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View of L’autocommentaire en scène Les enjeux de la réflexivité dans un média éphémère

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

L’autocommentaire en scène implique d’autres enjeux et d’autres risques que le texte imprimé. Compte tenu de la nature du média théâtral, des questions comme l’auctorialité ainsi que l’appartenance à l’œuvre et au hors d’œuvre s’y trouvent parfois brouillées. Cet article traite, dans un premier temps, des spécificités du média théâtral et du pacte particulier qui s’y instaure et est susceptible de rendre flous le statut de certains autocommentaires, inscrits au sein d’un espace ambigu entre œuvre et non- œuvre. Il porte dans un second temps sur la réception de ces commentaires et sur la manière dont ils mettent en place une représentation de soi ou de l’œuvre en recher- chant, dans ce média éphémère, une adhésion – ou réaction – dans l’immédiat plutôt que l’édification d’une réception dans le temps. Notre réflexion porte sur trois spec- tacles : Quixote (2001), de Fábio Namatame ; L’Effet de Serge (2007), de Philippe Quesne et Disabled Theater (2013), de Jérôme Bel.

Abstract

Self-comments in theatre involve other stakes and risks than printed text. Given the nature of theatre, issues like auctoriality and intentionality are sometimes confused.

The first part will deal with theatrical media specificities that blur the status of certain self-comments; we will discuss there the creation of ambiguous spaces by playing with the theatrical pact. The second part will reflect on the reception. It contains an analysis on how these comments aim to develop an image of the artist or their work in order to seek for an immediate adhesion (rather than building it in a long time run). Our study is based on the three following shows: Philippe Quesne’s L’effet de Serge (2007); Fabio Namatame’s Quixote (2001) and Jérôme Bel’s Disabled Theater (2013).

Rafaella U

hiara

L’autocommentaire en scène

Les enjeux de la réflexivité dans un média éphémère

Pour citer cet article :

Rafaella Uhiara, « L’autocommentaire en scène : les enjeux de la réflexivité dans un média éphémère », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, « Au risque du métatexte », s. dir. Karin Schwerdtner & Geneviève de ViVeiroS, février 2015, pp. 55-62.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès GUiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (KU leuven) Jan herman (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel liSSe (FNRS – UCL) Anneleen maSSchelein (KU Leuven) Christophe meUrée (FNRS – UCL) Reine meylaertS (KU Leuven) Stéphanie VanaSten (FNRS – UCL) Bart Vanden boSche (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven)

Olivier ammoUr-mayeUr (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo berenSmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaertS (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKeS (Worcester College – Oxford)

Philiep boSSier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca brUera (Università di Torino)

Àlvaro ceballoS Viro (Université de Liège) Christian cheleboUrG (Université de Lorraine) Edoardo coStadUra (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGhton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de brUyn (Maastricht University)

Dirk delabaStita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix – Namur)

Michel delVille (Université de Liège)

César dominGUez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KolhaUer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowSKi (Université Stendhal-Grenoble III) Sofiane laGhoUati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne – Paris IV) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc maUFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meUret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (University of Limerick) Miguel norbartUbarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oberhUber (Université de Montréal)

Jan ooSterholt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté SnaUwaert (University of Alberta – Edmonton) Pieter VerStraeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

ConseilderédaCtion – redaCtieraad

David martenS (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu SerGier (UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis), Laurence Van nUijS (FWO – KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen

Elke d’hoKer (KU Leuven)

Lieven d’hUlSt (KU Leuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

Myriam watthee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifiqUe – WetensChappelijkComité

