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Lettre d'un triumvir à Aphrodisias: Octave ou Marc Antoine ?
GIOVANNINI, Adalberto
GIOVANNINI, Adalberto. Lettre d'un triumvir à Aphrodisias: Octave ou Marc Antoine ? In:
Historia testis . Fribourg : Piérart, M. & Curty, O., 1989.
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:94618
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HISTORIA TESTIS
Mélanges d'épigraphie,
d'histoire ancienne et de philologie
offerts à
Tadeusz Zawadzki
édités par Marcel Piérart et Olivier Curty Tirage à part
Editions Universitaires Fribourg Suisse
ADALBERTO GIOV ANNINI
Lettre d'un triumvir à Aphrodisias:
Octave ou Marc Antoine ?
Le splendide recueil d'inscriptions d'Aphrodisias récemment publié par Joyce Reynolds comporte notamment une lettre adressée à la cité par un triumvir dont il reste la titulature, mais dont le nom n'est mal
heureusement pas conservél. Ce document était connu depuis long
temps: copié par William Sherard, il a été publié par A. Boeckh dans le CIG (n° 2737) et a été réédité depuis à plusieurs reprises, par W. Ditten
berger (OGI 453/454), par R.T. Sherk (Roman Documents, no 28 A) et par d'autres.
Le triumvir inconnu fait dans sa lettre l'éloge de l'ambassadeur d'Aphrodisias, Solon fils de Démétrios, en le félicitant de la manière dont il a accompli sa mission auprès de lui: Solon s'est réjoui des dispo
sitions prises en faveur de sa patrie et a demandé au triumvir qu'il fasse envoyer à Aphrodisias des copies des dites dispositions, à savoir un édit (ÈnÎKpqw), un sénatus-consulte (B6y1J-a), un serment (opKtov) et une lex (voiJ-os-). La lettre se termine par une phrase où il est question de docu
ments que la cité est priée de déposer dans ses archives. Les deux der
niers mots sont !PAMMATA KAIL:APOL:.
La date et le contexte historique de cette lettre ne font pas de diffi
culté. Grâce aux nouveaux textes publiés par J. Reynolds, il est mainte
nant établi que les dispositions prises en faveur d'Aphrodisias sont
1 REYNOLDS J., "Aphrodisias and Rome", in JRS, (Monographs I, 1982), doc. n° 6, pp. 41 sqq.
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consécutives à la campagne victorieuse de P. Ventidius Bassus contre Q.
Labiénus et les Parthes en 39. Une lettre d'Octave aux Éphésiens (doc.
n°12) nous apprend que la cité a gravement souffert des déprédations de l'armée de Labiénus et que c'est le même Solon qui s'est adressé à Oc
tave pour lui demander son aide. Des documents mentionnés par la lettre du triumvir inconnu, nous avons maintenant le sénatus-consulte, daté du début du mois d'octobre 39 (doc. n° 8). Il est stipulé dans ce sé
natus-consulte qu'il devra être ratifié par une lex du peuple romain (11.
85 sqq.). Un autre document nous donne un extrait du serment prêté par les sénateurs après la votation de la loi (doc. n° 9, ll. 7 sqq.). Quant à l'édit, il doit s'agir, comme le pense Miss Reynolds (p. 45), de l'édit d'Octave et de Marc Antoine qui suit immédiatement le sénatus
consulte sur la pierre (doc. no 7). Les quatre documents sont donc tous contemporains et portent tous sur le même objet: les franchises d 'Aphrodisias.
