanson : elle représente (met en scène) des sujets concrets qui eux-mêmes se représentent (c’est-à-dire pensent) toute une série de rapports plus ou moins problématiques concernant l’esprit et le corps, les sentiments et la sexualité, les hommes et les femmes pris dans des interactions variées : amour et séduction, bien sûr, mais aussi dans le monde de la famille, du travail ou dans la sphère publique, etc. La notion de genre ne permet pas de poser simplement des questions aussi complexes ; elle contraint en revanche à penser « à travers » un appareil théorique parfois très sophistiqué et relevant de la métaphysique, puisqu’elle invite voire oblige à se poser la question même du réel : l’idée de genre implique que le réel n’est que la somme des constructions par lesquelles nous cherchons à l’atteindre, à le configurer.

Il est un second inconvénient à la notion de genre ; c’est sa polysémie. Il est évident que le mot représentation est lui aussi très polysémique, mais ces acceptions ne se recoupent pas.

17 Sur le retour (en grâce ?) de la question du bonheur dans les études littéraires, voir le bel ouvrage collectif dirigé par Ruth Amar : L’Écriture du bonheur dans le roman contemporain, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyne (UK), 2011.

18 Celui, Colonel Reyel (single écrit par Remi Ranguin, H-I Deniz Arslan, Ricardo Lloyd Jr Johnson, Windel B.

Edwards), Universal Music Publishing Group, 2010.

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Quand je dis qu’un ou une artiste représente une situation de la vie, je sais bien qu’il ou elle ne fait pas la même chose que quand je dis : je me représente les choses de cette manière, tout simplement parce que dans le premier cas, la représentation est une œuvre d’art, et dans le second, une pensée organisée plus ou moins structurée. Avec le mot genre, la confusion entre les représentations du corps et le genre grammatical est beaucoup plus gênante. En grammaire, on sait que le mot genre désigne un phénomène à la fois arbitraire (le fauteuil / la table) et relatif (le soleil nom masculin / die Sonne nom féminin / the sun absence de genre) ; certes, il est des cas minoritaires où le marquage du genre recouvre une distinction référentielle d’ordre sexuel : le lion / la lionne, pour l’opposition mâle / femelle, et boulanger / boulangère ; le ministre / la ministre pour différencier les hommes et les femmes. De cette réalité linguistique peut-on inférer que le genre (entendu comme la représentation et l’instrumentalisation sociales du corps et du sexe) soit nécessairement une construction arbitraire ? Le fait que le mot fourchette est du féminin et couteau du masculin ne nous dit certes rien sur ce que sont un couteau, une fourchette et la façon dont on s’en sert : seul le rêve d’un poète peut donner des motivations sexuelles ou psychologiques au genre de ces substantifs ; il interprète alors ou feint d’interpréter la réalité à l’aide de cette fantaisie, que chacun peut faire et défaire à sa guise, en l’adoptant, en la refusant, en la récrivant. Il paraît en revanche très aventureux de faire jouer une analogie entre les langues et les hommes pour décrire le rapport des sujets à leur corps sexué de la même manière qu’on analyse le rapport du mot à son genre grammatical. Or c’est là justement le biais qu’induit le mot genre. Il me semble que la chanson est particulièrement rétive à mettre en œuvre cette analogie qui séduit cependant quelques esprits spéculatifs. Faut- il pour autant tenir la chanson, genre populaire, comme le héraut du bon sens contre l’intellectualité, comme le bastion de la tradition contre la subversion ? Toutes les pages qui suivent montrent le contraire : et ce serait faire injustice à la chanson que de l’embrigader dans un combat d’arrière-garde. L’enjeu de ce livre est, on s’en doute déjà, tout autre : la chanson montre qu’un discours poétique populaire peut aborder les questions des relations entre les sexes, du désir et de l’amour (qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel), de la cohabitation (difficile ou souriante) entre les sexes et des rapports de force très souvent inégalitaires, sans en passer par la problématique du genre et sans pour cela tomber nécessairement dans l’ornière du conservatisme patriarcal ou dans l’apologie de la domination masculine.

