INGRES 9
PAR
M. PROSPER DEBIA,
Membre de la Société des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Tarn-et-Garonne.
MONTAUBAN
,
IMPRIMERIE FORESTIÉ
NEVEU, RUE
DU VIEUX-PALAIS, ,23.SOUVENIRS INTIMES SUR INGRES.
SUR
PAH
M. PROSPER DEBIA,
Membre de la Société des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Tarn-et-Garonne.
MONTA U BAN,
IMPRIMERIE FORESTIÉ
NEVEU, RUE
DU VIEUX-PALAIS, 23.18G8.
PAH
M. PROSPER DEBIA.
i *
Février 1867.
Après
avoir accompli les tristes cérémoniescommandées
par l’immense deuil auquel prend part laFrance
artistique tout entière, la ville deMontauban
se prépare à célébrerdignement
l’arrivée
du
magnifique legs dont l’a gratifiénotre illustrecom-
patriote.
Quand
elles’enorgueillitjustement de luiavoirdonné
lejour, qu’il soit permis à l’amitié de mêler les regretsdu cœur aux
sentiments éveillés chez toutes les nations,parmi
les adeptes de Kart, par la nouvelle de lamort du grand
artiste,aux
convictions si fortes et si persévérantes.Quoique
parti bien jeune deMontauban, où
il n’areparuque rarement
et à de longs intervalles, Ingres a toujours manifestéun
attachement sincèrepour
son pays natal; attachement qui grandissait, qui s’idéalisait à distance,quand
les circonstances s’opposaient à ce qu’il vînt y terminerses jours, rêve chéri qui s’évanouissaitdevantles réalités desavied’artiste! Maiscombien
étaient vives,combien
allèctueuses, les relationsque
sa belleâme
se complaisait a entretenir avecceux
de ses compatriotes—
G—
qui avaient appris à reconnaîtresonmérite,etqui savaient surtout apprécier lesqualités aimantes desa nature expansive !
Une
occasionmémorable
avait cimenté notre amitié. C’est à la suite de sa dernière apparition àMontauban,
lorsque, après avoir apporté son superbe tableaudu Vœu
de LouisXII/,
ilfut rentré à Paris.Une
expositiondesouvrages despeintres vivantsétaitannoncée
pour l’année suivante (1827); je m’étais proposé d’y assister.L’ouverture
du
salon ayant été considérablement retardée,j’ar- rivai trop tôt à Paris, etmon
séjour y fut bien plusprolongéque
je ne l’avais prévu. Mais aussi quel précieuxdédomma- gement
m’était réservé!On
décorait,au
Louvre,une
galerie destinéeà recevoir les antiquités recueilliesdans les ruines des cités ensevelies sous lescendres
du
Vésuve. Les artistes chargés d’exécuter desœuvres
importantes, principalement au plafond de cette galerie, dite galerie CharlesX,
sollicitèrent le retard apporté à l’ouverturedu
salon.Us
alléguèrent qu’ilsne pourraientparticiperà l’expo- sition paraucun grand
ouvrage, tout leurtemps
étant pris par les plafonds, tandis qu’en retardant le salon de quelques mois, et en ouvrantla nouvelle galerieau
public pendant l’exposition, les peintures qu’ils exécutaient feraient nécessairement partie de cette exhibition et en composeraientmême
lapartie la plus remarquable.Il y eut donc
un engagement
prisde
terminer àune époque
fixe les ouvrages, dans les divers compartiments dévolus
aux champions
de l’art qui sepréparaient à lutter à outrance dans cette lice ouverte il leurs talents, et, quoique à contre-cœur, Ingres dut souscrire àcetengagement.
Mon
illustreami
n’avait jamaisaimé
d’être ainsi limité parle temps. Il se trouvait d’autant plus embarrassé qu’il avait à peine arrêtéle trait sur la toile : seulement il avaitfait
un
grandnombre
d’étudespréparatoires, tracéeslaplupartau
crayon, sur papier,pour
lui servird’indication.Dans
cette situation périlleuse, forcé d’engager sans délaiune
luttesuprême
d’où dépendait le triomphe d’une répu- tation encore contestée, Ingres dut se soustraire à ces longues hésitations dont son esprit avait contracté l’habitude sous l’in- lluence des critiques outrageantes adressées à ses talents hors ligne, trop longtempsméconnus.
Pour surmonter
cetobstacle importun,lesencouragements de
l’amitié ne furent peut-être pas tout à fait inutiles, et j’ose ajouter qu’ils ne lui firent pas défaut. Mais si, dans l’exécution rapide de ce chef-d’œuvre etsur l’invitation amicaledu
maître,mon
faible pinceau a quelquefois été assezheureux pour
se posersur la toile àcôtédu
sien, c’estlàun honneur
dont lesou- venir nes’effacerajamais dema mémoire,
sans m’aveugler, tou- tefois, surle titre decollaborateurque, dansun moment
d’indul- gente effusion, legrand
artiste voulait bien m’attribuer.Néan-
moins, cette sortede
participation servitde
base à l’intimité, dèslors inaltérable, qui s’établit entre cegrand
réformateurde
l’école et l’ami
dévoué
qui était resté à ses côtés jusqu’à ce<pie le tableau terminé eût été
mis
en placeau grand
jour de l’ouverturede
la galerie CharlesX.
L’impression de stupéfaction silencieusementadmirative
que
produisit ce tableauparmi
les artistesappelésàrivaliser detalentpour
décorer cette galerie, fut profonde quoique diverse. Plu- sieurs, en eiï'et, recevaientune
sévère leçon.Quant
au public, ilne comprit pasdès l’abord cette noble et simple composition de
V
Apothéosed’Homère
,où
le génie d’Ingres avaitmis
tout le sérieux et toute laconscience de sa pensée. L’exécution arrêtée, ferme mais large, sobre, sans détails superflus, contrastaitétrangement
avec le fracas de lignes et de couleursqu’un bon
nombre
desesrivaux avaient adoptépour
éblouir la foule.Peu
—
8—
de semaines suflirent pour
que
l’opinion fit retour sur ses im- pressions premières;un
succès d’estime fut accordé à cette peinture, classée aujourd’huiparmi
les chefs-d’œuvre de l’artmoderne,
et laplus bellequ’ait produit Ingres.Je quittai notre artiste,
heureux
d’avoir accompli sonœuvre en
sipeu
de temps, et se disposant à entreprendreun
tableau religieuxpour
la villed’Autun. Ils’entouraitdedocuments
relatifsau
martyrede
saintSymphorien,
car il voulait suivre scrupu- leusement les données de la légende, etmalheureusement
l’ordonnance pittoresque s’opposait à ce qu’ils’y conformât trop strictement; aussi j’appris bientôt qu’il étaitretombé
dans les angoisses de l’irrésolution, cette fâcheusedisposition decaractère qui l’aempêché
de produireune
foule d’ouvragesque
sa facilité d’exécution semblait nous promettre.Le temps
s’écoulait, et son silence prolongé prouvaitque
lapériode deshésitations durait encore.
