• Aucun résultat trouvé

Du jardin au désert. Poétique du non-lieu dans Delphine de Madame de Staël

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Du jardin au désert. Poétique du non-lieu dans Delphine de Madame de Staël"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01470765

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01470765

Preprint submitted on 17 Feb 2017

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de

Du jardin au désert. Poétique du non-lieu dans Delphine de Madame de Staël

Nicolas Brucker

To cite this version:

Nicolas Brucker. Du jardin au désert. Poétique du non-lieu dans Delphine de Madame de Staël. 2005.

�hal-01470765�

(2)

Du jardin au désert.

Poétique du non-lieu dans Delphine de Madame de Staël

En écrivant Delphine (1802), tragédie de l’amour impossible, Mme de Staël copie les plans de jardins familiers du siècle des Lumières, en ajoute d’autres provenant de sources littéraires ou de ses voyages, et compose ainsi un décor végétal au drame qu’elle suscite, décor lui-même dramatique en ce qu’il est animé d’un dynamisme propre, décor symbolique en ce qu’il donne forme à des idées, décor mythologique en ce qu’il désigne, au-delà de lui-même, les données fondamentales de l’existence. Le destin de Delphine s’accomplit au jardin : c’est ce lieu, dans ses différentes variantes, qui construit la trame du roman. Deux éléments doivent toutefois être pris en considération : d’une part Delphine est dénué de tout pittoresque horticole, d’autre part ce roman nie la possibilité du bonheur en niant la possibilité du lieu. Ambivalent, ironiquement réversible, tragiquement trompeur, le jardin de Delphine laisse poindre ses fleurs, fait espérer la rondeur du fruit, puis jette un frimas mortel sur cette promesse d’été. S’il est un Dieu des jardins, c’est un Dieu pervers et cruel, qui d’un paradis fait un enfer, qui d’un jardin fait un désert.

Côté cour, côté jardin

Plus encore que Corinne (1807), Delphine dit l’impossibilité pour l’âme

sensible de toute vie en société, particulièrement pour la femme, et oppose

l’alternative du jardin. Une division s’opère dans l’espace social, partageant d’une

ligne nette la cour et le jardin, l’un symboliquement associé à la société et à

l’artifice, l’autre à la nature et à la vérité. Dans cette configuration, les

personnages incarnent des positions variées, allant du plus social au plus naturel,

du plus ouvert au plus intime. Être du jardin, c’est se livrer à la douce mélancolie,

à la surprise de la courbe, à l’ivresse de la profondeur ; c’est s’abandonner au

charme de la méditation et au charme plus vif de l’épanchement ; les âmes

(3)

sensibles s’y retrouvent, comme aimantées. Être de la cour, c’est régler sa conduite sur l’opinion, intérioriser sa loi et concourir à assurer son règne despotique. L’esprit positif de Mme de Vernon est tout en lignes : il « va toujours droit aux résultats, et semble dédaigner tout le reste » (I, 6, p. 106), et tout en surfaces : « Tout ce qui remue au dehors me plaît, tout ce qui agite au dedans m’est odieux », écrit-elle (II, 41, p. 408). Quant à sa fille Matilde, elle montre « si peu d’abandon qu’on sait avec elle la vie d’avance, comme si l’avenir était déjà du passé » (I, 8, p. 128). Mais M. de Fierville et Mme de Marset sont les vrais agents de l’opinion : ils hantent les salons, font et défont les réputations. Animé par un diabolique esprit de division, Fierville survient au jardin pour interrompre les confidences de Delphine à Mme de Vernon, qui change alors de ton (I, 15, p.

155-156). Delphine croit « naïvement » pouvoir dérober son intimité à cette censure : quand elle ménage chez elle la rencontre de Thérèse d’Ervins et de son amant M. de Serbellane, elle fait fermer ses volets « du côté de la cour » (I, 32, p.

235), prétendant ainsi mettre un écran entre le monde et la vie des cœurs. Elle apprendra à ses dépends que cet espoir est chimérique, que la société doit tout voir, tout savoir, et que des volets sont un obstacle dérisoire à cette libido sciendi qui est sa raison d’être.

