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Présentation. Réflexions pour une ethnologie des techniques en Inde
Marie-Claude Mahias
To cite this version:
Marie-Claude Mahias. Présentation. Réflexions pour une ethnologie des techniques en Inde. Tech- niques et culture, Éditions de la Maison des sciences de l’homme 1989, 14, pp. 1-21. �10.4000/tc.759�.
�hal-02422573�
Marie-Claude MAHIAS
PRÉSENTATION.
RÉFLEXIONS POUR UNE ETHNOLOGIE DES TECHNIQUES EN INDE
Pourquoi les techniques en Inde ? N'eut-il pas été plus impérieux de développer des concepts et champs de recherche déjà construits, de poursuivre au long d'axes déjà tracés ? Quelle pertinence offre une entité géopolitique au regard des problématiques de technologie culturelle ?
Tout d'abord, une constatation : l'Inde demeure terra incognita en ce qui concerne les techniques. Quel que soit le domaine envisagé, on se heurte à un manque de données précises et fiables. Notre ignorance éclate, qu'il s'agisse des outils et processus, de la transmission et du contrôle des connaissances, des représentations; que dire alors de la mise en évidence tant souhaitée de systèmes techniques. On reste souvent confondu par la généralité et la superficialité de ce qui est écrit sur les techniques, même sous des noms par ailleurs éminents. Avec quelle facilité conclue-t-on à la simplicité ou à l'absence de techniques particulières ! Point ici de savantes encyclopédies dont sont dotés les mondes chinois, arabe, pour ne rien dire de l'Egypte ou de la Grèce. De surcroît, aucun des grands noms français de l'histoire et de l'ethnologie des techniques (Daumas, Gille, Haudricourt, Leroi-Gourhan) ne semble avoir disposé, ou en tout cas n'utilisa, de données indiennes : pas même au sujet de l'acier, des navires ou du sucre, des inventions ou des systèmes bloqués. Leur accès serait-il tellement plus difficile que celui des techniques chinoises par exemple. Notre propre histoire nous a en effet familiarisés avec des outils, machines, inventions, venus de Chine. Mais l'Inde ? Ne fut-elle l'origine ou le relais d'aucun, en dépit de ses échanges intenses avec la Haute Asie d'un côté, l'Asie du Sud-Est de l'autre ? Un rapport bibliographique, pourtant substantiel, concernant les techniques de l'Inde ancienne concluait sur un ton pessimiste que, les recherches étant à la fois "hétéroclites" et
"décousues", il n'était guère étonnant que n'importe quel survey technologique ignore la plupart des données indiennes (Ray and Chakrabarti 1975 : 231).
Autre argument qui plaide en faveur d'un volume consacré à une aire culturelle : il découle de la définition même de la technologie comme science humaine (Haudricourt et Sigaut 1987). Puisque les indianistes s'accordent à reconnaître à l'Inde une histoire originale, une tradition écrite particulièrement longue ainsi qu'une spécificité sociale et culturelle, l'hypothèse d'une spécificité de ses techniques s'impose et l'Inde a certainement beaucoup à nous apprendre en ce domaine.
Pourtant, l'anthropologie en Inde, qu'elle soit européenne, américaine, même et surtout indienne, nous a donné l'image d'une société complexe, aux systèmes religieux, philosophiques, sociaux, savamment élaborés. Les activités matérielles furent, à une certaine époque et dans les meilleurs des cas, présentées dans un chapitre introductif, vision "du dehors" avant d'aborder les choses sérieuses —caste, parenté, religion—
considérées comme les seuls niveaux pertinents pour appréhender cette société. Elles ont
aujourd'hui totalement disparu. Exemplaire à cet égard le récent Miroir de l'Inde (1989)
qui se veut un reflet des sciences sociales en Inde : ni l'éditeur français, ni aucun des auteurs indiens ne songe à mentionner les techniques parmi les possibles objets d'étude de ces disciplines.