Enfin,je reçus
une
lettre amicalement mais chaleureusement provoquée.—
Je la crois de nature à faire connaîtrel’homme.
C’est,
quant
à sa manière de vivre,une
sorte de portrait écrit par l’artistelui-même. Mais il ne dit pas,du
reste,un mot du
tableau. J’en puisdonner un
extrait. Elle estdu 28
jan-vier
1829
(*).Ingres
commence
par avouer qu’il est presque honteux de sa négligence; puis il ajoute : «Heureusement que
j’ai eu le«
bonheur
de vous posséder assezlongtemps pourque
vouscon-tt naissiez en
même temps
etmes
sentimentsà votre égard, et«
ma manière
devivre, quiestdevenue
encore, s’il est possible,(') Cettelettre et les suivantes n’étaientévidemment pasdestinées à la publicité,maisj’ai cru devoiren conserver le caractère intime et l'allure primesautière.
9
—
« plus insupportable sousle rapport desmille et
un
soins étran-« gers à
mon
atelier. C’est vous direque
je ne travaille pas« autant
que
je le voudrais, et cettesituation fâcheuse et rui-« neuse
pour mon
art etmes
intérêts,me
rendl’homme
leplus«
malheureux de
tout Paris, ceque
vous concevrez facilement,« vousqui savez
combien
j’aimemon
art, et avec quelle passion.« l’ai
commencé
par fairemon
apologie enme A
culpâ«
mais
je sensque
ce n’est pas assez, surtout à l’égard d’un« pareil ami.... Je n’oublieraijamais
de ma
vie les véritables« services qu’il
m’a rendus
, la grâce et ledévouement
de« son
cœur,
et enfin les délicieuxmoments que nous
avons« passés
dans
des jours plus qu’agitéset si pressés,où
nos« opinions toujours en
harmonie
et nos causeries d’art nous« ont affermis
dans
des principesque nous
croyons profitables et« vrais à jamais
«
Le
terrainque
vousavez quittéest encoredevenu
plus âpre,<« s’il est possible
Tout
se perd ici.On
dirait d’un corps«
humain
qui se glaceet s’éteint. L’oubli total viendraensuite,« suivi del’industrialisme, aidé bientôt
du
: Qu’estceque
cela« prouve?.... Et alors....!
« Je ne
veux
cependant pas direque
lessciences ne soient« utiles, de première nécessité.
Mais
vivre sansles arts /....Ne
« sont-ils pas profitables
aux mœurs,
à la morale, sans parler«
du
degréde gloireoù
ils peuvent éleverune
nation ?« 11 n’en est pas
moins
vrai qu’aujourd’hui,même
à Paris,« il n’y a
que
les ouvragescorrompus
et les Tabarins artistes« dont
on
s’occupe, et encore— Quant
àceux
qui ont quelque« solidité, quelques restes de principes,
on
n’en veutplus; et« moi, je place àgrand’peine
mes
tableaux, quoique, par je ne« sais quel respect
humain, on
n’en diseque
bien et honneur.«
Cependant,
cher ami,je ne perds ni le courage ni legoût« de
mon
art, et sans trop penser à ce triste avenir, j’irai jus-—
10—
« ques
au
bout pourmon
seul plaisir. Ainsi donc, évertuons-« nous à faire
mieux que
jamais, soyons encore plus châtiés,« pluspurs, s’il est possible, car c’est d’abord pour nous
que
«
nous
peignons....« »
On
le voit, il n’y a rien encore de relatifà son tableau, etun an
s’écoulesansque nous
ensachions davantage.Enfin, danssa réponseà
une
lettre oùjelui annonçaislamort
de lamère
de sonami
Gilibert, Ingres, après avoirexprimé
la part qu’il prend àcette douleur,me
parle de sa position etde
l’état de l’art à cette époque. Voici
un
extrait de cette lettre,datée
du
5 février1850
:«
Vous
savezque
je suisprofesseur de l’écoleavec cent« louis. C’est là
que
se bornent toutesmes
ambitions de bien-« être,
mais non
pascelle de devenirtoujoursmeilleurdansmon
« art. Aussi je n’épargne
aucun
soin,mais
je vaispeu
vite, il« est vrai, parce
que
je reconnais tous lesjours,par expérience,«
que
ceque
je fais vite est toujours rempli de fautes Puis« disons aussi, età plus forte raison,
comme
Zeuxis :Mon
ou-« vrage vivra d’autant
que
j’aimis du temps
à le faire.« Ceci n’estpoint raison de paresseux, car jene le suis pas,
«
mais bonne
raison; pesez-la bien.Mon
jeune saint devrait être« déjà terminé;
beaucoup
dececi et de cela ne l’ont pas voulu;«
mais
il le sera bientôt,j’espère, et peut-être d’une manière« assez remarquable. Savez-vous
que
c’estun
ouvrage bien« considérable?
An
reste, le peu de gens éclairés qui l’ont vu« enont été sensiblement frappés, ce qui
me donne beaucoup
« de
cœur
à poursuivre.Que
nepuis-je, cher ami, vous compter«
parmi eux
,
vous dontje fais tant de cas pour le goût sûr et
« si bienidentifié avecle mien!
