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Cahiers Claude Simon 

15 | 2020

« je pouvais voir »

Ouverture

Alain Dupouy

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/ccs/3176 DOI : 10.4000/ccs.3176

ISSN : 2558-782X Éditeur :

Presses universitaires de Rennes, Association des lecteurs de Claude Simon Édition imprimée

Date de publication : 3 septembre 2020 Pagination : 287-293

ISBN : 978-2-7535-8065-7 ISSN : 1774-9425 Référence électronique

Alain Dupouy, « Ouverture », Cahiers Claude Simon [En ligne], 15 | 2020, mis en ligne le 03 septembre 2021, consulté le 04 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/ccs/3176 ; DOI : https://

doi.org/10.4000/ccs.3176

Cahiers Claude Simon

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Alain DUPOUY

Pour quelle obscure raison, en cette fin d’été 1978, un étudiant tout à fait ordinaire, occupé de manière tout aussi ordinaire quoiqu’urgente à trouver un sujet pour son mémoire de maîtrise dans la charmante mais un peu étouffante bibliothèque municipale de Mont-de-Marsan, a-t-il, après des dizaines d’autres volumes feuilletés au hasard, lui, le fils de paysan grandi comme bien d’autres alors dans un monde sans livres, pour quelle obscure raison a-t-il précisément ouvert La Route des Flandres et, en quelques minutes, sans la moindre hésita- tion, l’a-t-il définitivement choisi, engageant ainsi sans le savoir l’imaginaire de sa vie dans une direction insoupçonnée, qu’il vivrait très vite comme une ouverture, comme un appel d’air d’une violente séduction ?

De cela, de ce moment-là, de ce premier contact avec Claude Simon, de cette première fois, oui, je me souviens, et il me semble bien même que jamais je n’ai retrouvé dans mes autres premières fois cet étonnement et cette allégresse – hor- mis avec Les Mémoires d’un âne, nettement plus tôt… – au point que, par-delà les années, quelques sensations bien précises m’en sont toujours présentes : la lassitude et le découragement, d’abord, au milieu des rayonnages serrés, devant l’accumulation stérile de tous ces livres ouverts au hasard et de leurs premières pages parcourues hâtivement ; puis, sans raccord, l’image de ce livre, La Route des Flandres, moins l’image d’ailleurs que quelques impressions proprement maté- rielles : du bleu et du blanc, le poids souple du volume dans mes mains, l’épais- seur rugueuse, granulée des pages tournant sous mes doigts, que j’ai peut-être senties lourdes d’un plaisir à venir, en tout cas, dociles à mon attente.

À cet instant, je crois, – ou est-ce que j’imagine ? – mais non, j’en suis sûr, je l’ai encore sous les yeux, mes yeux de maintenant et mes yeux d’alors, il

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s’est passé quelque chose, sinon, pourquoi l’aurais-je choisi, lui et pas un autre parmi tous les autres, quelque chose qui probablement n’arrive que lorsqu’on est jeune et un peu perdu, disponible alors au premier choc que l’on a la chance, ou la malchance, d’éprouver : dès les premiers mots (vous vous souvenez : « Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouges acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde… ») l’impression d’une voix que le jeune homme d’alors a comprise immédiatement, dans cette première page où le texte débute un peu au-dessus du milieu, comme s’il n’était que la suite d’un récit commencé depuis longtemps, cette page merveilleusement traî- tresse parce que sa légèreté typographique et son caractère de paragraphe ne correspondent en rien à la compacité des pages qui suivent. L’impression de saisir au vol une conversation intérieure dont il suffisait de suivre la pulsation profonde pour s’y immerger, un peu comme un océan aux vagues duquel le corps se plie avec ravissement.