Limites des études de genre

Les études de genre ont lié leur destin à l’articulation de deux concepts : la notion de domination et celle de déconstruction. Cette batterie conceptuelle permet de démanteler un double héritage, accusé d’être responsable de l’aliénation des individus : le donné naturel de la sexuation, et le donné social de la norme. La domination émane d’un pouvoir disséminé qui agit moins par la voie de la répression que par celle de la régulation, à laquelle nul n’échapperait ; le mot déconstruction signifie que le discours configure le réel, et qu’atteindre le réel, c’est toujours rencontrer du discours. En quoi ce couplage notionnel est-il gênant ? La notion de domination contraint de penser qu’une identité sexuelle relève exclusivement d’une norme sociale imposée de l’extérieur à un corps qu’on se représente alors comme formaté par les apprentissages qu’il subit. Admettons la thèse et acceptons provisoirement qu’une identité sexuelle ne rencontre jamais la question du corps mais seulement celle du genre, c’est-à-dire celle de la norme sociale : il reste alors à comprendre pourquoi cette normativité serait par définition oppressive et illégitime ; pourquoi elle ne produirait que des individus malheureux et généralement incapables de se libérer d’un tel carcan. On verra au contraire que la chanson rend compte du plaisir pris à la norme et du bonheur d’être de son sexe et de lui seul. Or le désir légitime de séduire l’autre sexe ne rend certes pas illégitimes d’autres désirs et n’oblige en rien à les hiérarchiser. Tel est bien en effet l’un des écueils des études de genre : réduire

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l’hétérosexualité à l’hétéronormativité ou feindre de les confondre ; à cet égard, la chanson contemporaine est plus clairvoyante ; car dans une société idéalement libérale ou permissive, celle où circulent les voix plurielles et discordantes des chansons, l’hétérosexualité n’implique en rien l’agressivité vis-à-vis des autres sexualités. Quand elle est assumée par un individu de sexe masculin, elle n’implique pas non plus le désir ou la volonté de dominer les femmes. Les études de genres tendent à disqualifier l’hétérosexualité sous le prétexte que cette sexualité réputée majoritaire est promue par les sociétés répressives qui la présentent comme la seule option légitime et désirable. La chanson est ainsi à même de faire entendre les voix d’une hétérosexualité elle-même complexe (inquiète ou jubilatoire, sereine ou tourmentée), et le plus souvent délivrée de tout parti-pris hétéronormatif.

La notion de déconstruction fait quant à elle courir à la pensée le risque de verser dans l’incorporel, c’est-à-dire dans l’ignorance ou le mépris du corps ; c’est là un point très saillant et, à notre avis, très pertinent de l’essai de Béatrice Levet. La phénoménologie du corps semble bien mieux inspirée quand elle reconnaît au corps une productivité propre qu’il s’agit pour le sujet d’apprendre à connaître, et peut-être à maîtriser ou à réguler. On est loin de ce pur conditionnement que décrit le constructivisme qui pense le langage social comme omnipotent et radicalement performatif. Il nous semble au contraire peu réaliste d’ignorer que l’identité sexuelle s’enracine dans l’expérience que chacun fait d’un corps dont les propriétés sont susceptibles de donner telle ou telle forme à une existence humaine. Pour s’en tenir à ce seul exemple, il apparaît que vouloir être et devenir une femme, c’est déployer dans le temps certaines des possibilités corporelles inhérentes au devenir femme : découvrir et assumer les risques de la vie amoureuse (homo- ou hétérosexuelle), de la vie conjugale, de la maternité, et devenir, en tant que citoyenne, membre à part entière d’une société qui, malgré les progrès accomplis, demeure inégalitaire à l’égard des femmes et qu’il faut donc sans cesse réformer, amender. Il semble absurde de prétendre lier l’émancipation de la femme au renoncement à l’hétérosexualité, à la conjugalité, à la maternité ; et pour qui veut être libre, il paraît plus raisonnable de penser la constante interaction des données biologiques et culturelles.