« J’ai jugé à propos, dansvotreintérêt, d’exposer tour à
« tour vos
deux
tableaux aumusée
Colbert, rue Vivienne, en— n
«
compagnie
demon Œdipe,
qui y ligureparla seulevolontéde« sonpropriétaire, caril y a
monstrueuse
anomalie, vuque
c’est«
un
repaireromantique
encore plus extravagantque
jamais.«
Cependant, mon
ouvrage faitun
cruel procès à tout ceramas
« et attire, j’ose le dire, toutes les nobles admirations. J’ai
« remiscetouvrage dans
un
bel état;on
valelithographier« le suisdansl’intimitéavecHaillot :jugez
de mon
bon-« heur ! je ne
me
dérange plusque pour
ladivinemusique
de« Mozart, Chérubini, Gluk,
Haydn Un
diraitque
ces chefs-«
d’œuvre
rajeunissent et redoublent de beauté.« ))
Le
tableau ne futterminé qu’en1855
(’).Cette
œuvre, du
style le plus élevé, lancée en plein saloncomme un
défi adresséaux
doctrines hasardées qui se dispu- taient les faveurs dela vogue, eut a subir, en attirant tous les regards, l’épreuve des critiques les plus acerbes. Cependant,malgré
de malveillantes attaques, le Saint-Symphorien, digne-ment
appréciépar les émulateursdu grand
art, accrut et scella la réputation de l’auteur de VApothéose d’Homère.Ce
succès était bien fait pour le.dédommager
et le réjouir.Il s’en félicitait hautement, remerciait ses appréciateurs de leur admiration, et cet échange réciproque d’éloges,
commenté
par ses détracteurs, leur afait dire qu’il était d’éponge pour la louange.«
Il est vrai qu’exclusif
comme
tout réformateur, Ingres était(!) Il serait sansintérêtde poursuivre ces souvenirs intimespendantla période de troubles historiquement célèbre par les explosionsde trois révolutionspolitiques. Ingres se tenait à l’écart descommotions populaires
et, retranché dans sonatelier, ilassistait, aflligémais inactif, aux
mémo-
rables épisodes des luttes sanglantes qui se succédèrentdans la capitale.
Mais il n’en continuait pasmoins ses luttes engagéesdans le domaine de
l’art.
— 12 —
entièrement convaincu de l’excellence de ses principes, et il se trouvait
heureux
qu’on lesapplaudît en lui. Mais, d’ailleurs, ilécoutait avec reconnaissance les observations consciencieuses et bienveillantes de ses amis; il les pesait et savait y avoir égard.
Un
sentiment contraire a été reprochéau
réformateur: c’est,ii l’égard de la critique,
une
susceptibilité nerveuse, exagérée.Ce
sentiment s’explique aussi naturellementque
son acquies-cement aux
éloges mérités, en considérant qu’il était surexcité par les sarcasmes d’une presse railleuse. Ingres pouvait-il,
absolu
comme
il l’était, souffrirstoïquement qu’on bafouât ses doctrines lorsqu’il les mettaiten pratique dansses magnifiques ouvrages?Cédant
à l’irritation provoquée par d’injustes critiques, ilquitta volontiers Paris pour aller diriger l’école française des beaux-arts à
Home.
MaisRome
n’offrait plus à ses doctrines rénovatrices (’)un
terrain assez favorable. Il avait àcœur
de combattrelesidéesdominantes
à Paris, etsonabsence lesencou- rageait. C’estdonc
à Paris qu’était le vraichamp
debataille, et, le termede
sa direction arrivé, il se hâta d’y rentrerpour
en- gager des discussions d’écolequ’ilsoutenaitavec toutela passionque
le fanatisme eûtpu
susciter dans des querelles religieuses.Un
biendouloureux évènement
vint détourner le cours deses penséeset le frapper aucœur.
11 perdit la
compagne
assiduequipartageaet soutint aveccou- rage,pendant
de longues années, les pénibles épreuves de sa vie. Cettefemme
excellente, si dignede scs regrets, s’était, parun dévouement
sansbornes, rendue,pour
ainsi parler, inhérente à l’existence de son mari.Habituéqu’il était à cequ’on s’occupât, sansqu’il s’en doutât,
(') Ses adversaires les appelaient rétrogrades. .
— 13 —
demille soins journaliers dont il était l’objet, Ingres s’aperçut avec elïroi
que
lamoitié desavie étaitvéritablementau tombeau,
et l’isolement auquel il se trouvait ainsi
condamné
donnait de sérieuses craintes àscsamis
de Paris.On
doitdonc
féliciter ces clairvoyants amis d’étre parvenus à faire réussirun nouveau
mariage, quilitrevivrepour
lui lessoins dévoués dontil se trou- vaitprivé. Aussi Ingres, se confiant àla nouvelle protectricedu
foyerdomestique et dégagé
de
soinsimportuns
, redevint assez libre d’espritpour
se livrer encore à sa passionpour
lesarts.Plusieurs voyages
que
je lis à Pariset lesvisitesdemon
frère et demes
enfants, si bien accueillis par leur affectueuxcompa-
triote, m’avaient instruit
de
ces particularités et suppléaientaux
lettres d’Ingres qui lurent rares. II n’aimaitguère àécrire; mais l’exposition
de
peinture, qui s’ouvritàMontauban
lorsdu
con- cours régional en 18f>2, l’obligea à mettreplusieurs fois lamain
à laplume. Quant
à moi, je lui adressai, à cette époque,la lettre suivante, provoquée par la nouvelle de sa promotionau
Sénat :Montauban, 30 mai 1862.
Cher
Ingres,Malgré
la lassitude quime
retientpendant
le répitde
vives douleurs,je ne puis résisterau
plaisir de vous direcombien
je félicite et le paysetl’art del’honorable distinction qui vousélève à la dignitéde
sénateur.C’est
dans un moment
oitma
familleetmoi nous
étions réunis dans notreMusée
avec l’amiCambon
(') et placés en facede
votre admirable tableaudu Vœu
de LouisXII!,
dont le jour le(') M.