Mais, bien sûr, c’est l’homme d’aujourd’hui qui parle ici, qui tente de rendre avec ses mots de maintenant la force d’attraction encore intacte qu’il a alors éprouvée, et de renouer avec ce sentiment instantané d’un univers en quelques phrases déjà là, complet, définitif, avec la perception immédiate et simultanée d’une obscure désagrégation et d’un narrateur problématique avec lequel le jeune homme est entré immédiatement en résonance – c’est bien sûr l’homme d’aujourd’hui qui compose ces phrases et qui s’arroge le droit d’avancer d’hypothétiques points de rencontre entre le personnage qui raconte son histoire dans le roman de Claude Simon, à la fois passif, furieux et impuissant, pris entre deux mondes (et il s’agit bien là, à mes yeux, du sujet du livre que cette impossibilité de rompre avec un passé autant rêvé que réel) et l’autre personnage, cette impalpable silhouette d’un étudiant debout dans une salle de bibliothèque pleine de soleil, appartenant celui-là à son propre roman personnel, lui aussi pris entre deux mondes, le monde paysan de sa famille, (si présent sensoriellement dans les premières pages du roman avec la boue, le froid, les chevilles tordues dans les empreintes gelées des chevaux, l’abreuvoir), auquel il reste, ou plutôt auquel des forces qui le dépassent le laissent attaché, dans le double sens du mot, (exactement comme le narrateur de La Route des Flandres, Georges, se voit renvoyé, à travers la lettre de sa mère sur laquelle il n’a aucun pouvoir, à un monde qu’il refuse de toutes ses forces), et d’autre part le monde rêvé vers lequel il se sent attiré, appelé peut-

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être, celui du savoir, des livres, et de ceux qu’il imagine vivre dans l’esprit.

Et c’est l’homme d’aujourd’hui qui, scrutant cette ombre hasardeuse, doute de sa réalité, et se convainc pourtant qu’il s’est bien passé quelque chose à ce moment-là, à cet endroit-là, et que ce quelque chose a ressemblé à cela. A pu ressembler à cela. Aurait pu ressembler à cela. Pourrait ressembler à cela.

Quoi qu’il en soit, il y a bien eu une première fois, et il me plaît qu’elle ait finalement le caractère simonien d’une reconstruction douteuse, incertaine, pleine de trous. Ou, si l’on préfère, il m’a plu de ne pouvoir faire autrement que tenter de la restituer avec ce caractère-là, tant il est difficile d’échapper à la séduction redoutable de cette œuvre, et de cet homme.

J’ai donc emprunté le livre et l’ai terminé chez moi. Et, de fait, il fau- dra plusieurs mois à ce garçon de vingt-deux ans pour qu’il prenne pleine- ment conscience qu’il venait de pénétrer dans un territoire nouveau, inédit, immense. Et quelques années encore pour se rendre compte qu’il aura fait de la tension formelle que Simon porte au plus haut, à cet endroit que son écriture ne cesse de creuser, une sorte d’étalon, ou plutôt de matrice d’une part essentielle de sa vie.

De retour à la bibliothèque universitaire de Bordeaux III, il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre la mesure de la bibliographie de La Route des Flandres et comprendre qu’elle ne me laisserait, à moi jeune étudiant sans don particulier, que bien peu de chances d’être un tant soit peu original – en revanche il me faudrait quelques années de plus avant d’en sérieusement rabattre aussi sur cette ambition-là, mais c’est une autre histoire dans laquelle Claude Simon ne joue pas un grand rôle. Encore que. Le banal prurit d’écri- vain qui me prit à cette époque lui est évidemment lié ; mais malheureuse- ment, être Simon ou rien n’a pas donné les mêmes résultats pour moi que pour d’autres.

J’ai donc ouvert les livres de Simon qui se trouvaient dans la bibliothèque, plus nombreux qu’à Mont-de-Marsan (je ne me souviens pas si La Route des Flandres en était le seul exemplaire, mais il y a fort à parier que oui, auquel cas je ne peux que rendre grâce au responsable qui aura fait le choix de l’acheter), et les premières pages d’Histoire – « l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe… » – m’ont procuré à nouveau les mêmes émotions que La Route des Flandres, mais cette fois-ci élargies, plus riches de résonances et avec une ampleur jusque-là pour moi insoupçonnée, même dans l’optique étroitement utilitariste et ins-

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trumentale qui était la mienne – chacun voit ce que je veux dire, je suppose.

