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ARMÉE FRANÇAISE 1961

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ARMÉE FRANÇAISE 1961

C'est dans la pleine conscience de ses responsabilités et de la gravité des problèmes dont il traite que La Revue publie Varticle qu'on va lire.

Nous tenons pour un honneur que, dans les circonstances actuelles, un officier général, dont tout le monde connaît la haute autorité, nous ait confié ce témoignage, aux conclusions duquel nous nous associons pour notre part sans réserve. Nous comprenons toutefois parfaitement que sur des questions aussi importantes que le rôle de V armée nouvelle et sa place dans la nation, les vues qui sont ici développées puissent, au jugement de certains de nos lecteurs, appeler des compléments ou susciter des objections. D'accord avec le général Valluy nous accueil- lerons très volontiers ces observations auxquelles fauteur se fera éven- tuellement un devoir de répondre. Il va de soi que le dialogue introduit, comme il va Vêtre, au niveau des principes et en dehors de toute inten- tion polémique ne saurait se poursuivre que sur le même plan.

E S T E M P S cruels sont revenus pour l'Armée, où i l est plus difficile de connaître son devoir que de le suivre et la crise M À dans laquelle elle se débat est bien davantage une crise de croyance — qui va se répercuter du reste dans la Nation — qu'une crise occasionnelle : concours de circonstances fournissant une opportunité à une minorité de spécialistes déterminés de s'emparer du pouvoir. Le « putsch » récent, dépouillé de l'attirail artificiel dont d'autres que ses promoteurs l'ont affublé, apparaît déjà comme la ten- tative, étrangement spectaculaire, peut-être désespérée, d'hommes passionnément attachés à une cause : n'étant pas parvenus à se faire entendre, ils ont voulu attirer l'attention à tout prix, fût-ce par des gestes insensés et des batailles délibérément perdues !

Toute l'Armée, dans son sens plein de Forces Armées, est « con- cernée » par les dilemmes des temps présents. Mais les unités sont

L A B E V U K N ° 1 2 1

C.-J. G.

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plus ou moins directement et plus ou moins journellement touchées.

Il existe un dégradé. Sans oublier à un bout de la chaîne les véri- tables inconditionnels, ceux qui dans chaque corporation sont sou- mis au Pouvoir , quel qu'il soit, dans la mesure où il leur assure une matérialité suffisante.

Dans les armes à prédominance de matériel comme l'Aviation et la Marine, dans les armes dites « savantes » de l'armée de terre, chez certains administratifs — ou, d'autre part, dans certains groupements mobiles —, les nécessités d'un métier technique com- plexe « commandent » autant que le chef et la mission. Quand on dit que l'artilleur « sert » sa pièce, on ne pense pas si bien dire : la pièce a ses exigences et son service a ses « commandements ».

De là vient que ce sont ces armes qui résistent le mieux aux démo- ralisations et aux rébellions de la guerre et de la paix d'autant plus que leur finalité est opérationnelle et purement militaire.

Pour l'infanterie qui combat avec le maximum de moyens humains contre les moyens humains de l'adversaire, et qui n'a pas pour se défendre contre des vicissitudes imprévues, un matériel qui la rassure et l'occupe, pour cette arme qui aujourd'hui englobe en Algérie des régiments et organes multiples et qui peut devenir subitement, de troupe ordonnée, cohue impuissante ou révoltée, l'autorité du chef qui s'exerce humainement sans intermédiaire, est tout. La solidité de son ordonnance due à son encadrement reste sa force principale, et cela est aujourd'hui plus vrai qu'hier au moment où les objectifs qu'on lui impose débordent le cadre guerrier habituel et deviennent politiques, sociaux ou idéologiques ou économiques ou tout cela en même temps. Il faut alors que la mission soit permanente, claire, sans compromis ni revirements trop subtils, ni trop fréquents. Il faut que les chefs, dont l'action s'apparente un peu à celle des ordres religieux du Moyen Age, aient, avec du zèle et une culture suffisante, une conviction et un moral à toute épreuve, bref une foi extra - corporative.

* *

Pour le bon peuple l'Armée fait de la politique depuis qu'on lui a octroyé le droit de vote. Cela n'a aucun rapport. Il y a une politique intérieure c'est-à-dire des prises de position nécessaires pour les citoyens sur des problèmes scolaires, syndicaux, mercan- tiles, à l'égard desquels l'Armée en tant que telle a toujours affecté

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— et continuera à manifester — plus que de l'indifférence. Il est toutefois un autre aspect de la politique qui juridiquement et his- toriquement n'a jamais non plus appartenu à l'Armée mais qui a toujours frôlé la stratégie, la tactique, la conduite générale des opérations. Ce n'est pas l'Armée qui d'elle-même s'est introduite dans cette politique-là ; c'est celle-ci qui, par le biais des actuelles formes de guerre du type « psychique » a fait irruption dans le com- portement normal de l'Armée et a bouleversé sa vocation : ce qu'ignorent non seulement la plupart des « hommes de la rue » mais encore un grand nombre de notables, de publicistes, de maîtres à penser, de chefs naturels de la Nation.

On me dit : « Que l'Armée fasse son métier et soit victorieuse ! » Mais justement, le succès est devenu politique.