Armand
Cambon,élèvede M. Ingres, et plus tard un de ses exécuteurs testamentaires.— 14 —
plus favorable permettait de contempler toutes les perfections, qu’on est
venu
annoncer cettegrande
nouvelle, propagée ins- tantanémentparmi
la belle sociétéde
visiteursravis qu’attire journellementvotreexceptionnelle exhibition.Que
ne pouviez-vousêtre témoin decette joieunanime,
qu’au-cun
sentimentjaloux 11e pouvait troublerdans notre cité, glo- rieuse de vouscompter comme
son plusillustre enfant !Je vous ai dit déjà
que
j’avais été souffrant; celam’a
prisau
milieudu
travail considérable qu’a occasionné l’exposition artis- tique dontMontauban
a lieu d’être fier, et les soins d’arran-gement
ont étédèslorspresqu’entièrement dévolusàM. Cambon,
qui s’en estacquittéavec
un
zèle etune
activité tout à fait méri- toires. Je sais qu’il vous a instruit avec détail de la situationdonnée
à vosnombreux
ouvrages, et je ne vous en parlerai pas.N’est-il pas superflu de dire
que
notre sollicitude s’est surtout appliquée à les mettre dans le jour le plus avantageux?Nous
croyons y avoir réussi, et nulle part peut-être ils n’ont été sibien placés. Mais ce
que
je 11e saurais vous taire, cher ami, c’estque
je n’aipu
voir sansune
vive émotion,sans attendrissement, ce portrait d’une ressemblance si prodigieuse, si vivant, mais qui ne cherchepoint à dissimulerl’influenceque
le temps exerce à la longue sur l’organisme le plus robuste,même
alorsque
le talent et l’intelligencesemblent le braverCe
chef-d’œuvre nous restera-t-il?En
cela nous n’avons pas le droit de trans- former nos désirsen
espérances, etnous
nous bornons à lesexprimer. Si j’ai parlé de votre portrait avant de
mentionner
l’étonnante toile qui lui sert de pendant, c’est, vous le devinez sans doute, parceque
lecœur
m’inspirait d’abord, mais appré- ciéecomme œuvre
d’art, je dois vous direque
l’exécutiondu
portraitde
M
me Ingres, loin d’accuserune main
affaiblie, dénotel’artiste dans toute la force, la grâce et la verdeur de son talent.
Je
me
laisserais aller à décrire, à apprécierun
àun chacun
de vos ouvragessi variés et dont l’ensemble produitune
si légi- time sensation, maisune
pensée m’attriste et m’arrête. Hélas !cette belle collection va bientôt sedisséminer!
Cependant pour
nous,du
moins,un
souvenir restera toujours.Chacun
de ses fragments épars nous rappellera cette exceptionnelle réunion de chefs-d’œuvredu
maître<pie sesamiset ses compatriotes étaient parvenusà
collectionnerreligieusementpour
les exposer,comme
dans
un
sanctuaire, àl’admiration publique.'J’ai luavec
un
bien vif intérêt les articles desjournaux
sur votredernier tableau,que
j’avaisvu commencé
dès longtemps et qui se montrait furtivementcomme pour
vous faireun
reprochede
le laisser inachevé.M.
Delécluze,dans
les Débats,semble
l’avoirle
mieux
apprécié, parce qu’il a, je crois, lesentimentdu
vrai beau, alors
que
la plupart des écrivains, dispensateurs de réputations éphémères, sectairesde
systèmes préconçus adoptés sansdiscernement, travaillent à leur insu àladécadencede l’art.Vous
aurez, sans doute,remarqué
dans l’article des Débatsune
réflexiondont la justessem’a
frappéetque
j’ai retenue :« Certes, dit-il, il ya
peu de
vrais connaisseurs en fait d’art,« mais les curieuxles plus à redouter sont les gens blasés. C’est
«
pour eux
qu’en peintureon
exagèrelesmouvements,
l’expres-« sion et la couleur;
que dans
les lettres, les passions sont« poussées jusqu’à la
démence ou
présentées avec des raffine-«
monts
quimasquent
ce qu’ellesontde
vicieux; qu’enmusique,
«
au
chanton
a substitué les cris. »Rienn’est
malheureusement
plus réel, etlesfausses doctrines artistiques sont élevéesau
rang des progrès par les inconsé- quencesde
lamode,
ce capricieux despote.Par
elle, il suffitde
se mouvoir, fût-ce en arrière, pour prouver qu’on est en vie, et la manifestationde
lavie est l’élémentessentieldu
progrès.Les
morts
seuls ne peuvent progresser.Ce
quiestvivant, cherIngres,c’est, chezmoi
ettouslesmiens, les sentiments d’alïection, d’estime et d’amitiéque
vous nous connaissez. Ceci n’est ni rétrograde ni progressiste : c’est im-muable comme
tout ce quiest parfaitCroyez-moi
pour
la vie tout à vous, etc.Le
tableau dont il est question dansla dernière page dema
lettre,
que
je n’avais vu qu’inachevé, mais dont j’avaisadmiré
la belle ordonnance, fait partie et partie principale de notre magnifique legs. C’est
une de
sesœuvres
capitales : Jésus devant les docteurs.M
mc Ingresfut chargée de m’accuser réception dema
lettre, ce qu’elle liton
ne peut,plus gracieusement.Nonobstant
cette réponse, Ingres, quoiqu’il n’aimât guère à écrire,comme
nousl’avons dit, voulut aussi répondre lui-même. Voici sa lettre. Je la crois
bonne
à être reproduite presque en entier.« Meung-sur-Loire, 9 août 1862.
«
Cher Ami,
« J’ai tenu à vous remercier
moi-même
,de
votre précieux« souvenir
de
vieille amitié etdu
tendre et honorable intérêt«
que
vous avez bien vouluprendre à moi, àma
nouvelle posi-« lion, ausujet de laquelle j’ose dire
que
tout lemonde
(c’est« presque âlalettre)
m’a
donné,des preuves de la plusllatteuse« sympathie! Mais
comme
je suisdoublement heureux
de« compter,
parmi
cessympathies, en premierlieu celled’amistels«
que
vous,de M.
votre frère,de mes
chers compatriotesde
«
Montauban, mon
paysenfin,que
j’aimesitendrement
Les« joiesqui
me
viennent de vous tousme
consolent en partiede
«
mes
grands regrets de ne pouvoir recevoir,au
milieude vous,« de ces
marques
d’amitié si touchantes et si sincères dont j’ai« gardé leplus vif et le plus tendre souvenir!
