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Dans quelle mesure l’affirmation selon laquelle « l’Europe, c’est la paix » est-elle fondée ?

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Dans quelle mesure l'affirmation selon laquelle « l'Europe, c'est la paix » est-elle fondée ?

SCHWOK, René

Abstract

« L'Europe, c'est la paix ». Il s'agit là d'une des formules les plus souvent mises en avant par les partisans de la construction européenne. Et pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, aucune étude approfondie n'a jamais essayé d'étayer une telle affirmation. Un tel travail est d'autant plus nécessaire que le lien entre “intégration européenne” et “paix” est désormais fortement contesté, particulièrement avec l'ascension de forces opposées à la construction européenne. L'objectif de cet article est de renouveler l'argumentation sur ce sujet. Pour ce faire, il n'hésite pas à contester certains poncifs véhiculés par les européistes (pro-Européens), tout en incorporant de manière dialectique certaines des objections avancées par l'approche eurosceptique.

SCHWOK, René. Dans quelle mesure l'affirmation selon laquelle « l'Europe, c'est la paix » est-elle fondée ? L'Europe en formation, 2020, no. 390, p. 75-97

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:153298

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DANS QUELLE MESURE L’AFFIRMATION SELON LAQUELLE « L’EUROPE, C’EST LA PAIX » EST-ELLE FONDÉE ?

René Schwok

Centre international de formation européenne | « L'Europe en Formation » 2020/1 n° 390 | pages 75 à 97

ISSN 0014-2808

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-l-europe-en-formation-2020-1-page-75.htm ---

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« l’Europe, c’est la paix » est-elle fondée ?

René Schwok

Professeur ordinaire au Global Studies Institute et au Département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève. Durant le semestre d’automne 2019-2020, il est Visiting fellow au Robert Schumann Centre, European University Institute de Florence.

René Schwok a été directeur du Global Studies Institute entre 2015 et 2019 et du Master en études européennes entre 2013 et 2015. Titulaire d’une chaire Jean Monnet en science politique, René Schwok est spécialisé sur les questions liées à la dimension extérieure de l’Union européenne et à la sécurité en Europe.

Introduction

De tout temps, la question de la paix a accompagné le discours sur la construc- tion européenne. Pourtant, bien que ce thème soit omniprésent, nous n’avons trouvé aucune étude, du moins en anglais, français, allemand, espagnol et ita- lien, qui développe une réflexion critique sur cette question des corrélations entre

« Paix » et « Intégration européenne ».

Il existe certes de nombreuses publications qui possèdent dans leurs titres, d’une part les mots « Paix » (ou « Absence de guerre », « Sécurité ») et, d’autre part « Intégration européenne » (ou « Construction européenne », « Union euro- péenne », « Communauté européenne »). Mais, en fait, elles ne traitent souvent que très marginalement des liens de cause à effet entre ces notions.

Pour remédier à cette surprenante lacune, nous avons choisi ici d’établir une typologie qui permette de reconstituer les deux conceptions principales qui s’opposent autour de cette question : celle des « européistes » et celle des « euros- ceptiques ».

Les personnes que nous appelons « européistes » dans ce texte sont celles qui établissent des corrélations entre les notions de « Construction européenne » et celle de « Paix ». Celles-ci peuvent être fédéralistes ou non, partisanes ou pas de plus d’intégration européenne. Sur le plan conceptuel, ce courant de pensée a dé-

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veloppé un vocabulaire ad hoc pour désigner cette contribution originale de l’UE à la paix qualifiant celle-ci de « puissance civile » ou de « puissance normative » ou encore de « puissance douce ». En 2012, cette approche européiste avait reçu un appui symbolique éminent avec l’attribution à l’UE du prix Nobel de la paix.

À l’inverse, le courant que nous qualifions d’eurosceptique considère qu’il est erroné d’établir des relations de cause à effet entre les notions de « Construction européenne » et de « Paix ». Mais, répétons-le, cela ne signifie nullement que les personnes que nous plaçons dans cette catégorie soient inévitablement hostiles à la construction européenne.

Il est très important de souligner que ces deux approches sont conçues comme des cadres d’analyse souples, des « idéaux-types » au sens wébérien du terme.

Évitons d’emblée tout malentendu. Notre but n’est absolument pas d’enfermer des universitaires, des hommes politiques, de hauts fonctionnaires ou des intellec- tuels dans des catégories rigides.

En d’autres termes, certains chercheurs ou responsables politiques que nous avons classés parmi les européistes peuvent, selon les thèmes, être rangés au point de vue eurosceptique. À l’inverse, des personnes que nous sommes amenés à placer dans la catégorie des eurosceptiques par rapport à certains sujets pour- raient légitimement contester une telle assertion. La confrontation entre ces deux approches constituera le fil rouge de ce texte. Reprise dans chacune des parties, elle permettra, après avoir exposé chacune de ces deux thèses de tenter, à chaque étape, de dégager un point de vue synthétique visant à dépasser cette opposition.

Notons enfin qu’il existe une myriade d’études sur la politique de sécurité internationale de l’UE, sur la PESC et la PESD, mais que tel n’est pas notre propos qui se limite au territoire des États membres. Nous sommes également conscients qu’il est discutable d’affirmer que, depuis 1945, l’Europe a connu la paix sans discontinuer. L’ex-Yougoslavie a été le théâtre d’affrontements sanglants durant les années 1990. Il en a été et il en est toujours de même sur le territoire de l’ex-Union soviétique (Ukraine, Tchétchénie, Haut-Karabagh, Transnistrie). Le conflit chypriote a aussi été destructeur. Enfin, certains États membres (Irlande du Nord, Espagne) ont connu des conflits internes. Il n’en reste pas moins que, depuis plus de sept décennies, il n’y a eu affrontement armé ni entre les pays d’Europe occidentale, ni avec ceux d’Europe centrale et orientale. Surtout, en comparaison des siècles précédents, il y a eu infiniment moins de guerres meur- trières.

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Le rejet de la guerre a-t-il été décisif dans le lancement de la construction européenne ?

L’approche européiste

Pour l’approche européiste, il ne fait aucun doute que l’aspiration à ne plus subir de nouvelles guerres à l’instar de la Seconde Guerre mondiale a été la prin- cipale motivation de la construction européenne. Ainsi, la quête de la paix est présentée comme la variable explicative principale (variable indépendante) qui a permis l’avènement de l’intégration européenne (variable expliquée ou dépendante).

Pour ce courant de pensée, l’impact de cette aspiration à la paix sur le projet européen a donc d’abord été de nature éthique, mais également d’ordre géostra- tégique.

Éthique, car c’est au nom du « never again »1 que le projet européen a vu le jour. Convaincus que les thèses nationalistes2 et protectionnistes ont fait le lit du nazisme, il était indispensable, selon les européistes, de ne plus jamais reproduire de telles situations. Il était donc logique que les dirigeants européens de l’après- guerre aient voulu reconstruire le « vieux continent » sur de nouvelles bases afin de conjurer les risques d’une autre conflagration. Selon cette grille de lecture, le principal déterminant de l’intégration européenne est donc de type idéaliste.