Tiré du one-man-show qu’il interpréta au théâtre, le film de Guillaume Gallienne présente le cas à ma connaissance unique d’une autofiction cinématographique portant sur la question du genre ; elle est assumée par le contrat explicite que le titre (Les garçons et Guillaume, à table !) permet de nouer avec le spectateur : même s’il ignore tout de la vie de Guillaume Gallienne, celui-ci est fondé à croire que le personnage joué par l’acteur Guillaume Gallienne correspond peu ou prou à Guillaume Gallienne lui-même. Comme le signale de manière elliptique le titre paradoxal du film, Guillaume, malgré son sexe, est soustrait à son genre. Désigné comme un non garçon, n’ayant pas lui-même de goût pour les postures viriles ou virilistes qu’il abandonne à son père et ses frères, il devient très efféminé en raison de son admiration esthète ou sensuelle pour tout ce qui relève du féminin. Son entourage (comme le spectateur) s’attend donc à ce qu’il soit ou qu’il devienne homosexuel. Naïvement mais à juste raison, le personnage ne comprend pas ce regard qu’on porte sur lui. La raison par laquelle le film rend compte de la féminité de Guillaume relève de la psychologie : Guillaume est élevé en fille par une mère qui a besoin d’une complicité, d’une tendresse qu’elle ne trouve ni chez son mari ni chez les hommes en général et qu’elle projette (non sans déni, culpabilité et contradiction) sur son fils. Jouant le rôle de sa mère, l’acteur montre les bénéfices qu’il a fini par tirer de cette situation pourtant traumatisante : une connaissance intime de l’autre sexe, une capacité de le « jouer » comme de l’intérieur.

Face à ce matériau empirique, les études de genre paraissent bien démunies : les déborde ou les déroute la plasticité d’une existence reconfigurée par la fiction, par la distance qu’elle implique et les transpositions qu’elle nécessite. Le film renverse la tragédie prévisible en comédie ; c’est le désir hétérosexuel et non homosexuel qui fait l’objet d’un interdit. Que conclure de ce film populaire, qui a rencontré l’assentiment du public, lequel a consenti à être

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diverti, ému, et éclairé par cette œuvre ? Beaucoup de thèses contradictoires. L’éducation (le dressage, le formatage) ne seraient pas tout-puissants : la liberté du sujet parvient à échapper à un destin familial prescrit par sa mère. L’efféminement de Guillaume (qui est sa manière de répondre à ce que sa sensibilité comprend du désir de sa mère) devait le conduire à l’homosexualité, selon les prévisions de sa propre famille. Or le film dénonce ce cliché ; faut- il donc invoquer une nature qui se révolte contre ce désir imposé de l’extérieur ? Ne vaut-il pas mieux au contraire souligner que l’individu peut trouver en lui les moyens de défaire les assignations identitaires construites par un genre ? Peut-on interpréter le film comme une défense et une illustration de la plasticité des identités ? Un homme hétérosexuel peut s’approprier un genre féminin, exceller dans ce rôle mais aussi s’y sentir piégé et donc désirer retrouver (grâce au théâtre et à diverses thérapies : phoniatrie, psychanalyse) une voix et un comportement masculins, se marier, s’insérer dans la vie sociale et y faire valoir et reconnaître le don qu’il a reçu d’imiter les femmes à la perfection. Que la vie appréhendée par le filtre des œuvres d’art soit plus complexe et plus déroutante que les théories, tel est bien l’enjeu de notre démonstration à propos des chansons.

Il n’en reste pas moins que la notion de genre est souvent présentée, et c’est un point décisif, comme un outil très efficace pour lutter contre deux types d’inégalités : l’inégalité entre les sexes et celle entre les sexualités, soit, entre les hommes et les femmes d’une part, et d’autre part, entre l’hétérosexualité et les diverses pratiques homosexuelles. Or la chanson est extrêmement concernée par cette problématique : elle peut certes défendre des positions traditionnelles, qui légitiment (plus ou moins subtilement) les inégalités promues par les modèles sociaux de type patriarcal ; mais elle peut aussi militer en faveur de l’égalité ; dernière possibilité, enfin, et sans doute la plus intéressante : elle montre les résistances ou les ambiguïtés des hommes et des femmes face à l’idéal de l’égalité qui, dans la pratique, a bien du mal à se vivre, alors même qu’il est souvent reconnu comme un horizon indépassable de notre contemporanéité19. Or la notion de genre, surtout quand elle est employée dans le cadre d’une théorie radicale et militante, n’est pas le seul, ni même le meilleur moyen, pour s’emparer de la question politique des droits des individus ou des minorités et étudier comment elle affecte la chanson20.