ComitédedireCtion – direCtieComité

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, février 2015

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l’

aUtoCommentaire en sCène

Les enjeux de la réflexivité dans un média éphémère

L’autocommentaire en scène implique d’autres enjeux et d’autres risques que le texte imprimé. Étant donné la nature du média théâtral, des questions comme l’aucto- rialité, l’œuvre et le hors œuvre s’y trouvent parfois brouillées. Des spécificités du mé- dia théâtral qui rendent flous le statut de certains autocommentaires feront l’objet de la première partie. Dans un premier moment, il sera question de la création d’un espace ambigu entre œuvre et non-œuvre par le jeu avec le pacte théâtral et, dans un second moment, nous traiterons de la façon dont le comédien peut émettre des commentaires hors œuvre à l’intérieur de la durée d’un spectacle. La seconde partie de l’article porte sur la réception et la façon dont ces commentaires visent à mettre en place une repré- sentation de soi ou du travail, recherchant, dans ce média éphémère, une adhésion – ou réaction – dans l’immédiat plutôt que l’édification d’une réception dans le temps. Notre réflexion s’appuiera sur trois spectacles : Quixote (2001), de Fábio Namatame, L’Effet de Serge (2007), de Philippe Quesne, et Disabled Theater (2013), de Jérôme Bel.

1. l

esspéCifiCités del

aUtoCommentairethéâtral

Puisque dans cet art vivant le hasard a un rôle crucial, il est parfois difficile de saisir ce qui est interne ou externe à une œuvre théâtrale. Cette partie s’intéresse à la possibilité au théâtre de forger des espaces hors œuvre dont la vocation est d’être utilisés pour émettre des autocommentaires.

1.1. Les frontières d’une œuvre théâtrale

L’évènement théâtral se fonde sur un pacte établi entre scène et salle. Des spectateurs viennent participer à un évènement dans lequel il y aura fondamentale- ment deux espaces symboliques : celui de la scène et celui de la salle. Dans celui de la scène, il peut y avoir une fiction et, quand ce n’est pas le cas, ce qui se passe dans cet espace est au moins doté d’une charge symbolique différente. En effet, selon Élie Konigson, historien du théâtre, « le lieu théâtral n’est pas la rue, mais un espace, qui peut certes être la rue, mais soustrait à la contingence et organisé, c’est-à-dire investi symboliquement »1. Ainsi, compte tenu de la nature de cet art, fondamentalement différent de la littérature, il peut être parfois difficile de définir, dans une représen- tation théâtrale, si un discours est étranger ou propre à une œuvre.

Cette difficulté apparaît d’autant plus clairement dans le prologue du spec- tacle Quixote, mis en scène en 2001 par Fábio Namatame à São Paulo. Quand le pu-

1. Élie KoniGSon, « Le spectateur et son ombre », dans Le Corps en jeu, s. dir. Odette aSlan, Paris, CNRS, 1993, p. 188.

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blic entre dans la salle, le comédien est déjà en scène ; il parle de manière informelle avec les spectateurs qui arrivent. Dans une captation du spectacle, il est possible d’entendre des lycéens entrant dans la salle : « Mince ! On est en retard ! Le spec- tacle a déjà commencé ! »2, suivi de la réponse rapide du comédien : « Non, non ! C’est moi qui ne voulais pas rester dans les coulisses ! Tant qu’il n’y a pas les trois coups, ça ne compte pas. Je ne joue rien pour l’instant ! ». Les trois coups, on ne les entendra jamais, alors que ce prologue non-assumé dure une vingtaine de minutes, soit un tiers du spectacle. Or, si les spectateurs croient que ce prologue n’est qu’une petite conversation avec le comédien précédant le spectacle, ces autocommentaires ne sont pas perçus par eux comme appartenant à l’œuvre et ne font pas l’objet d’un investissement symbolique autre que celui d’une conversation quotidienne ; ils considèrent alors ces commentaires comme « hors œuvre ». Ce prologue se repro- duit suivant ce même canevas à chaque présentation ; il est ainsi conçu comme par- tie de l’œuvre par les créateurs. Cette partie est d’autant plus importante à l’intérieur de la structure de cette œuvre que c’est elle qui permet au comédien de devenir un Don Quichotte crédible, en dépit de sa célébrité publicitaire, qui attire beaucoup de spectateurs curieux de le voir en personne ; nous y reviendrons.