La culture matérielle a paradoxalement suscité plus d'intérêt chez les historiens et les archéologues contraints à l'étude de textes et de vestiges. I. Habib, un pionnier parmi les historiens même s'il accorde au sanskritiste P.K. Gode la paternité dans le domaine de l'histoire culturelle, constatait en 1969 l'inexistence de l'histoire des techniques, "en dépit de son importance théorique" (1970 : 139). Puis, la création d'un Symposium on Technology and Society au Congrès d'Histoire Indienne de 1980 lui sembla un signe "de la reconnaissance croissante de l'étude du développement des techniques comme une part importante du domaine de l'historien." (1980b : 15). Se mettant lui-même à la tâche, il clarifia les connaissances sur de nombreux outils et procédés des XVIe et XVIIe siècles, montra la difficulté d'établir les faits, tout simplement, et encouragea des recherches dans ce domaine.
Les archéologues ont depuis longtemps lancé un appel indirect aux ethnologues, en insistant sur la nécessité d'étudier les techniques pré-industrielles contemporaines pour mieux comprendre les procédés anciens, et surtout pour les relier aux formes d'organisation sociale dont ils font partie (Ray and Chakrabarti 1975). Mais les anthropologues-sociologues ne les ont pas entendus. Ils ont laissé ce rôle aux chercheurs travaillant avec les tribus, guidés peut-être par la conception implicite d'une hiérarchie des productions humaines : aux tribus la culture matérielle, aux castes les institutions sociales et culturelles. La dimension sociale comme la complexité intellectuelle des faits techniques étant a priori évacuées, la culture matérielle s'est vue réduite à des collections d'objets isolés, rassemblés au hasard, détachés de tout contexte, et propres à décourager tout effort d'analyse anthropologique. Renvoyés à eux-mêmes, les archéologues font aujourd'hui leurs propres enquêtes de terrain selon des problématiques et des méthodes spécifiques dont on lira un exemple avec l'article de V. Roux et J. Pelegrin.
I
A ce désintérêt des sciences sociales pour les techniques plusieurs raisons peuvent être avancées, qui tiennent pour une part à la société indienne, pour une autre à la recherche en Inde.
Spiritualisme/matérialisme
L'opinion commune considère toujours l'Inde comme le sanctuaire de la spiritualité, pour
mieux l'opposer à un Occident matérialiste, dénué de valeurs spirituelles, lieu commun
pernicieux qui inhibe toute réflexion. C'est même un truisme parmi les Indiens comme
parmi les Occidentaux qui en font souvent l'argument paresseux d'un comparatisme hâtif
et sans méthode. Mais ne serait-ce pas l'Europe du XIXe siècle qui a convaincu les Indiens
de leur suprématie en ce domaine ? Il serait facile de montrer que cette spiritualité se
conjugue avec les préoccupations les plus terre à terre : les temples sont les banquiers les
plus avisés et bien des querelles de sectes s'enlisent dans des procédures de propriété
foncière; le mariage, justiciable de pénétrantes analyses de parenté ou de rituel,
s'accompagne sans vergogne d'âpres marchandages autour d'une dot dont la vie des jeunes
femmes fait parfois partie.
Selon l'analyse proposée par C.R. Pangborn (1973), la distinction serait plutôt entre deux formes de spiritualité, dans la manière dont les religions pensent le monde à travers leurs mythes et le sens des rites. Cet auteur distingue, d'une part des religions qui considèrent le monde comme une émanation du divin, comme une perfection que les activités humaines doivent s'efforcer de maintenir ou de recréer. Les valeurs suprêmes, dans l'ordre de la transcendance et de l'éternel, ne peuvent aider l'homme à classer et juger les événements de ce monde-ci. D'autre part des religions où la création du monde est un commencement et l'histoire l'accomplissement de la volonté divine. Cette vision historiciste conduit à prendre avec le plus grand sérieux le monde phénoménal et le processus irréversible du temps, car ils sont révélateurs du projet divin. En ce sens, on peut parler de religions matérialistes.
