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Nomination, organisation sociale et stratégies discursives chez les Bwa (Mali-Burkina Faso)

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Academic year: 2021

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Submitted on 14 Nov 2016

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chez les Bwa (Mali-Burkina Faso)

Cécile Leguy

To cite this version:

Cécile Leguy. Nomination, organisation sociale et stratégies discursives chez les Bwa (Mali-Burkina

Faso) . Sophie Chave-Dartoen, Cécile Leguy et Denis Monnerie. Nomination et organisation sociale,

Armand Colin, pp.323-352, 2012, 9782200280437. �hal-01396708�

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« Recherches »).

Chapitre 11

Nomination, organisation sociale et stratégies discursives chez les Bwa (Mali-Burkina Faso)

Cécile Leguy

À la question que posait Françoise Zonabend, « Pourquoi nommer ? » (1977), différents types de réponses peuvent être envisagés, tant les systèmes de nomination sont divers. Précisons la question ainsi : nomme-t-on un individu pour l’inscrire dans une histoire, avec une perspective diachronique, ou bien pour dire quelque chose de précis dans un contexte actuel, la nomination étant alors à comprendre dans sa dimension synchronique ? Christian Bromberger a montré combien le choix d’un prénom pouvait répondre à des motivations différentes. « Leur attribution peut recouvrir, outre les fonctions générales que l’on a dégagées plus haut, des enjeux, des stratégies, des sens bien différents d’un cas à l’autre » (1982 : 117). Différentes stratégies de sens peuvent d’ailleurs coexister : en donnant à un enfant le prénom de son grand-père (exemple français de Bromberger, Ibid.), on peut en même temps vouloir transmettre un prénom familial et inscrire l’individu dans une lignée tout en signifiant ainsi, en choisissant délibérément un prénom désuet, l’origine aristocratique de la famille. Peuvent alors se combiner, dans l’acte même de nommer, la volonté d’inscrire la personne dans une histoire familiale ou sociale et une manifestation de signification à comprendre en lien avec un contexte donné.

Cependant, l’une ou l’autre dimension peut prendre le dessus en fonction de la société dans laquelle on se situe et de la manière dont, dans cette société, on fait jouer les relations entre les noms individuels et l’organisation sociale. Dans ce chapitre, je m’interrogerai plus précisément sur la dimension temporelle inscrite dans le nom de personne, à partir du cas bien connu en contexte africain de l’attribution de noms-messages circonstanciels (proverbial names). Je m’appuierai sur des données ethnographiques recueillies auprès des Bwa

1

, peuple d’agriculteurs présent au Mali et au Burkina Faso.

Jean Capron définit le mode d’organisation des Bwa comme « société de type villageois sans pouvoir centralisé » (1973 : 65) : contrairement aux sociétés lignagères, la parenté n’est pas chez les Bwa le seul principe de l’organisation sociale. Les villages sont généralement constitués de plusieurs lignages. Chaque village présente une organisation propre, en fonction de son histoire et de sa situation vis-à-vis des villages voisins, certains pouvant dépendre d’un autre village (plus ancien, plus important en taille, ou plus important du point de vue religieux par exemple). Il ne s’agit donc pas ici de proposer une présentation générale de l’organisation sociale, mais d’en donner certaines caractéristiques. Le lignage fondateur du village garde généralement une certaine préséance sur les autres, notamment pour les questions religieuses et rituelles. L’aîné du lignage

1

Les Bwa (sing. : Boo) sont des agriculteurs sédentaires vivant en communautés villageoises au sud-est du Mali

(Cercles de San et de Tominian) et à l’ouest du Burkina Faso où ils sont plus couramment appelés Bwaba ou Bwawa

(Provinces du Mounhoun, de la Kossi et du Houet). La population totale est estimée à 300 000 individus. Les données

ethnographiques utilisées ici ont été recueillies auprès des Bwa depuis 1992, lors d’enquêtes d’anthropologie

linguistique portant sur le discours proverbial et, plus largement, les modalités de la communication orale.

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fondateur joue donc le plus souvent – on trouve des exceptions – le rôle de chef de village

1

, mais chaque lignage a également son représentant et le groupe des anciens forme un conseil, les décisions étant prises collégialement. Cependant, un lignage tient son autorité non seulement de son antériorité, mais aussi de sa prospérité et celle-ci est essentiellement liée à sa capacité à s’étendre en voyant naître de nombreux enfants à chaque génération. Sans enfant, un lignage perd vite tout moyen de se développer, ses greniers restent vides et il lui est difficile de trouver de bons partis pour le mariage de ses jeunes. La parole du représentant d’un tel lignage n’a pas de poids vis-à-vis de ceux qui, grâce à une nombreuse progéniture, remplissent leurs greniers et élargissent leur réseau d’alliance. Influencés par la culture mandingue voisine, les Bwa accueillent parfois dans leurs villages des lignages de griots et de forgerons, deux groupes d’artisans endogames distincts, qui ne sont pas à proprement parler considérés comme membres du village et ne prennent pas part aux décisions. Les forgerons

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jouent un rôle important, dans la mesure où le culte de Do

3

leur est généralement confié. Les griots

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ne sont pas toujours appréciés et de nombreux villages refusent leur présence. Au sein des lignages, on trouve également toujours trace d’anciennes relations de dépendance (du type « descendant de captif de case » comme on en trouve dans les sociétés voisines du monde mandingue), l’origine servile d’un segment de lignage se révélant plus précisément lors des unions matrimoniales

5

.

Il est important de noter le caractère « anarchique » revendiqué des communautés villageoises bwa, qui se traduit par une certaine dissolution des pouvoirs. Chaque aîné de lignage ou de segment de lignage a sa propre autorité sur les siens, les décisions ne sont jamais prises par une seule personne, le principal culte villageois est confié à un « étranger » forgeron, etc. Dans ce contexte, on perçoit donc combien l’organisation sociale est souple, ce qui sera mis ici en parallèle avec les modalités de la nomination.

Il faut distinguer chez les Bwa, comme dans d’autres sociétés africaines

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, deux principaux types de nomination. L’un inscrit l’enfant dans l’ensemble de la communauté en le reliant au monde des ancêtres, mais reste du domaine du secret, par mesure de protection. L’autre rassemble les noms

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On distingue le chef coutumier du village du chef administratif imposé depuis l’époque de la colonisation, choisi pour la plupart dans un autre lignage. Les deux rôles sont généralement joués par des personnes différentes, d’âge différent (le premier étant toujours l’aîné de la plus vieille génération, le second pouvant être beaucoup plus jeune, son rôle étant de collecter les impôts et de jouer l’intermédiaire entre l’administration et les villageois).

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Les forgerons sont traditionnellement les extracteurs et artisans du fer (Coulibaly 2006), même si aujourd’hui ils travaillent plutôt à partir de métaux de récupération. Ils fabriquent les outils des cultivateurs et les charrettes ; ils réparent également les motocyclettes et les postes de radio. Les femmes se chargent de la fabrication des poteries. On les craint du fait de leur maîtrise des éléments : la terre qu’ils sont les seuls autorisés à creuser profondément, le feu qui gronde en permanence dans la forge, l’air qu’ils produisent par leurs soufflets, l’eau en tant que puisatiers.

3

Le Do est une entité religieuse présente au village et en brousse ; c’est le principe d’unité des Bwa. Représenté par différents autels, il l’est également plus précisément par un rhombe : tige de fer forgé que l’on fait tourner pour faire entendre le cri du Do. Le Do fédère les cultes villageois (sorties de masques, purification du village, initiations des enfants, puis des jeunes…), tandis que de nombreux autres autels sont plus familiaux ou même individuels. Le culte du Do est souvent confié à un forgeron, même si le chef du village en garde la responsabilité. (Capron 1957)

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Les griots ont pour fonction principale l’animation musicale (les instruments à percussion leurs sont réservés) et la médiation (en tant que porte-parole du chef, lors des tractations en vue d’un mariage, en cas de litige…). Du point de vue artisanal, ils prennent en charge le tissage, la couture, le travail du cuir et, pour les femmes, le tressage des cheveux.