On écrit : « Guerre subversive » ? Guerre révolutionnaire ? Connais pas, je ne connais que la guerre tout court... ! » Comme si dans un cadre plus étroit un tacticien à vues brèves affirmait qu'il n'accepte que l'attaque frontale et la défense statique esca- motant ainsi toute manoeuvre, les sondages prudents, les débor- dements de flanc, les actions retardatrices, les ruses et les diver- sions.

Or il ne s'agit plus exclusivement de conserver ou d'acquérir des territoires avec leurs richesses matérielles, réelles ou latentes.

Les tâches de l'Armée française ont été d'une autre nature depuis vingt ans : il s'est agi essentiellement — je dis essentiellement, car tout conflit a une face sordide qui échappe généralement aux militaires — de sauvegarder directement ou indirectement et à long terme des modes d'existence et des biens spirituels.

Certes les périls violents, thermo-nucléaires ou non, subsistent,

— et Dieu sait si on les étudie dans les Etats-Majors de l'OTAN ! — mais ils ne sont qu'une appréhension, une grave, très grave appré- hension ! Ils sont moins pressants que les périls sournois d'ordre civil qui, eux, ont déjà éclaté. La conquête se fait aujourd'hui « par le dedans » sur les esprits et sur l'âme des populations au moyen d'une technique très savante de propagande et de dégradation.

Un pays peut perdre son indépendance sans avoir été victime d'une agression caractérisée. Il suffit de la conjonction d'une sub- version interne, discrète mais opiniâtre, et de pressions extérieures.

Ce fut le cas de la Tchécoslovaquie.

* *

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L'Armée a toujours estimé — et les Ministres de la Ve Répu- blique le lui ont répété après ceux de la I Ve — qu'elle était en Algérie chargée d'une grande mission, consistant en premier lieu à démontrer par son intermédiaire, à elle, corps respecté de la population locale — que l'Occident pouvait résister et gagner une bataille contre la haine, la terreur et toutes leurs conséquences défavorables pour les deux camps. Forte de son expérience asia- tique elle n'ignorait pas que l'enjeu de pareils conflits — quel que soit l'adjectif qu'on leur attribue — est bien plus que la destruc- tion guerrière de l'adversaire, l'affection des habitants et leur libre consentement sans lesquels sont fragiles et les liens administratifs futurs et les intérêts économiques. Dans le monde arabe plus qu'ailleurs « Force juste » et « Amitié » vont de pair.

En mai 1958, quand tout devint confus et inquiétant en Métro- pole, l'Armée qui avait en mains le sort de l'Algérie, le confia fina- lement à l'un des siens dont le passé prestigieux paraissait une garantie contre les abandons excessifs. Elle avait hâte de prolonger son ébauche d'insurrection, assez improvisée à l'origine, dans une légalité, hantée qu'elle était d'être accusée d'avoir voulu se livrer à un coup d'Etat, style « Amérique du Sud ».

Les premiers propos du nouveau Président du Conseil du reste, furent conformes à ses vœux et aux mouvements inattendus mais spontanés de fraternisation qui éclatèrent un peu partout à l'époque.

L'Armée, avec davantage de chaleur encore, se donna à la tâche de

« décolonisation » qu'on lui avait imposée et qui correspondait autant à quelques-uns de ses désirs secrets de revanche sur les malheureux événements indochinois qu'à cette vocation instinc- tive d'apostolat que porte en lui chaque Français. En septembre 1958, elle fit en fait le serment de demeurer en Afrique du Nord, de ne pas abandonner ces hommes et ces femmes de toute race à qui elle demandait de braver la peur et la mort pour forcer la paix. Ses indéniables succès militaires ne furent alors à sa stupé- faction croissante jamais exploités sur le plan des perspectives politiques. Courant 1959 et début 1960, rien n'était définitivement résolu mais les bandes rebelles se désagrégeaient, des « willayas » avaient amorcé leur soumission, la pacification des esprits pro- gressait, de nombreux contacts avaient été rétablis et les commu- nautés algériennes étaient dans l'attente de la part de Paris, d'en- gagements et de mots d'ordre qui ne vinrent pas.

Ce qui vint, ce fut, à rencontre des événements locaux — et

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 581 je ne fais là aucune critique de fond, je constate — la proclamation d'une procédure nouvelle, l'acceptation puis la recommandation d'une autodétermination puis enfin la décision momentanément voilée, aujourd'hui à maintes reprises publiquement exprimée, d'accorder à « l'Algérie algérienne » une émancipation partielle puis totale : l'indépendance ! Les dates du 16 septembre 1959, du 4 novembre 1960 — les allocutions de la fin d'année 1960 — jalon- nent les étapes essentielles d'une évolution politique qui pour certains observateurs ne fut inexplicable qu'en apparence, puisque d'après eux le mot d' « indépendance » était dans la pensée du Président de la République depuis de nombreuses années avant même son retour au pouvoir et qu'il était fermement décidé à le mettre dans les faits. Une prédétermination aurait ainsi précédé toute idée d'auto-détermination.

Il y a un peu plus de quinze mois, à la suite d'émeutes à Alger, à la source desquelles il semble bien qu'on ait découvert avec des civils une minorité d' « excités » militaires — mais qu'elle s'était efforcée dans sa grande majorité de réduire honorablement —, l'Armée fut dessaisie de la plus grande partie de son rôle politique.