Il reste à savoir qui est l'auteur de la lettre. Sur ce point, qui n'est pas sans importance, Miss Reynolds est en désaccord avec ses prédéces
seurs, qui ont toujours tenu pour acquis qu'il ne pouvait s'agir que de Marc Antoine. Cela semblait aller de soi puisque, lors du partage de l'empire entre les triumvirs, Antoine avait reçu l'Orient. On ne savait pas, jusqu'à la découverte des nouveaux documents, qu'Octave avait pris Aphrodisias sous sa protection et se l'était réservée: M{av noÀtv
TaunJV �
oÀYJS' T�S'
'Aa{açÈ J.WUT(il
E'lÀ YJ<Pa, dit-il dans une lettre à un certain Stéphanos (doc. 10, 11. 3-4). Il semble donc légitime de supposer que le triumvir qui a écrit la lettre qui nous intéresse est Octave, ce d'autant plus que l'ambassadeur Solon s'est effectivement adressé à lui pour lui demander son aide (doc. 12).Par ailleurs, Miss Reynolds a interprété autrement qu'on l'a fait jusqu'ici les mots f'PAMMATA KAil:APOl: qui constituent la dernière ligne du texte copié par Sherard. Tous les éditeurs depuis Boeckh ont considéré ces mots comme l'intitulé d'un document perdu qu'ils croyaient être une lettre ou un édit du dictateur César. Dans toutes les éditions, les mots f'PAMMATA KAil:APOl: sont séparés du texte qui précède: Dittenberger, par exemple, donne le numéro 453 à la lettre du triumvir et le numéro 454 aux mots f'PAMMATA KAil:APOl:. Dans son commentaire, Sherk accorde une large place à cette lettre de César qu'il suppose authentique et de peu postérieure à la bataille de Pharsale. Or j'ai pu constater avec Miss Reynolds, lorsqu'elle est venue voici une di-
Lettre d'un triumvir à Aphrodisias 63 zaine d'années présenter ses inscriptions à mes étudiants, que cette sé
paration était arbitraire. En effet, la transcription de Sherard, telle que la restitue fidèlement Boeckh dans son édition, montre clairement que les mots f'P AMMA TA KA I .L:APO.L: faisaient partie intégrante du texte précédent. Boeckh a également reproduit le dessin d'une feuille à la droite de ces mots, feuille qui de toute évidence représentait le point fi
nal du texte. Rien, du reste, ne permet de penser que la pierre vue par Sherard ait été brisée ou invisible dans sa partie inférieure. La photo
graphie de la copie de Sherard que publie Miss Reynolds (pl. VI) est à cet égard tout à fait convaincante.
Donc les mots rPAMMATA KAI.L:APO.L: sont la fin du texte qui pré
cède et non pas l'intitulé d'un nouveau document. Miss Reynolds y voit une sorte de signature, d"'authentification" faite par l'auteur de la lettre lui-même. Elle y voit donc une preuve supplémentaire que l'auteur de la lettre n'est pas Marc Antoine mais César, c'est-à-dire Octave (il ne peut en effet s'agir du dictateur, qui est appelé Diuus Julius dans les docu
ments officiels romains après 44, par ex. dans le sénatus-consulte [doc.
n° 8] à la ligne 41).
Je ne suis pas de son avis: je ne crois pas que les mots rP AMMA TA KAI.L:APO.L: soient une signature ou une authentification. Comme Miss Reynolds le reconnaît elle-même (pp. 47 sq.), il n'y a pas d'exemple d'une signature ou d'une authentification de ce type. Les quelques exemples d'adjonctions personnelles qu'elle donne sont soit des salutations à l'impératif (uale, Eppwcro), soit des authentifications à la 1ère personne (recognoui, scripsi)2,
jamais
àla
3epersonne.
On ne saurait non plus y voir une notation ajoutée par un intermédiaire ou par le destinataire pour désigner le document, car une telle désignation figure toujours en tête du document, jamais à la suite de celui-ci. C'est ainsi qu'une lettre du dictateur César aux Mityléniens est précédée des mots [1pâ��aTa]Ka{crapos E>Eou (Sherk,Roman Documents, no 26 b, 1. 6) ou que le séna
tus-consulte trouvé à Cyrène est intitulé My�a cruyKÀllTou (SEG IX, 8, 1. 83). La cité de Thessalonique publie un édit du roi Philippe V avec la lettre d'accompagnement de l'épistate royal en inscrivant IIapà 'Avopov{Kou en tête de la lettre de l'épistate et .Cnâypa��a ô E811KEV �a-
2 Voir aussi OLNER J.H., in AJPh 97, 1976, pp. 370-372, avec d'autres exemples.
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GtÀEÙS' <t>iÀmTToS' en tête de l'édit du roi (IG X 2, 1, na 3, Il. 1 et 10 sqq.)3• La cité d'Aphrodisias aurait certainement fait de même si les mots f"PAM
MA TA KA I L:APOL: avaient eu la fonction que leur prête Miss Reynolds, ils auraient certainement été gravés en tête du document et non pas à la fin de celui-ci.