Leur comportement de quémandeurs, vivants de la générosité des paysans auprès desquels ils s’installent, fait qu’ils ne sont pas toujours très appréciés.

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D’une part, parce qu’on peut remarquer des unions qui peuvent sembler endogamiques (Hertrich 1996 : 62), d’autre part, parce que les descendants d’esclaves rencontrent toujours aujourd’hui des difficultés à faire de bons mariages (généralement pauvres, ils ne peuvent souvent épouser que des personnes aussi misérables qu’eux, ou bien des fils uniques, des jeunes infirmes ou porteur d’une tare quelconque…). Sur l’organisation sociale plus générale de la zone d’influence mandingue, voir Tamari 1997.

6

Voir par exemple les Moose ou Mosi du Burkina Faso (Houis 1963), les Dogon du Mali (Lifchitz et Paulme 1953,

Paulme 1988 : 443 et suivantes), les Serer du Sénégal (Dupire 1982, 1994) ou encore les Batãmmariba du Togo

(Sewane 2003, 2004).

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d’usage (qui peuvent être plus ou moins nombreux selon les personnes, changer au cours de la vie, etc.) et semble beaucoup plus circonstanciel, voire anecdotique.

L’individu reçoit en effet, peu après sa naissance, un nom – vún-yènú, « nom du marigot »

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– lors d’un rituel qui marque son entrée dans la communauté et qui est considéré comme une première initiation

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. Ces noms sont généralement choisis au sein du lignage paternel (non au hasard, mais souvent après consultation du devin), parmi les noms usuels portés à la génération des grands-parents ou d’aïeuls plus anciens, inscrivant l’individu dans celui-ci en le reliant à ses ancêtres agnatiques. Le plus souvent choisis par le grand-père paternel de l’enfant ou le responsable lignager (parfois par le responsable du Do), ces noms du marigot sont conservés en mémoire par les forgerons liés au lignage et/ou par les anciens de la famille

3

. Le nom du marigot doit rester non- usité, inconnu de l’individu lui-même et tenu secret, par mesure de protection envers toute malfaisance. Il est d’ordinaire tu durant toute la vie du donataire et c’est seulement le jour de ses funérailles, s’il est parvenu à un âge honorable et a acquis des responsabilités (en tant qu’homme ou bien en tant que femme), qu’on s’adressera à lui par ce nom, quand lors de l’enterrement le forgeron fossoyeur lui demandera d’intercéder auprès des ancêtres (Diarra 1989). Ce nom du marigot est plus précisément un moyen de protection, en relation avec la puissance du Do. Il reste de l’ordre du non-dit pour les vivants, mais désigne celui à qui il est attribué au regard de la communauté dans son ensemble, comprenant les personnes visibles ainsi que celles qui, de l’autre monde, continuent de participer à la vie villageoise.

Sans négliger ce type de nomination dont on perçoit l’importance, je m’intéresserai plus précisément ici à la nomination d’usage, dont je montrerai qu’elle est d’abord circonstancielle, dans la mesure où la plupart des noms donnés aux enfants sont des messages à comprendre dans un contexte particulier. Je discuterai cependant cette inscription dans le présent contextuel, en m’attardant plus précisément sur le sens des messages eux-mêmes, envisagés dans leur performativité, et sur ce qu’ils peuvent signifier du point de vue non plus synchronique, mais diachronique.

En contexte africain, on a souvent relevé la dimension messagère du nom de personne (par exemple Lallemand 1970, Obeng 2001 : chapitre 3, Bonvini 2004), dimension qui peut être décriée par les traditions islamiques ou chrétiennes (protestantes surtout) qui incitent à renoncer à ce type de nomination

4

. Mentionner l’aspect circonstanciel des noms de personne a pu parfois suffire à en négliger l’étude. Dans certaines publications, l’onomastique est présentée comme une porte d’entrée vers la connaissance du milieu, les noms étant compris comme des indicateurs de situations ou de préoccupations sociales (voir par exemple Retel-Laurentin et Horvath 1972, Madubuike 1974). Peu de travaux ont réellement pris la mesure de ce que pouvait impliquer la contextualisation du nom (font exception quelques textes comme ceux de Akotia 2006, Bonvini, 1987, Kawada 1998). D’autres auteurs ont mentionné l’aspect essentiellement performatif et significatif de la nomination, sans pour autant en tirer d’autres conclusions que de mettre en valeur un moyen allusif et bien éprouvé de communication (Siran 1987, Obeng 2001). En questionnant le rapport entre nomination et organisation sociale, je cherche à interroger la relation entre la

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C’est-à-dire : /cours d’eau non pérenne, marigot/nom/. Le boomu (ou bwamu) parlé par les Bwa au Mali et au Burkina Faso est une langue gur (voltaïque), langue à tons comprenant dix-sept dialectes. Les termes cités le sont dans le dialecte dit « de Mandiakuy » du boomu, dialecte véhiculaire au Mali. Dans ma transcription, l’absence de ton sur un phonème indique un ton moyen. La nasalisation est notée par l’ajout d’un « n » en fin de syllabe.

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Il s’agit d’une présentation des enfants au Do. Le rituel a lieu tous les trois ou quatre ans et concerne tous les enfants nés depuis la précédente présentation au Do. Les enfants des chrétiens ou les citadins, non initiés par leurs parents, peuvent être présentés par d’autres personnes du lignage qui tiennent devant le prêtre de Do autant de brins de paille qu’il y a d’enfants absents à nommer.

3

Quand il n’y a plus personne pour se souvenir du nom de quelqu’un, on fait appel à un devin afin de le retrouver, notamment lors des funérailles d’une personne âgée qui a survécu à tous ceux qui étaient présents lors de sa présentation au Do et qui auraient pu se souvenir de son nom.

4

Voir par exemple la mention que fait Le Marcis (2006 : 276) du sermon d’un pasteur demandant de renoncer aux

coutumes traditionnelles du nom-message en Afrique australe.

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dimension synchronique imposée par la qualité messagère et circonstancielle du nom et la dimension diachronique qui peut être révélée dans la signification des messages à lire en lien avec le contexte de leur énonciation.

U NE NOMINATION A COMPRENDRE DANS SA DIMENSION SYNCHRONIQUE :

DES NOMS - MESSAGES

En plus du nom du marigot inusité et tenu secret, chacun reçoit un ou plusieurs autres noms, ordinairement utilisés. À la naissance d’un enfant, un nom lui est généralement donné par son lignage paternel (souvent le grand-père ou un aîné du lignage), un autre par le lignage de sa mère (généralement la grand-mère maternelle). Puis d’autres noms peuvent encore être proposés par un autre parent (une sœur du père, le père ou la mère), par un forgeron, un griot ou un parent à plaisanterie – si la naissance a eu lieu dans leur maison par exemple – ou bien encore par quelqu’un qui est lié d’une manière ou d’une autre à la famille. Une même personne peut ainsi recevoir plusieurs noms dès sa naissance

1

, ou durant sa vie

2

.