Le jardin est inclus dans un système qui comprend la cour, la maison, la terrasse, des seuils (porte, grille, clé), et des points de passage allant de l’un à l’autre (allée, avenue). Le salon s’ouvre sur le jardin ; on y descend, on s’y élance même, dans un mouvement de rejet du monde et de ses vains plaisirs (II, 26, p.

351 ; II, 17, p. 326). Les personnages, par les relations qu’ils entretiennent avec le jardin, manifestent une position sociale. Parcourons ces différentes manières d’être au jardin.

Comme la Merteuil, dont elle est une réplique, Mme de Vernon cultive

l’art de dissimuler, à tel point que c’est devenu chez elle une seconde nature. Pour

elle le jardin n’existe que par le crédit qu’il lui fait d’une sensibilité dont elle est

privée et dont elle se sert comme d’une parure et d’un piège. Pour couper court à

(4)

une situation embarrassante, elle propose d’aller se promener dans son jardin, comme si elle cherchait à opposer à la tension sociale la détente bucolique (I, 25, p. 189). Mme de Vernon sait mimer les postures de l’âme sensible, la douceur et la mollesse de la conversation : « nous nous assîmes sur un banc de son jardin » (I, 15, p. 154), type de phrase qu’on retrouve plus loin mais à propos de Delphine et Léonce. Aussi est-ce là qu’elle circonvient sa jeune amie, gagne sa confiance, et met en place la sombre machination qui est à l’origine du drame.

Louise d’Albémar, belle-sœur de Delphine, a renoncé à la fois au monde et au jardin. Ayant reconnu l’impossibilité d’un bonheur terrestre, elle s’est vouée au désert par un oubli volontaire et méthodique de la conscience d’exister. « Il m’est absolument impossible de vaincre la répugnance que j’éprouve à sortir de ma solitude » (I, 7, p. 116), écrit-elle à Delphine. A quoi bon arranger un jardin pour soi seule ? Il faut être deux. « Aurais-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi ? » (I, 7, p. 118-119). Louise incarne le drame de la femme laide restée célibataire, et qui oppose à la cruauté de la loi sociale le dérisoire rempart de sa solitude. Variante de cette rupture radicale, la relégation de Mme d’Ervins, retenue « depuis dix ans dans la plus triste terre du monde » (I, 8, p. 121), est subie et non voulue.

Adepte de la retraite philosophique, M. d’Albémar, défunt mari de Delphine, « s’y livrait à l’examen de toutes les questions morales que la réflexion peut approfondir » (I, 3, p. 102). Delphine à son tour cède à l’attrait de la méditation : descendre au jardin signifie pour elle descendre en soi-même, pour se livrer à des pensées graves et mélancoliques (I, 15, p. 155 ; II, 5, p. 270). Elle mime une attitude familière de la littérature romanesque du XVIII

ème

siècle, celle du sage retiré dans une agréable solitude champêtre, mais y surimpose une posture sentimentale typiquement pré-romantique.

Proscrits volontaires, les Lebensei vivent en marge de la société (elle est divorcée, lui est protestant), entretenant avec elle des relations conflictuelles.

C’est « l’heureux et doux asile de Cernay » (II, 7, p. 285) qui leur assure un refuge

(5)

contre le monde et ses préjugés. Henri de Lebensei, homme d’une fermeté de caractère exceptionnelle, n’en fait pas moins des apparitions remarquées dans le monde, où sa sagesse et son aplomb font taire les critiques, à la différence de sa femme, plus perméable à l’opinion. Cet esprit libéral, républicain, favorable aux idées nouvelles, sorte de Necker jeune, cherche à réformer le monde selon son jardin, qui, comme sa maison, est « arrangé[s] avec soin, goût et simplicité » (II, 7, p. 282). Contrairement aux Lebensei, les Belmont ont rompu tout lien avec la société, pour vivre dans la plus parfaite autarcie. Leur maison est « environnée » du jardin : ils y sont immergés comme en un milieu. Avec leur fille, ils forment un trio dont l’harmonie, idéale, est matérialisée par la musique.