La bibliographie consacrée au roman était modeste dans ces années-là et, j’ai trouvé, je crois, assez vite le titre de mon travail : « L’écriture et la mémoire dans Histoire ». Je l’avais trouvé sans percevoir sur le moment que ce thème consti- tuerait le cœur de mon goût profond et définitif pour tous les livres de Simon.

Les programmes de l’Alma mater étant ce qu’ils étaient à l’époque ou, peut-être, simplement ce que mes goûts anté-simoniens en avaient fait, il me faudrait au début péniblement découvrir par mes propres moyens – oh, Wikipédia, combien tu m’as rétrospectivement manqué ! – l’univers du for- malisme, un univers fascinant pour le jeune ignorant que j’étais – bien sûr aujourd’hui, à part l’adjectif, les choses n’ont guère changé, ce qui, soit dit en passant, me donne droit à l’indulgence des lecteurs des Cahiers – qui se mit tout aussitôt à jurer, comme tout un chacun, par Saint Ricardou et tous les autres saints de plus menue monnaie. Pourtant, en dépit de la mode, de la doxa aurait dit le simonien en herbe (!), je me sentais obscurément convaincu que les recherches formalistes, pour riches et novatrices qu’elles fussent alors, et sont toujours à mon avis, n’avaient pour moi de véritable valeur que si les irriguait cette puissance vitale et tragique qui m’emportait lorsque je lisais Claude Simon, qui m’emportait, et me défaisait aussi, à l’image de l’épi- graphe prise chez Rilke qui ouvre Histoire :

Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux.

Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.

Premiers pas. Ouverture.

Mais ces mots à peine écrits, l’homme âgé s’arrête immédiatement, sou- dain défiant, tant d’autres coups de cette sorte de trompette résonnent brus- quement à ses oreilles : et voilà que l’avertissement simonien, si puissant, lui revient à l’esprit. Mais pourtant, comment résister à la tentation, telle- ment naïve, si bêtement littéraire, de faire de ces moments une Révélation ! Autrement dit de s’en servir pour donner sens à sa vie, lui donner enfin une direction ? Car c’est bien contre cette idée que s’élève toute l’œuvre de Claude Simon, lequel, d’ailleurs, et paradoxalement, ne cesse pourtant pas un seul instant d’en chercher les traces fondatrices dans le récit de sa vie ou de la vie de ses personnages fictifs. La fin de Histoire figure, dans sa matérialité même, non pas l’échec mais le doute indépassable à quoi conduit inéluctablement

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cette quête : on y trouve, comme sécrété par les quatre cent deux pages du volume de chez Minuit, goutte ultime suspendue à la toute dernière extré- mité de ses centaines de phrases patiemment, obsessionnellement reprises, précisées, corrigées, recorrigées, un mot qui, sous sa forme interrogative, est un raccourci fulgurant et pathétique de la douleur de ne pouvoir jamais accé- der à un sens définitif :

…la femme penchant son mystérieux buste de chair blanche enveloppé de dentelles ce sein qui déjà peut-être me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte, moi ?…

C’est du moins cette vision qui s’est imposée lors de ma première lecture, et c’est celle qui m’est restée, surplombant toutes celles qui viendraient plus tard, et qui, finalement, s’avère me poursuivre encore en écrivant ces mots.

Cette question, qui conclut le livre, et il me semble qu’il serait plus exact de mon point de vue de dire qui l’ouvre, cette question qui nous est com- mune, qui nous dépasse et nous limite, je dois à Claude Simon d’avoir poussé le jeune homme d’alors à se la poser, de lui avoir permis de se la poser, de l’avoir obligé à se la poser. Et, toute informulée et incertaine qu’elle lui soit longtemps restée, une photo de l’écrivain a à coup sûr pesé de tout son poids d’image dans ce cheminement lent, hésitant, précaire qui est celui de la jeu- nesse (tout au moins de la mienne) en provoquant une sorte de court-circuit émotionnel et romantique dans ce qui devait se jouer à ces moments en lui, entre réflexion et intuition : une preuve en est que le rédacteur de ce texte vient à l’instant d’aller la chercher et l’a sous les yeux, soudain fondu, par- delà le temps, dans la silhouette d’autrefois penchée sur la rédaction de son mémoire, et qui pouvait rester, comme lui maintenant, de longs instants à observer la minéralité hypnotisante du regard, et l’expression quasi sauvage du visage durci où se lit le défi d’une volonté inflexible. Il s’agit, dans le numéro de la revue Entretiens consacré à Claude Simon que je m’étais rapide- ment procuré, de la photo intitulée Stalag IV B Mühlberg an der Elbe 1940.

