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Des corps aux avatars

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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On aime bien penser, surtout dans la tranquille approche politique actuelle, que la société avan­

ce sans rupture de continuité. Sur le plan de l’information, du partage des données, du rap­

port de chacun avec le savoir et avec lui­mê­

me, nulle instance officielle ne semble prendre la mesure des bouleversements. Les débats donnent l’air de se dérouler dans un monde qui a disparu. Prenez la carte électronique de santé : la Suisse n’a toujours rien mis au point, les cantons se tâtent, et pendant ce temps Google et Microsoft lancent d’immenses sys­

tèmes de gestion des données patients.

Ce qui change, c’est la façon de concevoir le rôle des données. A chaque nouvelle avancée technologique améliorant le partage, l’engoue­

ment l’emporte sur la retenue. Ce n’est plus le secret qui représente le souci des citoyens : c’est la mise en réseau optimale des informa­

tions les concernant. L’individu contemporain s’est pris d’une nouvelle passion : exister sur le Net. Ou plus précisément, exister dans la pers­

pective obsessionnelle d’être reconnu.

Il s’agit donc de davantage que la pratique consistant, pour une personne, à compter les occurrences de Google la concernant. Avec les sites sociaux s’ouvre une nouvelle ère. Face­

book parle au­delà de la mode : c’est un trait de civilisation. De plus en plus de monde lui consacre des heures par semaines, s’y cons­

truisent un réseau et d’abord une identité.

Un dossier spécial du New Scientist,1 accom­

pagné d’un éditorial, montre comment, de cette tendance, un univers d’avatars électroniques commence à émerger. En laissant, souvent vo­

lontairement, des quantités croissantes de données personnelles s’accumuler sur inter­

net, nous organisons une autoconstruction virtuelle, sous forme d’abord d’un profil, puis d’une «personnalité digitale», enfin d’une sorte de «jumeau» virtuel. Le phénomène, précise l’éditorial, est pour l’heure embryonnaire. Mais la révolution qui s’annonce pourrait se montrer radicale «et changer nos conceptions de ce que signifie être un humain».

Il existe déjà, explique le dossier du New Scien­

tist, des projets cherchant à personnaliser un avatar en digitalisant le visage d’un individu, à partir de vidéos où il exprime ses émotions.

Bien au­delà d’un simple coupé/collé, il s’agit de reproduire «les mouvements idiosyncrasi­

ques qui font qu’une personne est unique». Le but ultime est de créer un avatar non seulement ressemblant, mais aussi amélioré (l’humain ne se contente jamais de ce qui est), et, finalement, conscient. Mais à quoi pourrait ressembler une conscience d’avatar ? Comme le dit David

Han son, «nous n’avons aucune preuve que des machines puissent être conscientes – nous ne comprenons toujours pas la conscience – mais en même temps, il est stupide de pré­

tendre qu’elles ne le peuvent pas ». Certes, mais une conscience de machine serait­elle «human­

like» ? Probablement pas. «Une forme ou l’autre de corps est probablement nécessaire pour qu’une conscience de type humain se déve­

loppe», rappelle Antonio Chella. Car «la con­

science requiert une forte interaction entre le cerveau, le corps et l’environnement».

Cela a­t­il un sens de parler d’humain dès lors que le corps biologique, avec la perception et la sensation du monde qu’il apporte, fait dé­

faut ? Si l’organisme humain n’est pas une ma­

chine, c’est parce qu’il intègre à la fois l’ordina­

teur et le programme, d’une façon qui n’est pas séparable. Les émotions supposent un corps, les idées aussi. Même le fonctionnement neu­

ronal diffère de la machine informatique : nous apprenons par un changement corporel, en développant dans le cerveau des nouvelles synapses et des circuits originaux : en trans­

formant le câblage pour changer le program­

me. Toute modification d’ordre psychique se traduit par une transformation somatique.