Cette rupture de l'unité de commandement en plein combat psy- chologique et le rétablissement précipité des autorités civiles dans la plénitude de certaines de leurs prérogatives apparurent, même aux bénéficiaires, comme prématurés. L'Armée eut l'impression qu'on craignait qu'elle ne réussît trop bien, tant à l'égard du milieu musulman qu'à celui du milieu européen, qu'elle ne portât ombrage et contradiction à un Pouvoir résolu à n'en faire qu'à sa volonté et à n'opérer désormais que par l'intermédiaire d'un personnel administratif nouveau, plus docile ou impuissant.

* * *

Un sentiment profond de frustration envahit alors l'Armée et ses chefs.

Pendant de longs mois l'Armée avait cherché à comprendre la pensée du Chef de l'Etat et à l'adapter aux circonstances qu'elle vivait ou déterminait. Elle était toute prête à modifier ses méthodes et même sa ligne de conduite si on lui avait fourni pour ce faire des motifs supérieurs et durables, notamment de politique internatio- nale, et si on le lui avait commandé nettement. Elle se rendait parfaitement compte qu'elle n'était qu'un instrument, si majeur

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fût-il, et que son action sur place ne lui conférait que voix consul- tative et non pas l'autorité des ultimes décisions. Mais de sa subor- dination naturelle loyalement admise et jamais discutée au mou- vement organisé à son détriment il y avait plus qu'un divorce momentané, il y avait un abîme moral. Le Gouvernement l'a franchi en affirmant progressivement — quoique de façon très variable, selon son auditoire — une politique que ses porte-paroles militaires avaient toujours proclamée néfaste et contraire aux intérêts bien entendus des diverses Communautés algériennes.

Amèrement déçue l'Armée d'Afrique s'est retournée vers les hauts représentants métropolitains de sa hiérarchie responsables de son moral et de sa dignité. Elle n'a pu trouver chez eux, à l'ex- ception de quelques-uns, que complots enfantins ou résignation passive, certains consentant encore à essayer d'expliquer par des mots ce qui est démenti quotidiennement par les faits. Attitude partiellement explicable de la part de grands commis « mangés » par le Service courant et la subordination, ne possédant ni le temps, ni la liberté d'esprit d'aller au fond des problèmes.

L'Armée a tenté alors de se réfugier dans les principes qui reten- tissent en elle comme des impératifs absolus : l'Honneur, la Disci- pline. Un de ses Chefs a même proclamé : « L'Honneur et la Disci- pline ne se divisent pas »... comme si affirmer le problème était le résoudre ! Or justement le devoir d'obéissance ne coïncide plus avec celui de la conscience. C'est le premier aspect aigu du drame.

Certes « dans l'action » l'Honneur du Soldat est l'obéissance — et il est totalement impensable, inadmissible qu'un colonel ait pu émettre le propos hérétique qu'un « ordre était une base de discus- sion » — mais au-dessus de cette obéissance il y a d'abord « dans la préparation et la méditation sur l'action » la fidélité à la parole donnée, l'horreur du mensonge, de la duplicité, du reniement et des subterfuges, le respect de soi-même qui est le bien le plus pré- cieux que nous prétendons protéger contre tout « totalitarisme », cet

« Honneur » qui est inscrit en lettres de feu sur les drapeaux et qui se sent encore plus qu'il ne se définit. L'Armée n'a pas oublié les lâches dérobades d'hier à l'égard de nos amis vietnamiens, tuni- siens, marocains.

La discipline, le règlement ? Chez le militaire l'obéissance assure la quiétude intérieure alors que la moindre sédition crée un vide que peuvent combler brusquement des passions jusqu'à ce moment refoulées. L'analyse pourtant doit être poussée plus

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 583 avant. Il faudrait avoir peu d'expérience des hommes « français » pour croire à la valeur d'obligation catégorique d'un texte imprimé.

Celui-ci est ordinairement trop abstrait pour entraîner l'assenti- ment de comhattants peu portés à l'abstrait. Quand l'intérêt géné- ral, surtout lorsqu'il est mal expliqué, se trouve en conflit avec l'intérêt particulier ou l'intérêt local, ce dernier est si poignant, si sensible qu'il est sûr finalement d'être vainqueur. En fait l'homme obéit à un homme et c'est à travers cet homme qu'il obéit au règle- ment. Cela est vrai de tout soldat, qu'il vienne de la société civile et aspire à y rentrer comme le soldat du contingent, ou qu'il soit un militaire de carrière. A tout âge, il ne respecte les entités loin- taines — comme il ne respecte le règlement — qu'à travers les chefs qui les représentent. Le Gouvernement, le haut commandement pris dans leur ensemble, ne sont aujourd'hui pour les cadres de l'Armée d'Algérie qu'une lointaine allégorie, d'autant plus que les directives qui parviennent aux échelons agissants de la pacification se contredisent souvent et s'annulent.

Lorsque le visage que nous connaissons apparaît sur le petit écran, lorsque la grande voix s'élève, il peut y avoir un instant d'intense adhésion : nous savons désormais que cette adhésion n'est plus unanime et qu'elle ne saurait être durable ; chacun retombe le lendemain à ses interrogations, à ses incertitudes.