Il y avait aussi cette photo Barcelone 1936 : et comment un étudiant du même âge que le Claude Simon qui y apparaît (À droite, Claude Simon) ne se serait-il pas projeté dans l’image de ce jeune homme à la décontraction réso- lue, encore renforcée par l’intensité du regard qui fixe fermement l’objectif, si loin des petits marquis de la littérature parisienne des années d’avant-guerre, élégants et cravatés – vingt-trois ans est un âge où la caricature n’a jamais fait peur – ? La photogénie de Claude Simon a indubitablement, en ce qui me

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concerne, joué dans l’idée que je me construisais de sa vision du monde, et par voie de conséquence de la mienne, un peu comme si le réel représenté par l’image venait solidement asseoir l’imaginaire de la lecture.

Toujours est-il que s’est progressivement installée en moi, entre lectures et images, et si fortement qu’elle me reste présente par-delà ou par-dessus toutes les informations accumulées sur l’homme Claude Simon et l’écrivain Claude Simon, une sorte de constellation, proprement simonienne, pour ne surprendre personne, où les contraires fusionnaient dans quelque chose de l’ordre du cosmique, associant l’assise d’une obstinée et inflexible volonté de maîtrise du réel, ou du rendu du réel – qui correspondait à l’image que je tirais des photos mais aussi des interviews de l’écrivain – avec la perception d’un monde emporté dans une permanente dislocation par le mouvement universel de la vie et de la mort, de la mort dans la vie. C’est ainsi qu’au- jourd’hui le monde de Claude Simon, tel que je le ressens, est fait de cette fusion contradictoire entre des forces opposées de stabilité et désagrégation, que je perçois de manière dynamique et féconde, en ce sens qu’elle nous rend supportable le désespoir qui s’y exprime par le mouvement même de son expression.

Je n’ai jamais trouvé Claude Simon difficile, et je n’en tire aucune gloire tant ses phrases m’ont été immédiatement naturelles, et sont d’ailleurs natu- rellement accordées au rythme et à nos différentes manières de percevoir, si loin du réalisme trop souvent formaté, trompeur et à la fin lassant de la prose conventionnelle. D’ailleurs, je ne sais pas trop ce que veut dire difficile : ennuyeux, oui, creux, aussi, banal, encore plus. Faudrait-il que Claude Simon soit facile, et qu’il se donne pour rien, écrivain sans valeur pour son consom- mateur, le garantissant simplement de toute surprise autre que celle qu’il a prévue et pour laquelle il a payé ? Pour moi, il me semble évident qu’aller à la rencontre incertaine de quelque chose ou quelqu’un d’inconnu ou d’énigma- tique est bien plus la certitude, non pas d’un pénible effort finalement grati- fiant, comme on dit à tort dans le louable souci pédagogique et prosélyte de ne pas décourager le lecteur potentiel, mais à l’inverse d’un immédiat surcroît d’existence, de ces surcroîts d’existence que l’on éprouve dans l’intensité des vies parallèles offertes par les livres, ainsi d’ailleurs que par la musique avec laquelle la prose de Simon a tellement à voir. Les surcroîts d’existence que Claude Simon m’a apportés sont là, présents en moi, comme flottants autour de cette frontière poreuse entre conscience et oubli, sous la forme d’images

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fugaces, de bribes de phrases – allez donc vous souvenir d’une phrase de Claude Simon ! – susceptibles d’être convoqués et réactivés à tout moment.

Il me semble bien aujourd’hui, pour terminer, que la première fois a bien été pour moi une ouverture, mais une ouverture vers une multiplicité d’autres fois que je vis souvent comme autant de premières fois, même si leur fait défaut la force juvénile d’alors, et que Claude Simon est le premier écrivain à m’avoir donné ce bonheur-là.

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