La question de l’égalité ou l’égalité en question

« Osera-t-on enfin proclamer haut et fort que la cause de l’égalité n’a plus de mobile ? Que l’égalité des femmes est acquise, incontestée, incontestable, qu’on ne reviendra plus dessus ? Nos sociétés sont égalitaires et il ne reste rien de la structure patriarcale qui, hier encore peut-être, dans les années 1950-1960, pouvait ordonner nos sociétés21. » Ce type de discours est à la fois très erroné et très imprudent ; il feint de croire que l’égalité des sexes et des sexualités est un projet accompli alors que l’expérience quotidienne aussi bien que l’actualité montre à la fois que l’idéal de l’égalité est loin d’être pleinement réalisé et qu’il est toujours menacé. Comment défendre la cause de l’égalité ? La théorie du genre solidarise tout un ensemble d’études et de propositions autour d’un petit nombre de présupposés ; c’est là sa force ; mais elle présente un certain nombre de failles qui discréditent en partie sa prétention à défendre la cause de l’égalité auprès d’un grand public. Essayons de dire lesquelles.

19 Voir à ce sujet l’essai remarquable de Nathalie Heinich, Les Ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, 2003.

20 Nous nous sentons proche des positions d’Irène Théry exprimées dans La Distinction de sexe, une nouvelle aproche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.

21 Béatrice Levet, La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges, ouvrage cité, p. 36, nous soulignons. Ce peut- être laisse rêveur et fait apparaître la cohérence implicite d’une pensée réactionnaire : penser que « la cause de l’égalité n’a plus de mobile », c’est suggérer qu’elle n’en a « peut-être » jamais eu.

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Les défauts d’une théorie du genre sont particulièrement apparents dans cette citation d’Éric Fassin qui résume ainsi la pensée d’une théoricienne très admirée dans le domaine des études de genre : « Pour Monique Wittig, la lesbienne n’est pas une femme puisqu’elle ne se conforme pas aux exigences de la matrice hétérosexuelle qui définit la féminité22. » La phrase s’offre à la caricature en raison de son ton dogmatique, comme le montrent l’emploi de la conjonction puisque, laquelle introduit un argument d’autorité, supposé connu et admis du destinataire, ou encore le recours au déterminant défini dans « la lesbienne ». Cette expression fait état d’une généralisation et d’une abstraction essentialiste qu’on peut juger excessives : au nom de quoi assimiler la féminité, telle que la définit « la matrice hétérosexuelle », et le fait d’être une femme ? Enfin, le paradoxe de la pensée de Monique Wittig telle que la synthétise Éric Fassin est qu’elle pourrait être assumée par le plus rétrograde des discours homophobes.

Là où les études de genre échouent à se faire entendre du grand public et suscitent, par leur radicalisme, sarcasmes ou malentendus, il semble bien que la chanson, l’humble chanson sans prétention intellectualiste, sache, elle, tenir un discours intelligemment militant sur ces questions de société. C’est pourquoi, au discours théorique, nous serions tenté d’opposer la poésie sobre d’une chanson comme celle d’Anaïs Croze :

C’est indécent de volupté c’est troublant d’être ainsi troublée Je n’sais à quel sein l’avouer, les deux me semblent si parfaits Elle me fascine et m’assassine, sa chute de reins signe mes aveux J’effleure à peine sa taille toute fine

Quand son tee-shirt remonte un peu23...

Le défigement de l’expression ne savoir à quel saint se vouer au moyen d’une homophonie (saint / sein) et d’une paronymie (se vouer / l’avouer) qui font calembour permet à la cantrice24 de dire, de faire comprendre, voire de faire partager son attirance homosexuelle25. Celle-ci s’enracine dans les spécificités physiologiques d’un corps sexué, brièvement caractérisé : seins

« si parfaits », « chute de reins », « taille toute fine ». Certes, Monique Wittig et Anaïs ne parlent pas le même langage ; mais il reste à déterminer lequel des deux discours rencontre le mieux cette vérité difficile à définir et que l’on appelle l’expérience du plus grand nombre. Or la première des vérités semble bien être qu’on ne rend pas compte du désir lesbien par la volonté, fût-elle héroïque, de ne pas se conformer « aux exigences de la matrice hétérosexuelle ». Il est ruineux de faire abstraction de la mise en présence des corps sexués. Or c’est bien l’enjeu d’une phrase telle que « la lesbienne n’est pas une femme » : minorer les attributs physiques vecteurs du désir au profit de projets et de constructions politiques. Confrontons l’affirmation « la lesbienne n’est pas une femme » avec le discours que tient la cantrice à laquelle Lynda Lemay prête sa voix :

Je prie l'bon Dieu de concéder Un peu d'courage à ma ptite âme Assez pour enfin m'afficher

22 Eric Fassin, « Trouble genre », préface à l’édition française de Trouble dans le genre (Judith Butler), Paris, La découverte, 2005, p. 17.