On trouve aussi dans ce contexte des noms chrétiens, en français pour la plupart. Les premiers missionnaires

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se sont installés à Mandiakuy, au centre du pays boo malien, en 1922. Les Bwa, qui ont toujours refusé l’islam pourtant présent dans la région depuis plusieurs siècles, se sont convertis en assez grand nombre au christianisme

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, même si les adeptes de la religion traditionnelle demeurent les plus nombreux. Certaines personnes sont ainsi désignées par un prénom chrétien, que souvent elles ont choisi elles-mêmes à l’occasion de leur baptême. D’autres, enfants des premiers chrétiens militants, n’ont pour seul nom usuel que leur prénom chrétien. Actuellement, les chrétiens donnent généralement un nom du calendrier chrétien (nom de saint) et un ou plusieurs noms dits traditionnels à leurs enfants à la naissance. La tendance, au Mali comme au Burkina Faso, est aujourd’hui de baptiser l’enfant à l’église en prononçant à la suite son nom chrétien et son ou ses noms traditionnels. Les noms chrétiens peuvent être choisis en fonction de leur signification, même si peuvent entrer en compte dans le choix d’autres considérations, comme la consonance, la circonstance (on nomme l’enfant selon le calendrier) ou l’histoire du saint. Il est intéressant de remarquer que, même quand il s’agit de choisir un nom chrétien et qu’on prend de manière circonstancielle celui du saint du jour (ou d’un saint du mois dont le nom plaît), il importe de savoir ce que signifie le nom choisi. Certains cherchent même à retrouver dans ce nouveau nom chrétien le sens de leur nom traditionnel

5

. Pour répondre à cet intérêt pour le sens des noms donnés, des missionnaires salésiens espagnols installés au sud du pays boo malien ont produit, en 1994, une petite plaquette sur les noms chrétiens

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visant à donner la signification en boomu de chaque nom

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Le nom est généralement donné trois jours après la naissance pour un garçon, quatre pour une fille, ce délai pouvant être plus long si l’enfant naît loin de sa famille ou de la famille de sa mère.

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Surnom de jeunesse, nom chrétien ou nom étranger emprunté lors d’un exode temporaire, teknonyme (notamment pour les femmes, généralement renommées après la naissance de leur premier enfant)...

3

Catholiques de la congrégation des Missionnaires d’Afrique, appelés aussi Pères Blancs.

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Le nombre de Chrétiens bwa (surtout catholiques, quelques Protestants sont présents dans certains villages en fonction de l’installation des missionnaires) est estimé, selon les sources, à entre 10% et 40% de la population du pays boo malien (préfectures de San et de Tominian) ; il est bien difficile d’obtenir des chiffres fiables.

5

Exemple : le père de Ló’a-ló (le fait de plaire/est sorti) : « Ça ne nous plaît plus » – nom donné comme repoussoir après plusieurs décès d’enfants – s’est vu refusé par les prêtres le choix de « Judas » pour son fils, qu’il pensait avoir une signification proche. Autre exemple : Tan’-éré (contraction de tanu-éré : voix, parole/une seule : « Une seule parole ») a choisi comme nom chrétien Fidèle, qu’il considère comme équivalent du point de vue sémantique.

6

O yenu we ? Les noms de personnes, Touba, 1994.

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chrétien français. Il est ainsi possible au lecteur de rechercher des équivalences

1

, mais aussi de choisir en connaissance de cause un nom pour un enfant ou pour lui-même.

Dans quelle mesure la nomination usuelle est-elle à comprendre dans sa dimension synchronique ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de regarder d’abord comment se présentent les noms de personne dans ce contexte, à partir des noms notés lors d’enquêtes de terrain

2

. Dans leur grande majorité, les noms usuels des Bwa sont des noms porteurs de messages, auxquels on attribue une certaine valeur performative. Pour les besoins de l’analyse, il est cependant possible de distinguer différentes catégories de noms usuels, selon la portée du message d’une part, le type de performativité qui en est attendu d’autre part. Dans un premier temps, seront présentés différents types de messages propitiatoires qui sont plus précisément adressés aux ancêtres ou au monde invisible, aux puissances spirituelles qui participent à la vie des vivants et sont considérées comme étant en interaction avec eux, pouvant agir en bien comme en mal sur leur quotidien. Ensuite, sera exposée une série de noms-messages adressés à une tierce personne vivante, à un membre de la communauté ou bien à la communauté elle-même.

Peuvent être mis à part quelques noms fortement codifiés (qui relèvent plus de la catégorisation que de l’individualisation) qui s’imposent à certains enfants, au point qu’ils n’en porteront généralement pas d’autres. Il s’agit des noms de jumeaux

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, qui sont systématiquement donnés lors de naissances gémellaires : Sìna (m.)

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, le cadet – qui naît le premier – et Pàssaní (m.), l’aîné – qui pousse son frère

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– pour des jumeaux garçons, Farani (f.) la cadette et Nέsinέ (f.) l’aînée pour des jumelles, Bóbá (m.) et Sàmá (f.) pour une paire garçon-fille. Le nom de l’enfant qui suit immédiatement une naissance de jumeaux s’impose également (Dàasó (f.) ou ‘Usè (m.), dit

« esclave des jumeaux »), tout comme le nom des enfants posthumes, ‘Ua’uá (m.) ou So’ó (f.) (enfants nés après la mort de leur père). Dans ces différents cas, l’enfant naît avec son nom

6

. Le nom peut alors être entendu comme un constat, marquant une relation (d’aîné à cadet dans le cas des jumeaux, avec ses aînés dans le cas de l’enfant qui les suit, au père dans le cas des enfants posthumes).

Il arrive également, même si le fait est assez peu répandu en milieu boo, que l’on reconnaisse en l’enfant qui naît l’un de ses aïeuls. En ce cas, ce n’est pas le nom de l’ancien qui est énoncé, mais l’enfant est appelé « Papa », « Notre père », « Notre mère », « Vieil homme », « Grand-père »

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... Il

1

Ex. : Euloge = Dubá, « Bénédictions » ; Barbara = Nuhúnu, « Etranger » ; Martin = Macírέ, « Marteau » ; Richard = Pà’á, « Force » ou Dabè, « Qui peut quelque chose ». Le livret est généralement utilisé aujourd’hui par des pères qui, soit ont fait quelques années d’école, soit ont seulement appris à lire le boomu (pour chanter à la messe par exemple).

On rencontre également la pratique inverse : à la naissance d’un enfant, le nom chrétien est choisi en fonction du calendrier et un nom en boomu équivalent est donné en deuxième prénom (ex. les enfants de Jacques Diarra (de Sialo), 45 ans, qu’il a nommés lui-même Aimée ‘Ànú (Aimer) et Donat Sanmù (Cadeau)). Les noms « traditionnels » ne sont pas donnés alors pour leur qualité messagère, mais parce qu’ils semblent dire, en boomu, ce que signifie étymologiquement le nom chrétien choisi en fonction du calendrier.

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Lors des enquêtes sur le terrain, chaque nom a été noté avec, quand cela était possible, les circonstances de la nomination, les raisons du choix, le sens du message et l’identité du donneur du nom. Le corpus compte actuellement un peu moins de 200 noms, certains comprenant plusieurs occurrences.

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Les jumeaux, surtout les filles, sont en même temps craints et vénérés, considérés comme possédant des pouvoirs mystiques importants (ils auraient par exemple la possibilité d’envoyer un scorpion mordre quelqu’un). On attribue plus de pouvoirs encore à la fille qui naît après des jumeaux (« esclave des jumeaux »).

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J’indique (m.) quand un nom est explicitement masculin ou a été rencontré porté par un homme, (f.) quand un nom est féminin ou porté par une femme. Certains noms peuvent indifféremment être donnés à un garçon ou à une fille, surtout quand il s’agit de noms-messages.

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Chez les Bwa, comme chez les Mosi du Burkina Faso (Houis 1963 : 88) et d’autres populations africaines comme les Yoruba par exemple, on dit que l’aîné pousse son frère pour qu’il expérimente le monde avant lui. Le premier né est donc considéré comme le cadet, celui qui sort le deuxième comme l’aîné.

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On rencontre trois ou quatre autres possibilités pour nommer les cadets et les aînés jumeaux, mais Sìna et Pàssaní sont les noms que j’ai le plus fréquemment entendus.

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Bàbá (m.) ; Wàmián (m.) (notre/père) ; Wànu (f.) (notre/mère) ; Bádεn (m.) (homme/vieux) ; Ma’ín (m.) (père/aîné).