Géostratégique, car la conception européiste s’est surtout employée à démon- trer combien la faiblesse politique de la République fédérale d’Allemagne (RFA) résultant de sa défaite dans la Seconde Guerre mondiale a été un élément déter- minant. La RFA se trouvait en effet dans une très mauvaise posture. D’abord, la partie orientale de l’Allemagne était occupée par les Soviétiques et Berlin-Ouest était devenu une enclave en territoire communiste. Ensuite, la France tentait d’an- nexer la Sarre et de contrôler les matières premières de la Ruhr. À cela s’ajoutait le fait que, au début des années 1950, la RFA était encore largement considérée comme un pays au ban des nations. Pour compenser tous ces handicaps, il était impératif pour les dirigeants allemands de l’après-guerre de s’assurer du soutien le plus large de ses partenaires d’Europe occidentale, dont la France.3

1. Romano Prodi, Europe, the Dream and the Choices (Amsterdam : Club of Amsterdam, 2003), p. 6.

Romano Prodi fut président du Conseil des ministres d’Italie et président de la Commission européenne (1999-2004).

2. Comme l’exprimait le président français François Mitterrand dans son dernier discours au Parlement euro- péen : « le nationalisme, c’est la guerre » ; François Mitterrand, Discours sur le programme de la présidence française de l’Union européenne, Strasbourg : Parlement européen, Strasbourg, 17 janvier 1995, http://discours.vie-pu- blique.fr/notices/957000600.html.

3. Andreas Rödder, « Deutschland, Frankreich und Europa. Interessen und Integration, 1945 bis 2005 », in Jahrbuch für Europäische Geschichte / European History Yearbook (De Gruyter, Berlin, 2007), pp. 151-159.

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L’approche eurosceptique

À l’inverse, le courant eurosceptique affirme que le choc de la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu d’impact direct sur les débuts de la construction européenne.

Il considère que les références aux guerres dans le discours pro-européen sont souvent des formes d’instrumentalisation qui visent à masquer, derrière de nobles principes idéalistes des objectifs moins glorieux.4

Selon les eurosceptiques, les dirigeants européens de l’après-guerre n’étaient pas des pacifistes. Il y avait certes à l’époque de nombreux idéalistes dans les mi- lieux intellectuels qui promouvaient l’intégration européenne, mais leur impact sur l’action politique réelle des pères fondateurs de l’intégration européenne n’a été que relativement limité.

Pour la pensée eurosceptique, les principaux déterminants de la construction européenne sont d’abord à chercher du côté de la reconstruction des économies sinistrées des pays européens et de la satisfaction des intérêts français.5

La conception eurosceptique insiste aussi particulièrement sur l’importance de la préparation à une Troisième Guerre mondiale avec le bloc soviétique.6 La théorie néo-réaliste fait de ce que l’on a finalement appelé la « Guerre froide » le clivage structurant de l’après-1945.7 De son point de vue, c’est essentiellement la protection militaire américaine et la menace d’une guerre nucléaire destructrice de l’humanité qui ont poussé les Européens à s’unir.8

Conclusions

Face à des interprétations aussi divergentes, il est nécessaire de dégager une synthèse qui tienne compte de certaines conceptions aussi bien des européistes que des eurosceptiques.

Une Europe occidentale à la croisée de deux « tsunamis »

En fait, la construction européenne s’est révélée possible parce que l’Europe occidentale se trouvait face à un dilemme qui paraissait insurmontable du fait de

4. Bernhard Forchtner & Christoffer Kølvraa, « Narrating a ‘New Europe’: From ‘Bitter Past’ to Self- righteousness? », Discourse & Society Vol. 23, No. 4 (2012), p. 390.

5. Alan Milward, The European Rescue of the Nation State (Abingdon: Routledge, 1992), p. 319. ; Tony Judt, A Grand Illusion? An Essay on Europe (New York: University Press, 2001), p. 5: « It was not idealism that drove Europeans in those years ».

6. Klaus Kiran Patel, « Who was Saving Whom? The European Community and the Cold War, 1 960s-1 970s », The British Journal of Politics and International Relations Vol. 19, No. 1 (February 2017), pp. 29-47.

7. Kenneth Waltz, Theory of International Politics, New York: McGraw-Hill, 1979.

8. John Mearsheimer, « Back to the Future: Instability in Europe After the Cold War », International Security, Vol. 15, issue 1 (1990), pp. 5-56.

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la croisée de deux « tsunamis » historique, d’une part, le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et, d’autre part, la crainte d’une Troisième Guerre mondiale.

Cela créait une aporie par rapport à l’Allemagne fédérale. En effet, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale poussait les autres États européens à se méfier d’une Allemagne redevenue maîtresse de ses productions stratégiques (charbon et acier). Une telle crainte poussa tout d’abord la France à refuser de mettre fin à son contrôle sur une partie des productions stratégiques allemandes de la Ruhr et de la Sarre.

Mais les pressions anglo-saxonnes pour pouvoir compter sur la toute jeune République fédérale allemande (fondée en 1949) en cas de guerre contre les Soviétiques constituaient l’autre terme de l’équation. Cela impliquait d’abord de ne pas répéter les erreurs du Traité de Versailles de 1919 et de ne plus humilier les Allemands.9 Il fallait aussi qu’ils puissent contrôler leurs matières premières et bénéficier d’une armée en cas de conflagration mondiale.

Sortir du dilemme : Allemagne forte ou Allemagne faible

Autrement dit, il s’agissait de trouver une sorte de « formule magique » qui puisse permettre de sortir du dilemme Allemagne faible/Allemagne forte. Selon la pertinente expression reprise par le germaniste Alfred Grosser, il était nécessaire de constituer une armée allemande « qui soit plus forte que l’armée russe, mais plus faible que l’armée française »10.

À l’encontre des conceptions de la plupart des dirigeants français de l’époque,11 l’inventivité de Jean Monnet a consisté à proposer que le retrait allié sur le contrôle des matières premières stratégiques allemandes s’accompagne simultanément de la création d’une autorité supranationale européenne. Cela permettait aux Français d’avoir un regard sur l’évolution de la production de charbon et d’acier allemand tout en laissant la possibilité à l’Allemagne de regagner sa souveraineté et, partant, sa dignité. Cette même logique a guidé le projet, certes avorté, de Communauté européenne de défense.

En conclusion, aussi bien la Seconde Guerre mondiale que la Guerre froide expliquent l’interaction entre « construction européenne et paix », mais cela ré- sulte d’un processus autrement plus subtil et dialectique que ne le présentent les conceptions traditionnelles des européistes et des eurosceptiques.

9. Hartmut Kaelble, « Europa zwischen Krieg und Frieden. Robert Schumans Konzept einer Sicherheitspolitik und die Präsenz der Amerikaner », Süddeutsche Zeitung, 9 mai 2003.

10. Alfred Grosser, « France–Allemagne : 1936-1986 », Politique étrangère, Vol. 6, No. 1 (1986), p. 251.

11. Craig Parsons, A Certain Idea of Europe (Ithaca, Cornell University Press, 2006), pp. 61-63.

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L’UE, garante de la paix en Europe ?

Il s’agit à présent de déterminer si l’UE a été et demeure un facteur de paix ou si une telle affirmation ne relève que du discours prosélyte des européistes.

En d’autres termes, l’UE possède-t-elle des caractéristiques de nature à éloigner le risque de guerre en Europe – proposition qui fait à présent figure de variable explicative (indépendante) – et le rejet de la guerre ou encore la quête de la paix de variable expliquée (dépendante) ?