En fait, c'est toute la fin de la lettre qu'il faut reprendre, depuis les mots EL:TIN t.E ANTirPA<t>[A]. D'après la transcription de Sherard, cette fin se présente ainsi:
EL:TIN t.E ANTif"PA<t>[A]
TQN f"Ef"ONOTQN 1 MEIN ct>IAAN8PQIIQN TA 1II01ErP AM(M)ENA A !MAL: BOY AOMAI EN TOIL: t.HMOL:IOIL:
TOIL: IIAP !MEIN rPAMMAL:IN ENTAEA[I]
rP AMMA TA KAI L:APOL: (feuille)
Comme on l'a vu, Boeckh, suivi par tous les autres éditeurs et com
mentateurs, a séparé les mots f"PAMMATA KAIL:APOL: du texte précé
dent et a donc mis un point après l'avant-dernière ligne: EGnv 6È àvT{ ypa<!J[a] Twv yqovon.ùv u IJ.ElV <(ltÀav8pwTTwv Tà UTToyEypaiJ.(IJ.)Éva, â u �J-aS' � OUÀO �J-al È v TOt S' 6T] IJ.OGtOlS' TOlS' TT ap' u IJ.El v y pa IJ.IJ.aGl v È v
Taea[t]. rpaiJ.IJ.aTa Ka{GapoS'. On comprend cette phrase explicitement ou implicitement de la manière suivante: "les copies des bienfaits qui vous ont été accordés (c'est-à-dire les copies que Solon est venu deman
der au triumvir) sont jointes à rna lettre. Je vous prie de les déposer dans vos archives". C'est ainsi que la comprend Riccobono, dont voici la tra
duction latine (FIRA 12, p. 270): "Sunt autern exernpla beneficiorurn uobis tributorurn infrascripta: quae uos in tabulas uestras publicas referre uolo". La traduction de Miss Reynolds est similaire: "The copies of the privileges that relate to you are these that are subjoined; 1 wish you to register them arnong your public records"4. Grammaticalement, ces tra-
3 Voir aussi Sherk 27, 1. 1; Hesperia 9, 1940, pp. 86 sqq., 1. 15; ZPE 13, 1974, pp. 112 sqq., l. 1; I.v.Magnesia 43, 1. 1 etc.
4 Je n'ai malheureusement pas eu accès à la traduction de JOHNSON A.C., COLE
MAN-NORTON P.B. et BoURNE F.C., Ancient Roman Statutes, 1961.
Lettre d'un triumvir à Aphrodisias 65 ductions font de àVT{ypacj>a (= exempla) le sujet de la proposition; elles font de Tà unoyEypa�.qlÉva (= infrascripta) l'attribut de àVT{ypacj>a;
toutes deux rapportent la relative â UIJ.as f3oÛÀo1J.at... Ehâ�at à àVT{
ypacj>a. Or tout cela ne correspond pas au texte grec tel qu'il nous est conservé.
1° Si àvT{ypacj>a était le sujet de la proposition, il devrait être ac
compagné de l'article défini, ce que Miss Reynolds admet implicitement dans sa traduction
(The
copies ... are). Cet article défini serait d'autant plus nécessaire qu'il a déjà été question de ces copies dans la lettre (11. 32 sqq.: Tà àvT{ypacj>a).2° Inversement, l'attribut Tà unoyqpaiJ.IJ.ÉVa ne devrait pas être accompagné de l'article. En fait, selon l'interprétation admise, Ècrnv . .. u noyqpa Il !lÉ va est une forme verbale équivalent à unoyÉypanTm.
L'article défini est donc plus que gênant. La traduction de Miss Reynolds ("are these that are subjoined") montre bien l'embarras qu'il provoque.
A moins d'admettre que le rédacteur ou le traducteur de la lettre ne connaissait pas les règles élémentaires de la langue grecque, ce qui n'apparaît pas par ailleurs dans ce document, nous devons, pour res
pecter ces règles, faire de Tà unoyEypaiJ.IJ.Éva le sujet du verbe Ècrnv et de àvT{ypacj>a l'attribut de Tà UlTO'YE-ypaiJ.IJ.ÉVa, Ce qui nOUS donne la traduction suivante: "les choses inscrites ci-dessous, que je veux que vous déposiez dans vos archives publiques, sont des copies des bienfaits qui vous ont été accordés." Ce qui ne veut rien dire.