23 Anaïs Croze, Elle me plaît, album The Love Album, Polydor, 2008.

24 Au couple narrateur / narratrice correspond le binôme canteur / cantrice. Rappelons que la règle morphologique oppose les suffixes -eur / -euse quand le nom est dérivé d’une base verbale (type : jouer > joueur

> joueuse) et le suffixe -teur /-trice quand le nom est un emprunt au latin, en l’absence de base verbale : correcteur / correctrice, instituteur / institutrice, etc.

25 Sur la question stylistique du défigement, voir Joël July, « Défigements en chanson », Bons mots, jeux de mots, jeux sur les mots : de la création à la réception, ouvrage collectif dirigé par Brigitte Buffard-Moret, Artois Presses Université, Arras, 2015, p. 41-59.

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Main dans la main avec une femme Avec la flamme de ma vie

Qui brille comme un paradis J'voudrais vous présenter Marie J'voudrais vous présenter Marie26

Dans la chanson de Lynda Lemay, comme dans celle d’Anaïs Croze, un discours public donne accès à l’intimité d’une parole à la première personne, parole honteuse, informulable (« Je n’sais à quel sein l’avouer »), inavouable (sauf au bon Dieu !) ; et pourtant ce je vide peut être saturé par n’importe quel référent et accueillir l’expérience de tout un chacun : vous, moi, n’importe qui27. Par la chanson, ces expériences de lâcheté quotidienne circulent librement d’une conscience à l’autre ; libre à chacun-e de s’approprier, pour les exorciser, ces mots entendus, soit en les chantant, soit en les écoutant. La chanteuse donne ainsi à son public des armes pour nommer, décrire et peut-être surmonter ce malaise que suscite l’homosexualité pour d’évidentes raisons sociales. Mais contrairement à Monique Wittig, la chanteuse désigne clairement et nettement le nœud du problème : elle place le mot femme à la rime et le reprend, sous forme d’écho, par le mot flamme. Cette rime batelée est certes on ne peut plus banale ; mais cette banalité sonne juste parce qu’elle réinscrit la problématique de l’homosexualité sur le terrain familier qu’elle ne devrait sans doute jamais quitter : celui des corps qui, parce qu’ils sont sexués, se prêtent à la stigmatisation.

Les études de genre prétendent capter la question de l’égalité et de l’émancipation en l’enfermant dans une série de principes qui, par leur dogmatisme, rendent mal compte de la pluralité des voix qui s’expriment en chanson. Alors que la chanson contemporaine est attachée à la différence des sexes tout en refusant leur hiérarchie, les études de genre ont une difficulté à ne pas jouer une sexualité contre l’autre, une vraie réticence à expliquer en quoi la différence des corps (qu’ils soient de même sexe ou de sexes différents) peut charmer et enchanter la vie.

Ce faisant, elles tendent à universaliser le désir de brouiller les apparences, de rendre les corps semblables ou interchangeables ; elles font du plaisir le plus souvent intermittent, circonstancié, de recourir aux normes comportementales du sexe opposé non pas un jeu mais une transgression continue. S’il ne faut pas nier et stigmatiser le désir de décider librement de son sexe et donc d’en changer, ou bien le refus de s’inscrire dans un sexe déterminé, il faut se garder toutefois de les généraliser. Enfin, la stratégie des études de genre consiste toujours à induire de l’historicité et de la relativité des normes sociales leur illégitimité foncière. De ce point de vue, l’usage qu’elles font du concept de nature est très univoque : dénaturaliser les orientations sexuelles, ce serait les émanciper, alors même que l’argument est parfaitement réversible : si le désir (homosexuel ou hétérosexuel) n’est pas un choix mais un déterminisme qui s’impose à l’individu, il ne saurait être question de stigmatiser voire de criminaliser telle ou telle orientation sexuelle28.

26 Lynda Lemay, J’ai rencontré Marie, album Blessée, Warner Music, 2010.

27 Il convient de signaler que le je qui se fait entendre dans la chanson (et qui bien sûr ne correspond pas à Lynda Lemay, la chanteuse) est à la fois extradiégétique (car il n’y pas de discours cadre présentant la cantrice, son identité) et homodiégétique (car le je qui s’exprime raconte son histoire, manifeste son point de vue).