L’approche européiste

Pour l’approche européiste, l’UE, de par ses caractéristiques, constitue un antidote aux risques de confrontation entre États membres. Encore aujourd’hui, sur le site officiel de l’Union européenne, le propos est sans nuances : « L’Union européenne a été créée dans le but de mettre fin aux guerres qui ont régulièrement ensanglanté le continent, et qui ont culminé avec la Seconde Guerre mondiale (…) Elle unit afin de garantir une paix durable. »12

La supervision commune de la production de charbon et d’acier a conjuré le risque de guerre

La proposition de Robert Schuman, de créer une communauté européenne du charbon et de l’acier a été présentée par les européistes comme le premier instrument ayant permis d’empêcher une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne.13 Pour étayer leur interprétation, ils s’appuient sur les propos du ministre français des Affaires étrangères qui déclara que « son premier objectif était de produire une solidarité de production qui assurerait que toute guerre entre la France et l’Allemagne deviendrait non seulement impensable, mais aussi matérielle- ment impossible ».14

Le projet européen a facilité la réconciliation franco-allemande

Dans la conception des européistes, une des plus grandes vertus de la CECA, et plus tard de la CEE/UE, a été de favoriser le rapprochement franco-allemand et d’établir une étroite coopération entre ces deux pays qui a été, et demeure, une composante majeure de la stabilité géopolitique en Europe.

12. https://europa.eu/european-union/about-eu/history/1945-1959_fr (Consulté le 1er septembre 2019).

13. Pierre Gerbet, « La genèse du plan Schuman. Des origines à la déclaration du 9 mai 1950 », Revue française de science politique, Vol. 6, No. 3 (1956), p. 542.

14. Fondation Robert Schuman, « Déclaration Schuman », 9 mai 1950, http://www.robert-schuman.eu/fr/

declaration-du-9-mai-1950.

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La normalisation de la situation internationale de l’Allemagne

Selon l’interprétation des européistes, un des plus grands mérites de l’UE a été d’abord de contribuer à normaliser la situation de l’Allemagne sur la scène internationale et à l’aider à (re)trouver sa place sur la scène internationale.15 Si l’UE n’avait pas existé, la RFA aurait continué d’être considérée comme une sorte d’« État paria » ce qui, à terme, aurait pu engendrer des rancœurs iden- tiques à celles qu’Hitler sut si bien exploiter, s’appuyant sur la dénonciation « des humiliations du Traité de Versailles » (1919) pour accéder au pouvoir.16

En mai 1950, en proposant à l’Allemagne de devenir un membre fondateur, au même titre que les autres, d’une nouvelle organisation partiellement suprana- tionale (la CECA), la France créait les conditions d’une première réhabilitation de la RFA sur la scène internationale.17 La proposition de Robert Schuman avait d’ailleurs été bien interprétée par les dirigeants allemands comme un premier pas vers un retour de leur pays dans le concert des nations et une meilleure insertion dans le monde occidental (« Westbindung » ou « Westintegration »).18

La création de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) puis celle de la CEE en 1957 répondaient aux mêmes objectifs. Euratom donnait la possibilité à l’Allemagne d’acquérir une capacité d’énergie nucléaire civile, sans donner à craindre à ses voisins qu’elle puisse la détourner à des fins militaires.

Quant à la CEE, elle a eu des conséquences bénéfiques pour sa normalisation, cette fois économique. Jusqu’alors, l’industrie allemande peinait à trouver des marchés d’exportation à la hauteur de ses capacités de production. L’instauration du Marché commun (1957) et avec lui, l’abolition des barrières douanières et des contingents, allait permettre à l’Allemagne de retrouver des débouchés à la mesure de son potentiel d’exportation.

Le rôle décisif du Traité de Maastricht et de la monnaie unique

Dans le discours européiste, le Traité créant l’Union européenne adopté à Maastricht (7 février 1992) et partant, l’Union économique et monétaire (UEM), est considéré comme une contribution majeure à la paix dans la mesure où il a aussi redonné à l’Allemagne toute sa place sur la scène internationale.

15. Philip Gordon, « The Normalization of German Foreign Policy », Orbis (Spring 1994), p. 228.

Wolfram F. Hanrieder, Germany, America, Europe, Forty Years of German Foreign Policy (New Haven: Yale University Press, 1989), p. 305.

16. Pascal Fontaine, Europe in 12 Lessons (Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2010), p. 11.

17. Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman, l’Europe et la Paix Genève, Fondation Pierre du Bois, No 7, October 2012, http://www.fondation-pierredubois.ch/fr/robert-schuman-leurope-et-la-paix/.

18. Ludolf Herbst, Option für den Westen. Vom Marshallplan bis zum deutsch-französischen Vertrag (Munich:

Deutscher Taschenbuch-Verlag, 1989).

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Deux ans plus tôt, la fin de la guerre froide avait marqué les débuts d’une autre donne géostratégique. La réunification allemande (3 octobre 1990) entraînant le départ des troupes soviétiques du territoire est-allemand avait engendré une situation nouvelle, également de nature à changer les équilibres dans le couple franco-allemand.

Les européistes considèrent que l’UE et la monnaie unique ont joué dans ce contexte un rôle déterminant, donnant lieu, selon leur expression à une « euro- péanisation de l’Allemagne plutôt qu’à une germanisation de l’Europe ».19 En acceptant, en 1999, d’abandonner le Deutsche Mark et de soutenir la création d’une monnaie unique, l’Allemagne a renoncé, selon eux, à une partie de sa puis- sance monétaire moyennant la réunification de son territoire. Cette intégration monétaire a aussi parachevé le retour de l’Allemagne sur la scène internationale sans que pour autant cela donne lieu à un regain de tensions avec ses voisins, particulièrement français.20

Les bienfaits de l’intégration politique

Pour le courant européiste, l’UE a pour caractéristique essentielle d’avoir ins- titué un niveau inégalé d’intégration politique. Aucune autre organisation d’in- tégration régionale n’a autant développé l’interdépendance, la supranationalité notamment sur le plan législatif, la concertation entre responsables nationaux, les échanges entre experts et le libre-échange économique, autant de spécifici- tés considérées comme des contributions décisives au maintien de la paix sur le continent. Une telle intégration repose sur une vision du monde qui se veut une sorte de synthèse entre le libéralisme kantien, le fonctionnalisme et le libre- échangisme.

L’apport du libéralisme kantien

Le libéralisme politique cosmopolitique puise ses principales origines dans les travaux du philosophe Emmanuel Kant, notamment son ouvrage intitulé Vers la paix perpétuelle (1795) qui a influencé de nombreux penseurs.21 Emmanuel Kant est convaincu que la paix sur le plan international est possible, principa- lement grâce à la judiciarisation des rapports entre États22 L’absence d’un droit

19. Simon Duke, « Germanizing Europe: Europeanizing Germany? », Security Dialogue Vol. 25, No., 4 (1994), pp. 425-436.

20. Thomas, Risse & al., « To Euro or Not to Euro? The EMU and Identity Politics in the European Union », European Journal of International Relations Vol. 5, No. 2 (1999), p. 164.

21. Michael Doyle, « Kant, Liberal Legacies and Foreign Policy », Philosophy and Public Affairs 12 (1983), pp.

205-235 and 323-353.

22. Ernst-Ulrich Petersmann, « Defragmentation of International Economic Law through Constitutional Interpretation and Adjudication with due Respect for Reasonable Disagreement », Loyola University Chicago International Law Review Vol. 6, Issue 1 (2008), p. 210.

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supranational reconnu et mis en œuvre par une autorité légitime (autrement dit détentrice du monopole de la violence) est considérée comme l’un des principaux facteurs de belligérance au niveau international.