Quixote est ainsi l’exemple d’un spectacle qui joue avec le pacte entre scène et salle pour forger un hors œuvre à l’intérieur même de la durée de l’évènement théâ- tral. Ce moment ambigu sera d’ailleurs consacré à des autocommentaires ciblant la modification de l’image du comédien et du média théâtral, comme nous le verrons dans la seconde partie de l’article.

1.2. Le risque structurel

Un autre élément structurel du théâtre qui rend trouble l’appartenance d’un commentaire à l’œuvre est l’importance du hasard. La difficulté de démêler les élé- ments intentionnels, conçus au préalable, de ceux qui sont produits par le hasard de l’évènement rend l’auctorialité davantage diffuse dans cet art collectif. Une réplique ou un geste peut avoir été réfléchi auparavant par un auteur (ou metteur en scène), responsable d’une conception de l’unité artistique de l’œuvre, ou bien, ce même geste ou réplique peut avoir été créé à l’improviste par le comédien. Comme l’obser- vait Anne Ubersfeld :

À proprement parler, on ne sait plus qui est l’émetteur principal, l’auteur ou le metteur en scène ou les comédiens. Cette indécision est la base même de la communication théâtrale ; c’est elle qui fait du théâtre non pas un médium par lequel un individu parle à un autre individu, mais une activité par laquelle une collection d’artistes, unis dans le même projet, parle à une collection d’indivi- dus unis dans la même activité, la réception du théâtre.3

Il existe dans la représentation théâtrale une ouverture structurelle permettant au comédien de faire des commentaires non seulement en accord avec cette voix col- lective, mais aussi en se détachant d’elle, de sorte qu’on puisse se demander parfois si les autres artistes sont d’accord avec ce qui est dit. Le spectacle a donc la possibi-

2. Toutes les citations de transcription du spectacle sont issues d’une captation inédite réalisée le 15 septembre 2003 au Teatro Folha, à São Paulo, aimablement cédée par Carlos Moreno.

3. Anne UberSFeld, « Communication théâtrale », dans Les Termes clés de l’analyse du théâtre, Paris, Seuil, « Mémo – Lettres », 1996, p. 21.

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lité de semer parfois dans le public le doute sur l’appartenance ou non de certains moments à l’œuvre.

Ce type de doute n’est pas banal : si les acteurs ont répété, l’énoncé fait partie de la conception globale du spectacle ; s’ils n’ont pas répété, ce qui se produit a la possibilité d’être perçu comme non intentionnel et, éventuellement, étranger à une œuvre réfléchie préalablement. Dans L’Effet de Serge, du metteur en scène et plas- ticien Philippe Quesne, cette fragilité du jeu est réitérée par la présence d’un chien et celle d’invités locaux qui ne connaissent pas l’intégralité du spectacle. Ils jouent les amis de Serge, un artiste qui crée des spectacles d’effets son-lumière tous les dimanches chez lui ; ces invités ne connaissent les petits spectacles de Serge qu’à la première du spectacle. Ceci relève d’un choix volontaire du metteur en scène qui vise à garder une certaine fraîcheur dans les réactions de ces comédiens invités et dans les interactions entre eux et le protagoniste. Dans certains moments très comiques, les invités sont susceptibles d’avoir des réactions qui ne semblent pas être celles de leurs personnages, telles que des rires refoulés. Dans ces moments, devient explicite le conflit entre le comédien, qui trouve la scène drôle et a envie de rire, et le personnage, qui veut prétendre être plus ou moins embarrassé après la présentation d’un spectacle mauvais. Ce rire portant un jugement sur le spectacle, ne serait-il pas un commentaire minimal sur l’œuvre de quelqu’un qui y participe ? Puisqu’il est involontaire, fait-il partie de l’œuvre ?

