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LE DRAME DE CANOSSA * * *

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LE DRAME DE CANOSSA

Jean de Pange nous a quittés. Perte cruelle pour ses amis, sa mort est une perte sensible pour tous ceux qui, chez nous, ont le goût des recherches historiques. Ancien élève de racole des Chartes, il avait brillamment soutenu sa thèse de doctorat es lettres sur Le Roi très chrétien. Les deux thèmes qui, durant toute sa vie, furent les plus chers à sa pensée et à son cœur furent d'abord la Lorraine, dont il était fils, et dans laquelle il voyait un foyer de la « double culture » et comme un trait d'union naturel entre les civilisations germani- que et française. Ensuite, le Moyen Age allemand sur lequel il publia ici même deux essais : Du Saint-Empire romain à l'Allemagne (15 décembre 1955). Frédéric Barberousse adversaire de l'Europe (leT juin 1957). La Revue a bien voulu donner une suite posthume à ces deux études en accueillant les pages suivantes qui les complètent et éclairent une des scènes les plus saisissantes de l'histoire du Moyen Age, le drame de Canossa.

R. H.

* * *

Le pape Alexandre II meurt le 21 avril 1073. Dès le lendemain, tandis qu'on l'ensevelit, la foule des clercs et des laïques s'écrie :

« Hildebrand évêque ». Les cardinaux se réunissent et ratifient ce choix en l'élisant pape. Il est intronisé le 29 juin en présence de l'impératrice Agnès et de Béatrix, margrave de Toscane, et prend le nom de Grégoire VIL II a largement dépassé la cinquantaine.

Sa foi^a piété et sa charité sont celles d'un saint. Il arrive au pou- voir pour annoncer, comme il le dit, la justice et la vérité à toutes les nations. Il est animé d'un esprit de feu, d'une véritable passion religieuse et lutte avec une indomptable énergie pour obtenir ee

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LE DRAME DE CANOSSA 419 qu'il appelle « la liberté de l'Eglise ». Il faut soumettre le monde à la règle de l'Eglise pour que celle-ci obtienne la liberté. En effet, le Christ ayant promis à saint Pierre l'assistance divine, c'est le Saint-Esprit qui inspire tous les actes du pape. On a conservé le registre de la chancellerie et on peut suivre l'évolution de ses pensées. Précisément à la date où nous sommes, en mars 1075, on trouve sous le nom de Dictatus papae vingt-sept propositions numé- rotées avec soin, en partie empruntées au Pseudo-Isidore, qui résument les droits du pape dans une forme brève, nette et tran- chante que le monde ne connaissait pas encore. On y voit que « le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes »

« qu'il lui est permis de déposer les empereurs », — ce qu'il va faire dans les mois qui suivent — et surtout cette proposition où l'on voit le fond de sa pensée»: seul il peut user des insignes impériaux,

« solus possit ati imperialibus insignis ». C'est donc qu'il est le véritable empereur. On voit apparaître la doctrine qui atteindra son plein développement sous Innocent III, lorsque le pape distri- buera les couronnes aux nouveaux rois. La République chrétienne semblait devoir être fondée sur la réciprocité des pouvoirs. De la domination dés empereurs, que les Saxons avaient établie, elle passera sous celle des papes à partir du moment où, pour la pre*

mière fois, Grégoire VII affirme que le pape a le droit dô déposer l'empereur.

Ses idées sont incompatibles avec celles de Henri IV qui n'ignore pas le rôle joué par les empereurs depuis plus d'un siècle. Lorsque le pape mourait, ils désignaient son successeur, sinon ils s'arrogeaient le droit de le déposer ainsi que son propre père, Henri III, avait fait pour Grégoire VI. La rupture vint de la Lombardie, où le conflit était latent entre l'autorité impériale et le parti de la réforme.