En ayant créé un droit supranational qui, de surcroît, est [bien] respecté, l’UE participe à la pacification de la société internationale. Ernst-Otto Czempiel insiste sur l’exemple de l’Union européenne qu’il considère comme ayant dépassé le stade de la simple association d’États pour se rapprocher d’une Fédération d’États dans laquelle une paix européenne à l’image de celle de Kant semble se réaliser.23

Les mérites du libre-échange

Pour certains européistes, un des principaux mérites de l’UE est d’avoir permis de lutter efficacement contre le protectionnisme en promouvant le libre-échange qui est non seulement un facteur de croissance économique, mais aussi un facteur de paix.

Pour les pères fondateurs de l’UE comme Jean Monnet, le chancelier alle- mand Konrad Adenauer et le ministre des Affaires étrangères néerlandais Johan Willem Beyen24, le lien dialectique entre protectionnisme et guerre ne faisait aucun doute. Semblable à une forme de nationalisme économique alimentant la haine de l’autre, ils considéraient le protectionnisme comme l’un des principaux facteurs de guerre, appelant à éviter de se retrouver dans la situation d’avant 1939.

La remise en cause du protectionnisme est assurée par la suppression des contingents, des barrières douanières et non tarifaires, afin de permettre la libre circulation des biens, des services et des capitaux, auquel il convient d’ajouter, dans le cas de l’UE, celle des personnes. Les européistes rappellent qu’aucune autre organisation que l’UE n’est allée aussi loin dans la levée de ces obstacles au commerce.

L’approche eurosceptique

L’approche eurosceptique remet en cause l’idée même que l’existence de l’UE, ses attributs, ses méthodes et ses politiques aient diminué les risques de guerre.

D’autres facteurs, selon elle, sans rapport avec l’UE, ont permis d’empêcher que des conflits n’éclatent sur le continent européen.

23. Ernst-Otto Czempiel, « Kants Theorem und die zeitgenössische Theorie der internationalen Beziehungen » in Matthias Lutz-Bachmann & James Bohmann (éd), Frieden durch Recht – Kants Friedensidee und das Problem einer neuen Weltordnung (Frankfurt a. M. : Suhrkamp Verlag, 1996), pp. 317-318.

24. Anjo Harryvan, & Albert Kersten, « The Netherlands, Benelux and the Relance européenne 1954-1955 », in Enrico Serra (dir.), La Relance de l’Europe et le traité de Rome (Bruxelles : Bruylant, 1989), pp. 125-157.

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Il n’y a pas eu de réelle intégration de la production de charbon et d’acier

L’approche eurosceptique estime que la CECA n’a pas eu le moindre impact sur l’instauration de la paix en Europe pour la simple raison qu’elle n’a pas vrai- ment fonctionné.25 Ils attribuent son échec à deux facteurs : premièrement, les stratégies préconisées par la Haute Autorité d’abord, par la Commission euro- péenne ensuite, n’ont pas abouti. Deuxièmement, le niveau de production d’acier n’a pas tenu compte des recommandations de la Haute Autorité de la CECA. Au fil des années, l’acier a de toute façon perdu de son importance dans la fabrication des armements au profit d’autres productions non soumises au contrôle de la CECA.

Le projet européen n’a pas eu d’impact sur la réconciliation franco-allemande Selon l’approche eurosceptique, la réconciliation franco-allemande est prin- cipalement imputable à des facteurs extérieurs à l’intégration européenne : d’abord, au rôle joué par certains « grands hommes » tels que le chancelier Konrad Adenauer et le général de Gaulle. Ensuite, à certaines réalisations bilatérales hors UE : le Traité de l’Élysée de 1963, les projets de coopération militaire comme la brigade franco-allemande, les échanges de jeunes avec l’Office franco-allemand pour la jeunesse, les jumelages de communes, les coopérations industrielles (Airbus, Ariane).

S’agissant du retour de l’Allemagne dans le concert des nations, le courant de pensée eurosceptique estime que la RFA aurait retrouvé de toute manière, tôt ou tard, sa place sur la scène internationale. La menace soviétique a joué un rôle décisif, rendant le rattachement de la RFA au camp occidental impératif. Les dirigeants américains étaient obnubilés par le danger communiste et étaient prêts à tous les rapprochements avec les Allemands pour atteindre leur objectif. Le facteur le plus déterminant demeure l’incorporation de l’armée allemande – une fois celle-ci remise sur pied – dans l’OTAN.

Le rôle exercé par la CEE et par l’UEM dans la normalisation de l’Allemagne est également contesté par les eurosceptiques au motif que le « miracle écono- mique allemand » était déjà amorcé depuis les années1950 et que le développe- ment des échanges économiques entre la RFA et ses voisins avait déjà largement commencé avant que le démantèlement des tarifs douaniers ne produise ses effets au milieu des années 1960.

Quant à l’avènement de l’euro, les eurosceptiques font remarquer que la Commission Delors avait déjà rédigé le projet de monnaie unique en juin 1988, avant que quiconque n’imagine la réunification allemande. La dynamique qui a

25. Karen J. Alter and David Steinberg, « The Theory and Reality of the European Coal and Steel Community », in Sophie Meunier and Kathleen R. McNamara (eds), Making History. European Integration and Institutional Change at Fifty (Oxford: Oxford University Press, 2007), p. 90.

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conduit l’Allemagne à renoncer à sa monnaie nationale et à son ascendant sur le sys- tème monétaire européen est donc antérieure à la fin de l’affrontement Est-Ouest.

La frange europhobe des eurosceptiques déclare même que les dirigeants alle- mands ont eu l’habileté de faire passer la création de l’euro pour un sacrifice alle- mand alors que « la germanisation de l’Europe » est en fait plus forte que jamais.26 L’intégration politique n’a pas été un facteur de paix déterminant

L’approche eurosceptique considère que le droit communautaire est essentiel- lement économique et qu’il n’a rien à voir avec le droit international évoqué par le libéralisme politique kantien pour régler les conflits internationaux. Le droit européen ne traite pas des questions de guerre et de paix entre les États membres.

En outre, l’UE ne dispose pas d’un monopole de la violence légitime au sens webérien du terme : elle ne possède ni armée, ni police en droit et en capacité d’intervenir sur le territoire des États membres. Pour preuve, l’Union s’est bien gardée d’intervenir dans des problèmes rencontrés en son sein qui auraient pu en- gendrer un conflit d’envergure militaire (Irlande du Nord, Chypre, Pays basque, Catalogne). Quant à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), elle n’a de vocation, conformément aux Traités, qu’à l’extérieur de l’UE.

Les vertus du libre-échange contestées

L’assertion selon laquelle le libre-échange est un facteur de paix est très sou- vent contestée.27 Les critiques proviennent essentiellement de deux courants au demeurant diamétralement opposés, ultra-libéraux d’une part, économistes de sensibilité marxiste d’autre part. Pour les ultra-libéraux, l’UE est considérée comme trop interventionniste, trop dirigiste et ne favorisant pas assez le libre- échange. Cette position contribue à la mauvaise santé économique de l’Europe, à un appauvrissement de la population et partant à des insatisfactions, sources de tensions politiques.

À l’opposé, la critique d’extrême-gauche considère que l’UE est trop libre- échangiste et trop favorable aux intérêts du grand capital, contribuant à accroître les inégalités sociales et à générer des frustrations, sources à leur tour de conflits.28 Si certains États sont les perdants de la concurrence libre-échangiste, ils auront naturellement tendance à se crisper et à rechercher la confrontation internationale.

26. Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014, l’Europe sortie de l’Histoire ? (Paris, Fayard, 2013).

27. Jacques Fontanel, « Le commerce international est-il un facteur de paix ? », Politique étrangère No. 1 (2014), pp. 55-67.

28. J. Magnus Ryner & Alan W. Cafruny, The European Union and Global Capitalism. Origins, Development, Crisis (Basingstoke: Palgrave, 2016), pp. 30-48.

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L’UE moins importante que la Guerre froide

Surtout présent parmi les politologues de la théorie des relations internatio- nales, le courant néo-réaliste fait de la menace communiste, la principale raison qui a empêché la guerre en Europe.29 Un conflit est-ouest aurait été à ce point dévastateur en raison de la possibilité d’utiliser des armes non conventionnelles (nucléaires, chimiques ou bactériologiques) qu’il a de fait constitué un facteur de dissuasion décisif. Cette perspective d’une destruction mutuelle (Mutual Assured Destruction, MAD) a été l’élément dissuasif le plus efficace durant ce qu’on a intitulé la guerre froide.

Les néo-réalistes soulignent aussi l’importance de l’équation « protection américaine + OTAN » dans la sécurisation du continent européen. Le fait que l’armée américaine soit restée massivement présente sur le territoire européen, particulièrement en Allemagne de l’Ouest, a été l’élément déterminant pour défendre l’Europe occidentale et dissuader les pays communistes, à commencer par l’URSS, d’attaquer. La création de l’OTAN en légitimant la présence améri- caine en Europe et en formalisant une alliance militaire avec la plupart des États européens, a largement contribué à éloigner le spectre de la guerre sur cette partie du continent.

Au final, inversant la proposition défendue par les européistes, les euroscep- tiques considèrent que ce n’est pas la construction européenne qui a amené la paix, mais la paix qui a amené la construction européenne, cette dernière ayant profité d’être à l’abri de la première pour se développer.30

Conclusions

Repris un par un, aucun des arguments avancés par chacun des « camps » ne paraît infondé. Mais chacun d’entre eux demande à être nuancé.

La CECA et le couple franco-allemand

Il est abusif de prétendre, comme le font les européistes, que la CECA a eu un impact décisif sur la paix en Europe, rendant la guerre matériellement impossible.

Force est de constater que la coordination de la politique énergétique de l’UE a été plutôt un échec et que chaque État membre continue à faire à peu près ce qu’il veut en matière de production d’acier et d’armement. Le rôle historique de la CECA ne réside donc pas dans son objectif premier (contrôler la production de deux matières premières), mais plutôt dans le processus d’intégration qu’elle a impulsé.

29. John Mearsheimer, 1990, op. cit.

30. John Mearsheimer, « Why is Europe Peaceful Today? », European Political Science, 9, (2010), pp. 394-397.

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Concernant la réconciliation franco-allemande, chacune des deux approches a tendance à forcer sa démonstration. D’un côté, on ne peut pas réduire le concept d’intégration européenne au processus qui a conduit au rapprochement entre Paris et Berlin. Mais, d’un autre, affirmer que la construction européenne n’a pas du tout participé à cette réconciliation est exagéré. La création de la CECA, sur une base paritaire, a bel et bien créé les conditions d’une dynamique de coo- pération bilatérale qui a participé à la normalisation de l’Allemagne sur la scène internationale sans susciter de réflexes antigermaniques chez ses voisins.

Conformément à l’interprétation des eurosceptiques, le Traité de Rome sur la CEE (1957) était, comme le vocable l’indique, essentiellement motivé par des considérations économiques. Il n’en reste pas moins que le chancelier Adenauer a dû l’imposer, entre autres à Ludwig Erhard, son puissant ministre de l’Économie, pour des raisons politiques, y voyant là un moyen de renforcer le lien stratégique avec la France.

L’Allemagne et l’euro

S’agissant par contre des motivations ayant amené le chancelier Kohl à sou- tenir l’UEM et à « sacrifier » le Deutsche Mark, on peut, d’un côté, donner raison à l’argumentation sceptique lorsque celle-ci rappelle que la Commission Delors avait déjà élaboré son projet en 1988, donc avant la chute du Mur de Berlin.

Mais, d’un autre côté, cette Commission, aurait pu proposer une autre solu- tion que le remplacement des monnaies nationales, par exemple, une monnaie commune qui aurait existé parallèlement aux devises existantes. Les forces en Allemagne opposées à l’euro (appelé alors écu), auraient très bien pu « torpiller » le projet, soit au moment du Traité de Maastricht et de sa ratification, soit au cours des années 1990, ou encore, durant la période de préparation du passage à la fixation des taux de change en 1999.

Aussi, sans cette sorte d’« Euro-patriotisme », cette conscience collective alle- mande des dangers pour la paix d’une Allemagne trop forte, l’européanisation monétaire, et in fine politique, de l’Allemagne aurait pu ne pas avoir lieu.31 Helmut Kohl s’en est expliqué à moult reprises en insistant sur le lien dialectique qu’il établissait entre monnaie unique et paix.32

L’UE ou l’art de la concertation

Concernant l’intégration politique, l’argument des eurosceptiques selon le- quel le remarquable développement du droit européen ne correspond pas à la théorie cosmopolite de type kantien est recevable.

31. Thomas, Risse & al., « To Euro or Not to Euro? », op. cit., pp. 164-166.

32. Helmut Kohl, Erinnerungen (München : Droemer, 2005), p. 36.

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Par contre, l’analyse européiste est convaincante lorsqu’elle insiste sur le niveau d’intégration inégalé de l’UE lequel, assurément, engendre une foultitude de liens à tous les niveaux des institutions, y compris juridiques, créant une proximité, une qualité de relations humaines, une dynamique de socialisation, somme toute, permettant d’éviter bien des malentendus et d’atténuer les tensions, voire des confits.

Ainsi, l’Union a su développer, plus que toute autre organisation, un « art du compromis » et une culture de la concertation que le président du Conseil, Herman Van Rompuy, et le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, avaient mis en avant dans leur discours de remerciement lors de l’attri- bution du Prix Nobel de la paix à l’Union européenne le 10 décembre 2012.33 La question du libre-échange, un débat sans fin

L’analyse du lien entre développement des échanges commerciaux et paix a donné lieu à moult analyses empiriques tandis que les modèles mathématiques et économétriques aboutissaient à des résultats peu probants, parfois même contra- dictoires.34

L’élément de réponse est plutôt de type contre-factuel. En d’autres termes, s’il n’y avait pas de libre-échange, le coût d’opportunité d’une guerre (ce à quoi on renonce) deviendrait énorme. Ainsi, pour augmenter les ressources disponibles au sein d’un pays, les guerres deviennent comparativement moins rentables en comparaison de la négociation ou du libre-échange.

L’UE permet un autre type de paix que celui envisagé par la pensée réaliste

D’un côté, faisant écho aux eurosceptiques, on peut supposer que même si l’UE n’avait pas existé, la paix aurait quand même pu s’établir en Europe grâce à la prise de conscience des méfaits de la guerre, ajoutée au progrès de la démocratie, de l’État de droit, de la prospérité économique, de la protection sociale et des évolutions sociétales.

De même s’agissant de l’analyse néo-réaliste : pendant la période de confronta- tion est-ouest (1950-1989), le bouclier militaire américain a été l’élément décisif de dissuasion pour éloigner la guerre, outre la crainte d’une possible destruction mutuelle en raison de la présence d’armes non conventionnelles.