28 Rappelons que si la chanson d’Aznavour Comme ils disent (1972) a pu être perçue comme une manifestation de sympathie humaniste à l’égard des homosexuels, c’est en partie grâce à ses vers conclusifs : « Nul n’a le droit en vérité / De me blâmer, de me juger / Et je précise / Que c’est bien la nature qui / Est seule responsable si / Je suis un homo / Comme ils disent. » L’argument du déterminisme naturel peut donc avoir une certaine efficacité militante ou politique, quelle que soit sa pertinence étiologique. Il est vrai que cette chanson ne consent à rendre visible l’homosexuel masculin qu’en reproduisant un certain nombre de stéréotypes qui confortent le spectateur dans ses représentations : le canteur vit avec sa mère et non en couple ; il est travesti la nuit ; il est malheureux en amour puisqu’il désire un beau et jeune hétérosexuel. Mais en mettant en scène « les lazzi, les quolibets » des noctambules homophobes (la chanson joue sur le double sens d’attardés), le texte oriente la sympathie du

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La polyphonie chansonnière : défense et illustration d’un art populaire

Prenons le cas de chansons récentes qui se présentent toutes comme des plaidoyers en faveur de la tolérance envers l’homosexualité masculine et qui revendiquent le droit d’une minorité sexuelle de ne pas être discriminée29. On verra que les stratégies discursives et argumentatives qu’elles déploient pour atteindre cet objectif militant sont très différentes ; elles ne peuvent donc pas se laisser circonscrire par les études de genre, précisément parce que celles- ci sont sous-tendues par une théorie qui exclut d’autres points de vue. Notre travail vise à montrer que le corpus chansonnier propose des représentations sensibles et plurielles et qui, parce qu’elles présentent un problème sociétal complexe en le situant à hauteur d’homme, montrent ce qu’une société est capable d’entendre à un moment donné de son histoire. C’est précisément ce compromis entre exigence militante et désir de rencontrer le public le plus vaste possible qui donne à la chanson une extraordinaire acuité ; il ne s’agit donc pas de mutiler notre objet d’étude en l’enfermant dans un cadre théorique qui méconnaîtrait l’intérêt heuristique de la chanson, celui-ci étant entendu de deux manières complémentaires : il y a d’une part ce que la chanson (en tant qu’institution dotée de ressources propres) révèle (comprend, fait comprendre) du monde et d’autre part ce que la chanson (en tant que moyen ou symptôme) révèle (ou trahit sans en avoir conscience) de son environnement social.

Le chanson J’ai le droit aussi de Calogero accompagne les pensées d’un adolescent homosexuel qui formule ses revendications pour lui-même, sans oser les adresser à quiconque :

Que dira mon père


J'en ai marre de faire semblant
 Que dira ma mère


M'aimera-t-elle toujours autant Je ne suis pas mieux qu'un autre Je n'suis pas pire non plus J'ai le droit de vivre heureux J'ai le droit aussi

Le droit de l'aimer lui J'ai le droit d'être amoureux30

Les premiers vers mettent en scène une succession d’ellipses qui traduisent la difficulté du canteur, c’est-à-dire le sujet mis en scène ou le je qui s’exprime, à nommer son problème et donc à l’assumer : à la phrase que dira mon père, il manque évidemment un complément : à quel sujet ? La locution verbale faire semblant sous-entend elle aussi la séquence qui lui donnerait sens. Même s’il est susceptible d’avoir deviné le sujet de la chanson, l’auditeur doit toutefois attendre le neuvième vers pour en saisir la formulation explicite : « J'ai le droit aussi / Le droit de l'aimer lui ». Outre la prestation vocale, la voix aiguë et tendue du chanteur, le succès de la chanson tient aussi sans doute à ce subtil effet de syntaxe iconique : le pronom objet direct élidé l’ devant le verbe aimer établit une égalité illusoire entre les orientations sexuelles, puisqu’elle rend invisible la similitude des sexes ; se déclarer, s’assumer, c’est donc

spectateur vers l’homosexuel. De cible satirique, il devient un « homme », un exemplaire d’humanité. De fait, le canteur réagit avec courage et impassibilité à la stigmatisation. La chanson montre ainsi toute la différence qu’il y a entre une simple étiquette (« un homo, comme ils disent ») et des affects complexes : la fierté d’être différent, mais aussi la lucidité, un sens très esthète et bravache de l’autodérision, ou encore la solitude et la frustration.