Dans la culture indienne, un courant de pensée dominant conçoit ce monde comme relatif et illusoire par rapport à un monde transcendant, éternel, qui en est la source et le but. Les valeurs ultimes sont celles de cet absolu dans lequel il s'agit de s'abolir en se dégageant de ce monde-ci. Cette conception permet de comprendre le désintérêt et la dévalorisation de l'événementiel comme des moyens de transformation de ce monde. Mais de même que cela n'a pas empêché l'Inde de penser ce monde-ci, de vivre et de se transformer dans l'histoire, cela n'a pas non plus détourné les Indiens de travailler, fabriquer, inventer, ni empêché les artisans indiens de susciter l'admiration de tous les Européens des XVIe et XVIIe siècles. Pour notre propos, il suffit de signaler l'insuffisance de ces catégories.
Conception traditionnelle du savoir dans la société de castes et dévalorisation des activités matérielles
Le système des castes hiérarchise les hommes, les activités, les produits, en fonction
de leur rapport au rite. Le mythe du Rig-Veda enseigne que c'est du sacrifice et du
démembrement de l'Homme primordial que furent créés les ordres de la société. A chacun
de ces ordres furent assignées des fonctions sociales : au brahmane l'enseignement et la
prêtrise; au ksatriya-guerrier la protection des créatures; au vaisya l'élevage du bétail,
l'agriculture et le commerce; au sudra enfin la servitude et l'obéissance aux trois classes
supérieures. Seules les trois premières ont le devoir d'étudier et d'offrir des sacrifices. Ce
système désigne donc des spécialistes de l'enseignement et des privilégiés de l'étude. Dans
tous les cas, le savoir est exclusivement celui du Veda et ne se conçoit que dans la
perspective du sacrifice. La tradition hindoue fait-elle place à d'autres savoirs ? Ce sont
alors la grammaire, la phonétique, l'étymologie, la métrique : sciences du langage et de la
parole, considérées comme "auxiliaires" du Veda (Malamoud 1978). Quant aux activités
matérielles, fussent-elles élevées au rang d'arts (silpa) et considérées comme la révélation
de la divine habileté de Visvakarma, l'architecte des dieux, elles sont dès l'arthasastra
attribuées aux sudra, c'est-à-dire ne se conçoivent que dans le service. Si l'élevage et
l'agriculture ont à l'origine une meilleure place, ils rejoindront vite les autres tâches
dévolues aux sudra. Certes le mythe n'est pas tout et il n'empêcha pas d'autres sciences de
se développer au cours de l'histoire, mais, si l'on s'accorde sur la remarquable continuité
de la culture indienne, on ne saurait négliger cet héritage, ni minimiser l'importance de ce
fait : dans la tradition hindoue, le savoir fondamental est le savoir religieux et linguistique.
Si l'on en croit Irfan Habib, spécialiste de l'histoire moghole et des techniques, l'intelligentsia musulmane de l'Inde s'intéressa tout aussi peu aux techniques : "The absence of any consistent urge among the Mughal nobles or learned men to obtain knowledge of the mechanical devices is reflected in the total absence of any 16th or 17th century treatise dealing with them even cursorily" (1980b : 38).
Plus près de nous, l'enthousiasme manifesté par les Bengalis hindous pour la science occidentale au XIXe siècle, s'est essentiellement porté vers les disciplines abstraites, de nature mathématique, correspondant à la représentation classique du savoir, un savoir qui ne salit pas les mains et qui légitime un statut social (Raj 1986).
Comment dès lors s'étonner qu'il soit si difficile, aujourd'hui encore, d'imaginer l'existence d'autres types de savoirs, et en particulier de savoirs techniques ? Ceux-ci sont niés a priori, à proprement parler impensables. Or, la question du savoir est au coeur de l'enquête comme de la société. Interroger un artisan, un pêcheur ou un ouvrier agricole, c'est d'abord heurter le préjugé commun selon lequel il ne sait rien; c'est du même coup appeler une réponse du maître, patron, brahmane présent qui, par la vertu de son statut ou de son pouvoir, a forcément réponse à tout et impose son savoir, qui est aussi son ignorance. L'homme à qui, par son statut, il revient de savoir, se présente comme sachant tout, même la manière de semer ou de forger une lame. Y. Abé fait allusion (ici même) à ces savoirs spécialisés dont l'expression traduit des rapports sociaux.