L'archevêque de Milan, Guy, avait démissionné en envoyant sa croix et son anneau à" Henri IV. Celui-ci avait désigné Godefroy qui, ne se sentant pas en sécurité à Milan, s'était retiré. Le parti de la Réforme, c'est-à-dire les Patarins, avaient élu Otton, que Grégoire VII reconnut au concile romain du carême 10-74. Bien que Henri IV eût, en septembre 1073, déclaré s'en remettre à la décision du pape, il nomma en même temps les évêques de Parme et de Spolète et l'archevêque de Milan. Ce dernier poste échoit au diacre Tedald qui est immédiatement sacré par les suffragants. Or pour Grégoire VII, il n'y a, à Milan, qu'un archevêque régulier, c'est Otton, et Tedald est un intrus. C'est dans cet esprit qu'il

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rédige la bulle du 8 décembre 1075 où il rappelle le devoir d'obéis- sance. « Celui qui veut exécuter fidèlement les ordres de Dieu ne peut mépriser les nôtres quand ils interprètent les décisions des Saints Pères, et il doit les accueillir comme s'ils venaient de la bouche de l'Apôtre lui-même ». On retrouve ainsi la doctrine essentielle des Dictatus papae : il représente saint Pierre, et Dieu parle par sa bouche.

Henri IV est à Goslar quand, au nouvel an, il reçoit cette bulle apportée par un légat qui lui expose de vive voix la volonté du pape de faire accepter la suprématie romaine par les princes laïques comme par les évêques. Or Henri IV, après son triomphe éclatant sur les Saxons, est le maître de l'Allemagne. H n'est donc pas dis- posé à oublier que son père dictait ses ordres au Saint-Siège. Au contraire la politique de Grégoire VII rencontre partout des résis- tances. A Milan, le chef des Patarins, Erlembaud, est assassiné.

A Rome même, le soir-de Noël 1075, le pape a été arrêté et empri- sonné par Cencius, un des chefs de l'aristocratie, pour être d'ailleurs libéré le lendemain par le peuple romain. Henri IV convoque donc à Worms, pour le 24 janvier 1076, un synode où viennent vingt- quatre évêques du royaume de Germanie — dont celui de Metz — un évêque bourguignon et un évêque lombard. Parmi les arche- vêques sont présents ceux de Mayence et de Trêves, dont le premier dirige les débats! A cette assemblée vient le cardinal Hugo Candidus qui a été déposé par le pape. Il élève contre lui les plus sévères reproches et dénonce ce qu'il appelle les irrégularités de son élection.

Elle n'a pas été faite suivant les règles fixées par le décret de Nico^

las II dont Hildebrand lui-même avait été l'inspirateur. Les évêques accusent en outre le pape de s'arroger une puissance inouïe en empiétant sur leur propre juridiction et en essayant d'enlever au pape sa dignité héréditaire. Ils prononcent sa déchéance et chacun d'eux souscrit la déclaration suivante : « Moi N..., évêque de N..., dès maintenant je refuse à Hildebrand soumission et obéissance, je ne le reconnaîtrai pas comme pape et je ne lui donnerai plus ce titre ». (1)

Henri IV, de son côté, s'adresse aux Romains. Il les invite à forcer Hildebrand à abandonner le siège pontifical, s'il ne le quitte pas de son plein gré, et, d'accord avec tous les évêques, à élire un paipe qui ait la volonté et les moyens de guérir les blessures faites

(1) Mon. Germ. Constitution» imperatorum et regum. I. I. p. 103.

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par Hildebrand à l'Eglise. Enfin, s'intitulant « roi non par usurpa- tion, mais par. ordonnance divine », il écrit le 27 mars à « Hildebrand qui n'est plus pape mais faux moine » une lettre dont les derniers mots sont : « Toi qui es condamné par le jugement de tous nos évoques et par le nôtre, descends, abandonne le siège apostolique usurpé. Qu'un autre monte sur le trône du bienheureux Pierre...

Nous, Henri, Roi par la grâce de Dieu, avec tous nos évêques, je te dis : « Descends, descends » (1). La situation n'a rien de compa- rable avec ce qu'elle était trente ans plus tôt à Sutri, quand Henri III était devant Rome comme juge entre trois papes rivaux. Pour la première fois, sans quitter l'Allemagne, le roi essaie de déposer un pape qu'il a reconnu pendant trente ans. Faute inexcusable, dont les conséquences se feront sentir pendant tout le règne et dont la responsabilité retombe, non seulement sur le roi de vingt- cinq ans, mais sur tout Tépiscopat allemand.