29 Voir à ce sujet la synthèse très utile de Martin Pénet et Christian Marcadet, « L’homosexualité dans les chansons du XXe siècle », Le Féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, op. cit. , p. 43-81.

30 Calogero, J’ai le droit aussi, album Les Feux d’artifice, Polydor, 2014.

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passer du pronom atone élidé au pronom tonique lui, qui désambiguïse la situation. L’auditeur est donc amené à intérioriser grammaticalement le parcours existentiel du jeune homme qui ne peut sortir de l’ambivalence qu’à ses dépens. Certaines pensées radicales mettent en accusation la langue : elle serait « genrée » donc fasciste puisqu’elle oblige le locuteur à déclarer son sexe et son orientation sexuelle. Mais la chanson, dans le diagnostic qu’elle propose, est beaucoup plus fine que cette théorie : elle montre que le langage est à l’interface de la subjectivité (qui prend conscience d’elle-même par la médiation d’un pronom) et de l’intersubjectivité sociale (puisque toute la difficulté sociale consiste à déclarer aux autres ce qu’on a compris de soi).

L’argumentaire du jeune homme pour se donner du courage est très banal. Il s’agit de mobiliser le concept d’équité, rappelé par la maxime impossible à contester en régime démocratique :

« un homme » (qu’il soit homo ou hétérosexuel) « est un homme » (un être humain, un citoyen, un justiciable comme les autres) ; l’universalité du second concept prime sur le particularisme descriptif du premier31. Le vers, qui se présente comme une tautologie, joue en réalité sur le procédé de l’antanaclase, explicité par le vers suivant : « Un homme est un homme / Peu importe où va son cœur ». Le canteur met en abyme l’effet visé par la chanson : encourager les homosexuels à vaincre des peurs légitimes mais paralysantes. Pour agir sur le monde social et promouvoir l’émancipation (le mot droit revient sans cesse dans le texte), la chanson populaire n’a pas mobilisé la notion de genre mais celle d’égalité dont elle a montré les implications dans la langue.

Le point de vue adopté par Keen’v est très différent32. Dans Comme les autres, le canteur s’adresse directement à son père (« Je pensais que tu m’aimais / Pourtant tu m’abandonnes ») en opposant, sans agressivité, l’inconséquence morale et affective du père au raisonnement rationnel du fils :

Toi, le père qui m'as toujours aimé Dis-moi pourquoi ça a changé Alors qu'au fond je suis le même Oh oui toi, le père qui m'a toujours aidé Dis-moi c'qui peut te déranger

Dans le fait que ce soit les hommes que j'aime Après tout, ce n'est pas comme si j'avais choisi Et puis, ce n'est pas une maladie

Ça ne fait pas de moi une autre personne

M’as-tu mis au monde seulement pour que je te copie ? Tu sais, l'enfant parfait n'est qu'utopie

J’pensais qu’tu m'aimais Pourtant tu m'abandonnes

Je ne te demande pas de m'imaginer au lit Seulement de m'laisser vivre ma vie Je ne suis pas devenu différent, oh non Ce n'est pas à cause de ton éducation Si je suis attiré par les garçons33

31 Il va de soi que la formule joue aussi sur les valeurs du déterminant un, indéfini qui singularise sans spécifier (un homme parmi d’autres) ou qui, de cette indétermination, tire l’idée de généricité (un homme valant pour tous les hommes).

32 Ce point de vue différent peut aussi paraître surprenant chez cet interprète que ses premiers gros succès À l'horizontale ou Prince charmant pouvaient ranger dans une catégorie du mâle dominant qui refuse la prise de tête ou les postures sentimentales et affiche une hétéronormativité sans faille. Ce titre tranche dans sa production et n'en prend que plus de valeur.