Cependant, si la dévalorisation des techniques et la négligence dans laquelle est tenue leur étude ne sont pas contestables, cela n'est pas propre à l'Inde; c'est même une constante de toutes les sociétés hiérarchisées —européennes, chinoise aussi bien qu'indienne— quelles qu'en soient les formes particulières d'organisation sociale (Sigaut 1987 : 12). Il ne suffit donc pas d'établir cette dépréciation, il faut aussi en préciser les modalités. La conception qui hiérarchise hommes et choses est toujours liée à une plus large conception du monde. Si la dichotomie homme/nature est fondamentale dans l'héritage mental européen, et explique que les techniques soient reléguées dans le domaine de la nature ou de la matière et que, par suite, toute intelligence leur soit déniée, qu'en est-il en Inde où les rapports de l'homme et du monde sont pensés différemment, où les castes humaines sont des "espèces" naturelles ? Quelle peut y être la place des techniques et par où passe la dévalorisation ?
Histoire des recherches indianistes et des sciences sociales en inde
Un certain nombre d'orientations et de thèmes majeurs des sciences sociales en Inde s'éclairent par l'histoire de leur développement, et plus largement par l'histoire de la connaissance de l'Inde. N'insistons pas sur l'Antiquité pour laquelle l'image de l'Inde semble toute entière contenue dans celle des gymnosophistes, philosophes nus bravant la mort et qui impressionnèrent fortement les Grecs, sauf pour noter que, déjà, l'Inde est avant tout spirituelle. Et tout naturellement, les brahmanes rencontrés par les Occidentaux des XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent comme leurs descendants et focalisent tout l'intérêt (Weinberger-Thomas 1988 : 17-18).
Les recherches développées en Inde depuis la fin du XVIIIe siècle répondent,
comme l'a retracé R. Lardinois (1987 : 18), à des déterminations multiples où les intérêts
économiques et politiques se mêlent aux spéculations philosophiques et littéraires. D'une
part, la connaissance des coutumes et législations locales devient nécessaire aux Anglais
qui veulent imposer de nouvelles politiques foncières; ce sont alors les recensements avec mention des castes qui suscitent les premières enquêtes ethnographiques centrées sur ces catégories. D'autre part, l'intérêt pour l'Inde, porté par un vaste mouvement de curiosité pour tout l'Orient, s'accompagne de l'émergence des orientalistes, lettrés européens et indiens. L'enthousiasme pour déchiffrer des écritures et des langues encore inconnues et collecter des textes anciens, conduit à la découverte du sanskrit, à l'étude des langues et des littératures indiennes. Mais il a sa source dans les milieux intellectuels européens des XVIIIe et XIXe siècles et dans les préoccupations de ce temps : établir une histoire de l'humanité, de ses origines et de son évolution. Tel est en effet l'enjeu du débat qui oppose les tenants de l'historicité de la révélation biblique conduisant à défendre une filiation noachique des Indiens, aux partisans de l'antériorité et de l'originalité de la civilisation indienne (Murr 1983). Puis c'est le grand courant du romantisme qui, en Allemagne, s'alimente à une réaction contre le siècle des Lumières et l'exaltation de l'héritage gréco- latin qui avait prévalu en France. La découverte des littératures, philosophies, mythologies indiennes, en relativisant la place du monde grec et en offrant une autre image possible des origines, autorise une nouvelle philosophie de l'histoire.
De cet enthousiasme philosophique et idéologique qui sous-tend l'impulsion donnée aux études indiennes au XIXe siècle, semble nous être parvenue une conception de la littérature comme source et référent culturel —les textes censés révéler la vérité d'une civilisation— et un intérêt dominant pour les aspects philosophiques et religieux de l'Inde.