Ces désignations, qui ne sont en fait que des formes de politesse permettant de ne pas prononcer le nom du parent, sont

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ne sied pas de prononcer le nom de son propre père, mais en nommant l’enfant « Papa » ou « Notre père », on peut honorer celui-ci sans déroger à cette règle de bienséance. Ici également, c’est la relation qui est marquée dans l’attribution d’un nom. Cette catégorie de noms ou de désignations peut être mise en parallèle avec le nom du marigot, qui est également puisé dans le corpus familial et demeure non-énoncé.

Noms propitiatoires

Dans cette première catégorie sont rassemblés des noms porteurs de messages adressés explicitement au monde invisible

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, qu’il s’agisse des ancêtres, des enfants à naître ou d’entités spirituelles qui peuvent résider dans des lieux sacrés, en brousse ou au village.

Noms d’enfants « revenants »

Lors des enquêtes de terrain, j’ai pu relever toute une série de noms réservés aux enfants désignés comme híɓwè : /mourir/revenir/, c’est-à-dire aux enfants nés après le décès d’au moins deux aînés, in utero ou en bas-âge. Comme dans d’autres sociétés africaines (voir Bonnet 1994), un enfant qui naît après de tels décès est considéré comme un « revenant » chez les Bwa. On pense en effet qu’il s’agit toujours du même enfant, qui cherche à vivre mais en est empêché, soit parce qu’il est retenu par le monde dont il vient, soit parce que la situation dans laquelle se trouvent ceux qui espèrent le voir naître ne lui est pas favorable, par exemple s’il y a des conflits, des problèmes non réglés qui rendent l’ambiance délétère et ne l’incitent pas à rester. La mort répétée de l’enfant est alors interprétée comme le signe des troubles qui empoisonnent la vie de famille. Comme on l’observe ailleurs, certaines marques peuvent être inscrites sur le corps de l’enfant décédé, comme une entaille dans le lobe de l’oreille par exemple, afin de pouvoir le reconnaître quand il reviendra.

On donne alors à ce revenant un nom de mépris, nom repoussoir que Maurice Houis qualifie de

« nom antinomique de la mort » (1963) et Samuel Obeng de « death-prevention name » (1998).

Comme le précise Obeng, « The names are created to help members of a society to speak the unspeakable »

2

(1998 : 170). Les noms du corpus qui ont été donnés dans ces conditions forment une liste assez importante, certains s’adressant à l’enfant lui-même, d’autres aux ancêtres insatisfaits, à la mort ou plutôt aux jaloux qui pourraient la provoquer, d’autres enfin trahissant plutôt l’état d’esprit dans lequel sont les parents face à l’éventualité que ce nouveau-né suive la funeste voie de ses aînés. Selon B. de Rasilly (1994 : 200), le premier enfant qui naît après deux décès pourra porter le nom de ‘Ɛ’á (‘Ɛ’ánùu si c’est un garçon), du verbe ‘ὲ’á signifiant « tromper, faire une farce » : cet enfant, qui ne cesse de venir et de repartir, serait-il simplement un farceur ? Ou bien sont-ce les parents nommeurs qui se désignent eux-mêmes ainsi, cherchant à tromper les malfaisants en énonçant pour l’enfant une parole censée l’en protéger ?

On s’adresse parfois à l’enfant lui-même, en le nommant Bìniɓwó (de nouveau/rentre) « Rentre de nouveau » par exemple, comme pour l’inviter par provocation à retourner chez les ancêtres, ou encore Nùu-mámì pour un garçon ou Mámì pour une fille (quelqu’un/nég./vouloir) « Personne ne te veut ». D’autres enfants reçoivent des noms qui sont de véritables messages de provocation, sous forme d’inversion : c’est le cas de Ló’a-ló (le fait de plaire/est sorti) « Ça ne nous plaît plus ».

Les parents expriment ce qu’ils ressentent face à ces décès à répétition : Wàázùn (nous/nég./savoir) « Nous ne savons pas », Bèzun (nég./savoir) « Sans savoir », ‘Unzun (je/

cependant données de manière unique (Bàbá ne sera jamais appelé Wàmián) et peuvent figurer sur les papiers officiels (ce qui n’est généralement pas le cas du nom effectif du grand-père).

1

Les ancêtres sont conçus comme résidant sous la terre, et y vivant une vie « ordinaire » (inversée comme en miroir par rapport à la vie visible). Les trous sont des lieux de communication avec eux, et seul le forgeron est habilité à creuser profondément la terre (extraction du minerai, puits…). Les porcs-épics, qui creusent des galeries profondes, sont des animaux dont on craint le pouvoir du fait de leur proximité avec le monde invisible ; leur chasse est particulièrement codifiée.

2

“Thus, in Akan society it is considered rude to speak in a command form to the ancestors and the members of the

spirit world because they have a higher status than the living. Howewer, through death-prevention names, the name-

givers are able to communicate with them in a command form as evidenced by the verbs’ being in the imperative

mood” (Obeng 1998: 170).

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nég./savoir) « Je ne sais pas » : qui sait si cet enfant ne partira pas lui aussi ? Ils sont dans l’angoisse et l’expriment comme pour mieux la surmonter, en nommant leur enfant Dὲὲnú (nous/regardons/cela/main) « Regardons dans la main de cela », Lomú (regarder (variante dialectale) /cela) « Regardons cela » ou même Yìrasémudὲré

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« Regardons-bien » : vivra-t-il ? Et si l’enfant partait parce que la situation qu’il trouve en naissant ne lui paraissait pas intéressante ? On l’appelle alors Sábéré « Pardon »...

Ceux qui choisissent le nom du revenant tentent de tromper l’ennemi à leur tour, en nommant l’enfant Yènúmana (nom/n’existe pas) « Sans-Nom », pour qu’aucun esprit malfaisant ne puisse l’appeler, ou encore Húmúpan (mort/a refusé) « La mort l’a refusé », pour s’en convaincre eux- mêmes... Ou bien ils lui donnent un de ces noms dépréciatifs si souvent portés (car, comme me le faisait remarquer un informateur, c’est efficace et les enfants ainsi nommés survivent !)

2

: Dòfió

« Fumier »

3

, ‘Ànsin-’ó (panier/mauvais) « Vieux panier », Sunló (odeur forte/agent) « Qui sent mauvais », Súbwézo (chiffon/petit) « Petit chiffon », Tun’uí (terre/boule) « Boule de terre », Birí

« Rouler »

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ou encore Ɲa’an « Ordures »

5

. Cette liste de noms, propitiatoires par antiphrase, n’est bien entendu pas limitative.

Noms descriptifs

On peut rapprocher de ces noms spécifiques, qui ne sont donnés qu’après le décès d’au moins deux enfants, des noms qui peuvent paraître plus anodins, descriptifs, et être assimilés au surnom ou au sobriquet. Il s’agit de noms mettant en valeur une spécificité physique remarquée du bébé, en général sa maigreur. Quand on nomme un enfant particulièrement maigre et petit Bwέmà (m. ou f.)

« Brindilles », Fárámizo (f.) ou Fárázo (m.) « Petit Peul »

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ou encore Còcí

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« Petit oiseau », il s’agit non seulement de relever les caractéristiques remarquables de l’enfant, mais surtout de signaler, non sans espoir, qu’on a pris acte de sa faiblesse mais qu’on lui donne quand même un nom, comme pour lui assurer un futur. La dimension propitiatoire de ce type de nom, par une sorte d’antiphrase, est également à noter.

Noms de circonstance

Viennent ensuite les noms donnés en fonction des circonstances de la naissance, souvent par les parents eux-mêmes. Dans ce type de noms, on trouve d’abord les noms donnés en référence à une puissance spirituelle ou à un lieu considéré comme sacré. De tels noms sont très fréquemment choisis. Il s’agit, pour celui qui donne le nom, de placer l’enfant sous la protection de la puissance en question, ou de la remercier. La vertu de ces noms, donnés en signe de propitiation

8

, est reconnue dans de nombreuses sociétés ouest-africaines (cf. Houis 1963).