Le Gouvernement s'est fait de pénibles illusions sur l'Obéissance et l'Unité : l'Obéissance n'est le plus souvent que négative et l'Unité est une Unité de refus : ne pas aller au-delà d'une limite morale qu'on s'est fixé ! Manquent l'ardeur, la joie, la confiance.

** *

L'Armée n'est nullement infaillible et de nombreux éléments d'apréciation lui font défaut mais elle se meut dans le concret et dans le danger quotidien. En certaines matières elle est experte.

Elle connaît l'âme arabe, primitive mais noble, pieuse mais sauvage : en cette âme peu d'aptitude encore à administrer quoi que ce soit et des survivances de superstition telles qu'il n'existe aucune cloison entre la loi civile et une certaine loi religieuse de l'Islam.

L'Armée n'a jamais été foncièrement hostile au principe de l'autodétermination : il y a là un domaine juridique qui demeure en dehors de sa compétence. Mais celle-ci s'exerce sur l'application

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locale du principe, sur son urgence et sur ces effets lointains ou proches. L'Armée a tendance à ne juger que sur les résultats et elle sait qu'il n'est pas de suffrage plus conforme aux vues du Pou- voir que le suffrage populaire dit universel. Elle sait donc que l'Algérien moyen du bled et même celui de la ville votera « OUI » ou « N O N » selon la présence et les impulsions de tel ou tel Pouvoir, et que cela ne signifie absolument rien en vérité car elle a décelé les sentiments réels de cet Algérien moyen avec qui elle vit en contact familier , voire quasi familial. Il demande surtout : que la coexistence des deux communautés subsiste, qu'il soit certes traité, lui, avec infiniment plus d'honneur que jadis et naguère — (et sur ce point chacun de nous porte une culpabilité) — mais que l'Euro- péen ne s'en aille pas, qu'il ne l'abandonne pas à sa nonchalance et à certains de ses instincts, et que cette association s'appelle comme on voudra, pourvu qu'elle soit maintenue et qu'il ne soit pas seul !

Cela l'Armée très voisine de l'Arabe l'avait compris, qui s'ingé- niait à « décoloniser » sans trop accélérer le rythme (car il s'agissait d'un travail de longue haleine même en mettant les bouchées doubles après un tel retard pris par « l'Algérie de papa ») et en inven- tant de nouvelles formules de vie en commun.

L'Armée a discerné depuis de nombreuses années l'essence et les procédés de la guerre subversive dont l'enjeu est psycholo- gique et qui exclut toute idée de trêve.

Elle sait donc que la négociation, comme celle-ci semble se présenter dans un certain climat politique d'intoxication et de démission, est une première défaite et peut-être la défaite tout court, autrement dit le renoncement avoué à la domination des âmes, à l'ascendant sur les masses, à l'exorcisme de la peur.

Elle s'est étonnée — avec quelque naïveté peut-être — qu'on légalisât 1' « interlocuteur valable » sous les coups duquel beaucoup des siens et de nombreux innocents étaient tombés mais ce qu'elle accepte plus difficilement encore c'est qu'on perde de propos déli- béré ce qu'elle avait pu conserver et qu'on fasse en quelque sorte hommage de sa victoire à l'adversaire !

Elle redoute que la négociation ne soit le chantage et les suren- chères en chaîne du F . L . N . qui accroîtra ses exigences — dont celle de l'éviction totale ou partielle des forces régulières françaises,

— accordera sur le papier toutes les sauvegardes raisonnables mais, au cours de traînantes discussions, affermissant son infrastructure

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A R M E E F R A N Ç A I S E 1961 585 territoriale et, rendant la reprise des combats impossible, deviendra peu à peu le maître absolu du pays — maître déjà à moitié condi- tionné par l'étranger — et tout prêt s'il le faut à désavouer sa signa- ture, à susciter des massacres et à faire table rase du passé.

L'Armée qui fut d'instinct « Algérie française » admet désormais qu'une forme de présence colonialiste n'est plus possible et que l'indépendance est inévitable mais elle craint que cette indépen- dance prématurée, mal conditionnée, n'engendre le chaos. Si elle en veut confusément retarder l'avènement c'est pour la faciliter demain.

Un Etat indépendant ne peut venir au monde en effet qu'avec un minimum de cadres et d'homogénéité, ce qui implique pour l'Algérie le maintien de la coexistence de ses diverses communautés et sans doute une coexistence plus étroite encore et bien plus fra- ternelle. La communauté européenne hypersensibilisée — qui fournit d'autre part la quasi-totalité des cadres et techniciens (de l'ordre de 57.000) — ne consentira à demeurer sur place — en dépit de ses enracinements et du déchirement tragique que serait son départ — que si de fortes garanties de sécurité et de niveau de vie lui sont accordées. Ces garanties ne devront pas être uniquement inscrites dans les textes, elles devront être automatiques, assurées par une force de protection et comme il semble bien que la commu- nauté en cause n'a pas plus confiance dans le Gouvernement de Paris que dans Ferhat-Abbas, ces garanties ne pourront, être qu'internationales.

S'il en est autrement, nos compatriotes rentreront en France.