A la prééminence des philologues répondit tout naturellement celle des brahmanes comme interlocuteurs privilégiés, imposant leur seul point de vue au détriment de tous les autres, et leur propre discours comme modèle cohérent de la société (Herrenschmidt 1982 : 51).
Dans cette perspective, la tradition savante peut seule donner cohérence et logique à des pratiques qui, sans elle, ne seraient que procédés aléatoires et manipulations arbitraires, et auxquelles est déniée toute autonomie par rapport aux textes.
En Inde cette fois, les sciences sociales et en particulier la sociologie, s'enracinent à leur naissance, au début du XXe siècle, dans trois interrogations fondamentales : l'expérience coloniale, le souvenir de la gloire passée et le projet d'une émancipation culturelle et politique (Singh 1989). Tout au long de leur histoire, il apparaît que, pour des raisons diverses selon les périodes, deux orientations dominent : le souci de l'utilité sociale et de la participation au développement économique, et l'étude des traditions sociales et culturelles. Les domaines de recherche sont définis dans le cadre de ces objectifs, et les stratégies géopolitiques confortent l'influence de la sociologie et de l'anthropologie américaines. Or, le désintérêt de celles-ci pour le monde matériel atteint son point culminant dans les années 60 (Lepage 1989 : 2). L'ouverture de nouveaux champs de recherche depuis les années 70 s'inscrit toujours dans la mise en place des programmes de développement. Cette orientation entraîne inévitablement la domination des concepts et problématiques des économistes, que les sociologues ne sont guère en mesure de remettre en question.
On le voit, nulle place possible pour les techniques. D'une part, elles ne constituent pas un fleuron d'une tradition dont les intellectuels indiens pourraient s'enorgueillir.
D'autre part et comme le constatait déjà N. K. Bose, l'accent mis sur les forces productives et les modes de production n'implique ni n'entraîne forcément la connaissance des techniques elles-mêmes. En fait, quelle que soit son orientation et fût-elle structurelle,
"l'analyse économique neutralise presque complètement le fait technique" (Gille 1978 :
22). L'idée commune d'une liaison des techniques et de l'économique qui irait de soi conduit alors à faire l'impasse sur l'étude des techniques et sur la recherche d'autres liaisons possibles. D'une manière plus générale, l'idéologie du développement porte avec elle le rejet des techniques indigènes, traditionnelles, considérées sans examen comme arriérées, inefficaces, témoins honteux d'un état qu'il convient de dépasser. Dans un pays où "la planification du développement économique [...] suscite une recherche appliquée qui abandonne souvent aux bureaucraties finançant ces travaux la définition de leurs problématiques" (Lardinois 1987 : 6), l'étude des techniques pour elles-mêmes est d'autant plus difficile, la conception des techniques comme objet de connaissance désintéressée peu probable. On comprend néanmoins que les chercheurs indiens ne puissent examiner ces questions détachées du contexte d'urgence qui les suscite et des enjeux politiques et économiques qui les entourent.
Techniques, sciences et développement
Le mariage forcé des techniques et du développement économique ne date pas d'aujourd'hui. Il est présent dès la naissance de la technologie, puisque le projet des Descriptions de l'Académie, qui précéda de peu celui de l'Encyclopédie, était dès l'origine mercantiliste et devait "contribuer au perfectionnement des industries du royaume" (Sigaut 1987 : 22). Au siècle suivant, lorsque l'Allemagne permit à la nouvelle discipline de s'épanouir, c'est encore en confondant désir désintéressé et recherche de l'utilité économique. C'est sans doute là aussi la raison de sa disparition. On voit bien comment se réalise l'association chez Reuleaux (présenté par B. Rupp-Eisenreich) : l'intérêt académique qui nourrit sa réflexion théorique est porté par le courant des intérêts économiques du développement industriel.