Les parents en mal d’enfant peuvent ainsi se rendre auprès de la mare de Ouan, un village du pays boo burkinabé où l’on vient de loin, afin d’invoquer les crocodiles sacrés aux pouvoirs fécondants. À la naissance de l’enfant, il sera nommé ‘Uábέ « Chef de Ouan » si c’est un garçon,

1

(yeux/sont bien/cela/regarder + suff. de lieu).

2

“The communicative strategy employed by this kind of naming involves some indirectness, – especially sarcasm and satire. On the surface, the names given by the biological parents or birth-attendants may insult, ridicule, question, or reprimand the child. The name may even suggest that the child is not wanted. In reality, however, the names are meant to show how much the child is wanted and loved”. (Obeng 1998: 169)

3

C’est le nom de la zone riche en fumier qui entoure le village.

4

Birí : rouler quelque chose (pour mettre dans la tombe).

5

La dation d’un nom de ce type peut s’accompagner d’une simulation d’abandon. L’enfant né après plusieurs décès est pris par un parent à plaisanterie qui va le déposer sur le tas d’ordure, à la lisière du village. Une personne de la famille se précipite pour aller le chercher, et il garde le souvenir de cet événement et de ce qu’il signifie dans le nom qu’on lui donne désormais. Si la pratique ne se fait généralement plus en milieu chrétien, on continue cependant de donner de tels noms, tout comme on donnera au baptême les noms de Désiré(e), Aimé(e) ou Dieudonné pour les mêmes raisons.

6

Fárámizo /Peul+fém./petit/ pour une petite fille ; Fárázo /Peul+petit/ pour un garçon. Les Peul, généralement grands et élancés, sont présents dans toute la région. On leur confie la garde des bovins.

7

còcí : oiseau très petit (non identifié).

8

« Le nom apparaît ici comme une réponse à l’injonction des puissances, garantissant que leur message a été reconnu et

visant, par là, une alliance propitiatoire avec elles » (Bromberger 1982 : 120). Voir aussi Houis 1963 : 22-23.

(9)

‘Uáhán « Femme de Ouan » si c’est une fille, et chacun pourra comprendre face à cet enfant qu’il est le fruit du pèlerinage effectué par ses parents

1

. D’autres portent le nom attribué aux divers autels, sur lesquels peuvent avoir également été prononcées des demandes d’intercession. Ainsi, on rencontre des Bàzuru, du nom d’un autel lignager, et des Sonú, du nom de la « poterie » (tín-sonú : /remède/poterie/) qui sert généralement d’autel lignager, sur laquelle sont régulièrement fait les sacrifices concernant les affaires familiales. De même, Nàzún réfère au nàzúnɓwέ, autel familial constitué d’une queue de bœuf ou de taureau (du même type que celles qui servent de chasse- mouches) que l’on entoure de cuir ou de tissu recouvert des cordes et du sang séché des animaux sacrifiés et qui demeure en général dans la maison des ancêtres du lignage ou dans le vestibule à l’entrée de la maison. Màndu (pour une fille) et Màndubέ (pour un garçon) sont des noms donnés en référence à la maison des ancêtres, telle qu’on la désigne dans certains villages.

Le nom d’une puissance surnaturelle peut également être donné à l’enfant né le jour où l’on honore plus précisément l’entité en question ou le jour d’un culte particulier. Par exemple, un jeune homme du nom de Mòaní m’a dit avoir reçu ce nom parce qu’il est né au moment d’un culte du même nom concernant les chiens de chasse, qui consiste en un sacrifice opéré sur un autel-poterie consacré. Lopo ou Lopwan (au pluriel) sont donnés en référence à un autel de chasseurs en forme de bracelet de coude en cuir, cousu autour d’un anneau d’herbes. On trouve parfois cet autel, ou plusieurs anneaux de ce type, dans la maison des ancêtres, accrochés à une corde. On y fait des sacrifices en vue d’une protection quand on va à la chasse. Donner ce nom à un enfant, c’est donner par la même occasion les vertus protectrices de l’autel en question. Le nom de la divinité

2

, sous la forme de Sàlí, Sàrí, ou encore Dofíní, est souvent donné aux garçons, ainsi que celui de Ɲímwínu, l’Esprit de la brousse.

Les forgerons sont des personnages importants dans cette région. Ils y ont exploité pendant des siècles les minerais en construisant d’impressionnants hauts fourneaux, dont il reste des scories par endroits (Coulibaly 2006). Ils jouent un rôle de médiateur entre le monde supranaturel et les hommes. On leur attribue de grands pouvoirs du fait de leur relation particulière avec les éléments naturels. Une naissance qui s’annonce difficile leur sera ainsi confiée : la femme viendra accoucher chez eux et ils considéreront que cet enfant, en quelque sorte, leur appartient, ce qui est signifié par l’attribution d’un nom « de forgeron ». Les noms généralement donnés par le forgeron auquel une naissance a été confiée peuvent être compris comme des messages de conciliation, de remerciement, envers la forge conçue comme une puissance surnaturelle, un des lieux sacrés qui jalonnent le village traditionnel chez les Bwa. La forge, bâtiment autrefois construit en profondeur (dans certains villages, à la suite du sacrifice d’un jeune couple enterré debout, garantie de puissance et de sacralité pour tout le village, cf. Coquet 1994 : 103 et suivantes), est un lieu de communication directe avec les puissances surnaturelles et les ancêtres. Quand le forgeron

3

nomme un enfant de cultivateurs né chez lui « Homme de la forge », « Marteau » ou « Tenaille »

4

, c’est parce qu’il a invoqué, pour que la naissance se passe bien, ces outils qui lui sont propres et qui représentent la force vitale qu’il détient.

De même, un enfant né en brousse (ou dont la mère a perçu les premières douleurs en brousse) garde un signe de cette naissance dans son nom. On rencontre ainsi des dénommés ‘Ùìbέ (brousse/chef) « Chef de la brousse » ou ‘Ùìhán « Femme de la brousse », ou encore des Penù (ou Penùhán) « Caïlcédrat

5

» ou « Femme du caïlcédrat », So’ohán « Femme du tamarinier

1

», Ɓwónùu

1

On n’est pas très loin ici des pratiques traditionnelles de l’occident chrétien, quand la demande d’enfant effectuée auprès d’un saint était marquée par l’attribution du prénom correspondant à l’enfant (cf. Saladin d’Anglure 2006).

2

Je n’ai jamais rencontré le nom plus spécifique de Déɓwenù, nom du dieu créateur, mais seulement les noms considérés comme synonymes de Sàlí ou Dofíní. Dofíní est également le nom donné à un autel villageois (sous la forme d’un cône de terre d’environ deux mètres de hauteur, situé au centre du village) du village de Bénéna (Leguy, 2009).

3

Dans ce cas, c’est le forgeron qui nomme l’enfant, et ce nom sera généralement utilisé de manière préférentielle, aux dépends des noms donnés par les parents ou grands-parents, dans la mesure où la parole du forgeron a une plus grande portée.

4

Bacuó (m.) (homme/forge) « Homme de la forge » ; Háncuó (f.) (femme/forge) « Femme de la forge » ; Macírέ (m .)

« Marteau » ; Sun’lé « Tenailles ».

5

Khaya senegalensis (Juss.).

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(rocher/quelqu’un) « Celui des rochers », etc. selon l’arbre ou le lieu précis où la naissance a eu lieu, ou bien s’est annoncée. La mère – car c’est souvent elle qui donne ce type de nom – considère qu’une relation particulière lie l’enfant et le végétal ou le coin de brousse où il s’est manifesté, et cette relation est positive, fécondante, puisque l’enfant est là. Le nom choisi n’exprime pas seulement les circonstances de la naissance, il ne se contente pas de raconter l’histoire particulière d’une venue au monde

2

: il est également signe d’une relation féconde et bénéfique avec un élément naturel, un arbre ou un amas de rochers

3

.