A côté du jardin philosophique, lieu d’accomplissement personnel et social, se tient, en position de rivalité, le jardin des délices, où règnent Amour, Oisiveté et Insouciance. C’est, pour Delphine et Léonce, le lieu de la rencontre, de la naissance de l’amour, de sa croissance et de la promesse de son épanouissement au printemps naissant de Bellerive. Cela commence par une feuille : « il prit une feuille sur le même arbre où j’en cueillais une, et je commençais alors la conversation » ; cela continue par une fleur : « Tout à coup je sentis un air embaumé ; je reconnus le parfum des fleurs que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis » (I, 27, p. 203) ; cela finit par un fruit, tentant et défendu : Léonce, appuyé sur un arbre, enlace Delphine « avec une ardeur presque effrayante » (III, 39, p. 562). « C’était le premier beau soir de printemps » : ce fut aussi le dernier.

Léonce, effrayé, s’enfuit « vers la grille du parc », plaçant un obstacle désormais infranchissable entre le désir et son objet. Le jardin des amours ne laisse au plaisir qu’une place fugace, préparant au loin de longues peines.

Sujette à l’alternance, Delphine vit tantôt dans le monde, tantôt dans la

retraite, les deux espaces lui étant également vitaux. Incapable de choisir, elle

oscille entre deux jardins, l’un à la ville, l’autre à la campagne ; elle ne sait même

habiter pleinement les lieux, se contentant d’un furtif passage, entre un départ et

un retour. Dès l’ouverture elle laisse attendre sa réunion avec sa belle-sœur : « ne

(6)

serions-nous pas bien plus heureuses si nous étions réunies ? » (I, 6, p. 108). Mais cette communauté de femmes célibataires, à demi retirées du monde, ayant résolu la question de la passion amoureuse en la congédiant de leur existence, demeure un rêve, et Bellerive, où devaient se concilier solitude et communauté, ne fera pas concurrence à Clarens.

Parmi ces façons d’occuper ou de ne pas occuper l’espace du jardin, Delphine doit choisir. Or les choix qu’elle semble annoncer sont l’un après l’autre empêchés par des circonstances funestes. Son jardin sera finalement ce que son destin en fera.

Un anti-jardin

Tout à la naïveté de croire le bonheur encore possible, M. de Lebensei engage Léonce, enfin libre, et Delphine au mariage, c’est-à-dire à céder à la voix de la nature : « dans les beaux jours de l’été, sous un ciel serein, la nature vous appelle » (VI, 12, p. 904). Mais c’est à la mort qu’ils seront appelés, dans une lente descente au jardin d’agonie. Le raffinement avec lequel les présages de bonheur sont retournés en signes néfastes traduit la perversité du Destin, et confère à l’histoire de Delphine une densité mythologique.

Donnons quelques exemples des signes de cette « inversion maligne » (M.

Tournier). Le couvent suisse, où Delphine trouve refuge, nommé « Paradis », deviendra vite un exil, à l’Est de l’Eden perdu, et finalement une prison.

L’inversion touche également les régimes sexuels, comme le suggère le vers de

Milton, « God is thy law thou mine » (Paradise Lost, v. XX), placé en tête d’une

lettre de Léonce alors qu’il doit être prononcé par Eve (III, 15, p. 496). Tenté par

l’émigration, Léonce veut « sortir de France et porter les armes contre son pays »

(V, 2, p. 758). L’inversion politique, qui indirectement est cause des Massacres de

Septembre évoqués en « Conclusion », marque l’imminence du grand

bouleversement qui va bientôt engloutir cette société gangrenée par l’opinion. La

clé est un motif où se mesure l’ambivalence du signe : clé de la porte du salon, qui

(7)

communique avec le dehors (I, 15, p. 156), clé du jardin de Mme de Vernon, clé enfin de la chambre où M. de Valorbe va séquestrer Delphine et accomplir son destin tragique (V, 25, p. 829). C’est au fond la même clé : Delphine a elle-même tiré le verrou sur son avenir ; avec la clé qui devait lui ouvrir la porte du bonheur elle a ouvert l’abîme où elle s’est précipitée.