La conjonction de la technologie et de l'économie implique et renforce une conception des techniques comme moyens de production de biens quantifiables, c'est-à- dire une conception réduite à des outils, machines ou produits isolés. D. Blamont confirme et critique (ici même) cette manière officielle de juger d'une situation en évolution par la seule quantité des équipements, tandis que J. Muchnik et R. Treillon montrent les limites d'une évaluation des faits techniques en terme de coûts de production et insistent sur la nécessité d'intégrer divers paramètres socioculturels à l'analyse économique.
Aujourd'hui, le développement met en présence des conceptions différentes des techniques, qui s'ignorent la plupart du temps. D'une part, celles des "experts", parfois étrangers mais pas toujours, qui trop souvent méconnaissent la complexité des problèmes qu'ils prétendent traiter, la pluralité fonctionnelle, la cohérence des systèmes techniques.
L'assimilation des sciences et des techniques pour mieux asseoir la prééminence des premières correspond à une situation où les techniques et leur production se veulent totalement objectives, dégagées de toute implication sociale. Dans ces conditions, les structures sociales, la culture, l'homme tout simplement, deviennent des obstacles au bon fonctionnement de modèles imaginés à l'abri des laboratoires. D'autre part, celles des hommes de terrain, de ceux qui agissent et fabriquent. Leurs logiques intègrent à la fois plus de facteurs matériels et une pluralité de facteurs sociaux et culturels. Pour eux, l'outil, l'opération, ne sont pas séparables des processus, chaque fonction est relativisée par rapport à d'autres, et ils raisonnent souvent dans des cadres spatio-temporels différents.
Seulement, les rapports de pouvoir établissent automatiquement la domination des
premières sur les secondes, avec cette conséquence sociale que seuls les uns sont reconnus comme détenteurs du savoir et du prestige, les autres qualifiés par l'arriération, le conservatisme, les blocages psychologiques ou culturels. Ainsi voit-on des technocrates montrer dans les villages nord indiens une moissonneuse conçue sur un modèle soviétique qui ne tient aucun compte des besoins des paysans. Son adoption les obligerait non seulement à investir des sommes colossales mais aussi à changer leurs façons culturales, à priver leur bétail de paille et donc à se priver eux-mêmes de bétail. Cette machine répond davantage à des raisons diplomatiques qu'aux fonctions qu'elle est censée remplir. Son contenu est plus politique que technique. La situation de transfert de technique analysée par D. Blamont représente un cas extrême puisque la distance entre la conception d'un outil et sa mise en œuvre y est maximale, et que les utilisateurs n'ont aucun moyen d'intervenir sur la première. La question des processus d'innovation, traitée par J. Muchnik et R. Treillon, révèle néanmoins que les enjeux sociaux ne sont pas moins importants lors de la production d'un dispositif technique (de la conception à l'installation) que lors de son utilisation. Le rôle et les intérêts des institutions en jeu en amont se retrouvent en aval, transformés en contraintes matérielles, cristallisés en arguments et logiques techniques.
Les techniques sont utilisées, manipulées par le milieu socioculturel qui les crée, les emprunte ou les impose. Le contrôle des techniques et des connaissances nécessaires à leur mise en œuvre est toujours un enjeu de pouvoir, un enjeu politique, aujourd'hui plus que jamais. L'enjeu de la suprématie des sciences sur les techniques est celui du contrôle des connaissances techniques; c'est la production de la distinction entre savants et techniciens.