On peut également donner à l’enfant un nom célébrant le jour de sa naissance, comme cela se pratique beaucoup en pays akan par exemple (Obeng 2001), ou encore dans certaines populations islamisées comme les Zarma du Niger (Bornand 2006). Il ne s’agit pas seulement de dire « il est né un mercredi, appelons-le mercredi ». Les noms des jours de la semaine sont également des noms de marché : selon les zones, ils varient, en fonction des villages alentours et des marchés où les habitants du village ont coutume de se rendre

4

. À Sialo (sur la commune de Fangasso, au nord du pays boo) par exemple, on peut nommer Pàá’úí (ou Pàá’úíhán si c’est une fille) un enfant né le mercredi – ou dont, pour une raison ou pour une autre, la naissance est liée pour ses parents à ce jour –, jour du marché de Fangasso, chef-lieu de commune, appelé Pàá’úí en boomu. Celui qui naît le jeudi pourra être nommé Siàn’únbέ (Siàn’ún si c’est une fille), du nom du village de Siàn’ún, qui a son marché le jeudi, etc. De même, on pourra nommer Saníbέ (ou Saníhán) (« Chef de la fête »/« Femme de la fête ») un enfant né un jour de fête ; Ɲàbέ ou Ɲàhán (« Chef de la bière »/« Femme de la bière ») un enfant né un jour de boisson ; Bayó ou Hányó (« Homme des funérailles »/« Femme des funérailles ») un enfant né pendant qu’on célèbre des funérailles, ou bien

‘Úrú « Noix de karité » – ‘Úrúhán pour une fille – celui qui naît pendant la récolte des noix tant appréciées du karité

5

… On considère ces divers événements comme ayant une haute valeur fécondante : le jour du marché est d’abord un jour d’abondance, de même que les funérailles ou le jour de boisson. Mettre un enfant sous les auspices de ces jours propices, c’est appeler sur lui une certaine fortune, se concilier les puissances surnaturelles pour que l’enfant vive et qu’il soit porteur de chance (qu’il donne vie lui-même ou soit suivi de nombreux autres enfants).

Noms manifestant le désir d’enfant

Les noms-messages en lien avec un désir d’enfant – qui peuvent être une adresse générale ou plus particulière, quand ils sont énoncés en réponse à des soupçons ou des médisances – représentent une autre catégorie de noms propitiatoires. Les enfants sont la première richesse des paysans bwa : les garçons, qui resteront toujours dans la maison de leur père, seront vite des bras solides pour cultiver et remplir les greniers familiaux, tandis que les filles, qui partiront se marier, permettront de renouveler des alliances avec des lignages alliés de longue date ou d’en nouer de nouvelles. Quand un couple reste longtemps sans avoir d’enfant, celui qui arrive reçoit souvent, d’un grand-parent ou de ses propres parents, un nom signifiant leur joie, comme ‘Ànú (f.) :

« Aimer » ou ‘Ànúzo (f.) (aimer/petite) « Petite aimée » par exemple, ou encore Wáɲuán (f.) (a remboursé/l’équivalent) « L’équivalent est remboursé », donné à cette fillette parce que l’enfant précédent est décédé et qu’elle est considérée comme une consolation. Bien souvent, ce n’est pas seulement un enfant qui est attendu, mais plus précisément un garçon, ce qui est régulièrement exprimé dans les noms donnés à des garçons nés après une longue attente, comme Máawé (m.) (ai

1

Tamarindus indica (Linn.).

2

Même si cette dimension n’est pas à négliger. Un même enfant né en brousse alors que sa mère revenait d’un enterrement dans un village situé à huit kilomètres de Mandiakuy a été nommé Ɓwónùu « Celui des rochers » par son grand-père, Ɲímwínu « Esprit de la brousse » par un oncle et Nuhúnu « L’étranger » par sa propre mère.

3

Les collines ou simples amas de rochers, notamment les amas de latérite riche en fer, sont des lieux sacrés où sont censés résider les enfants à naître (Leguy 2009).

4

La semaine comptait traditionnellement cinq jours. Dans certains villages, le marché a encore lieu tous les cinq jours, selon le rythme de la semaine traditionnelle. Les autres villages ont adopté la semaine de sept jours et le marché y a lieu tous les sept jours.

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Vitellaria paradoxa (Linn.)

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vu/quoi ?) « Qu’ai-je vu ? » : nommé par le grand-père paternel, parce que c’était le premier garçon de sa génération et qu’il espérait bien en voir naître d’autres. Il voulait signifier ainsi qu’il n’avait encore rien vu... De même, Ɲùnwá (m.) « Patience », est le premier garçon de sa mère. Sa grande sœur, née après plusieurs décès d’enfants, a été nommée Wεlo : « Faite pour essayer ». Il arrive aussi qu’une femme donne naissance à toute une série de filles, un enfant de sexe masculin se faisant alors désirer. Le père de Bìràwí (m.) (dire/quoi ?) « Que dire ? » n’avait eu que des filles et les gens médisaient à son sujet, jugeant qu’il n’était pas capable de donner naissance à un garçon.

Lorsque l’enfant est né, il lui a donné ce nom, la réponse étant la présence de l’enfant lui-même.

‘Ɛnawé (m.) (se trouver/où) « Où étais-tu ? » est le treizième enfant de sa fratrie : les dix premiers sont morts à la naissance et les onzième et douzième sont des filles, nommées Máasá (f.) (père/est fatigué) « Le père est fatigué » et Máhεbò (f.) (nég./refuser par caprice) « Ne refuse pas par caprice » : même si on aurait préféré un garçon...

Ces différents noms, dont la dimension propitiatoire s’exprime soit par antiphrase, soit de façon directe, sont des messages qui, s’ils s’adressent le plus souvent à des entités spirituelles ou à « la vie » de manière générale, peuvent également être entendus comme des messages plus personnels, dans un contexte où comme il l’a été dit plus haut, les enfants sont les garants de la prospérité d’un lignage. Il s’agit alors, pour ceux qui choisissent ce nom, de manifester la force vitale du lignage, soit en s’alliant les forces de la nature, les jours propices, les autels et les divinités, soit en laissant entendre que tout n’est pas joué, que l’on ne s’avoue pas vaincu même quand les enfants peinent à survivre. Dans les noms suivants, le message est plus spécifiquement adressé à une tierce personne, le plus souvent en relation avec des circonstances particulières qui peuvent sembler beaucoup plus étrangères à la vie de l’enfant lui-même.

Noms-messages adressés à une tierce personne

La majorité des noms du corpus sont des noms allusifs qui visent à transmettre un message à une tierce personne. Le nom à donner à l’enfant n’est alors qu’un prétexte à émettre un message d’une manière tout à fait valorisée dans ce contexte où « bien parler » consiste à parler en proverbes (Leguy 2001). Le nom est une formule elliptique qui prend sens dans le contexte plus général qui entoure la naissance de l’enfant et que ne peuvent vraiment comprendre que ceux qui sont concernés par ce dont il est question. L’enfant peut ainsi n’être qu’un porteur de message, dont il semble d’ailleurs être un porteur « indifférent », à l’exemple de cet homme nommé Ni’ó (personne/mauvaise) « Mauvais type », nom qui lui a été donné par un grand-père en conflit avec un voisin au moment de sa naissance.