Henri IV envoie en Lombardie les évêques Hozmann de Spire et Bnrchard de Bâle pour y faire ratifier les décisions prises à Worms, ce qu'ils obtiennent au cours d'un concile* qui se tient à Florence. Un clerc de Parme, Roland, est alors chargé d'aller noti- fier la sentence de déposition de Grégoire VII au concile convoqué au Latran pour le 14 février 1076. Il y a là cent dix évêques venus d'Italie centrale et méridionale, de Bourgogne et de France, aucun d'Allemagne ou de Lombardie. Mais, parmi les fidèles, on remarque la présence de l'impératrice Agnès, qui doit souffrir dans son cœur maternel. Roland est introduit et crie au pape : « Le roi et nos évêques t'ordonnent de descendre du siège de Pierre où tu es arrivé non par le droit, mais par la violence ». Puis il s'adresse aux cardinaux pour qu'ils envoient en Allemagne des délégués qui recevront de la main du roi un nouveau pape. Aussitôt tous les laïques qui avaient leurs armes se précipitent sur lui. Us l'au- raient massacré si le pape ne s'était jeté devant lui et n'avait apaisé les assaillants.

Le jour suivant, ayant reçu des lettres d'évêques allemands qui expriment leur repentir, le pape les fait lire au concile. Il pror nonce diverses sentences, notamment contre les évêques lombards.

Enfin contre Henri IV -il fait une émouvante invocation à saint Pierre dans une forme inusitée et solennelle : « Bienheureux Pierre, prince des apôtres, inclinez vers moi, je vous en supplie, une oreille

(1) Ibid p. 110.

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favorable. Vous m'êtes témoin et avec vous ma souveraine, la mère de Dieu..., que votre sainte Eglise romaine m'a contraint malgré moi à la gouverner et que je suis monté sur votre siège par d'honnêtes moyens... Le pouvoir de lier et de délier dans le ciel et sur la terre m'a été remis par Dieu sur votre demande, pour que je l'exerce à votre place. Fort de votre confiance, par votre pou*

voir et votre autorité, j'interdis au roi Henri, fils de l'empereur Henri, qui, par un orgueil insensé, s'est élevé contre votre Eglise, de gouverner le royaume d'Allemagne et d'Italie, je délie tous les chrétiens du serment qu'ils ont contracté envers lui et défends à qui que ce soit de le reconnaître comme roi... Je le lie par le lien de l'anathème, afin que tous les peuples de la terre sachent que sur cette pierre le Fils de Dieu vivant a bâti son Eglise et que lete portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle ».

Jamais encore on n'avait entendu ce langage. Pour la première fois le successeur de saint Pierre revendique le droit de déposer un souverain. Il l'exerce et l'accompagne de l'excommunication.

Or le roi est « l'oint du Seigneur » le Christus Domini. Depuis le démembrement de l'empire carolingien on assiste en France à l'épiscopalisation de la royauté. Sa consécration suit les mêmes rites que celle de l'évêque. L'archevêque verse sur sa tête l'huile avec laquelle les" évèques font l'onction. Puis tous à la fois sou- tiennent la couronne au-dessus de la tête du roi, où l'archevêque la pose en rappelant que le roi porte le nom du Christ et en tient la place. Que l'onction royale soit un sacrement, c'est ce qu'affir- ment en France saint Yves de Chartres et, en Angleterre, Pierre de Blois qui dit : « Le roi est saint et il est le Christ du Seigneur ; ce n'est pas en vain qu'il a reçu le sacrement de l'onction ». Quand on évoque ce caractère religieux de la royauté qui sera encore ressenti si vivement par Jeanne d'Arc, on comprend que la sanc- tion appliquée par le pape à Henri IV ait provoqué en Allemagne une véritable stupeur. Qu'on était loin du contrôle réciproque de l'Empire et de la Papauté, laissé par l'empire carolingien comme un modèle. Devait-on voir ces deux puissances essayer alternati- vement de se dominer ?