«
Que de temps
passé depuis!que
de choses,que
d’évène-«
ments
!moi
toujours sur la brèche àcombattre,—
tandisque
« vous obéissez à vos goûts sédentaires, philosophiques,
que
je«
comprends,
sans pouvoir les partagerHeureux
qui sait« apprécier ainsi les beautés dela nature, la paix, l’isolement;
« le goût et lapoésie de l’art
que
vous conservez toujours, ses«
beaux
souvenirs, et cette divinemusique
dont Dieu nous a«
donné
l’intelligence, et leschefs-d’œuvrede
lalittérature anti-«
que
etmoderne
quim’occupent
encore lematin
et le soir;« cette divine antiquité des Grecs, cetteRenaissance, ce
Raphaël
«. et ce
XV
e siècle, voilà ce qui faitvivre, n’est-cepas?.... Mais,« cher ami,
nous sommes
bien vieux, cassés!.... Jeme
plais%
« à croire pourtant
que
vous êtes àpeu
prèscomme
moi, et je« le désire, car je n’ai pas d’infirmités sérieuses, et je n’ai
que
« la maladie de
mon
âge, âge sérieuxcependant
:82
ans au«
mois de septembre
prochain.« J’y pense peu, surtout la paletteà la
main, dans mon
ate-« lier,
où
je suis plus heureux, certainement plusque
si j’étais« roi Je
ne peux
cependant plus vous allervoir,mes
bons« amis!je
me remue
difficilement;vous avez plusdeforce peut-« être
que
moi; venezdonc nous
voir.Vous
ferez bien plaisir« à
M
me Ingresetà tous nos amis. Là, à la tabledu
vieuxami,« nous continuerons notre conversation
où
l’amitié et les arts« auront belle part.
«
Et
puisqu’il faut finir ce gribouillageoù
vous devinerez« toute
mon
amitié et tousmes vœux pour
votre chère famille« et
pour
tout ce qui peut voustoucher,....que
jevousembrasse
« detout
mon cœur,
cheret digneami.«
Tout
à vous, votreami
decœur,
« Ingres. »
2
« P. S.
—
N’oubliez pasma
prière de venir nous voir; ce« serait
un beau
jour pour moi.Par
cettebonne
venue, vous«
me
représenteriezla tendreamitiéet le pays natal,que
j’ado-« rerai tant
que
je vivrai. »On
le voit, laconstancede sesdogmes
artistiques se révèle icidans sa primesautière et chaleureuse expression. Il enest de
même
de ses sentiments à l’égard de ses amis, et surtout de son cher pays, qu’il adoreratant qu'ilvivra, dit-il; età ce sujet, rappelonsque
lors de son dernier voyage àMontauban,
Ingres parlait avecune
naïve émotion desmoindres
souvenirs de son enfance (').Depuis cette
bonne
lettre,j’ai reçu plusieurs fois desmarques
batteusesde
sa bienveillante amitié. Ainsiil m’envoya,comme
carte de visite,
une
épreuve deYAge
d'or,aveccettesuscription :Visiteamicale de Ingres à sonvieil ami. Il
me
sembla, cette fois,qu’une simple lettre de remerciement nesuffisaitpas. D’ailleurs, j’avais aussi à lui témoigner
mon
adhésion à sabrochure surla dislocation de l’école des beaux-arts etmes
pénibles impres- sions sur lamort prématurée
de son élève chéri, Hippolyte Flandrin, ce jeunepeintre si regretté par tous les amis de l’art, et dont lesobsèques eurentlieu à Paris vers cetteépoque.Pour
suffire à ces cordiales et poétiques obligations,j’appelai àmon
aide les inspirationsde l’antiquemuse,
et jeme
permis d’accorder droit d’asile à quelques vieillesréminiscencesmytho-
logiques, excusables peut-êtresous la forme surannée mais encore vivacedu
sonnet.(') Ici trouveraient leur place quelques anecdotes qui témoignent de l’attachementducélèbre artiste pourson pays natal, maisqui sont peut- être trop puérilesetdontj’aidûsupprimer lerécit.
— 19 —
SONNET.
A INGRES.
Ta sentence flétrit
une
école infidèle, Maître illustre, vraijuge élu par Apollon, Toi, dontl’art s’inspirant dans le double vallon,A
reçudu
génieune
empreinteimmortelle.En
rêvantd’âge d’or, de jeunesse éternelle,Tu
gravis vers le Pinde unsuprême
échelon, Et de l’hiver de lage écartant l’aquilon,Un
chaud rayon d’été sur ton front étincelle.Ah
!quand
nous contemplons tes rêves fécondés, Le triomphe de l’art, par toi, n’estplusun
rêve:Mais tes
vœux
seront-ils, désormais, secondés?Apaisons des regrets trop justement fondés! Si la mort te ravit
un
digneet cher élève,Son œuvre
reste, ami, nous dirons : Regardez! Montauban, 1er mai 18(ii.Une
nouvellemarque
d’attention délicatedemon
illustreami
étaitvenue plus
récemment me
rendre encore son obligé. J’avais reçuune
épreuve de la reproduction de YApothéosed’Homère,
aveccette trop llatteuse suscription :Ingres
à
sonami
et collaborateur de l'œuvre,M.
Prosper Debia.Hélas!
au moment où
je lui adressais(1er janvier 18G7), avec
— 20 —
le témoignage de
ma
gratitude pourun
tel souvenir, les restric- tions consciencieusesque
j’ai déjà cru devoir mettre à la quali- fication decollaborateur;quand
j’essayais d’exprimerlespensées qui ont inspiré le grand artiste dans la reproduction de \'Apo- théose d’Homère, etqui font dece dessin la solennelle affirmation de ses doctrinesimmuables,
jene présumais pasque
déjà sévis- sait l’implacable maladie qui l’a, en sipeu
de jours, enlevé à l’affection de ses amis.En
présence de cedouloureux évènement, si funeste au pointde
vue de l’art,combien
devenait froid, insuffisant l’étalage de ces préceptes didactiques alignés en sentencesque
je m’étaiscomplu
à polir classiquement pour les adresser,comme
compli-ment de
jour de l’an, àmon
illustreami
! Qu’espérer de ces louangeuses approbations désormais sans'objetetqui allaient se perdre, s’enfouirdans
le silence delatombe
?Vivement
affecté, cependant, par lessentimentsdereconnais- sante admiration qu’éprouvaient ses concitoyensen
apprenant l’importance de ses libéralitésenvers sa ville natale, je ne pus m’astreindreau
silence, et je cédai à l’entraînanteabondance du cœur
; j’essayai de célébrer legrand
citoyenenmême temps que
legrand
artiste. Je croyais remplirun
devoirsuprême
en achevant d’accomplir ainsi à son heureune
tâche obligatoire restée incomplète.Mais lorsque aprèsplusd’un an il s’est agide revoir cet essai,
pour
l’insérer dansune œuvre
collectiveen risquant de rendre,pour
ainsi parler, notre Société responsable de la faiblesse de l’exécution, j’aidû
reculer devantune
responsabilité qui ne re- tombait pasuniquement
surmoi
et retirerma
péroraison poé- tique.Malheureusement
cettemesure
n’apasétécomplète, etj’ai euletort delivrerdes fragmentsqui sontloin de rendre
ma
pensée, et qui l’ont en quelquesorte mutilée.—
21Je dois
donc
àmon
illustreami de donner
ici,àmes
risqueset périls, cette manifestation danssaprimitiveintégrité,comme
l’ex- pression francheetsincère demes
sentiments intimes au point devue
de l’amitié etde l’amour de l’art,de
l’art tel qu’Ingresle concevait, et tel qu’il immortalise ce
grand
peintredans
lemonde
artistique, en dépit des rivalités jalouses impuissantes à s’élever par leurpropre mériteau
niveau transcendant qu’Ingres a su conquérir. Il yest arrivé parune
persévérante ténacité et laconvictionde l’excellence dela routequ’il avaitretrouvéeetoù
les plus grands géniesavaient laisséleurs traces.