Incommodes à replacer, apportant le trouble et l'exaspération, ils provoqueront en outre en Afrique du Nord un « vide » qui ne sera comblé que par du personnel venu d'ailleurs et tout spéciale- ment de l'autre côté du « rideau de fer ».

Les Français moins fortunés, qui seront, bon gré, mal gré, dans l'obligation de rester, totalement désenchantés, n'ayant plus grand chose à perdre et par conséquent très vulnérables, seront assez vite la proie du communisme. Ils y retrouveront un complexe de supériorité. Ils en feront même une fiche de compensation et une revanche à l'égard de l'ex-métropole. C'est autant par le ressenti- ment que par les déficiences d'ordre économique et social qu'une doctrine qu'on prétendait vouloir contenir à tout prix s'immiscera dans le Maghreb.

Quant à l'Europe occidentale, pourtant très avertie du péril

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totalitaire que fait peser sur elle le bloc de l'Est, hallucinée mal- heureusement qu'elle est par les aspects juridiques et matériels des problèmes, elle ne paraît pas se rendre compte du danger « géo- philosophique » que présenterait l'établissement sur les rives du petit lac qu'est devenue la Méditerranée, d'un Gouvernement à orientation soviétique ou sympathisant. Il ne serait pas question alors de rampes supplémentaires de lancement de fusées — la menace existe déjà sur le continent — mais plutôt de rampes de lancement d'agitateurs porteurs de slogans subversifs qui se répan- draient au Maroc et en Tunisie, dans la péninsule ibérique, le Sud de l'Italie et en France même !

Ces vues sont-elles pessimistes ? Les stratèges en veston et en uniforme sont-ils consultés ? Sont-ils écoutés ? L'Armée française, impuissante mais obstinée dans ce qu'elle estime être sa clair- voyance, continuera de multiplier les avertissements, fussent-ils à contre-courant.

*

* *

Que devient dans tout ce tumulte la notion de Patrie ? Il semble qu'elle se soit étrangement obscurcie. Tel est le second aspect aigu du drame de l'Armée.

La Patrie, ce sont d'abord des êtres qui sans être tout à fait pareils se ressemblent et, pour cette raison, se sont rassemblés depuis, longtemps sur des territoires voisins avec une Histoire et des histoires communes jointes au désir de persévérer à vivre en- semble et d'accomplir de grandes et petites choses.

Pour l'Armée, la Patrie est un idéal enthousiasmant pour lequel on meurt et, ce qui est plus grave, on « fait » mourir. Il n'y a pas là la devise d'une caste. Le mot « Patrie » est inscrit sur les drapeaux à côté du mot « Honneur ». Il exprime l'orgueil légitime de toute la Nation ; c'est un impératif populaire.

Pour d'autres il y a différentes Patries à l'intérieur de la même

« cité charnelle » : la classe, le parti, la race, la secte, la couleur de la peau, la confession religieuse... Pour quelques-uns ce n'est plus qu'une option intellectuelle, froide, sans limites cadastrales ni engagement décisif, une sorte « d'Union libre ». Pour beaucoup c'est une notion presque morte qu'on n'analyse guère dans les Ecoles et qui ne ressurgit du subconscient qu'à certaines heures, sous le visage crispé du chauvinisme, à l'occasion d'une compétition cycliste ou d'un match de football.

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 587 Contrairement au sentiment d'esprits prévenus, c'est l'Armée qu'on trouve la première aujourd'hui à penser que la Patrie doit acquérir de nouvelles dimensions afin de s'élargir à la mesure des communautés internationales et d'une grande civilisation à dé- fendre, mais elle ne peut manquer de s'indigner devant l'indifférence mortelle de la majorité de la Métropole à l'égard de nos compa- triotes et de nos « clients » d'Algérie, ces Français auxquels on semble reprocher leur persistance à demeurer Français. Tout se passe comme si la fin du conflit algérien obtenue tant bien que mal et plutôt mal que bien et le plus vite possible devait provoquer un lâche soulagement que l'opinion publique mettrait à la charge du Gouvernement et réciproquement.

Les « pieds noirs » sont ce qu'ils sont, comme nous, Alsaciens, Bretons, Auvergnats, Gascons, sommes aussi ce que nous sommes avec nos caractéristiques qui ne ressortissent pas toujours à la générosité, mais ce sont nos « frères » et il y a dix sept ans à peine — qu'ils se soient appelés Mohamed, Dubois, Hernandez ou Bourbon — ils ont participé dans une proportion que n'atteignait aucune autre province, à la campagne d'Italie du Maréchal Juin et à la campagne de France-Allemagne du Maréchal de Lattre. A cette époque ils n'étaient ni des colons ou des marchands, ni des égoïstes ou des maladroits, ni des activistes ou des profiteurs, ils étaient des soldats, des soldats de la Libération, qu'on exaltait et qu'on avait été bien heureux de trouver.

Il est impossible à l'Armée de se désintéresser du sort qu'on leur réserve. Il lui est impossible, d'instinct, de se taire quand il s'agit de questions qui touchent si directement à la vie à l'avenir de toute une fraction de la Nation et à l'honneur de celle-ci toute entière.