Explicite dans Corinne, où la pièce est jouée, la référence à Roméo et Juliette est ici sous-jacente. Le drame de Delphine, suite de ratages, de méprises, de non-coïncidences spatio-temporelles, tels qu’ils ne peuvent être imputés au seul hasard, mais à un destin contraire, un acharnement fatal, ou une vocation inverse, est, comme celui de Juliette, étroitement lié au jardin et s’exprime dans des métaphores florales. Surprise par M. Barton dans une allée du jardin de Mme de Vernon où elle s’entretenait avec M. de Serbellane, Delphine se hâte de dissiper le malentendu qui pourrait naître d’une telle rencontre : « Je l’atteignis avant qu’il fût rentré dans le salon » (I, 12, p. 144). C’est de cette méprise que naîtront tous ses malheurs. Si la faute originelle est, comme il se doit, au jardin, elle provient, comble d’ironie, d’un innocent baise-main, d’un geste civil mal interprété.

Le jardin est désormais ce lieu perdu, d’où le héros a été expulsé, et qu’il

ne peut considérer que de l’extérieur (VI, 6, p. 880). Faute de pouvoir habiter le

mythe, la fiction en propose une relecture critique et tente d’y substituer un

devenir individuel dans le temps de l’histoire ; en réalité elle demeure dans sa

dépendance, tant par les mythèmes dont elle se nourrit que par l’ambition de

rivalité qu’elle affiche ostensiblement. Le motif infernal est ainsi très présent dans

la dernière partie, qui marque le temps de la résignation et du deuil, deuil de

l’amour mais aussi de son souvenir. La perte du jardin se double de la perte de

l’espoir d’y retourner jamais (V, 3, p. 761 ; V, 6, p. 880). Comme le désir, la

nature s’y est minéralisée, laissant paraître des tombes là où naguère s’étalaient

des parterres de fleurs. Il faut signaler ici la mode qui consistait à agrémenter les

parcs de cénotaphes sur lesquels on faisait figurer des inscriptions à caractère

(8)

amoureux, poétique ou moral. En visitant le jardin des Lebensei, Delphine ne manque pas de remarquer « dans un bois retiré, sur un autel élevé sur quelques marches de gazon » l’inscription suivante : « L’amour et le courage réunissent toujours les cœurs qui s’aiment » (II, 7, p. 282). Cette promesse se réalisera aussi pour elle, mais seulement dans la mort. Le tombeau vide, mélancolique imitation de la sépulture, ouvrira sa fosse pour y ensevelir les amants, et l’épigraphe amoureuse se changera en inscription funéraire. Et c’est M. de Lebensei à qui reviendra la tâche de faire « élever sur le bord d’une rivière au milieu des peupliers » le tombeau de Delphine et Léonce (VI, « Conclusion », p. 956), réplique du tombeau de J.-J. Rousseau dans le jardin du marquis de Girardin à Ermenonville. Là encore le symbole n’est pour Delphine que le présage de la chose symbolisée, mais dans sa version la plus radicalement tragique. Mme de Vernon, revenue de ses erreurs et renonçant au masque d’hypocrisie dont elle s’était couverte sa vie durant, avait elle aussi choisi d’être enterrée en dehors de tout périmètre religieux, dans son jardin, lieu de la bonne nature et de la paix intérieure enfin reconquise ; la religion sociale, qui jusque dans la mort sauve les apparences en refusant le droit à la vérité, est ici directement mise en cause.

Fuyant le jour, Delphine passe sur le versant lunaire de l’existence. Elle apparaît, sortant d’un bosquet, sous les rayons de la lune, les yeux levés au ciel, son visage peignant l’enthousiasme et l’inspiration ; ou bien, tel un fantôme, passant « silencieusement au milieu des danses » (IV, 37, p. 728). Quasi dématérialisée, elle engage avec Léonce un étrange et spectral colloque sentimental : « les jours de Bellerive sont-ils donc entièrement effacés de ta mémoire ? nous en avons eu de bien heureux, ne t’en souvient-il plus ? » (IV, 2, p.

600).