Le pape veut expliquer son attitude. Il le fait dans la lettre qu'il adresse le 25 août 1076 à l'évêque de Metz Hermann, un de ceux qui avaient pris part au synode de Worms et qui s'en étaient repentis. Il affirme que le pouvoir de saint Pierre, dont il est le successeur, s'étend sur les rois comme sur les autres hommes.

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Cependant, dès le 7 septembre, dans une lettre aux Allemands, il se déclare prêt à « accueillir le roi avec bienveillance, s'il revient à Dieu de tout son cœur ». Des alliés imprévus se présentent à lui : ce sont les dues de l'Allemagne du Sud, Welf de Bavière, Rodolphe de Souabe et Bérthold de Garinthie. Ils se sont entendus avec Othon de Northeim, qui, rallié à Henri IV au temps où celui-ci était Victorieux, l'a trahi quand les Saxons se sont révoltés de nouveau.* Les princes décident de se réunir le 16 octobre à Tribur.

Là on voit apparaître, chose extraordinaire, deux légats du pape, l'archevêque d'Aquilée et l'évêque de Passau. Ainsi se réalise l'alliance du pape et des princes allemands, qui jusque là semblait impossible. Henri IV est de l'autre côté du Rhin, à Oppenheim, où il campe au milieu de son armée. Il est prêt à venir à Tribur, mais il n'y est pas invité. Il constate que partout ses anciens sou- tiens lui manquent. L'homme sur lequel il comptait le plus, le duc Gtidefroy de Lorraine, vient d'être assassiné. Les évêques allemands, sur lesquels la royauté s'appuyait depuis plus d'un siècle, sont de plus en plus gagnés aux idées grégoriennes, que leur exposent les légats, et ils commencent à regretter ce qu'ils ont fait huit mois plus tôt à Worms. Henri IV sent la nécessité de négocier avec les légats, qui sont les maîtres de la situation^ Prêt aux con- cessions les plus étendues, il promet d'écrire au pape qu'il lui rendra l'obéissance qu'il lui doit et fera pénitence. Mais il apprend qu'entre les légats et les princes révoltés est intervenu un accord d'après lequel il perdra la couronne et on procédera à l'élection d?un nouveau roi si, le 22 février 1077, un an après la déposition prononcée par le pape, il n'a pas obtenu de rentrer dans l'église.

C'est le jour fixé pour que le pape vienne à Augsbourg où, devant le Reichstag convoqué à cet effet, il prononcera son jugement.

Ainsi semble certaine la condamnation du roi qui se retire à Spire.

Par les concessions qu'il avait faites aux légats du pape il croyait avoir séparé sa cause de celle des princes. Tout est perdu puisqu'ils donnent rendez-vous au pape le 22 février à Augsbourg. Le déses- poir lui inspire un plan d'une hardiesse à peine concevable";• avant que le pape ait quitté l'Italie il veut y arriver et lui demander grâce. Il n'y a pas un instant à perdre s'il veut sauver sa couronne.

Il a épousé contre son gré Berthe, l'héritière des margraves de Turin et la belle-sœur du comte de Savoie. Il a voulu se sépa- rer d'elle et l'Eglise l'en a empêché. Ce sera son ëalut. Les duos de l'Allemagne du Sud lui barrent jalousement la route de l'Italie

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par la Souabe et la Bavière, mais il part en secret, peu avant Noël, et par Besançon et Genève il arrive dans les terres de sa belle-mère la margravine Adélaïde de Suse. De là, avec sa femme, son fils âgé de deux ans et quelques serviteurs. L'hiver, exceptionnelle- ment rigoureux cette année, a gelé le Rhin et le Pô. Les routes sont coupées par des amas de neige, il gravit les passes du Mont Cenis. Les difficultés sont telles que Lambert de Hersfeld, pour les décrire, s'inspire du texte de Tite-Live sur le passage des Alpes par Aiinibal. La descente sur le sol gelé et glissant est terrible;

les hommes doivent ramper sur la glace et la reine et ses femmes doivent être traînées, roulées dans des peaux de bêtes. Enfin, sans avoir perdu un homme, le roi arrive en Lombardie, où il trouve un excellent accueil à Suse, Turin, Vercelli et Payie.