Voilà ce qu’entreprit l’ami dont Ingres a, en quelque sorte, sanctionné les droits et provoqué le devoir
dans
sa lettredu
5 février18Ô0,
p.10
de cette notice,—
car il estvraique mon
goût s'était identifié avecle sien.
A INGRES.
Du
temple qu’on érige à la gloired’Homère Ne
livre le parvis qu’aux vraisadorateursDu
Dieu qu’ont révélé seschants inspirateurs, Etqui, vieillard, aveugle, erradans la misère.Interprète jaloux
du
mystiquemystère,D’uneesthétique étrange éconduisles prôneurs.
L’antique
amour du
beau, seul, a droit aux honneursDe
l’immortalitéque ton pinceau confère.Ainsi l’école obtint
un
triomphe éclatant Ilélas! le fol attraitdu
caprice inconstant Bientôt dans la tourmenteégare l’art rebelle.Quand
ta main,du
salut, reproduit le signal,Ton
pauvre aide inhabile, impuissant mais fidèle,Conjure parses
vœux
un naufrage fatal.I
er janvier 1837.
— 22 —
LA MORT D’INGRES.
Vœux
stériles! vaine espérance, L’art éprouveun
trouble confus, Précurseur de sa décadence !Quel glas sinistre!.... Ingresn’estplus.
Il n’est plus l’apôtre sincère
Du
culte défaillant d'Homère,11 meurt épris du beau réel, Idéal de la Renaissance,
Mystique
amour
qu’avec constanceSon âme
voueà Raphaël !Déplorons la mortelle atteinte Qui, frappant Ingres, blesse l’art, Et, laissants’exhalerlaplainte
Que
l’ami soupire à l’écart, Disons qu’en samorne
inertie Lemourant
encor balbutie Desvœux
chers au pays natal:Qu’enfin, lorsque
l’homme
succombe,Un
grand souvenir d’outre-tombe Echappe au sépulcre fatal.— 23 —
L’artiste est citoyen
du monde
:Heureux germe
éclos parmi nous:Sur
nous est-ce à tort qu’il se fondeEn
nous déléguant entre tousPour
garder, feuillesprécieuses, Tant d’études laborieusesOù du
grand art priment les lois?Ah
! qu’un noble orgueil s’en empare, Et, possesseurs d’un legs si rare, D’Ingres légitimons le choix.Un
asile avaitsu lui plaire,—
Par l’illustre peintre envié Cesympathique sanctuaire
A
son génieest dédié.Ses travaux y cherchent leurs places.
Accueillons-en les moindres traces Dans l’inestimable trésor,
Leur inspiration furtive
Y
retientdel’âme expansive La pensée au multiple essor.Franchissant la crise mortelle, Leur mission ne finit pas, Ingres l’adresse à notre zèle Qu’éveille l’airain
du
trépas.Qu’une sévère vigilance
Réprime
la folle arroganceDe
ses détracteurs envieux;Et l’avenir trompant l’audace D’unevaniteuse
menace
Grandira sonnom
glorieux.L’idéal
que
le vrai dirige, Double idole d’unmême
autel,Accorde son double prestige
Au
crayon qu’il rend immortel.Si dans l’école qu’il domine, Ingres, fidèle à sa doctrine, S’abstient d’irréfléchis élans, L’étude s’éclaire à la
llamme Que
l’art fait resplendir dans l’âme, Luminaire desvrais talents.O Montauban
qui l’asvu
naître! Reçois, près de l’humble berceau, L’œuvre que l’on vit apparaître Sous l’octogénaire pinceau !Devant cette offrande dernière, Rienheurcuse cité, sois fièrc
Du
fils dont le sort te dota!Grand
peintre, c’est peu qu’on le prône, Et l’efligie attend le trôneQue, grand exemple, il mérita.
De
l’oubli lesouffle rapide Peutbien effacer, sans effort.Au
Sénat, l’incident d’un vide Dans les attardés de la mort.Mais l’artisteillustra la France;
Immortalisons la constance
De
ses hautes convictions !Et fécondons son héritage
En
perpétuant d’âge en âge D’infaillibles traditions.— 25 —
Ingres ! lorsque, vains de la gloire,
Nous
l’érigeonsun monument, Que
le respect pour tamémoire En
soit le durable ciment Ecoutez-donc, jeunesse ardente :D’une vocation puissante Si vous ressentez l’aiguillon,
Sous l’éclat de sa
renommée Que
l’école soit affirmée;Suivez son rigide sillon !
MONUMENT A LA MÉMOIRE D’INGRES.