Il n’en reste pas moins, d’un autre côté, que l’institution européenne a joué par contre un rôle décisif pour garantir l’absence de conflits entre les différents

33. Herman Van Rompuy & José Manuel Barroso, From War to Peace. A European Tale. Acceptance Speech of the Nobel Peace Prize Award to the European Union, Oslo, 10 December 2012, https://europa.eu/european-union/

sites/europaeu/files/docs/body/npp2013_en.pdf.

34. Paul Krugman, « The Illusion of Conflict in International Trade », Peace Economics, Peace Science and Public Policy Vol. 2, No. 2 (1995), pp. 9-18.

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États membres, et maintenir une paix durable allant bien au-delà d’un simple cessez-le-feu.

Par-delà les gestes symboliques, « la formule magique » de l’UE a produit ses effets, liant étroitement nombre d’intérêts au prix de constantes négociations sur un nombre toujours plus grand de sujets et entre des pays toujours plus nom- breux.

Reste enfin la volonté partagée par la grande majorité des Européens de bâtir une Europe pacifique et unie qui, s’inscrivant dans le « sens de l’histoire », che- mine dans une certaine direction et se dote, ce faisant, d’un but.35

Les élargissements, une contribution essentielle

L’approche européiste

Les européistes ont particulièrement insisté sur l’importance des élargisse- ments comme contribution à la paix en Europe. Selon leur raisonnement, ceux-ci favorisent la sécurité sur le Vieux Continent dès lors qu’une appartenance à l’UE renforce l’interdépendance, la supranationalité, le droit, la concertation, le dia- logue entre dirigeants et le libre-échange économique. À cela s’ajoute un soutien financier déterminant. Au fil des différents élargissements, l’UE a développé plu- sieurs instruments financiers ayant pour but de renforcer la cohésion économique et sociale entre les États membres et qui ont permis de développer les infrastruc- tures dans les pays et les régions les plus pauvres de l’UE.

L’adhésion des pays méditerranéens : accompagner la sortie de dictatures

L’expression « pays méditerranéens » désigne ici la Grèce, le Portugal et l’Es- pagne. Ils se différenciaient du reste de l’Europe occidentale sur deux points : des régimes dictatoriaux jusqu’au début des années 1970 et un important retard économique, administratif, social et sociétal. Selon la conception européiste, l’UE a hâté leur intégration, car elle craignait que ces pays ne retombent dans des régimes dictatoriaux déstabilisateurs pour la sécurité européenne.

La Grèce

La Grèce a adhéré aux Communautés européennes en 1981 en dépit de l’Avis négatif émis par la Commission européenne, cet État ne répondant pas aux cri-

35. Roger De Weck, « Neither Reich nor Nation: another Future for the European Union », in Thomas Jansen ed., Reflections on European Identity (Luxembourg: European Commission – Forward Studies Unit, 1999), pp. 107-111.

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tères de développement économique comme administratif pour être, selon elle, en mesure de reprendre l’acquis communautaire.

Néanmoins, pour des raisons essentiellement géostratégiques, les dirigeants européens, principalement le chancelier allemand Helmut Schmidt et le pré- sident français Valéry Giscard d’Estaing plaidèrent de manière décisive en faveur de l’entrée de ce pays. Selon eux, la Grèce était encore trop instable et risquait soit de connaître un nouveau coup d’État de la part des milieux d’extrême-droite liés à l’armée, soit de laisser le champ libre aux forces de gauche qui étaient en effet très populaires, particulièrement dans la jeunesse.36

Les européistes attribuent la modération effective du Premier ministre socia- liste d’Andréas Papandréou, comparée à la radicalité de son programme initial, aux bienfaits que son pays allait tirer de son appartenance à l’UE.37 Ainsi, les subventions européennes allouées dans le cadre de la PAC et de la Politique de cohésion permettront au leader socialiste, via une politique clientéliste zélée, de s’assurer les voix des agriculteurs et des pêcheurs grecs, et le pousseront à adopter une attitude plus conciliante à l’égard de ses voisins.

Plus récemment, après la grave crise économique qui a amené au pouvoir le parti Syriza, les européistes accordent à l’appartenance de la Grèce à l’UE le fait que cette formation n’a pas pu mettre en place sa politique économique d’ex- trême-gauche et provoquer une grave crise sociale du type de celle qui prévaut au Vénézuéla. Ce qui a permis d’éviter de terribles confrontations violentes.

Le Portugal

Le raisonnement en faveur de l’adhésion du Portugal (1986) a été globalement semblable à celui qui avait prévalu à propos de la Grèce. Le Portugal ne répon- dait pas non plus aux critères de convergence pour être en mesure de reprendre l’acquis, mais en 1975, deux tentatives de coup d’État, l’une d’extrême droite et l’autre d’extrême gauche, avaient été déjouées. Aussi les États européens ai- dèrent-ils les partis proches du centre, socialistes et sociaux-démocrates à contrer l’influence de forces jugées trop extrémistes.38 Dans ce contexte, la promesse d’adhérer à l’UE a été un des éléments du soutien occidental aux forces politiques modérées portugaises.

L’Espagne

L’Espagne sortait, elle aussi, d’un régime dictatorial ayant duré quelque trente- neuf années. En 1981, une tentative de prise de pouvoir, marquée par un assaut

36. Eirini Karamouzi, Greece, the EEC and the Cold War, 1974-1979 (Basingstoke: Palgrave-Macmillan), 2014.

37. Richard Clogg, Greece, 1981-1989: the Populist Decade (Basingstoke: Macmillan, 1993).

38. Mario Del Pero, « A European Solution for a European Crisis: The International Implications of Portugal’s Revolution », Journal of European Integration History Vol. 15, No. 1 (2009), pp. 15-34.

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du Parlement, avait laissé craindre un retour des partisans de la dictature, ce qui aurait risqué de conduire à une nouvelle guerre civile. La gauche radicale jouissait également d’un large capital de sympathie. Enfin, l’Espagne était fragilisée par des revendications à caractère régionaliste émises par différents courants sépara- tistes (basques notamment) n’hésitant pas à recourir à la violence et au terrorisme.

Autant de raisons qui ont joué un rôle pour l’adhésion de ce pays à l’UE ; celle-ci a contribué à désamorcer ces différents risques de déstabilisation et à pacifier le climat politique, économique et social.39

L’adhésion des pays d’Europe centrale, orientale et balte : une finalité de la transition L’expression « Pays d’Europe centrale et orientale » (PECO) désigne les États qui étaient dans la sphère d’influence de l’URSS de 1945 à 1989, et pour certains même en faisaient partie (pays baltes). En leur offrant une perspective d’adhésion, les dirigeants de l’Union européenne, ainsi que les forces politiques pro-occidentales dans ces PECO ont visé à stabiliser des États ayant vécu sous l’emprise communiste durant plus de quarante années. Dans les années 1990, tous ces États apparaissaient comme fragiles. Ces pays n’avaient en effet pas ou peu connu de périodes de démocratie dans leur histoire. Leurs économies, lar- gement étatisées, étaient en pleine récession et leurs bureaucraties, pléthoriques, peinaient à se réformer.

L’UE a donc considéré que l’un des objectifs de ces élargissements était de ren- forcer la stabilité politique de ces États en soutenant les forces modérées et pro- occidentales afin d’affaiblir, selon les cas de figure, les nostalgiques de l’époque communiste et/ou les nationalistes xénophobes.