Il est aussitôt entouré d'évêques et de comtes, d'adversaires du pape, de la comtesse Mathilde et des Patarins, qui veulent maintenir en Lombardie l'ancien régime près de s'écrouler sous la réforme grégorienne. Il ne tiendrait qu'à lui de marcher contre le pape à la tête d'une armée. Il a peine à les calmer en leur mon- trant que l'attitude des princes lui impose une attitude pacifique s'il ne veut pas précipiter l'empire dans la guerre civile et le désor*

dre. Il apprend que Grégoire VII, apprenant son arrivée en Italie et lui attribuant des intentions belliqueuses, s'est décidé à inter- rompre à Mantoue le voyage qu'il faisait pour se rendre à Augs- bourg. Il s'est réfugié au château-fort de Canossa, au sud de Reggio.

Il est là chez la comtesse Mathilde, cousine de Henri. Celui-ci décide aussitôt de s'y rendre en laissant à Reggio sa femme et son fils. Il a demandé rendez-vous à Mathilde qu'il rencontre sans doute à Bianello, petit fort sur la route de Canossa. Elle est accom- pagnée de Hugues, abbé de Cluny et parrain de Henri. Mathilde est lorraine, c'est dire que par toutes ses traditions elle est atta- chée au parti de la Réforme. Cette belle jeune femme, qui sait bien l'allemand, s'entretient avec Henri. Il reconnaît que sa situa- tion est tragique. Il est prêt, pourvu qu'il soit relevé de l'excom- munication, à accepter tout ce qu'exigera le pape. Il confie à Mathilde sa belle-mère Adélaïde de Suse et le marquis d'Esté qu'elle emmène à Canossa.

Le pape les écoute et répond qu'il s'est engagé à entendre les accusateurs devant l'assemblée d'Augsbourg, où Henri pourra plaider et prouver son innocence. Mathilde et les autres disent qu'il demande seulement à être absous de l'excommunication. C'est

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LE DRAME DE CANOSSA 425 plus tard qu'on discutera s'il doit perdre son royaume « En ce Cas, dit le pape, si c'est un simple pénitent, qu'il m'envoie la cou- ronne et lès insignes de la royauté comme preuve qu'il se recon- naît indigne dé les porter. » Le problème est ainsi ramené à l'essen- tiel. Il est impossible de recevoir le roi qui doit être jugé à Augs- bourg. S'il s'agit de le traiter en pécheur pénitent, comment prou- vera-t-il sa sincérité ? Henri, retiré dans une chapelle voisine, attend anxieusement le retour de Mathilde et de Hugues abbé de Cluny. Il voudrait que celui-ci se portât garant de sa sincérité vis-à-vis du pape. Hugues, déclarant que ses vœux ne le lui per- mettent pas, dit que seule Mathilde peut faire tentative. Henri s'agenouille devant elle et l'adjure d'obtenir son pardon. Elle retourne à Ganossa et, le lendemain, lui fait dire qu'il doit s'atten- dre à une sévère pénitence avant d'obtenir la rémission de ses péchés. Alors,, le 25 janvier, Henri monte à cheval et, accompagné de quelques serviteurs, se rend à Canossa.

Ge rocher escarpé domine la plaine lombarde où la vue s'étend jusqu'à Parme et Mantoue. Il se dresse à pic à une cinquantaine de mètres au dessus d'un plateau déchiré par les torrents, dernière étape de l'Apennin descendant en degrés vers la plaine du Pô.

Il est couronné par un château-fort imprenable que protègent à cette époque trois enceintes successives. Il est probable que la suite de Henri trouve abri dans la première enceinte où étaient les soldats et artisans. Quant à lui, dévêtu de ses ornements et vêtements royaux, portant seulement le cilice des pénitents, il est admis dans la seconde enceinte et peut avancer jusqu'à l'enceinte qui précède le château. Là, les pieds nus sur le sol glacé,' il supplie qu'on le laisse entrer. Les portes restent fermées malgré ses larmes et le froid auquel il est exposé. Il en est encore ainsi le lendemain puis le surlendemain. Cependant le froid est extrême et la neige s'accumule devant la porte. Henri est à jeun du matin au soir, frappant là porte par intervalles.