Ouvrons une parenthèse, qui nous semble mériter le détour dans le présent dossier : nous connaissons l’intention du metteur en scène ainsi que toutes ces données processuelles que nous venons de décrire uniquement parce qu’elles ont été publiées. C’est une habitude courante dans le milieu des arts de la scène, qui mériterait par ailleurs d’être analysée. En l’occurrence, nous avions lu un entretien publié dans la revue Théâtre/Public dans lequel Philippe Quesne déclare travailler de cette façon car il cherche à « conserver le trouble : mettre le public en situation de se demander si les acteurs ont répété ou pas »4. La diffusion même de cette déclaration ne changerait-elle pas paradoxalement la donne ? Pour ceux qui l’ont lu, il est pos- sible qu’il n’y ait plus tellement de trouble, ou du moins pas de la même façon. Bien que les réactions des invités locaux soient imprévisibles et non intentionnelles, nous apprenons que la démarche du metteur en scène cherche justement à créer une situation d’embarras et de fragilité entre Serge et ses invités. Ainsi, selon nous, ces intentions peuvent faire partie de l’œuvre si le public a conscience de la démarche du metteur en scène, explicitée lors de ses entretiens.

La même situation peut être observée dans un autre spectacle étudié ici : Disabled Theater, de Jérôme Bel. Il s’agit d’un autre cas jouant de façon similaire sur le brouillage de l’appartenance du commentaire sur scène au spectacle et que le metteur en scène prétend ne pas maîtriser, lors d’entretiens publiés, dont celui-ci sur mediapart.fr :

Il y a eu des répétitions, mais le présent surgit de telle manière que le passé, c’est-à-dire les indications que j’ai pu donner, disparaissent. Disons même que ces indications sont anéanties. C’est tout le contraire du théâtre, et de l’art en général. En même temps, c’est d’une force incroyable. [...] Ils créent des événe-

4. Philippe QUeSne, « Les mots écrits me plaisent - propos recueillis par Sabrina weldman », dans Théâtre/Public, n° 184, 2007, pp. 56-57.

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ments théâtraux : quelque chose qui se passe, et qui ne se repassera pas. C’est fantastique, mais cela m’effraie aussi totalement.5

Intégrant la longue liste de spectacles documentaires de Jérôme Bel, Disabled Thea- ter met en scène onze comédiens handicapés mentaux de la troupe suisse Theater HORA. Ce spectacle tire un grand intérêt de la sincérité extrême de ces comédiens, qui, selon une autre déclaration du metteur en scène, « n’ayant pas intégré certaines conventions du théâtre, sont plus libres que des performers habituels »6.Ainsi, pen- dant le spectacle, il est possible de voir que leur présence sur scène n’est pas dif- férente de celle du quotidien : ils ne se soucient pas de dissimuler leurs ressentis durant le spectacle : l’ennui, l’envie de rire, de pleurer, de parler avec le comédien d’à côté. Étant donné la difficulté, voire l’impossibilité, de figer des scènes pour qu’elles soient présentées telles que le metteur en scène les auraient conçues, le travail de conception du spectacle se situe plutôt dans l’organisation d’un dispositif.

Le spectacle structure les solos et les témoignages assez libres des comédiens par la narration des consignes de Jérôme Bel énoncées en français et en allemand par l’interprète de la troupe.

Dans une sorte d’épilogue, ils sont invités à partager avec le public leur res- senti sur le spectacle, ainsi que les retours – notamment négatifs – qu’ils ont reçus.

Si, d’un côté, ces commentaires font partie de l’œuvre car leur inscription y est volontaire et réfléchie, d’un autre côté, en tant que spectateur, il est possible de les percevoir comme détachés de l’œuvre, leurs contenus étant imprévisibles au point d’« effrayer » le metteur en scène. Il est donc assez difficile de définir le statut des commentaires des comédiens dans ce spectacle, tout comme dans le champ théâtral plus largement. La nature de cet art vivant donne au hasard un rôle majeur. De plus, s’agissant d’un art collectif, l’auctorialité est trouble. Ainsi, un autocommentaire émis à l’intérieur de la durée d’un spectacle théâtral peut être perçu comme intérieur ou extérieur, voire à la fois intérieur et extérieur, à l’œuvre. En lisant cependant les entretiens avec le metteur en scène, qui sont d’ailleurs publiés dans le programme de salle, nous comprenons que quoique les commentaires soient imprévisibles, il s’agit d’un choix conscient du metteur en scène de travailler avec cette matière.