Chez les Bwa, comme chez nombre de leurs voisins dont les Dogon (cf. Calame-Griaule, 1987), il faut toujours éviter d’émettre de « mauvaises paroles » (paroles de colère, insultes, rancœur, méchanceté...). L’usage de la parole voilée est le meilleur moyen de faire entendre un avis à quelqu’un sans s’adonner aux mauvaises paroles, qui non seulement entraînent des conflits, mais dévalorisent également l’énonciateur considéré alors comme quelqu’un qui ne sait pas parler (Leguy 2000). En ce sens, énoncer son message de manière allusive à l’occasion de la naissance d’un enfant est une stratégie intéressante : la formule condensée, poétique, est appréciée pour sa pertinence, et l’allusion est comprise par les personnes concernées, qui entendront le message à chaque fois que l’on nommera son porteur

1

. En l’occurrence, quand Ni’ó (« Mauvais type ») a reçu son nom, le voisin en question a sans doute compris l’allusion, mais n’a pu se sentir insulté sans prendre le risque de se dénoncer lui-même comme étant susceptible de mériter l’insulte. Ni’ó porte toujours son nom, même si les protagonistes de cette mésentente sont décédés depuis longtemps.

Par la nomination, un père peut faire entendre sa déception quant au choix conjugal de sa fille

1

« The indirectness involved in the creation of the proverbial names is motivated by the fact that in African societies,

indirectness is an acceptable and a comprehensible mode of communication. Expressing one’s feeling indirectly is

therefore neither considered a deliberate attempt by the speaker to be vague nor an act of insincerity. Indirectness,

besides helping to avoid open confrontation, also helps to maintain some degree of cordial relationship among members

of the society. » (Obeng 2001 : 51)

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(Leguy 2005), un individu peut clamer une vérité qui ne saurait se dire ouvertement, les lignages maternels et paternels peuvent se répondre par noms interposés

1

. Ce mode de fonctionnement va être éclairé par des exemples, mais on voit déjà combien le nom prend sens dans un contexte spécifique. Les noms-messages peuvent être entendus comme des « textes de circonstance » émis à l’occasion d’une naissance. Le nom serait dans ce cas une parole indirecte à comprendre dans le contexte particulier qui entoure la naissance de la personne, et peut être sans véritable lien avec sa propre histoire ou ses propres attributs.

Les noms-messages adressés à une tierce personne ou à la communauté sont plus généralement choisis par les grands-parents de l’enfant. Leur position d’anciens leur confère une autorité qui légitime les paroles critiques ou désobligeantes qu’ils peuvent ainsi énoncer. Si les messages portés par ces noms peuvent parfois être entendus comme de simples constats, ils ont généralement pour objectif une efficacité. Du point de vue performatif, il s’agit souvent soit d’une sorte de rappel aux normes, soit d’un appel à la conciliation, soit encore d’une sorte de défi.

Une parole d’ajustement, entre normes et pratiques

Quand les parents d’une fille

2

sont déçus par son mariage, soit parce qu’elle n’a pas écouté leurs conseils et est allée chercher un garçon dont on ne connaît pas la famille ou dont on déplore le faible statut social, soit parce qu’elle est partie avec le fils de rivaux

3

de longue date, ils peuvent exprimer de manière parfois très virulente leur opinion, profitant alors de la naissance de l’enfant pour adresser leur message à leur fille, à la famille de son époux ou bien même à tous ceux qui pourraient les dénigrer pour avoir permis une telle mésalliance. Dans une société patrilinéaire qui pratique la (patri)virilocalité comme c’est le cas chez les Bwa, le mariage d’une fille n’apporte rien d’autre à ses parents qu’une possibilité d’ouverture vers d’autres alliances

4

. Marier une fille, c’est donc d’abord une stratégie pour ouvrir son réseau d’alliance : la déception des parents peut se manifester dans les noms donnés aux petits-enfants lorsque la fille choisit un jeune homme considéré comme peu intéressant pour leur stratégie. Parfois, la colère est si amère qu’on attend que plusieurs enfants soient nés avant d’exprimer son opinion, en donnant aux aînés des noms plus anodins ou le nom d’un grand-père. Une jeune fille s’est par exemple unie à un membre d’un lignage de rivaux matrimoniaux (bàyánà). Ses parents ont appelé l’enfant né de cette union Tan’éré (m.) (voix (abrégé)/une seule) « Une seule parole », voulant signifier ainsi qu’ils ne changeraient pas pour autant d’opinion sur ces gens ; ils ont nommé l’enfant suivant Zunmàbè (f.) (connaître/leur/chose) « On les connaît ». Ces messages laissent entendre que l’union, désapprouvée, ne remet pas en question la mésentente séculaire entre les lignages rivaux. Dans un autre cas, les parents déçus ont nommé l’enfant de leur fille, partie vivre avec un membre d’un lignage de plus basse condition, Zùára

5

(f.) « Déconsidéré ». Ce qui est déconsidéré ici, c’est le

1

Par exemple Dabù (peut/cela) « Qui est capable » a reçu ce nom de son grand-père paternel. Or, c’est le nom d’un ancêtre de la famille maternelle, qui fut un temps chef du village, en tant qu’aîné du lignage fondateur. Les deux familles vivent dans le même village et sont en situation de compétition. L’emprunt de ce nom par un membre du lignage allié est entendu comme une provocation par les membres du lignage maternel, qui ont alors donné au même enfant le nom de Ɲìnzin, forme condensée de : lo zín mí yírè laà (il/provoque/son propre/œil/lui+à) « Provocation ».

Ainsi, la même personne est appelée « Qui est capable » par une partie des villageois, « Provocation » par l’autre partie.

2

Les femmes bwa sont connues pour leur indépendance et il n’est pas rare qu’une jeune fille impose son choix matrimonial à ses parents.

3

Certains lignages entretiennent depuis parfois plusieurs générations une rivalité, souvent suite au « vol » d’une fiancée, qui interdit tout mariage tant qu’un sacrifice rituel levant l’interdit n’a pas été accompli par un responsable religieux (on nomme ces rivaux d’un terme spécifique : ce sont des bàyánà).

4

Notamment la possibilité de voir venir une fille de ce lignage allié dans la famille : l’alliance matrimoniale préférentielle était autrefois chez les Bwa l’échange à réciprocité différé (Capron 1988 : chapitre 4), mais les Bwa ont toujours accordé une certaine importance à la liberté des jeunes filles.

5

C’est la forme accomplie du verbe « déconsidérer ». Quand j’ai rencontré Zùára, elle vivait chez ses grands-parents

maternels et y était nommée ainsi, ce qui n’empêchait pas chacun de l’apprécier et de lui manifester son affection

(tandis que dans le lignage paternel, où l’on se réjouissait du mariage, on l’appelait ‘Ànú « Aimer ». L’animosité des

parents de sa mère, de fervents chrétiens forgerons, était dirigée vers la situation matrimoniale de celle-ci (elle avait

épousé un garçon assez misérable et non chrétien) et non, bien entendu, vers l’enfant elle-même.

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mariage dans la mesure où il ne saurait conduire à des alliances futures. Dans le cas d’un redoublement d’alliance, l’enfant peut être nommé Máwe (m.) (nég./faire) « Cela ne se fait pas ».

Quand une fille est mariée dans un lignage allié, on est réticent à donner une autre fille de la même génération au même lignage : on préfère honorer d’autres alliances ou créer de nouveaux liens. Le redoublement d’alliance est vécu comme une redondance, un gâchis. On attend plutôt d’une cadette qu’elle permette de nouer des relations avec d’autres lignages. De même, les parents d’une fille voient souvent leurs projets s’effondrer si celle-ci s’éprend d’un étranger, rencontré en ville par exemple, ce qui arrive de plus en plus souvent avec le développement de la migration féminine

1

. Quand elle vient présenter son enfant à ses parents, ils peuvent lui donner un nom comme Wétá (f.) (fais/part) « Fais ton choix » ou Mùúcirá (m.) (cela+nég./concerne+nous) « Cela ne nous concerne pas ». Le message est adressé à la mère de l’enfant par ses parents, qui la laissent épouser l’étranger, mais la préviennent ainsi qu’elle ne pourra pas se plaindre à eux par la suite si elle rencontre des difficultés.