Au cœur des reproductions numériques du soi se trouve une ambivalence. Tandis que la plu­

part des gens cherchent à se construire des avatars de plus en plus performants et idéali­

sés, les malades, eux, se créent des identités Web – dans des sites comme «Patients like me»

– dont leur maladie constitue le centre. D’un côté, une tentative de détachement du corps, de ses défauts et de ses contraintes. De l’autre, une mise en scène de ceux­ci. Mais ici comme là, c’est bien le corps et ses limites qui consti­

tuent l’enjeu.

On peut bien sûr voir dans l’avatar internet une sorte de libération par le malade de sa ma­

ladie. Que cet avatar soit lui­même porteur de la maladie de son géniteur, ou au contraire qu’il en soit complètement indemne, il représente toujours cette libération.

On peut aussi imaginer que les avatars re­

présentent une voie de fuite pour les malades chroniques ou les handicapés qui peuvent, grâce à eux, «rejouer» leur destin. Si l’avatar lui­même est porteur de la maladie, il devient un prolongement de la parole, un nouveau lan­

gage, décalé, permettant d’exprimer de façon moderne la vieille question de l’être­malade. Il devient un véritable dispositif thérapeutique.

Grâce à son avatar, l’individu peut jouir de lui­

même en s’émancipant de ce qui semble le li­

miter. En s’avatarisant, il entre dans une sorte d’extase dont il est le centre. Le dialogue avec les autres individus est possible, certes – il re­

présente même un fondement de la vie dans le monde virtuel – mais un dialogue différent, pu­

rifié des contraintes corporelles. Ou plutôt : semblant purifié. La personne jouant de son avatar croit s’être débarrassée de tout, mais l’avatar porte en réalité sa personnalité et ses névroses. Il les incarne même. L’individu investi dans un avatar cherche à devenir parfait, per­

formant, séduisant. Mais tout cela à ses pro­

pres yeux : en un troublant jeu de miroir.

L’avatar emballe les symptômes d’une nouvelle enveloppe. On n’exprime pas de la même ma­

nière ses angoisses, névroses, phobies à tra­

vers son avatar qu’avec un langage sortant d’une vraie bouche et d’un vrai corps, dans un vis­à­

vis humain. Mais ces symptômes sont­ils fon­

damentalement différents ? Le profond de l’hu­

main, ce qui se trame en nous, cet inconnu que nous appelons inconscient, mais aussi ce qui nous pousse à croire, à avoir peur, à nous révolter, ce qui définit notre comportement dans la maladie, comment tout cela vivra­t­il dans les avatars toujours plus sophistiqués ? Nul ne le sait.

Mais il se pourrait que les avatars ne soient qu’un phénomène transitoire. C’est l’idée, en tout cas, de l’article techno­utopique 2 qui, la semaine passée, était le papier le plus lu du site du New York Times. Une brochette de célèbres penseurs américains, dont Ray Kurzweil, l’inven­

teur du terme, y annonçait l’arrivée prochai ne de la «Singularité». Quand cette Singularité sera advenue­ dans quelques décennies, pa­

raît­il – une intelligence supérieure dominera.

La vie «prendra une forme différente que nous ne pouvons prédire ou comprendre». Les hu­

mains et les machines «fusionneront de façon si facile et élégante que la mauvaise santé, les ravages de l’âge et même la mort deviendront des choses du passé» (ça, il semble qu’on puisse quand même le prédire). A la fin, «l’uni­

vers entier sera saturé par notre intelligence».

Finis les individus, finis les sujets essayant de se définir, de vivre et de survivre, finis même les avatars humains, ces derniers sursauts des sujets individués et originaux : à la place un grand Tout, avatar de Dieu. La technologie se­

rait une entreprise divinisante.

Bertrand Kiefer

Bloc-notes

1384 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 30 juin 2010

1 Geddes L. The avatar revolution. New Scientist, 5 juin 2010;2763:3 et Me and my Avatar. Idem : 29­31.

2 Vance A. Merely human ? That’s so yesterday. New York Times, 11 juin 2010.

Des corps aux avatars

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