Il y a un mois, à Londres, j'essayais d'expliquer à mes amis bri- tanniques, choqués et consternés autant que moi, pourquoi l'obéis- sance n'était plus inconditionnelle chez les officiers de mon pays et je leur disais : « Il y a un précédent historique... chez vous. En 1912-1914, les Irlandais exigèrent leur indépendance entière. Le Gouvernement de Grande-Bretagne, après mille négociations et et mille bagarres, donna finalement son accord de principe. Mais une partie minoritaire des Irlandais, ceux du Nord, tout en étant Irlandais voulurent rester Anglais. Londres n'y consentit pas et, par l'intermédiaire de l'Armée, prétendit exercer une pression sur eux. C'est alors que de nombreux officiers anglais donnèrent

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leur démission et déclarèrent qu'en aucun cas ils n'intervien- draient contre des gens qui voulaient rester Anglais! Peu de temps après, la guerre de 1914 éclata. Tout fut momentanément oublié mais plus tard la solution adoptée fut celle des Anglo-Irlandais de l'Ulster.

Transposant une parole fameuse d'un pontife romain, on pour- rait dire : « Ce serait le scandale du siècle que l'Armée française se coupât de la Nation, mais c'en serait un plus grand encore si la Nation, coupée de son Armée, s'abandonnait à ses torpeurs puis à son asservissement ! »

* *

On reproche à l'Armée de faire de la politique mais c'est que la guerre est devenue « politique ».

On lui reproche d'être volumineuse mais la pacification sur la vaste surface de l'Algérie l'imposait.

On lui reprocherait presque d'avoir mené cette pacification avec discernement : c'eût été un si bon prétexte que de stigmatiser quotidiennement des répressions aveugles !

On lui reproche de n'être pas assez nucléaire mais elle n'est pas juge des crédits de recherches qu'on lui octroyé et d'ailleurs les conflits immédiats ne sont pas nucléaires.

On lui reproche d'être archaïque mais on l'a « démodernisée » en 1955, à son retour d'Indochine, selon les besoins de l'Afrique du Nord et au moment même où elle n'aspirait qu'à se réformer.

On l'accuse de n'être pas en concordance avec les Institutions mais celles-ci ne se fixent pas et c'est à l'occasion de leur effritement que l'Armée, dans quelques-uns de ses éléments et sans joie, s'est politisée.

On lui reproche la durée du service militaire mais si nous en sommes encore comme en 1914, à la notion sacro-sainte de la cons- cription « égalitaire » ce n'est pas la faute de l'Armée qui a toujours admis la différenciation des citoyens à l'intérieur du service national et qui au surplus utilise au mieux le machinisme et l'appel à l'entre- prise.

Si le rôle et la place nouvelle de l'Armée dans la Nation doivent être singulièrement influencés par l'issue du conflit algérien, il ne faut pourtant pas que ce dernier, inachevé, la maintienne enfermée dans une certaine obsession, la déforme et laisse croire qu'elle s'en- fonce dans le passé.

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 589 L'Armée — notamment par ses jeunes cadres — sait qu'elle ne durera qu'en se transformant et qu'elle devra, demain, être, un conservatoire intelligent. Les observateurs impartiaux qui l'appro- chent sont toujours un peu étonnés de ses réactions : ils constatent que sa capacité d'adaptation est au moins aussi grande que son désir de conserver jalousement ses valeurs acquises.

L'analyse complète de la fonction de l'Armée n'a jamais été faite : chacun ne l'a amorcée qu'en fonction de ses préventions ou de ses perspectives particulières. Il est indispensable que les élites civiles, syndicales et professionnelles associent les élites de l'Armée à une méditation d'ensemble sur les conditions et les chances du développement français pour 197...

La Nation ne peut s'organiser sans l'Armée, incarnation élémen- taire de sa volonté et capacité de défense. A moins que cette Nation ne se désarme elle-même, ce qui entraînera fatalement sa « dispari- tion » sous n'importe quel régime et dans n'importe quel cadre international.

Les enjeux futurs sont toutefois trop excitants pour que notre pays démissionne : révolution technologique, expansion démogra- phique et industrielle, promotion individuelle et collective, élargis- sement des horizons culturels, intégration dans un monde eurafri- cain, insertion dans un monde plus large encore. A quelles missions une Armée française peut-elle être appelée à faire face en 196... /197... ?

Pour ma part j'en vois quatre principales :

1° sauvegarder une certaine souveraineté contre toute agres- sion « directe »,

2° affermir les alliances et les ensembles fédératifs en gestation par un apport substantiel à la défense et au pouvoir de dissuasion communs. Maintenir ainsi notre prestige, notre rayonnement et nos capacités de direction.

3° polariser, dans un cadre européen, la sûreté intérieure et la protection extérieure des jeunes Etats africains précocement émancipés.

4° continuer (ou entreprendre) la formation des jeunes généra- tions dans le sens des qualités du caractère et du dévouement à la chose publique.

Cette dernière mission est assez systématiquement omise par des novateurs « à la recherche d'une Armée perdue et retrouvée » à laquelle ils dénient tout pouvoir éducatif. L'avant-dernière mission est généralement méconnue. Quant aux deux premières,

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on ne les matérialise que sous la forme d'une « force de frappe » atomique gérée par des ingénieurs militaires à lunettes et à grosses têtes et à une super-police à moustaches et à petites têtes.