2. l

aqUêted

adhésionparlaréflexivité

Dans cette partie, nous analyserons les autocommentaires présentés dans la partie précédente dans leur rapport au spectateur et à l’image de soi.

2.1. Disabled Theater : les critiques négatives sur le spectacle en scène

Dans le but de proposer une réflexion sur le rapport de notre société et de nous-mêmes face au handicapé ainsi qu’au ban de leur représentation, ce spec- tacle met en scène le handicap. Le spectacle est pour cette raison parfois considéré

5. Ludovic lamant, « Voir en quoi l’incapacité peut être productive », dans Mediapart, le 7 juil- let 2012. [En ligne], URL : www.mediapart.fr/journal/culture-idees/020712/avignon-2012-jerome- bel-voir-en-quoi-lincapacite-peut-etre-productive

6. « Les acteurs handicapés mentaux, du fait de leur altération au niveau cognitif, n’ont pas intégré certaines de ces conventions [du théâtre]. Cette situation est extrêmement intéressante pour moi car leur théâtre est d’une certaine manière plus libre que celui des performers habituels » (Jérôme bel, « Disabled Theater », dans Chimères. Revue de schizoanalyses, n° 80, 2013, p. 198).

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voyeuriste7 et il ne fait certainement pas l’unanimité du public. Puisque c’est un spectacle qui renforce beaucoup la distance, l’altérité et la différence, ce sera plutôt aux commentaires sur le spectacle – notamment négatifs – que le public pourra s’identifier. Ceux-ci composent une sorte d’épilogue où il est demandé aux comé- diens de venir l’un après l’autre au micro pour partager leur opinion sur le spectacle ainsi que les retours qu’ils ont eus, dont la plupart viennent de leurs familles. Ceci ne serait d’ailleurs pas aussi délicat si les familles étaient toutes enthousiastes à l’égard du spectacle.

Parmi les impressions négatives, un comédien confie que son frère avait pleuré au retour du spectacle car celui-ci lui semblait un freakshow. Les remarques sont très diverses et les spectateurs de Disabled Theater se retrouvent souvent dans l’une d’eux. En tant que spectatrice, ces commentaires ont eu un effet intéressant sur moi. Pendant tout le spectacle, j’étais perplexe et irritée face à la démarche du chorégraphe. Dès le moment où je me suis rendu compte que les comédiens et Bel lui-même avaient conscience des problèmes que je voyais dans la proposition, je me suis mise à reconsidérer le spectacle. Premièrement, si les comédiens disent dans leurs commentaires être heureux d’y participer, tout en étant conscients de ces impressions négatives, il me semble légitime qu’ils y prennent part. Deuxièmement, si Jérôme Bel lui-même connait ces avis, il a donc eu l’occasion de réfléchir longue- ment à ces questions ; ainsi, s’il continue tout de même à présenter le spectacle, la proposition mérite sans doute une analyse plus approfondie.

2. 2. L’Effet de Serge : rions des querelles du théâtre contemporain

Comme mentionné dans la première partie de l’article, L’Effet de Serge, de Philippe Quesne, représente en clé comique un artiste qui crée des effets « son- lumière ». Jouer sur une telle esthétique aujourd’hui n’est pas un choix anodin. Le spectacle semble caricaturer les créations fumistes qui misent tout sur les sensa- tions en laissant en second plan, voire en refusant complètement, non seulement toute fable, mais aussi tout sens de façon plus générale. Pour montrer plus concrè- tement la façon dont le spectacle de Quesne déjoue cette esthétique, regardons de près l’une des petites présentations de Serge : « Effet lumineux sur une musique de Wagner ».