Sous la lune, Bellerive apparaît comme le lieu de tous les enchantements,

de toutes les métamorphoses, de tous les enfantements. « J’avançai dans le jardin,

il était éclairé d’une manière tout à fait nouvelle ; on n’apercevait pas les lampions

cachés sous les feuilles, et on croyait voir un jour nouveau, plus doux que celui du

(9)

soleil, mais qui ne rendait pas moins visibles, tous les objets de la nature. (…) Mon jardin offrait de toutes parts un aspect enchanté ». Au prix de quelques artifices, la voilà transportée dans une féerie digne d’Oberon, tandis que, dans une scène pré-nervalienne, sa fille adoptive Isore apparaît « au détour d’une allée, (…) sur des degrés de gazon, (…) entourée de jeunes filles » ; elle veut chanter, mais, saisie par l’émotion, ne parvient pas à faire entendre un son. Des musiciens, dispersés en plusieurs points du parc, donnent une « musique aérienne » (IV, 5, p.

609) : « les sons nous arrivaient comme s’ils descendaient du ciel ; et quel langage en effet conviendrait mieux aux anges, que cette mélodie qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de l’âme ! ».

Être fantastique, se tenant comme Thérèse « comme sur les confins de la terre et du ciel » (III, 48, p. 588-589), Delphine participe aux deux univers, terrestre et céleste. Elle apparaît subitement à quelques hommes, qui frappés de sa beauté plus qu’humaine et de son étrangeté, « croyaient presque qu’il y avait quelque chose de surnaturel dans cette apparition d’une femme inconnue, si belle et si touchante » (VI, « Conclusion », p. 924). Son prénom, dérivé de delphis, mais aussi son patronyme dont la finale mar évoque le milieu aquatique, suggèrent son rôle de passeur, portant les âmes de la belle rive à l’autre, d’un bord à l’autre de cet océan qu’elle évoque en citant un vers des Nuits de Young (V, 10, p. 780). Elle assiste Mme de Vernon dans ses derniers moments, l’aide à devenir enfin ce qu’elle aurait dû être selon la nature : « Suivez, lui dis-je, suivez les impulsions de votre cœur » (II, 42, p. 419). C’est aussi l’ange intercesseur, qui se charge du mal d’autrui afin d’assurer son salut.

Servante du Dieu Jardin, créature « que toutes les puissances divines ont

douée » (I, 27, p. 206), elle est toute fleur, fleur d’un blanc virginal apparue au bal

(I, 27, p. 203), dont le destin fait écho, dans Roméo et Juliette, aux espoirs de

Roméo (« This bud of love, by summer’s ripening breath, may prove a beauteous

flower when we meet », II, 2) et aux regrets de Frère Laurence (« Flower as she

(10)

was, deflowered by him », IV, 5). Delphine, pleine des promesses de l’amour, le verra mourir dans sa fleur au « premier beau soir de printemps ».

Un non-lieu

La donnée fondamentale du lieu est menacée par un principe d’instabilité permanente. Annoncé par Delphine dès ses premières lettres, le projet de retraite auprès de Louise sera longtemps différé, jusqu’à être finalement abandonné (« Je reste, ma chère Louise ! », III, 8, p. 466), avant que soit mise en doute la possibilité d’un quelconque séjour (« Le mot de départ n’a plus aucun sens », IV, 21, p. 675). Si le départ est impossible, c’est parce que nul lieu ne s’offre à l’arrivée. Reste le pur passage d’un lieu à un autre, sans départ ni arrivée : « on m’a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous étiez à Paris », lui écrit Léonce (IV, 32, p. 709). Répugnant à prononcer des vœux monastiques, c’est-à-dire à s’installer en une condition et en un lieu fixe, Delphine envisage une voie moyenne, celle de tierçaire, mais celle-ci la priverait alors de sa liberté de mouvement (« elles ne peuvent sortir sans son consentement [de l’abbesse], quoiqu’elles ne fassent point de vœux » V, 5, p. 769), puis elle recherche un

« établissement de charité » dans le Languedoc ou la Provence (VI, 1, p. 867).