Ainsi d'une pierre on ferait plusieurs coups :

— On abolirait la conscription ce qui entraînerait une scolarité accrue et un assouplissement de l'économique, mesures louables, mais on supprimerait l'influence de l'Armée sur une jeunesse qui d'instinct déteste la contrainte avant de la subir et d'en connaître les bienfaits.

— En escamotant ce qu'on a dénommé « force d'intervention et bouclier conventionnels » — à la vérité mixtes — c'est-à-dire en feignant d'ignorer que ces éléments particuliers de la Défense sont non seulement justifiés mais déterminés dans leur volume, d'une part, par la préexistence de forces soviétiques semblables et très importantes, d'autre part, par la nécessité d'équilibrer au sein du théâtre européen d'opérations, les contingents anglo-saxons, et allemands, on diminuerait considérablement les effectifs de l'Ar- mée permanente et on sanctionnerait la dissolution des troupes d'élites, « fer de lance » d'un monde qui se refuse à mourir,

Enfin on consacrerait ainsi la main-mise exclusive sur l'esprit public.

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* *

Il y a dans la psychologie des corps constitués des « constantes » qui se retrouvent toujours. Deux guerres mondiales ont en moins de trente cinq ans changé la face et la structure des Forces Armées.

Deux conflits extérieurs à la Métropole ont en dix ans complète- ment bouleversé leur structure mentale : rien n'est plus exacte- ment à la même place, les objectifs, les moyens et les tactiques pour les atteindre, les proportions des composantes d'une grande unité opérationnelle, les rapports humains entre les directeurs et les exé- cutants. Les fondements même de la fonction militaire et de ses obligations en ont été ébranlés.

Quelqu'un a écrit que l'Armée était retombée en enfance, c'est parfaitement injuste et faux comme tout ce qui est caricatural mais ce n'est pas tout à fait inexact dans la mesure où tout homme d'action — et le soldat est d'abord et essentiellement un homme d'action qui vit dangereusement — est et ne peut que rester un adolescent prolongé, quelqu'un qui ne soucie pas exagérément de

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 591 comprendre ses actes, qui parfois répugne même à aller au-delà d'une analyse élémentaire parce que la réflexion retarde ou stérilise la décision et qu'il importe avant tout de se mouvoir et de « gagner ».

C'est dans un dosage imparfait de la pensée et de l'impulsion que réside présentement la déficience principale du soldat moderne : il apparaît encore semblable à l'officier de « légère » dont se gaus- saient les officiers de la « lourde »... « qui n'avait pas très bien com- pris, saluait et fonçait droit devant lui... ! » Ce don-quichottisme assez conforme au génie inégal de nos ancêtres gaulois, mais qui n'est plus admissible lorsque les missions sont de plus en plus complexes et décisives. L'action doit être alors le fruit inconscient de la sagesse, c'est-à-dire de l'expérience vécue et de la culture originelle.

Nous sommes un certain nombre à réclamer depuis des années un recrutement et une formation plus intellectuels pour les étu- diants imilitaires et des contacts obligés avec les étudiants des différentes disciplines. Mais la défiance règne : les militaires crai- gnent l'esprit d'examen et la « vie dans le siècle » pour leurs fragiles Saint-Cyriens, et les Universitaires — une faction de l'Université du moins alliée à une certaine faction politique — ne veulent pas qu'avec la puissance et le courage, l'Armée ait encore, par surcroît, le sens de la dialectique.

C'est par son éthique qu'on redécouvre les « constantes » de l'Armée. Il n'est pas du tout nécessaire qu'elle en change. Elle n'y parviendrait jamais complètement du reste si ce n'est au prix d'immenses retards et d'échecs accumulés. On l'a bien vu avec l'Armée russe qui aA^ait renouvelé son esprit avec ses uniformes qui, d'Armée Impériale, avait voulu devenir une Armée « Rouge » et qui finalement est redevenue une Armée... comme les autres.

Evidemment cette éthique s'exprime aujourd'hui par une rhé- torique et une liturgie un peu vieillottes. Elle surprend par sa fraî- cheur d'âme autant que par sa rigueur quiconque n'a pas accou- tumé de vivre dans son atmosphère L'officier français n'est pas encore arrivé à se débarrasser de la contrainte d'opinions et tradi- tions héréditaires désormais caduques. Il n'a pas pris conscience des préjugés avec lesquels on l'observe et il observe le « civil ».

Il oublie quelquefois, dans l'absolu de ses concepts, que la Nation a eu 1.500.000 morts en 1914-1918, 2 millions de prisonniers en 1940 et que le patriotisme doit être rajeunie par une formule autre que le calot sur la tête et le fusil à la main. Mais la bonne volonté

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ne lui fait pas défaut et ce ne sont là au fond qu'attitudes super- ficielles et erreurs vénielles. L'essentiel est ailleurs.

L'éthique propre à l'Armée lui confère une « dimension » sup- plémentaire qui la différencie des autres corps de l'Etat et qui, en lui imposant d'être disponible en tout temps pour le sacrifice suprême, la rend peu accessible aux compromis. L'officier français n'a jamais marchandé son sang.