A cette détresse physique s'oppose le trouble qui règne dans le château. Le pape, surpris de cette démarche insolite, n'admet pas la pression dont il est l'objet, et â l'insistance de Henri il oppose l'inflexible sentiment de son devoir. Il doit répondre à l'appel des princes allemands. Si Henri se présente comme roi pour lui parler du royaume de Germanie, il n'a pas à le'recevoir en dehors de l'Assemblée des princes qui va se réunira Aûgsbbu?g et le mettre en accusation. Il faut attendre le jugement. S'il se présente comme

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pécheur qui vient demander l'absolution, comment éprouver sa sincérité ? Les amis du roi entourent le pape, et parmi eux Mathilde tient la première place. Ils montrent combien le traite- ment imposé à Henri est inouï. Le roi vient comme homme, comme simple pénitent, demander l'absolution. Un prêtre peut-il la lui refuser ? Le débat quitte ainsi le domaine politique pour passer dans le domaine humain. Le jour même où finit l'épreuve, le 18 jan- vier, le pape écrit aux princes allemands qu'autour de lui — nous savons qu'il s'agit surtout de la comtesse Mathilde — on s'étonne de l'extraordinaire dureté de son âme et qn lui reproche de mon- trer la cruauté d'un tyran.

C'est en effet seulement le troisième jour, le 28 janvier, que Grégoire VII laisse ouvrir les portes. Le roi rentre « dans le sein de l'Eglise ». Le pape exige qu'il prête un serment contresigné par les comtesses Mathilde et Adélaïde de Savoie, l'archevêque de Brème et les évêques présents. Nous en avons le texte, joint par Grégoire VII à la lettre qu'il adresse aux princes du royaume de Germanie. Henri IV s'engage à leur rendre justice dans le délai fixé par le pape, dont il respecte la qualité dWbitre. Si celui-ci veut venir en Allemagne, il lui garantit toute sécurité pour lui et pour sa suite. A ces conditions l'absolution lui est accordée.

Le roi se jette, les bras en croix, aux pieds de Grégoire VII qui le relève et l'embrasse en pleurant. Après tant d'émotions tous sont en larmes. Le pape célèbre la messe et, suivant Lambert de Hersfeld, après avoir consacré l'hostie, il se tourne vers le roi pour lui dire qu'il va communier : s'il est coupable des crimes dont on l'accuse, qu'il soit frappé d'une mort soudaine. Henri IV est invité par lui à se soumettre à la même épreuve, mais, épou- vanté, il s'y refuse. Vraie ou non, cette tradition indique que pour beaucoup la croyance à la culpabilité du roi est présumée par son attitude à Canossa.

Il a reconnu que lui, le chef le plus éminent de la chrétienté, ne peut pas rester roi, s'il est exclu de l'Eglise. Il s'est soumis en toute humilité devant le pape qui, de son côté, a agi en vrai chrétien en lui accordant le pardon. Mais c'est toute la notion de l'empire qui est remise en question. Jusque là l'empereur — titre auquel le roi des Romains devait accéder après avoir été couronné par le pape — était en quelque sorte garant des élections pontificales, puisqu'à plusieurs reprises il était intervenu quand elles étaient contestées. Désormais, ce caractère ne lui est plus

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reconnu. La démarche de Henri IV à Canossa est un événement unique dans l'histoire, car depuis lors il ne s'est pas répété. Le chef de l'Etat a déposé devant le chef de l'Eglise la personnalité morale dont il est revêtu et s'est présenté comme simple pénitent. Ainsi est rompue la fiction qui établissait une sorte d'égalité entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial, puisque celui-ci reven- diquait lui aussi l'origine divine. Les protestants ressentiront vivement cette soumission de l'Etat à l'Eglise. Plus de huit siècles passeront et Bismarck, au moment du Kulturkampf, s'écria :

« Nous n'irons pas à Canossa ». Bien que la lutte doive continuer encore un siècle jusqu'au triomphe de la papauté, une nouvelle époque s'ouvre dans l'histoire de l'Allemagne.

JEAN DE PANGE.

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