Le petit spectacle est assisté par ses deux spectateurs depuis le salon de Serge à travers une porte vitrée. Les lumières sont éteintes, on écoute le début grandiose de la Chavauchée des Waklyries, petit à petit suivie par le clignotement des phares d’une voiture empruntée à un ami de Serge, puis par beaucoup de fumée. Le choix de la musique n’est certainement pas insignifiant : la mise en scène moderne ainsi que ce « théâtre à sensations » que caricature Quesne hérite sans doute beaucoup de l’esthétique sensorielle et immersive de Wagner. Dans L’œuvre d’art de l’avenir, par exemple, il est possible de voir que le projet wagnérien de réunir tous les arts dans une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) tient beaucoup à l’idée d’une expression universaliste (« des sensations et des sentiments de l’espèce, communs à tous ») à

7. Par exemple : « Et qu’il le veuille ou non, le spectateur se retrouve dans la posture d’un voyeur » (Johannes SieVerdinG, « Peut-on mettre en scène des handicapés ? », Metropo- lis/Arte. [En ligne], URL : www.arte.tv/fr/disabled-theater-peut-on-mettre-en-scene-des- handicapes/7542688,CmC=7542692.html)

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l’aUtocommentaireenScène

travers « la toute-puissance des sensations physiques et des sentiments du cœur »8. Néanmoins, cette idée, dans le contexte actuel, peut renvoyer assez facilement à la

« futilité postmoderne »9, traitée par Jean-François Lyotard, dans laquelle « la mora- lité des moralités serait le plaisir ‘esthétique’ ». Par ailleurs, la réflexion de Lyotard nous semble trouver son équivalent théâtral dans le théâtre dit « postdramatique » qui postule que « le politique du théâtre est le politique de la perception »10.

Dans les dernières décennies, cette esthétique postdramatique a gagné beau- coup d’espace dans les principales programmations des grands théâtres et festivals en France et en Europe. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes programmations où se présentent les spectacles de Quesne. L’Effet de Serge est ainsi présenté dans ces théâtres pour leurs publics, qui sont certainement familiers, voire enthousiastes, de cette esthétique. Les effets maladroits de Serge semblent porter un regard critique sur le problème d’indéfinition du sens, souvent caché sous prétexte d’ouverture, dans certaines de ces œuvres à vocation sensorielle. À ce sujet, nous renvoyons à l’importante œuvre d’Umberto Eco, L’œuvre ouverte, où se distingue clairement la différence entre « ouverture » et « indétermination » :

Or, « ouverture » ne signifie pas « indétermination » de la communication,

« infinies » possibilités de la forme, liberté d’interprétation. Le lecteur a simple- ment à sa disposition un éventail de possibilités soigneusement déterminées, et conditionnées de façon que la réaction interprétative n’échappe jamais au contrôle de l’auteur.11

Une fois la présentation terminée, Serge retourne dans la maison. Avec un regard fier, il demande à ses amis – joués par les invités locaux – ce qu’ils en pensent. « Les lumières suivent le rythme de la musique », explique-t-il après leur silence embarras- sant. Les invités locaux continuent alors à se taire et affichent leur embarras car ils n’ont grand-chose à dire à l’artiste. Le fait que ces comédiens répriment leurs rires nous montre qu’ils jugent drôle cette partie du spectacle de Philippe Quesne auquel ils participent. La salle est remplie par les éclats de rire du grand public qui assiste au spectacle de Quesne. Ces rires sont provoqués à la fois par la scène, qui est effec- tivement amusante, et par ces comédiens, qui miroitent notre position spectatrice sur la scène.

Le rire est intéressant car il met en évidence un accord entre les rieurs, en l’occurrence le public réel et les comédiens qui jouent le petit public de Serge, for- geant une relation « presque de complicité », car, comme l’observait Bergson : « Notre rire est toujours un rire de groupe. [...] Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs réels ou imaginaires »12. Dans ce cas, invités locaux et public partagent non seulement le sentiment de partager l’idée que le spectacle de Philippe Quesne est amusant, mais aussi le rire d’une esthétique vide, qui peut être celle actuelle, très légitime.

