On aime bien penser, surtout dans la tranquille approche politique actuelle, que la société avan
ce sans rupture de continuité. Sur le plan de l’information, du partage des données, du rap
port de chacun avec le savoir et avec luimê
me, nulle instance officielle ne semble prendre la mesure des bouleversements. Les débats donnent l’air de se dérouler dans un monde qui a disparu. Prenez la carte électronique de santé : la Suisse n’a toujours rien mis au point, les cantons se tâtent, et pendant ce temps Google et Microsoft lancent d’immenses sys
tèmes de gestion des données patients.
Ce qui change, c’est la façon de concevoir le rôle des données. A chaque nouvelle avancée technologique améliorant le partage, l’engoue
ment l’emporte sur la retenue. Ce n’est plus le secret qui représente le souci des citoyens : c’est la mise en réseau optimale des informa
tions les concernant. L’individu contemporain s’est pris d’une nouvelle passion : exister sur le Net. Ou plus précisément, exister dans la pers
pective obsessionnelle d’être reconnu.
Il s’agit donc de davantage que la pratique consistant, pour une personne, à compter les occurrences de Google la concernant. Avec les sites sociaux s’ouvre une nouvelle ère. Face
book parle audelà de la mode : c’est un trait de civilisation. De plus en plus de monde lui consacre des heures par semaines, s’y cons
truisent un réseau et d’abord une identité.
Un dossier spécial du New Scientist,1 accom
pagné d’un éditorial, montre comment, de cette tendance, un univers d’avatars électroniques commence à émerger. En laissant, souvent vo
lontairement, des quantités croissantes de données personnelles s’accumuler sur inter
net, nous organisons une autoconstruction virtuelle, sous forme d’abord d’un profil, puis d’une «personnalité digitale», enfin d’une sorte de «jumeau» virtuel. Le phénomène, précise l’éditorial, est pour l’heure embryonnaire. Mais la révolution qui s’annonce pourrait se montrer radicale «et changer nos conceptions de ce que signifie être un humain».
Il existe déjà, explique le dossier du New Scien
tist, des projets cherchant à personnaliser un avatar en digitalisant le visage d’un individu, à partir de vidéos où il exprime ses émotions.
Bien audelà d’un simple coupé/collé, il s’agit de reproduire «les mouvements idiosyncrasi
ques qui font qu’une personne est unique». Le but ultime est de créer un avatar non seulement ressemblant, mais aussi amélioré (l’humain ne se contente jamais de ce qui est), et, finalement, conscient. Mais à quoi pourrait ressembler une conscience d’avatar ? Comme le dit David
Han son, «nous n’avons aucune preuve que des machines puissent être conscientes – nous ne comprenons toujours pas la conscience – mais en même temps, il est stupide de pré
tendre qu’elles ne le peuvent pas ». Certes, mais une conscience de machine seraitelle «human
like» ? Probablement pas. «Une forme ou l’autre de corps est probablement nécessaire pour qu’une conscience de type humain se déve
loppe», rappelle Antonio Chella. Car «la con
science requiert une forte interaction entre le cerveau, le corps et l’environnement».
Cela atil un sens de parler d’humain dès lors que le corps biologique, avec la perception et la sensation du monde qu’il apporte, fait dé
faut ? Si l’organisme humain n’est pas une ma
chine, c’est parce qu’il intègre à la fois l’ordina
teur et le programme, d’une façon qui n’est pas séparable. Les émotions supposent un corps, les idées aussi. Même le fonctionnement neu
ronal diffère de la machine informatique : nous apprenons par un changement corporel, en développant dans le cerveau des nouvelles synapses et des circuits originaux : en trans
formant le câblage pour changer le program
me. Toute modification d’ordre psychique se traduit par une transformation somatique.
Au cœur des reproductions numériques du soi se trouve une ambivalence. Tandis que la plu
part des gens cherchent à se construire des avatars de plus en plus performants et idéali
sés, les malades, eux, se créent des identités Web – dans des sites comme «Patients like me»
– dont leur maladie constitue le centre. D’un côté, une tentative de détachement du corps, de ses défauts et de ses contraintes. De l’autre, une mise en scène de ceuxci. Mais ici comme là, c’est bien le corps et ses limites qui consti
tuent l’enjeu.
On peut bien sûr voir dans l’avatar internet une sorte de libération par le malade de sa ma
ladie. Que cet avatar soit luimême porteur de la maladie de son géniteur, ou au contraire qu’il en soit complètement indemne, il représente toujours cette libération.
On peut aussi imaginer que les avatars re
présentent une voie de fuite pour les malades chroniques ou les handicapés qui peuvent, grâce à eux, «rejouer» leur destin. Si l’avatar luimême est porteur de la maladie, il devient un prolongement de la parole, un nouveau lan
gage, décalé, permettant d’exprimer de façon moderne la vieille question de l’êtremalade. Il devient un véritable dispositif thérapeutique.
Grâce à son avatar, l’individu peut jouir de lui
même en s’émancipant de ce qui semble le li
miter. En s’avatarisant, il entre dans une sorte d’extase dont il est le centre. Le dialogue avec les autres individus est possible, certes – il re
présente même un fondement de la vie dans le monde virtuel – mais un dialogue différent, pu
rifié des contraintes corporelles. Ou plutôt : semblant purifié. La personne jouant de son avatar croit s’être débarrassée de tout, mais l’avatar porte en réalité sa personnalité et ses névroses. Il les incarne même. L’individu investi dans un avatar cherche à devenir parfait, per
formant, séduisant. Mais tout cela à ses pro
pres yeux : en un troublant jeu de miroir.
L’avatar emballe les symptômes d’une nouvelle enveloppe. On n’exprime pas de la même ma
nière ses angoisses, névroses, phobies à tra
vers son avatar qu’avec un langage sortant d’une vraie bouche et d’un vrai corps, dans un visà
vis humain. Mais ces symptômes sontils fon
damentalement différents ? Le profond de l’hu
main, ce qui se trame en nous, cet inconnu que nous appelons inconscient, mais aussi ce qui nous pousse à croire, à avoir peur, à nous révolter, ce qui définit notre comportement dans la maladie, comment tout cela vivratil dans les avatars toujours plus sophistiqués ? Nul ne le sait.
Mais il se pourrait que les avatars ne soient qu’un phénomène transitoire. C’est l’idée, en tout cas, de l’article technoutopique 2 qui, la semaine passée, était le papier le plus lu du site du New York Times. Une brochette de célèbres penseurs américains, dont Ray Kurzweil, l’inven
teur du terme, y annonçait l’arrivée prochai ne de la «Singularité». Quand cette Singularité sera advenue dans quelques décennies, pa
raîtil – une intelligence supérieure dominera.
La vie «prendra une forme différente que nous ne pouvons prédire ou comprendre». Les hu
mains et les machines «fusionneront de façon si facile et élégante que la mauvaise santé, les ravages de l’âge et même la mort deviendront des choses du passé» (ça, il semble qu’on puisse quand même le prédire). A la fin, «l’uni
vers entier sera saturé par notre intelligence».
Finis les individus, finis les sujets essayant de se définir, de vivre et de survivre, finis même les avatars humains, ces derniers sursauts des sujets individués et originaux : à la place un grand Tout, avatar de Dieu. La technologie se
rait une entreprise divinisante.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
1384 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 30 juin 2010
1 Geddes L. The avatar revolution. New Scientist, 5 juin 2010;2763:3 et Me and my Avatar. Idem : 2931.
2 Vance A. Merely human ? That’s so yesterday. New York Times, 11 juin 2010.
Des corps aux avatars
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