L'Honneur qui ne se met pas en sentences est un engagement personnel que l'adolescent de vingt ans contracte envers lui-même à Saint-Cyr ou à son premier régiment, en face de son premier drapeau, à côté de son premier capitaine, et qui le marque. Si on lui enlève cet idéal, il perd ses raisons de vivre et la France, à son tour le perd.

On a trop joué de ce sentiment de l'Honneur depuis plus de vingt ans. Il y a certaines choses que nulle puissance séculière au monde ne peut obliger un homme libre à faire ou à croire. On a trop fait appel à l'abnégation de l'Armée pour qu'elle n'ait pas décidé dans son inconscient de faire en sorte que son immolation soit payante. Payante pour qui ? Pour ce que l'Armée nomme jus- qu'à nouvel ordre la Patrie. Elle acceptera sans doute de souffrir encore « par la Patrie » mais « pour » cette patrie même et unique- ment pour elle.

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Il existe deux sortes d'antimilitarisme :

— L'un parfaitement sain qui distingue entre les pouvoirs civils et militaires et affirme hautement la primauté légitime des premiers. Encore faut-il que les tâches civiles que l'on confie ou inflige aux militaires de par les nécessités permanentes et nouvelles de la guerre « psychologique » ne leur soient pas bruquement reprises, amèrement reprochées et sabotées.

— L'autre, nuisible, qui est l'effet d'une conception purement et assez bassement matérialiste de la société où le soldat est bafoué, ridiculisé, porté aux dernières extrémités, réprouvé, réfuté. Calom- nié — une certaine presse ne s'en prive pas — le soldat ne sait pas ou ne « peut » pas répondre. Mais ces multiples coups d'épingles finissent par faire mal aux nerfs jusqu'au jour où ils risquent de faire « boomerang » !

Si on livre l'Armée à son écœurement moral, si vraiment on réglemente la délation et si on accroît la confusion en mutant

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A R M É E F R A N Ç A I S E 1961 593 trimestriellement le personnel et en discréditant les dorures et les étoiles, si le vieux compagnonnage d'antan se mue en « réseau », si les chefs responsables laissent faire et si aucune grande voix dans le public ne se hausse jusqu'à un certain ton, si on ne témoigne pas à cette Armée blessée, divisée contre elle-même, dangereuse- ment malade, un peu d'affection, il est à craindre que les meilleurs ne retrouvent leur unité et leur foi que dans l'insoumission larvée ou dans une sorte de résistance clandestine, ou alors ne démission- nent en bloc ou en détails, soit qu'ils s'en aillent individuellement

— le mouvement a déjà largement commencé — soit que par par- celles, les régiments, sans s'insurger clairement, diminuent peu à peu leur zèle, se délitent, ou se cassent, se soviétisent même, se

« politisent » en somme, à l'inverse du but à atteindre et par consé- quent se dérobent aux missions dangereuses ou délicates.

Or, l'Armée en Algérie est aujourd'hui le seul élément d'ordre et d'arbitrage, elle, absente ou défaillante, c'est tôt ou tard le choc brutal et sanglant entre les communautés et à l'intérieur des communautés. Malgré d'énormes fautes individuelles et de pathé- tiques crises de conscience cette Armée est demeurée constamment loyale : elle se réjouissait de servir un Etat fort, elle souhaitait qu'il parlât toujours clairement, qu'il fût attentif. Cette Armée-là encore vivante est toujours à « prendre » et à garder, avec ses ombres et ses lumières.

Parce qu'elle était lasse d'être isolée et méconnue dans un pays qui vit mollement, il était fatal que certains de ses membres, qui n'étaient pas tous des exaltés, — mis à part les agents provoca- teurs — en vinssent à croire douloureusement qu'ils étaient trahis.

Ce qui est très grave c'est que la plupart semblent encore le croire.

De l'excès du mal doit sortir un bien. Il faut que chaque Fran- çais s'interroge et s'efforce de comprendre avant de juger et de relier le futur au passé par delà un présent fugitif. Il faut surtout que le Gouvernement prévienne plutôt qu'il ne réprime et que d'abord il « restaure ». Jamais la lettre de Louis X V I I I à Decazes n'a été plus actuelle : « Si j'ai embrassé le système de la modération, ce n'est pas par paresse ou par goût personnel mais par raison : c'est parce que je crois que, seul, il peut empêcher la France de se déchirer de ses propres mains et en faire à l'avenir un Etat floris- sant au dedans et au dehors ».

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L'Armée française absente ou défaillante ou amputée, c'est en Europe :

— la France sans « force de frappe » dite conventionnelle, la seule qui soit urgente,

— l'ensemble des Forces Armées, sans possibilité de reconver- sion profonde car on ne change pas les structures uniquement avec des machines mais d'abord avec des hommes,

— l'Allemagne parvenant à une place prépondérante dans la Défense territoriale de l'Europe.

— cette défense territoriale • elle-même compromise par la carence française.

Ce ne seraient donc pas seulement un million de nos concitoyens et dix millions de nos protégés abandonnés à eux-mêmes, ce seraient quarante cinq millions de Français, autant de millions d'Africains noirs et blancs et deux cent millions d'Européens placés plus ou moins soudainement devant une certaine anarchie méditerranéenne, avec d'anxieuses responsabilités, des remords et de la honte !

GÉNÉRAL V A L L U Y .

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