8. Richard waGner, L’Œuvre d’art de l’avenir, trad. J.-G. Prodhomme, Paris, D’aujourd’hui, 1982, p. 96.

9. « La futilité convient au postmoderne » (Jean-François lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, « Débats », 1993, p. 11).

10. Hans-Thies Hans-Thies lehmann, « Politique de la perception, esthétique de la responsabilité », dans Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 291, souligné par l’auteur.

11. Umberto Umberto eco, L’Œuvre ouverte, trad. Chantal roUxde bézieUx, Paris, Seuil, 1965, p. 19.

12. Henri Henri berGSon, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, P.U.F., « Quadrige », 1993, p. 5.

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2.3. Quixote : La transformation de son image par l’autocommentaire

Dans Quixote, les commentaires réflexifs semblent chercher à modifier l’image du comédien et du média théâtral. Rappelons-nous ce spectacle : il s’agit d’un monologue, librement inspiré du roman de Cervantès et joué par Carlos Moreno, grande célébrité publicitaire au Brésil. La forte popularité de la légendaire campagne Bombril13 a aidé à attirer au théâtre un grand public non-habitué, curieux de voir sur scène la star des éponges. D’ailleurs, Quixote a été amplement diffusé comme le spectacle du « garçon-Bombril », bien que cette marque ne l’ait pas sponsorisé. De

« Le garçon-Bombril joue Don Quichotte »14 à « Quixote : Carlos Moreno essaye de surmonter sur scène son stigmate de garçon-Bombril »15, de nombreux articles ont cru bon de rapporter l’association entre la marque de produits de nettoyage et le comédien. Le spectacle commence ainsi par le prologue informel décrit en première partie, dans lequel le comédien entame des petites conversations avec les specta- teurs en cherchant à briser la glace à propos de sa célébrité publicitaire à l’aide de petites blagues : « Vous me connaissez tous de la télé, mais je suis un comédien aussi

! Bah, oui...Être comédien, ça ne s’arrête pas à vendre des éponges à la télé ! »16. Ces commentaires autodérisoires ne se restreignent pas à l’image du comédien, elle s’étend jusqu’à une idée d’impopularité du théâtre : « Supposons que ce monsieur au troisième rang n’est venu que pour faire plaisir à sa femme [...] »17.

Ce prologue non-assumé comme partie de l’œuvre se présente comme une occasion de défendre l’art théâtral devant le public. Ce plaidoyer commence par la question de la transfiguration, point en commun entre Don Quichotte et le théâtre, puis embrasse d’autres spécificités du théâtre, exposées comme des avantages par rapport à d’autres médias : « Ce qui est intéressant au théâtre – tout est intéressant : la télévision, le cinéma, tout ! – mais le théâtre n’a lieu que grâce à une vraie ren- contre… »18. Ce qui est donc assez curieux dans ce prologue, c’est qu’il consiste en une défense de l’art théâtral, tout en prétendant ne pas se servir d’une forme théâ- trale pour véhiculer ce même discours. Ainsi, si le but du spectacle était celui de sus- citer une réflexion sur la nature du théâtre pour un public a priori non-convaincu, le choix de prendre appui sur l’œuvre de Cervantès se révèle finalement astucieux car, outre la possibilité de faire un éloge de la transfiguration et par extension du théâtre, Carlos Moreno devient lui-même un « donquichotte », c’est-à-dire, un « redresseur

13. Au-delà des nombreux prix reçus, les publicités du Garçon-Bombril sont tellement célè-Au-delà des nombreux prix reçus, les publicités du Garçon-Bombril sont tellement célè- bres qu’elles ont parvenu à transformer le slogan de la marque – « 1001 utilités » – en une phrase culte, et son nom, « bombril », en une métonymie pour désigner son principal produit, à savoir des éponges d’acier. Le Garçon-Bombril a tellement captivé le public brésilien que ses publicités étaient annoncées dans les programmes de télévision. Lorsqu’en 2004, la compagnie du publicitaire Wash- ington Olivetto n’a pas renouvelé le contrat de Moreno, le public s’est mis à réclamer son retour.