Son aventure avec M. de Valorbe compromet ces projets : chassée du « Paradis », la voilà jetée dans les tribulations. A plusieurs reprises elle souligne l’impossibilité du séjour et du repos : « J’ai horreur de la société, et la solitude me rend insensée ; il n’y a plus de place sur la terre où je puisse me reposer » (I, 36, p. 249) ; « Je ne verrai dans la mort que le repos » (I, 37, p. 252) ; « J’aurais voulu que cette terre m’ouvrît son repos éternel » (II, 5, p. 272) ; « C’en est fait ! Il n’y aura plus sur cette terre une heure de repos pour moi ! » (III, 48, p. 590). Errance cosmique qui la promène dans « le vide immense » (IV, 37, p. 722), dans

« l’immensité de l’espace » (V, Fragment I, p. 736).

Le jardin lui étant interdit, et tout lieu en général, c’est au désert que

Delphine doit trouver refuge, dans la « nuit du monde » où tout est silence et

(11)

oubli. Prématurément conduite à l’hiver de sa vie, elle traverse les lieux comme autant de jardins désertifiés, jardin des oliviers dans l’attente angoissée d’une Passion, puis jardin des supplices, avant que, par la grâce d’une merveilleuse palingénésie, elle ne renaisse sous une forme nouvelle. Tout à la fois ange, sylphide, vierge sacrifiée et vierge mère, dauphin psychopompe, Perséphone rejoignant périodiquement son époux Hadès, elle signifie l’inexorable écoulement du temps, qui défait les liens que tissent l’affection, la société ou l’histoire, et la vanité de prétendre pouvoir en fixer le cours ; elle dit aussi l’appel à sortir de sa condition mortelle pour se hausser au niveau de l’absolu – de la passion, de la vérité, du sens moral –, quittant ainsi le temps humain pour l’intemporalité du mythe.

***

Fille au jardin et fée des jardins, Delphine suit le cycle des saisons ; mais, passé le temps de sa première splendeur, elle ne refleurira pas, sinon en une fleur mystique, dépassant en virginale candeur tout ce que les anciens mythes ont pu exposer jusqu’ici, et exhaussant une vie particulière au niveau d’un destin collectif. Le roman de Delphine finit par où commence l’histoire de la Révolution.

Septembre 1792, l’un de ces « volcans » appelés de ses vœux par Léonce (III, 48, p. 593), doit recouvrir de ses cendres les jardins du XVIII

ème

siècle, les jardins d’apparat de l’individu en représentation comme les jardins philosophiques de l’âme sensible, pour les transformer en terres calcinées, déserts brûlants qui disent la fin d’un monde, et annoncent de nouvelles métamorphoses.

Nicolas B

RUCKER

,

Université Paul Verlaine, Metz

(12)

B

IBIOGRAPHIE

STAËL, G. de, Delphine, t. I, éd. critique par S. Balayé et L. Omacini, Genève, Droz, 1987.

BALAYÉ, S., Madame de Staël. Ecrire, lutter, vivre, Genève, Droz, 1994.

DIDIER, B., « Madame de Staël et l’écriture au pinceau », L’écriture féminine,

Paris, PUF, 1981, p. 11-29.

Références

Documents relatifs

inspecteurs, fonctionnaires et agents publics habilités pour le contrôle de la protection des végétaux, agents habilités à effectuer des contrôles techniques à bord des aéronefs,

Titre 2 ressources tableau de financement Dont dotations et subventions investissements hors aides sollicitées pour le projet. Titre 2 ressources tableau de financement Dont

En conséquence, les collectivités urbaines locales et régionales constituent l’échelon principal d’action pour agir en ce qui concerne les stratégie de

Les réponses apportées détermineront les orientations à venir des politiques de coopération avec l’Afrique ainsi que la place qu’y tiendra l’agenda de la

- Réaffirmer le rôle stratégique des collectivités territoriales dans la promotion du développement local et la création d’emploi, tout particulièrement dans le

Ce cours facultatif est ouvert à tous les élèves de l'école (ECG et Collège), tous degrés confondus. Vos projets littéraires, personnels ou s'inscrivant dans le cadre

D’une certaine façon, William Booth introduit la légitimité de la lutte contre la pauvreté pour elle-même, au nom des droits de l’homme au rang desquels figure le droit

Entre une opération expressément autorisée par les Nations Unies comme la première guerre du Golfe - encadrée par un ultimatum et par une résolution en forme de diktat tenant lieu de