Quelques mois
aprèsque
cette notice eut étécommuniquée
à la Société des Beaux-Arts, l’autoritémunicipale, s’associantaux
manifestationsdu vœu
populaire qui réclamait l’érection d’unmonument
destinéà perpétuer la reconnaissance des Montalba- naisenversleur illustre concitoyen, réunitun
certainnombre
de personnes qu’elleconsidéraitcomme
propres à faire réussirune
souscriptionpour
se procurer les fonds nécessaires.En
outre,pour
accélérerle travail,une
sous-commissioneut às’occuper de la partie artistique de l’entreprise ('), et s’empressa de déciderque
l’on mettrait au concours l’exécution d’une statue d’Ingres.Mais après cette rapide décision,
un
longtemps
s’écoula sans qu’il fûtquestion de réunir lacommission
générale dont j’avais(') Je nefaisaispas partiede ce comité,auquell’assemblée délégua tous ses pouvoirs, et je nepuisêtre responsable de ses décisions,
\
— 26
l’honneur de faire partie, etj’apprisseulement parla voix publi-
que
qu’elle travaillait ensecret à rédiger leprogramme du
con- cours,maisque
des dissidences sérieuses s’étaientproduitesdans son sein à l’occasion de cette pièce importante.Voyant que
letemps
s’écoulait sansamener une
solution, et sans qu’ilme
fût loisible de faire entendre desavis officieux, je
profitai d’une occasion
que
m’offrait la réunion mensuelle dela Société des sciences, belles-lettres et artspour
formulermon
opinion et engager cetteassociation àprendre
un
rôle dans cette sorte de collision, bien convaincu que, soit par les similitudes, soit par les divergences, l’exposé des opinions sincères pouvait offrir des avantages pour atteindre, avant l’adoptiondu
projet délinitif, le but identiquede rendrelemonument
digneà la foisde la ville qui l’érige et de l’artiste qu’il s’agit d’honorer.
Sur
cesentrefaites, la commission municipale futenfin convo- quée. Jepus demander
officiellement la parole.Mon
opinion a étéinsérée en partie dans le procès-verbal de la séancedu
15
janvier
1868
; je ladonne
ici plus complète.Monsieur
Beulé, danssa juste appréciation de la personnalité de notre célèbre compatriote, adit :a 11 fautavoir
compulsé
lesdessinsinnombrables que
contien- nentlesportefeuilleslégués àla villedeMontauban
,
pour
concevoir quellerecherche infatigabledu
vrai, quelleabondance
d’études, quelles tortures loyalesd’uneâme
qui poursuitla beauté entre- vue, avaient précédé l’achèvementdu moindre
tableau. Il esta jamais regrettableque
cesadmirablesexemplesde
sincérité soient enfouis dansune
ville éloignée ; c’était sous lesyeux
de la jeu- nessede l’École desBeaux-Arts, entre ses mains, qu’ilsdevaient rester pour luiapprendre ceque
c’estque
l’honnêteté dans l’art,pour
lui prouverque
la conscience et le labeur sontune
loi,— 27 —
même pour
le génie , et qu’on ne mérite lenom
de créateur qu’àforce de perfection. »Cet éloge bien mérité renferme en
même temps un blâme
:Ces
admirables exemples.... sont enfouis, dit-il. Hélas!mes
regrets, quoiqu’à titre différent , se joignent à ceux de l’hono- rable secrétaire perpétuel en songeant qu’un an s’écoule sans qu’on puisse encore exposer,
même aux yeux
des jeunes gens dela localitédoués de quelquesinstinctsdevocationartistique,ces richesses si libéralement et si gratuitement prodiguées àune
ville qui,
nous
devons l’avouer, n’eut pas de titres suffisants à Yadorationque
luivouait l’illustre artiste(’j.Remplissons avec d’autant plus de zèle envers le donateur
les devoirs exigés par la reconnaissance ; réalisons son rêve en créant
une
école montalbanaise effective !Cette école , il est vrai, existe
nominalement
depuis long- temps, mais elle est restée àl’état degerme, pour
ainsi dire, etil seraiturgent d’enpresserla réorganisationtelle
que M. Cambon
en a tracé le plan, etde profiterd’une
époque où
cette utile ins- titution trouve dans le chef de l’autorité municipaleun
protec- teur aussi éclairéque
bienveillant, et quisemontre
désireux de prouverque
ces admirables exemples de sincérité qu’offrent les cartonsde M.
Ingres , quoique reléguésdans une
ville éloignée de la capitale, ne sont pas enfouiscomme on semble
le craindre.«
La
France, ditM.
Beuléen terminant son beléloge d’Ingres, porteun
deuil qu’elle gardera longtemps, et dontchaque
jour lui feramieux comprendre
la gravité, car elleaperdu
, non-seulement un grand
artiste, maisun grand
caractère etun grand
exemple. »Ces
vérités, aussi bien sentiesqu’heureusement
exprimées,
( l
) Le paysnatal que j’adorerai tant queje vivrai. (Lettre d’Ingres àson ami, Prosper Debia, 9août 1862.)
— 28 —
mériteraientseules
une
manifestation durable de l’opinion des Montalbanais, fiersàbon
droit decompter
Ingrescomme
leurplus illustre compatriote; mais il ne suffit pas seulement d’ho- norer le
grand
peintre, l’illustre compatriote, il s’agitencore et surtoutde
consacrerl’action particulière par laquelle il faitpar- ticiperMontauban
à sa gloire , il a voulu y associer son payspour
l’illustrerit jamais.Ne démentons
pas son espérance.En
dehors destémoignages d’admirationet deregrets manifestéspar la
France
artistique tout entière, il existedonc
pourMontauban une
condition,un
devoirabsolu qu’il faut satisfaire d’abord en- vers Ingres, et qui doit caractériser lemonument que
vont lui ériger ses concitoyens.Puisque la
mesure du
concours est maintenantun
fait irrévo- cable, sans prétendrem’immiscer dans
l’exécution des projetsque
les concurrents vont élaborer, il
me
paraît utile, indispensablemême, de
publierune
sorte deprogramme
qui mette en relief l’idée qu’il s’agit d’exprimer.L’œuvre
d’art, àmes
yeux, doit être la consécrationd’un trait historiquedéterminé, quilerende aussi vénérable pour la postérité qu’il estcher à sescontempo-
rains.
Voici quel serait le
programme du
concours :Ingres éprouvant les
symptômes
avant-coureursde la mort, conserve encore son vêtement ordinaire de peintre, la simple blousedu
travailleur persévérant.Le manteau
de sénateur,
l’habit del’Institutsedrapent
au
hasardetau
goûtdu
sculpteur etse groupent avec le trône antique, transformationdu
siègesur lequel l’artiste, accablé de lassitude, vient se reposer en médi- tantson travail.Sa main gauche
tient encore la palette, etsa droitedespinceaux. Ilolïre cessymbolesà la villede Montauban comme
dernier souvenir.Son
regard attendri se tourne vers elle : à ses pieds estun
livre ouvert, l’évangile de saintLuc
,
— 29
ch. h, v. 7 et 8.