La Pologne

Par exemple, si la Pologne a réussi à maintenir une politique modérée malgré l’avènement au pouvoir du parti nationaliste xénophobe Droit et Justice, c’est grâce à son appartenance à l’UE.40 Bénéficiant de près de 10 milliards d’euros par an au titre de la Politique de cohésion (soit plus que l’Espagne), le pays ne pouvait risquer de perdre une telle manne que Bruxelles menaçait de geler si les autorités polonaises persistaient dans leur ligne eurosceptique et ultra-conservatrice.

La Slovaquie

En Slovaquie, la montée d’un courant nationaliste avait déjà eu lieu au cours des années 1990 sous le gouvernement de Vladimír Mečiar. C’est au cours de

39. Charles Powell, « The Long Road to Europe: Spain and the European Community, 1957-1986 » (Elcano Royal Institute Working Paper, Madrid, June 2015), p. 13.

40. Elizabeth Pond, « Poland: The Success of European Integration », World Policy Blog, 11 October 2011.

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cette période qu’il mit en place les aspects les autoritaires de sa politique qui aurait pu être déstabilisatrice. L’éventualité d’un élargissement de l’UE à tous les PECO, sauf la Slovaquie, eut pour effet de convaincre Bratislava à renoncer à ses options excessives. En 1998, Vladimír Mečiar dut quitter la tête du gouvernement et ses successeurs mirent définitivement le cap vers l’intégration européenne.41

La Hongrie

Un autre cas emblématique est celui de la Hongrie. Le parti Fidesz dirigé par Viktor Orbán a graduellement développé un discours nationaliste et antilibéral. Il a aussi créé des tensions avec ses pays voisins en défendant la diaspora hongroise.

Selon les européistes, les dérives nationalistes, autoritaires et xénophobes de la Hongrie auraient pu engendrer de graves difficultés avec ses voisins si ce pays n’avait pas été membre de l’UE.42 La « modération » à laquelle a été contraint le gouvernement Orbán serait donc à mettre au crédit de son appartenance à l’UE.

Il en va de même, pour le modus vivendi trouvé avec les pays voisins où résident des minorités magyares (Slovaquie et Roumanie, principalement). Celles-ci res- sentent moins l’effet de la frontière politique, car les contrôles à leur passage ont été supprimés ou fortement allégés et qu’elles bénéficient du libre établissement des personnes.

Les pays baltes et la question des minorités russophones

L’amélioration du sort des minorités russophones dans les pays baltes est un autre élément à mettre au crédit de l’UE, car les autorités estoniennes, lettones et, dans une moindre mesure, lituaniennes avaient tendance à discriminer les personnes de langue russe, leur refusant l’accès à la citoyenneté, car elles les consi- déraient comme d’anciens occupants.

De telles discriminations étaient potentiellement dangereuses, car le Kremlin aurait pu être tenté d’intervenir pour « porter secours » à ceux qu’ils considèrent comme des compatriotes en danger. L’UE a demandé aux États baltes qu’ils re- noncent à leurs politiques discriminatoires à l’encontre de ces communautés.43 Même après que ceux-ci furent devenus membres, la Commission européenne a veillé à ce que les populations russes continuent à être bien traitées, ce qui a contribué, là aussi, à désamorcer une source potentielle de conflits.44

41. Judith Kelley, Ethnic Politics in Europe: The Power of Norms and Incentives (Princeton: Princeton University Press, 2004), pp. 116-139.

42. Krisztián Ungváry, Hungary and the European Union 1989-2014 – a Success Story? (Berlin: Heinrich Böll Stiftung, 2014).

43. Michael Johns « ‘Do As I Say, Not As I Do’: The European Union, Eastern Europe and Minority Rights », East European Politics and Societies Vol. 17, No. 4 (2003), pp. 682–699.

44. Jean-Bernard Adrey, « Minority Language Rights Before and After the 2004 EU Enlargement: The Copenhagen Criteria in the Baltic States », Journal of Multilingual and Multicultural Development Vol. 26, No. 5 (2003), pp. 453-468.

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Le Brexit et la question irlandaise

La question irlandaise est au cœur du Brexit. Elle fait aussi ressortir la question de la contribution de l’Union européenne à la paix. Les européistes affirment que c’est grâce à l’UE que la paix règne en Irlande.45 Pour appuyer leur point de vue, ils citent les nombreuses déclarations officielles de l’UE allant en ce sens et ils rappellent les noms des grands programmes européens de développement et de pacification.46

Les européistes avancent également de manière récurrente des arguments catastrophistes pour prédire qu’un « no deal Brexit » conduirait nécessairement au retour de la guerre civile en Irlande du Nord et à d’énormes tensions avec la République d’Irlande.47

L’approche eurosceptique

L’approche eurosceptique conteste l’affirmation selon laquelle les élargis- sements de l’Union européenne ont pu contribuer à la sécurité et à la paix en Europe.48 Elle considère que ce sont d’autres éléments, indépendants de la ques- tion de l’appartenance à l’UE, qui ont été déterminants dans la stabilisation des pays de l’Europe méditerranéenne, centrale, orientale et balkanique.

Le révélateur de la crise grecque

La crise grecque de 2009 fournit aux eurosceptiques, qu’ils soient marqués très à gauche ou très à droite, un exemple emblématique des conséquences néga- tives de l’élargissement de l’UE à un pays également membre de la zone euro alors qu’Athènes ne remplissait pas à l’origine les critères de convergence pour rejoindre celle-ci.

Les tenants de l’extrême gauche et de l’extrême droite n’ont pas manqué de dénoncer l’intransigeance de l’UE, allant jusqu’à qualifier son attitude de « terro- riste » multipliant les références au « Troisième Reich » et au « diktat allemand », dénonçant la volonté des milieux financiers internationaux de mettre la Grèce « à genoux ».49

45. Paul Teague, « The European Union and the Irish Peace Process », Journal of Common Market Studies Vol 34, No. 4 (1996), pp. 549-570.

46. Katy Hayward, « Mediating the European Ideal: Cross-Border Programmes and Conflict Transformation in Northern Ireland », Working Paper Series in EU Border Conflicts Studies (University of Birmingham, August 2004).

47. Patrick Cockburrn, « The English are Blindly Driving Northern Ireland to Conflict », The Independent, March 1, 2019.

48. Bill Jamieson, Helen Szamuely, Coming Home’ or Poisoned Chalice? European Union Enlargement (London:

Centre for Research into Post-Communist Economies), March 1998.

49. James K. Galbraith, Welcome to the Poisoned Chalice: The Destruction of Greece and the Future of Europe (New Haven: Yale University Press, 2016) ; Jacques Sapir, The Euro as Diktat and Delirium, 15 July 2015, http://russeurope.hypotheses.org/4116.

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D’autres facteurs que l’appartenance à l’UE expliquent la paix dans les PECO De l’avis des eurosceptiques, les PECO étaient déjà sur la bonne voie avant même et indépendamment de leur adhésion à l’UE. Ils en veulent pour preuve le fait que plus d’une dizaine d’années se sont généralement écoulées entre la chute des dictatures ou des régimes communistes et l’adhésion à l’UE des pays concer- nés. Pendant ce laps de temps, ces pays avaient déjà consolidé leur démocratie, instauré un État de droit et, pour ceux qui sortaient du système d’économie pla- nifiée, libéralisé leur économie, autant de facteurs qui participeraient à entretenir un climat de paix.