Revenons donc un instant sur la relation entre sciences et techniques. Trop d'instituts, trop d'histoires de Science and Technology encouragent l'amalgame et confortent le sens commun selon lequel les techniques seraient des sciences appliquées, des mises en œuvre de principes, de connaissances qui reviendraient à la pensée scientifique. A la science, le savoir, aux techniques, les moyens de faire. Il n'est pas opportun de reprendre ici les argumentations qui, par des chemins divers (Daumas 1962 : XI, Sigaut 1975 : 106 et 1976 : 27, Laughlin 1989 : 19), invalident toutes ce schéma et convergent vers une même exigence : la nécessité de disjoindre l'étude des sciences de celle des techniques, non pour qu'elles s'ignorent mais parce que le dialogue entre elles est à cette condition. Il ressort de ces analyses que l'évolution des techniques comme la pensée technique sont distinctes de celles des sciences. Ainsi la métallurgie indienne, dont les produits étaient déjà fameux dans l'Empire romain, était essentiellement empiriste et on ne connaît pas de science de la métallurgie (Basham 1967 : 500). L'influence exercée par les sciences sur les techniques est un phénomène très récent et qui ne peut être généralisé. Encore cette influence ne se vérifie-t-elle, même dans les sociétés industrielles, qu'à la condition de considérer des objets, machines ou produits isolés. Et bien souvent la technique reste l'initiatrice.
La liaison arbitraire des sciences et des techniques se fait toujours au détriment des
techniques car, si ces dernières découlent automatiquement des sciences comme des sous-
produits, pourquoi en faire un objet d'étude particulier ? Elle conduit aussi à limiter le
champ des techniques à ce que les deux domaines ont en commun, et à le définir par des
critères externes. Or, ils ne se recoupent que très partiellement. La technologie n'a pas à
imposer de classement ni de hiérarchie entre les techniques; elle doit considérer également
la manière de fondre le minerai de fer et celles de faire la lessive, de trier les embryons ou
de cultiver un champ. En outre et sous prétexte d'universalité de la science, cette liaison interdit toute interrogation sur les conceptions indigènes des techniques, toute possibilité de relativiser nos propres représentations du fait technique. Elle élude enfin la question éminemment culturelle du rapport qu'une société établit entre ses techniques et ses écrits savants.
Le champ des techniques doit donc être défini et constitué indépendamment de celui des sciences, à l'aide des seuls critères internes. A ce prix, peut-être, la technologie a des chances de devenir utile.
II
Plusieurs auteurs européens ont noté que les Indiens étaient plus préoccupés par les relations humaines que par les objets; que l'essentiel dans l'hindouisme était le rapport entre hommes, non le rapport entre hommes et choses. Les recherches de psychologie transculturelle vont dans le même sens en enracinant cette propension dans les comportements de la prime enfance (Stork 1986 : 205).
On peut toutefois se demander si ce n'est pas mettre la charrue avant les bœufs que de tenter d'expliquer des faits avant de les avoir fermement établis. Cette idée est certes trop fréquemment énoncée pour être entièrement fausse, mais ce n'est après tout qu'une impression et les termes dans lesquels on la transcrit sont peut-être trompeurs. Car, à lire attentivement ces mêmes auteurs, il est clair que les rapports humains sont toujours médiatisés, que ce soit par des bonbons, des gestes ou des pratiques. Cela est évident dans les descriptions de A. Beals qui, tout en affirmant que "tout tend à détourner l'enfant de la manipulation de son environnement physique au profit de celle de son environnement social" (1962 : 19), montre des enfants jouer aux billes, reproduire les activités domestiques des adultes, et se faire constamment des cadeaux de nourriture. Quant à leurs rapports avec les adultes, ils sont dominés par le travail, par des services exigés en échange de la nourriture et de l'affection. Sans doute les rapports sociaux sont-ils particulièrement valorisés dans la culture indienne, mais cela n'empêche pas qu'ils soient souvent construits, maîtrisés, au moyen d'objets ou d'activités techniques.
A la recherche des techniques
Il y a d'abord une certaine naïveté à vouloir réduire les techniques à des choses.