Quelques volumes
ça et làmontrent
leurs ti- tres: c’estHomère,
Dante, Virgile, etc.La
villedeMontauban, débouta
côtédu
trône, sepenche
verslemoribond,
soutient d’un geste affectueux son bras défaillant, et raffermit sur sa tète lacouronne
d’orque
lui décernaune
souscription populaire.D’autres détailspourraient encorecaractériserla vérité histo- rique traduite poétiquement, mais simplement, à la
manière
d’Ingres.Son
violon nesaurait être oublié surun
vaste socleoù
les
œuvres
de Mozart, de Gluck, de Beethoven trouveraient utilement leur place à côté de Raphaël , de MichelAnge,
Poussin, etc. (‘).Pour
ceux qui ont eu l’insignebonheur de
fréquenter, de connaitreintimément
Ingres, leur souvenir leplus précieux résiderait-il dans la réminiscence des dehors incorrects d’une
forme
énergique qu’accentuaient, qu’altéraient journellementdes habitudes militantes exagérées( 2
)?
Non,
Messieurs,pour eux,
Ingres est l’affable, l’affectueuxami,
l’artiste convaincu, à la conscience inflexible, dont leséminentes qualités se révélaient
dans
lesépanchements
de rela- tions familièresoù
lasympathie
cordiale s’alliait à laconformité desconvictions artistiques. C’estdans
cesmoments
précieuxoù
Ingres se montrait àdécouvert, c’est dans le négligéde
l’atelier,dans le
moment où
il parlede
son cherpays
natalqu’il s’agitdele représenter
( 3
).
(1) .... Etcette musique, cette divinemusique dontDieu nous a donné
l’intelligence, et leschefs-d’œuvre de la littératureantiqueet moderne qui m’occupentencorelematinet le soir,celtedivine antiquitédes Grecs! cette Renaissance, ceRaphaël et ce
XV
e siècle, voilà ce qui faitvivre; n’est- cepas? Mais, cher ami,noussommesbien vieux,cassés.... (Lettre d’Ingres à sonami, Prosper Dehia, 10 août 1862.)( 2
) .... Toujours surlabrèche à combattre... (Lettredéjàcitéed’Ingres àson ami, Prosper Debia.)
( 3
) Par cettebonne venue, vous
me
représenteriez latendre amitiéet lopays natal,quej'adoreraitantqueje vivrai. (Mêmelettre.)
— 50 —
C’estlui
que demande
à posséder le pays natalau
lieu d’un Ingres officiel, posant isolé dans l’apparat d’une représentation théâtrale.Mais, diront quelques-uns de
mes
auditeurs , la majorité,
l’unanimitc peut-être
,
—
votre projet demonument
ne va-t-il pas doublerla dépenseprésumée
? Songezque
le chiffre de nos fonds étantlimité, nous nesaurions faireautre choseque
lamo-
deste statue d’Ingres.
Ne
croyez pas, Messieurs,que
la perspective d’un travailma-
tériel plusconsidérable effraie
un
véritableartiste. Il en esten- core, soyez en convaincus, qui sont dignes d’apprécierl’honneur qui doit rejaillir sur celui qui exécutera lemonument.
Jeme
refuse à croire
que
tous soient des ouvriers absolumentmerce-
naires.L’artistevéritablen’est-il pas
heureux
d’avoirune
idée grande, noblepour
mobile; au lieu d’être astreint à ciseler lemarbre pour
en extraireune
effigie étrange qui, pluselle serait sincère, pluselle éveillerait l’espritinné de railleried’unefouleignorante, et provoquerait les insultes d’une tourbe d’enfants indisciplinés, ne se sentirait-il pasmieux
inspiré parun
groupe méditatif imposant l’estime et le respect?La
penséedomine
la matière.Ah
! s’il existeun
sculpteur qui possède le sentiment élevé de l’art, telqu’il futle partageprivilégié d’Ingres; s’il existe
un cœur
d’artiste qui puissecomprendre
la chaleureuse expansiond’amour du
célèbre peintre envers sa ville natale ; s’il saitse pénétrer decette pensée féconde, la rendresienne, il pourra, en conservantlasévèreressemblancedu
modèle,donner
àses traits,à son attitude cette beauté idéale dont s’ennoblit le physique le plus ingrat
quand
l’âme estnoblement
inspirée.Cet artiste
,
qu’un
pressentimentme
révèle, ce n’est point l’appât de quelques milliers de francs,ou
l’épargnede quelques journées de travail qui décideront son choix pour l’exécutiond’une
œuvre
qui devra l’immortaliser sous l’immortel patronage d’Ingres.Maintenant, Messieurs, parlerai-je
du
choix de la matière qui doit recevoir l’efligie, etdu
lieuoù
l’on érigera lemonu- ment
?Quoique
je n’attache àcesquestionsqu’une
importancesecon- daire,j’avoue qu’ellesméritentune
sérieuse attention.Et
d’abordsi le
monument
doit être situé dansun emplacement
spacieuxou
privé d’abrisuffisant, nul doutequ’il faut renoncer à la flatte- rie passagèredu
fragilemarbre,
et les articlespubliéspar notre collègueCambon
ontdémontré surabondamment
l’absoluenéces- sité d’adopter le sévèreet durable bronze.Mais si, après avoir
reconnu
cette première nécessité , nousnous
arrêtons devant les diverses stationsque
l’on a successive-ment
désignées pour recevoir la statue,nous
n’en trouvons pasune
qui puisse réunir l’assentiment général.Et
d’abord, le terrain qui présente le plus de régularité, lapromenade
dite desCarmes,
aune
destination spéciale. C’estlàque
se rassemblent cesnombreux
petits théâtres populaires, lesmanèges
tournants deschevaux
de bois, les ménageries d’ani-maux
plusou moins
rares et curieux, les cirques, etc., etc.; la foule s’y presse sans appréhension autour de centainesde bara- ques; elle y jouit de la plus entière sécurité à l’abridu
passage des voitures.Renonçons
à cetemplacement
de premier choix;gravissons les
marches
qui conduisentau
Plateau.Ici le
champ
est libre :un
horizonimmense
se découvre.Certes,
pour un
groupe en bronze c’estune
belleposition ; quel fond admirable !... Passezplus loin, s’écrie l’essaim des sémil- lants éphèbes etdes beautés élégantes,—
cetemplacement
déjàsi restreint, peut-on