Moreno a été le Garçon-Bombril pendant 30 ans et est même parvenu à figurer dans le Guinness Book dans la catégorie « Most appearances in television commercials for the same brand ».

14. « Garoto Bombril interpreta Quixote » (« Le �garçon Bombril’ joue Don Quichotte »), dans « Garoto Bombril interpreta Quixote » (« Le �garçon Bombril’ joue Don Quichotte »), dans Folha de São Paulo online, Région de São José dos Campos, le 17 mai 2001. [En ligne], URL : www1.

folha.uol.com.br/fsp/vale/vl1705200126.htm

15. Eudinyr Eudinyr FraGa, « Quixote : o ator Carlos Moreno tenta superar no palco estigma de ga- roto Bom Bril » (« Quixote : le comédien Carlos Moreno essaye de surmonter sur scène le stigmate de �garçon Bombril’ »), IstoÉ Online. [En ligne] URL : www.terra.com.br/istoegente/60/divearte/

teatro_quixote.htm

16. Transcription de la captation du spectacle Transcription de la captation du spectacle Quixote (voir note 2).

17. Ibid.

18. Ibid.

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l’aUtocommentaireenScène

de torts chimérique et généreux »19. La défense du théâtre dans un tel contexte ne renverrait-elle pas à une bataille contre des moulins à vent ? Son ennemi – le scep- ticisme envers le théâtre – ne serait-il peut-être qu’imaginaire ? C’est la reconnais- sance d’un certain « échec » du projet de Moreno qui le transforme paradoxalement en Don Quichotte : cela nous permet de percevoir le spectacle lui-même comme un projet donquichottesque, y faisant surgir une nouvelle déclinaison du donquichot- tisme, à savoir : celle de l’artiste qui fait du théâtre aujourd’hui, malgré tout.

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L’autocommentaire en scène se caractérise principalement par sa nature éphémère. Ne pouvant pas être revisités, ces commentaires peuvent jouer sur des ambiguïtés qui seraient éliminées lors d’une relecture. C’est le cas de la définition d’un commentaire comme réaction spontanée – hors œuvre – ou réplique conçue en amont, interne à l’œuvre. Puisque les comédiens écoutent en direct la réaction du public, ils ont toujours la possibilité de transformer leurs commentaires, en fonc- tion de leurs retours. C’est le cas du prologue improvisé de Quixote et des rires du public dans Serge. Ces autocommentaires étant émis dans la durée de l’œuvre, ils jouent directement sur sa réception, comme nous l’avons vu dans la seconde par- tie. C’est grâce à un autocommentaire que la célébrité des éponges a pu devenir Don Quichotte, que les spectateurs de Disabled Theater pourront réfléchir de façon plus généreuse à ce spectacle, malgré les avis négatifs qu’ils auraient pu avoir avant l’épilogue et que le public de Quesne pourra partager un moment de complicité avec d’autres rieurs d’un théâtre contemporain mystificateur. Puisque le spectacle est aussi éphémère que ces autocommentaires et que le spectateur ne pourra revoir ni l’un ni l’autre, les souvenirs qu’il aura de tous deux s’éloigneront, ensemble, de l’évènement. Ainsi, ces commentaires peuvent aboutir à transformer la mémoire à long terme du spectacle, selon leur impact sur le spectateur.

Rafaella Uhiara

Université Sorbonne Nouvelle – Paris III rafaella.uhiara@etud.sorbonne-nouvelle.fr

19. Entrée « Donquichotte » du Entrée « Donquichotte » du Trésor de la langue française informatisé. [En ligne], URL : atilf.atilf.

fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2172532680. (Consulté le 1er octobre 2014).

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