Concernant la question de la sécurité, les tenants de l’approche réaliste (en théorie des relations internationales) insistent sur le rôle positif joué par les élar- gissements de l’OTAN.50 Les pays méditerranéens, l’ensemble des PECO, ainsi que trois pays des Balkans occidentaux (Albanie, Croatie, Slovénie) sont devenus membres de l’Alliance atlantique avant de rejoindre l’UE. Cette organisation offre une bien meilleure protection à ses membres que l’UE.

Le Brexit et la question irlandaise

Les eurosceptiques avancent qu’il n’y a aucun rapport entre la paix en Irlande et l’intégration européenne. Ils rappellent ainsi que le Good Friday agreement de 2008 n’a pas été signé sous les auspices de l’UE. Parmi eux, les europhobes vont même plus loin en affirmant que c’est l’actuelle intransigeance de Bruxelles dans les négociations sur le Brexit qui est à l’origine de la déstabilisation belligène en Irlande.51

Conclusions

Concernant la Grèce, on ne peut imputer comme l’affirment les euroscep- tiques au seul fait d’appartenir à la zone euro et à l’UE, la mauvaise situation de ce pays. Celle-ci était due essentiellement à de nombreux autres facteurs internes.

Les prêts octroyés par les institutions financières ont été déterminants pour sau- ver la Grèce de la banqueroute au prix, ceci étant, d’un appauvrissement de la population. La « solidarité » dont ont fait preuve la Banque Centrale Européenne (BCE) ainsi que le Fonds Monétaire international (FMI) n’était évidemment pas idéaliste, mais rendue nécessaire pour éviter un effondrement de la zone euro. Ce qui renvoie à ce que Robert Schuman appelait dans sa Déclaration de 1950 : « des solidarités de fait ».52

50. David Green, « Has Europe Solved the Problem of War? Explaining the ‘Long Peace’ of the post-1945 Era », European Review Vol. 18, No. 3 (2010), pp. 365-377.

51. European Research Group, « The Border between Northern Ireland and the Republic of Ireland post- Brexit », 12 September, London, 12 September 2018.

52. Déclaration Schuman, Op. cit.

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Au sujet de l’impact des adhésions des PECO, force est de constater que les tensions politiques, certes toujours présentes, n’ont pas pour autant dégénéré jusqu’à compromettre la paix en Europe. Et si la récession les a également dure- ment frappés à partir de 2008, ils n’en sont pas moins parvenus à maintenir une stabilité politique et économique. Pour des pays ayant connu de longues périodes de dictature ou de totalitarisme, économiquement peu développés, politique- ment fragiles, l’adhésion à l’UE leur a incontestablement offert une direction et un sens.

Concernant la question irlandaise, la construction européenne a certes bel et bien contribué à la paix, mais il faut se méfier des poncifs idéalistes avancés par les européanistes. Il faut ainsi éviter de faire croire que de grandes déclarations officielles pleines de bons sentiments ont joué un rôle décisif. Il est également nécessaire de relativiser l’importance des programmes d’aide au développement et à la paix, même s’ils sont bien dotés.

La clé se trouve dans la capacité de la construction européenne à maintenir les frontières politiques à éviter des guerres liées à des revendications nationalistes – tout en permettant aux populations parfois « coincées », contre leur gré, dans un État, de ne pas trop ressentir l’effet de la frontière.

En d’autres termes, la perspective du Brexit fait maintenant mieux appa- raître cette contribution majeure. En effet, la sortie de l’Irlande du Nord de l’UE puisqu’elle fait partie du Royaume-Uni, impliquerait obligatoirement la remise en place et le rétablissement des contrôles douaniers, fiscaux et techniques aux passages de frontière entre les deux Irlande.

Cela suppose et implique une présence de garde-frontières qui ferait resur- gir concrètement l’existence d’une frontière politique que beaucoup d’Irlandais avaient effacée de leur esprit, car elle ne les gênait plus pratiquement.

La présence de garde-frontières et l’obligation de certains contrôles amène- raient à des frustrations, surtout de la part des catholiques d’Irlande du Nord qui auraient le sentiment d’être séparés de leurs « cousins » d’Irlande du Sud, puisqu’ils seraient « bloqués » dans le Royaume-Uni.

La construction européenne contribue bel et bien à la paix, mais pour d’autres raisons que celles avancées traditionnellement

Cette analyse a permis de réhabiliter la formule « L’Europe, c’est la paix », mais d’une manière plus nuancée que certains poncifs des européistes, tout en inté- grant certaines des objections avancées par l’approche eurosceptique.

Ainsi, la construction européenne a bel et bien favorisé l’établissement de la paix en Europe, mais ce n’est pas pour les stéréotypes généralement avancés par les européistes – comme l’idéalisme des pères fondateurs –, par la CECA rendant la « guerre matériellement impossible » et par la réconciliation franco-allemande.

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Cela ne signifie pas pour autant, comme l’affirment les eurosceptiques, que la paix aurait pu s’établir sans l’UE, et uniquement grâce à l’OTAN et à la présence américaine.

En fait, l’intégration européenne a d’abord joué un rôle décisif pour accompa- gner la normalisation internationale de l’Allemagne sans susciter de craintes chez ses voisins.

Surtout, la construction européenne a permis la mise en place d’un droit supranational élaboré et respecté, créant ainsi un sentiment de confiance. Elle a permis de lutter contre le protectionnisme, source de conflits. Elle a aussi engen- dré un phénomène de socialisation entre hommes politiques et hauts responsables administratifs tout en amorçant une culture de compromis empêchant les plus puissants d’imposer leur volonté par la force.

En résumé, la contribution de l’UE a été d’apporter en Europe une paix qui n’est pas seulement une « paix froide », un simple cessez-le-feu, mais qui se veut solide et durable (sustainable), permettant d’affirmer que la guerre en Europe est moins probable grâce à l’existence de l’UE, même si elle paraît toujours envisa- geable.

Cette étude montre aussi que les élargissements de l’UE comptent parmi ses principaux succès sur le plan de la paix. Dans les cas de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce, cela a permis de consolider la sortie de régimes dictatoriaux et d’éviter que ces pays ne soient entraînés dans dérives extrémistes.

Dans le cas des pays de l’Europe centrale, orientale et balte, leur adhésion à l’UE, qui s’est accompagnée d’un soutien financier significatif, a indéniable- ment amélioré leur niveau économique et aidé à leur stabilisation politique. Et ce même si la multiplication de gouvernements nationalistes et xénophobes est inquiétante pour l’équilibre en Europe. Force est de constater que, jusqu’à pré- sent, ils ne sont pas parvenus à appliquer leurs programmes déstabilisateurs. L’UE y a partiellement participé, via les contraintes qu’elle leur a imposées et grâce au

« prix » qu’impliquerait une sortie de cette organisation.

La question irlandaise illustre bien notre propos. D’un côté, les européistes exagèrent quand ils attribuent à l’UE le mérite de la paix en Irlande et lorsqu’ils anticipent une guerre prochaine. D’un autre côté, les eurosceptiques sont dans le déni quand ils refusent d’admettre le lien entre sortie de l’UE et déstabilisation de l’Irlande. En fait, un no deal Brexit ne provoquerait pas nécessairement le retour du conflit, mais cela conduirait à un retour des contrôles aux frontières qui crée- rait un sentiment d’enfermement susceptible de susciter des tensions violentes.

L’Union européenne ne pourra jamais empêcher des dérives extrémistes et belligènes de la part des États et/ou des peuples européens. Elle peut cependant en limiter les dommages par les règles et les institutions que les États membres se sont eux-mêmes imposées.

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