Des noms comme Tandὲn (m.) « Parole ancienne », Tan’éré (m.) « Une-seule-parole », Máatámú (m.) « Parole du père », Tà’àtían (f.) « J’ai raison »

2

ou Tánsin (f.) « Bonne parole » sont fréquemment donnés par des anciens à leurs petits-enfants, afin d’affirmer une position ou de renvoyer aux « paroles anciennes ». Les relations politiques peuvent également inspirer les donneurs de messages, trouvant ainsi matière à exprimer leurs opinions sur des décisions ou des situations qui ne leur plaisent pas. C’est souvent ce que font les vieilles femmes, qui ne prennent pas forcément part aux décisions villageoises, mais peuvent suggérer par un message allusif qu’une situation conflictuelle a trop duré ou qu’une décision n’est pas raisonnable. Un enfant avait par exemple été nommé Fíobὲ (m.) « Chef de Fio » à sa naissance dans sa famille maternelle, famille dans laquelle étaient ordinairement désignés les chefs administratifs du village de Fio. Mais quelque temps après, la chefferie a été confiée à un autre lignage du village, et la grand-mère a renommé l’enfant Wítoro (m.) (c’est+pron. inter./appartient/village) « À qui appartient le village ? », dénonçant ainsi allusivement ce qu’elle considérait comme une usurpation. Sábusé (f.) (est fatigué/cela/chez) « J’en ai assez » fut nommée par sa grand-mère qui, ne voulant pas dénoncer ouvertement les conflits familiaux, trouvait ainsi moyen d’ouvrir son cœur sans critiquer personne...

De même pour Tewέvò (m.) (appartenir/pronom réciproque/est fini) « Nous ne nous appartenons plus ». Quand il est né, sa famille était embrouillée dans un grave conflit interne, certains souhaitant se séparer de la grande famille pour cultiver de leur côté, malgré le désaccord des anciens. Le grand-père avait donné ce nom pour signifier que la séparation inévitable marquait la fin de la famille.

Les noms-messages sont d’autant plus virulents que la situation ainsi condamnée est grave.

Ainsi, il y avait à Mandiakuy une vieille nommée ‘Uózodumana « A couché avec sa fille »

3

. C’est seulement après sa mort que mon informatrice a osé demander à sa cadette d’où elle tenait ce nom.

Cette femme était née d’une relation incestueuse entre un père veuf et sa fille ; elle était la fille de son grand-père. Ce sont les vieilles du village qui avaient ainsi nommé l’enfant de cet homme qui venait d’ailleurs et parlait un autre dialecte. Le nom avait été adopté par tout le village et demeurait usité, même quand la femme ainsi désignée était âgée et que son histoire était en partie oubliée. En la nommant de cette façon, les vieilles du village entendaient dénoncer une situation particulièrement dramatique

4

et marquer ainsi les limites admises.

Une parole de conciliation

1

Depuis les années 1990, les jeunes filles bwa sont de plus en plus nombreuses à partir quelques années en ville pour y travailler comme domestique. (Lesclingand 2004)

2

(part/est/vérité).

3

(terme d’affection adressé généralement à l’aînée des filles/petit/dormir/suff. du passé).

4

Ceux qui se rendent coupable d’inceste, ainsi que leurs enfants, sont victimes d’ostracisme. On les nomme zὲ’í et,

traditionnellement, ils ne doivent pas être enterrés mais jetés dans un cours d’eau, leur cadavre étant susceptible de

rendre la terre inféconde (Leguy 2009). Exclus du réseau d’alliance de leur lignage, ils sont réduits au célibat ou à

épouser quelqu’un qui est dans la même situation. Souvent, ils sont chassés de leur village et doivent trouver refuge

ailleurs, parfois en se regroupant entre eux en village indépendant.

(14)

Les noms-messages peuvent également manifester une certaine recherche de conciliation, inviter à la pacification des relations. C’est fréquemment le cas dans les situations matrimoniales difficiles (Leguy 2005), quand, face à la déception exprimée par les parents de la fille – généralement dans le nom donné à un aîné – les parents du garçon manifestent leur désir de réconciliation en nommant l’enfant d’un nom-message adressé aux parents de leur belle-fille comme Nεmù’u (m.) (donne/cela/se passe sans histoire) « Fais que cela se passe sans histoire » ou Hέra-dò (f.) (paix/est difficile) « La paix est difficile ».

Malgré leur déception, les parents d’une fille partie se marier sans leur consentement peuvent également manifester leur volonté de pacification, même quand les événements qui ont conduit au mariage ont été difficiles. Sìmalé

1

« Ne se fâche pas » a ainsi été nommée par son grand-père maternel qui, malgré sa désapprobation, voulait signifier à sa fille et à ses alliés qu’il n’était pas fâché pour autant, l’important étant, dans certaines situations, de pouvoir conserver de bonnes relations.

Afin de mettre fin aux conflits, certaines vieilles femmes n’hésitent pas à nommer leurs petits- enfants Sέmíte (se fatiguer/soi-même) « Se fatiguer » par exemple, manifestant ainsi qu’il est temps d’en finir, à l’instar de cette femme qui souffrait de la méchanceté d’une coépouse et a donné ce nom à sa petite-fille, afin que la première change de comportement

2

. Dὲὲcírí (regarder/en profondeur) « Allons à l’essentiel » a ainsi été nommée par sa grand-mère comme un appel à cesser les querelles villageoises et à ne pas s’attarder sur des broutilles.

Ce qui est finalement en jeu derrière ces allusions, c’est la garantie de bonnes relations apparentes entre lignages voisins, entre hommes et femmes, entre cultivateurs et gens de castes (griots et forgerons)... Dire ce que l’on pense de manière implicite en nommant un nouveau-né permet de sauver la face en faisant entendre son message, tout en préservant la paix sociale. Les noms-messages ainsi donnés sont alors le signe d’une certaine volonté de préservation de bonnes relations : on dénonce de manière allusive une situation en espérant que la personne concernée saura entendre et changera d’attitude, mais on le fait sans remous, en évitant tout conflit ouvert. S’il faut entendre le nom comme un message circonstanciel qui n’a de sens que dans un contexte d’émission singulier, son usage rappelle cependant de manière plus large que la bonne entente entre hommes qui sont voués à vivre ensemble est garante de la prospérité sociale.

Une parole de défi

Enfin, les noms-messages donnés aux enfants sont parfois de véritables paroles de défi adressées de manière allusive, mais non moins percutante, aux personnes concernées, dont on suppose qu’elles sauront se reconnaître. Certains noms peuvent ainsi être entendus comme de véritables injures, dont l’enfant n’est que l’innocent porteur : c’est le cas de Ni’ó (dont il a été question plus haut), ou encore ‘A’ó (m.) (griot/mauvais) « Mauvais griot », visant un griot dont on a à se plaindre suite à un travail mal fait ou à une suite de mauvais coups déplaisants.

Nùwadubá (honte/bénédiction) « Bénédiction de la honte » porte un nom, donné par ses grands- parents maternels, qui s’adresse plus précisément au précédent mari de sa mère. Durant cette première union, aucun enfant n’était né et, au bout de quelques années, exaspéré, l’homme avait renvoyé chez elle cette femme inféconde, ce qui n’est pas une pratique courante chez les Bwa où la polygamie est permise. Retrouvant un mari, elle fut très vite enceinte d’un enfant que ses parents nommèrent Nùwadubá, comme une vengeance envers son précédent époux, accusé ainsi implicitement d’être à l’origine de la stérilité du couple.

Si ces noms-messages adressés plus spécifiquement à quelqu’un sont souvent du fait d’une personne âgée, à l’autorité incontestée, certaines personnes plus jeunes se permettent parfois, par défi, d’énoncer également des messages virulents. Ainsi la mère de Debu (f.) (On va voir ça) l’a-t- elle ainsi nommée en s’adressant plus précisément au père de son mari, qui ne l’appréciait pas

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(cœur/nég./sort).

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Ce qui, d’après mon informatrice, n’a pas été très efficace, car la coépouse est toujours aussi méchante et a survécu à

la pauvre grand-mère…

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