Certes des objets matériels sont rencontrés en chemin comme éléments constitutifs des
techniques. Ils n'en sont jamais l'essentiel. Qu'on définisse l'objet technique comme "la
réponse formelle et matérielle à un ensemble d'exigences spécifiques, explicitement
reconnues par les membres d'une société" (Bromberger 1979 : 105), ou comme un rapport
construit entre un dispositif matériel et l'ensemble de ses usages (Akrich 1987 : 51), il ne
se réduit jamais à l'objet matériel qui le figure. Cette construction de l'objet technique
correspond d'ailleurs d'assez près à la material culture définie par Reynolds (1983 : 213),
à savoir un réseau ou un système d'interactions qui relient rapports sociaux,
comportements, croyances, et dont l'objet matériel constitue le centre. L'identification de
l'outil le plus simple implique non seulement l'étude de processus dynamiques intégrant
opérations, gestes et modes d'action, mais aussi la recherche de sa place dans un ensemble
qu'il revient à l'analyse de construire. La nécessité d'un outil ressort en effet des rapports
de complémentarité et de substitution qui le relient à d'autres outils fonctionnellement proches (Mahias 1990). Dans une perspective technologique, la moindre "chose" est déjà un ensemble de rapports. Y. Abé nous redit qu'en s'approfondissant à l'extrême, la description d'un outil cesse d'être une fin en soi pour s'ouvrir sur les choix d'une société.
Mais c'est une naïveté plus grande encore de croire que les rapports aux objets et à l'environnement seraient évidents, immédiatement perceptibles, et s'imposeraient d'eux- mêmes à un observateur indifférent. Les chercheurs d'aujourd'hui plus encore que les voyageurs de jadis, du fait de leur origine sociale et de leur formation intellectuelle, ignorent presque tout des activités techniques et des problèmes qu'elles posent; ils se sont facilement laissés persuader que les techniques étaient l'apanage des techniciens, manœuvres ou ingénieurs, et demeurent plus ou moins conscients que leur statut est à ce prix. Or, les faits techniques, pas plus que n'importe quel autre fait social, ne relèvent de l'observation immédiate, ne dévoilent d'eux-mêmes ce qu'ils contiennent. Ils demandent à être construits et étudiés pour eux-mêmes. Saisir leur cohérence interne, ce n'est pas s'enfermer dans un champ étroit et isolé mais au contraire établir les bases de possibles comparaisons, faire apparaître les articulations avec d'autres pans du champ social; c'est aussi ouvrir la voie à des hypothèses théoriques qui permettent le recueil et l'analyse des données. Ainsi est-ce en faisant l'hypothèse d'une relation entre les poteries et l'organisation sociale que D. Miller (1985; cf. le compte rendu donné ici même) a pu montrer comment ces objets, parmi les plus pauvres et les plus banals, intègrent, expriment et contribuent à reproduire des dimensions sociales et culturelles fondamentales, hors de tout discours explicite. De plus, une approche dynamique des techniques, mettant l'accent sur les processus, conduit à prendre en compte rapports sociaux, savoirs, choix, représentations, toujours implicites pour ne pas dire inconscients.
Comment ces rapports pourraient-ils être accessibles à une observation superficielle et naïve ?
Un précurseur indien
Dans une voie qu'ils étaient pourtant les moins bien placés pour explorer, quelques chercheurs indiens se sont engagés, précurseurs sans postérité. N. K. Bose (1901-1972), à qui B. Saraswati rend ici hommage, fut certainement un chercheur et un homme remarquable
1.
Sa formation académique, associant la géologie et la géographie humaine à l'anthropologie, le conduisit d'une part à accorder la primauté au terrain, aux faits empiriques sur les données de seconde main et le débat d'idées, d'autre part à s'interroger sur les rapports entre les faits sociaux et l'environnement. Mais son engagement dans le mouvement nationaliste et le combat pour l'Indépendance, qui aiguisa chez lui comme chez tant d'intellectuels de cette génération un intérêt respectueux pour toutes les composantes sociales et un dépassement de la conscience de caste, eut sans doute une part non négligeable dans ses orientations académiques.
Son souci de lier l'enquête minutieuse et localisée à l'étude de la société indienne dans sa dimension globale et historique le conduisit à affirmer la nécessaire association de l'ethnologie et de l'indologie, à proposer un cadre d'analyse qui permette de comprendre à
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