33 Keen’v, Comme les autres, album Là où le vent me mène, Universal, 2015.

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Le discours est-il énoncé à son destinataire ou est-il ruminé, remâché, en vue d’un affrontement qu’on imagine tendu ? La seconde solution est plus probable. Très construit, le propos inventorie toutes les bonnes raisons qui pourraient fléchir le père : le jeu conjugué des anaphores (« Toi le père, dis moi »), des connecteurs saillants (« après tout », « et puis »), des phatèmes (« tu sais »), des concessions (« Je ne te demande pas de… / seulement de ») donne un caractère démonstratif ou didactique au discours qu’anime la voix passionnée du chanteur. Dans ce contexte argumentatif, il ne s’agit plus d’évoquer l’abstraction politique du droit, comme dans la précédente chanson, mais de rassurer un père en le disculpant et instrumentalisant à deux reprises l’argument de la nature : « Après tout, ce n'est pas comme si j'avais choisi » et « Ce n'est pas à cause de ton éducation » ; la grande habileté du canteur consiste justement à ne pas essentialiser l’argument de la nature : car s’il est dans sa nature d’être homosexuel, dit-il, cette nature ne détermine en rien l’émergence d’une identité qui fausserait et détruirait les relations père-fils : « Ça ne fait pas de moi une autre personne », « Je ne suis pas devenu différent, oh non ». Contrairement à la science, contrainte par des exigences logiques de cohérence interne, la chanson peut montrer la plasticité des arguments qui se tournent et se retournent, qui s’adaptent et se combinent en vue de résoudre des questions pratiques. Le modèle discursif offert par Calogero et celui présenté par Keen’v offre au jeune homosexuel des ressources éthiques, une sorte de panoplie morale et discursive qu’il peut s’approprier en vue d’agir pour faire reconnaître sa différence et ses droits34.

C’est encore d’une tout autre façon que Christophe Willem aborde la question dans Unisex35, en mettant non plus l’accent sur la question de l’égalité mais sur celle du genre.

Refusant le pronom je, la chanson s’ouvre en désignant une série de couples qui déambulent

« dans la rue » : « Aline et Ali / Paul et Jimmy / Puis Ali avec Angélique / Carole et Margot / Céline et John / Aurélien avec Dominique » ; ce dernier prénom, unisexe, exemplifie le titre de la chanson qui lui-même réfère à la voix du chanteur, au genre indécidable. Du constat de ce qui se fait et se vit (la voix du chanteur fait entendre ironiquement la réprobation suscitée par une telle liberté dans la manifestation des sexualités), le canteur anonyme tire une exhortation d’abord adressée à toute la société (« Pas de panique pas de stress / Ce n'est rien c'est juste que la jeunesse / Est unisex ») au nom de la jeunesse où le canteur anonyme s’inclut et dont il se fait le porte-parole : « Enfants du divorce / Rien ne nous force à foncer / Tout droit dans le mur36 ». Autrement dit, les pitoyables échecs de l’hétérosexualité conjugale interdisent aux parents de juger leurs enfants : c’est bien vu ! Plus intéressante sans doute, l’exhortation faite aux jeunes gens eux-mêmes : « Il faut juste qu'on se laisse / Changer de costume / Et prendre des vestes / En unisex », avec ces deux variantes dans les refrains : « il faut juste qu’on nous laisse » (nous soulignons) et « Tailler des costumes / Et prendre des vestes ». Si les deux premières chansons relevaient des gay studies, la dernière semble plutôt se rattacher au courant queer promu par les gender studies : métaphoriquement, la sexualité est pensée sur le mode d’un costume que l’on endosse et donc d’une performance qu’on assume ; elle n’est plus le vecteur d’une identité stable ; elle varie, elle fluctue. Il ne reste qu’à assumer les risques de ces pratiques : de ce que tout le monde est unisexe, il ne s’ensuit pas que tout le monde le soit en même temps, si bien que le risque de l’irréciprocité, du malentendu et donc de l’infélicité demeure. « Changer de costume », c’est aussi s’exposer à « prendre des vestes ». La continuité isotopique assurée par le paradigme du vêtement souligne par contraste la rupture axiologique

34 Plusieurs chansons évoquent sur le mode comique (sans doute pour désamorcer un pathos trop facile qui desservirait le sujet) la scène d'un coming out qui se passe mal, particulièrement l’aveu d'un fils très mal accueilli par le père de famille : Jeanne Cherhal dans Madame Suzie ou les Fatals Picard dans Coming out.

35 Christophe Willem, Unisex, album Paraît-il, Jivepic Group, 2014.

36 Signalons au passage le caractère persuasif de la rime batelée divorce / force : la paronymie renforce la validité de l’argument qui semble « enté » sur les structures mêmes de la langue.

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