Je crois toutefois pouvoir proposer une solution à ces difficultés qui soit à la fois fidèle au texte et aux règles de la grammaire. Je propose de renoncer à la ponctuation admise depuis Boeckh, de rattacher les mots ypaiJ.IJ.aTa Ka{crapoç à la phrase précédente et de lire: Ècrnv oÈ àvT{
ypacj>[a] TWV 'YEYOVOTWV u IJ.ElV cj>tÀav9pwnwv Tà unoyqpaiJ.(iJ.)Éva - â U IJ.aS" f3oÛÀOIJ.al ÈV TOlS" OTl!lO<JtOlS" TOlS" nap' U IJ.ElV y pa IJ.IJ.aOW ÈVTcX�at - 'YPcXIJ.IJ.aTa Ka{aapoç. Je fais de Tà unoyqpaiJ.IJ.ÉVa ... 'YPcXIJ.IJ.aTa Ka{
aapoç le sujet du verbe Èanv, de àvT{ypacj>a l'attribut du sujet ypâw IJ.aTa Ka{aapoç, auquel je rapporte la relative â u 11as- f3oÛÀoiJ.at... Èv
Ta�at. L'insertion de cette relative entre le substantif ypâiJ.IJ.aTa et l'adjectif unoyqpaiJ.IJ.Éva qui l'accompagne est peu orthodoxe, mais elle peut s'expliquer par le souci de mettre en exergue à la fin le nom de celui qui est le bienfaiteur de la cité.
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A première vue, cette solution n'en est pas une, car la traduction lit
térale de cette phrase ne donne pas de sens non plus: "les lettres de Cé
sar ci-jointes - lettres que je vous prie de déposer dans vos archives pu
bliques - sont des copies des bienfaits qui vous ont été accordés". Mais il n'en va pas de même si nous retraduisons cette phrase en latin en nous inspirant de la traduction de Riccobono (cf. ci-dessus, p. 64): "Sunt au
tem exempla beneficiorum uobis tributorum infrascriptae, quas uos in tabulas uestras publicas referre uolo, epistulae Caesaris". Alors que le mot grec àVT{ypmjJOv signifie invariablement "copie" d'un document, le latin exemplum, en revanche, peut avoir une grande variété de signifi
cations, la principale étant l'équivalent de français "exemple", exemple que l'on donne pour illustrer ou justifier une affirmation. Exemplum peut être synonyme de testimonium et signifier "attestation", "preuve",
"témoignage" (cf. TLL s.v. exemplum II A 2 b et 3). C'est ainsi que Cicé
ron écrit dans le De re publica (1, 3, 5): nec uero leuitatis Atheniensium crudelitatisque in amplissimos ciuis exempla deficiunt (cf. aussi Pro Caec. 18, 52 et 28, 80). C'est dans ce sens-là que je voudrais comprendre le mot exemplum qui correspond à àVT{ypacj>ov dans le texte grec de notre lettre. L'auteur de cette lettre joint à celle-ci des lettres de César, c'est-à-dire d'Octave, comme témoignages, comme preuves des bien
faits accordés par Rome à la cité d'Aphrodisias. Le traducteur aura mé
caniquement rendu exempla par àvT{ypacj>a, qui est effectivement l'équivalent grec habituel dans ce genre de document. J'en conclus que l'auteur de la lettre est bien Marc Antoine, comme on l'avait admis jusqu'ici.
Comme je l'ai rappelé plus haut, on attribuait cette lettre à Marc Antoine parce que c'est à lui qu'était échue la moitié orientale de l'empire romain. L'argument reste entièrement valable. Car si les nou
veaux textes montrent qu'Octave est le bienfaiteur et le protecteur de la cité d'Aphrodisias, ils nous apprennent en même temps qu'il a laissé à son collègue le soin de mettre en application les décisions prises en fa
veur de la cité: il l'a confiée à ses bons soins (doc. no 10, 1. 2: 'AvTwv{4J auvÉaTT]aa) et lui a donné des instructions (doc. n° 12, ll. 7 sqq.: nE pt ciiv TTcXVTWV 'AvTWVll.\) TE T(il auvapxovn ÈVTOÀàç BÉ6wKa). Ce n'est que parce qu'Antoine est absent que le jeune César confie directement la garde de la cité à un certain Stéphanos dont on ne connaît par ailleurs ni le Statut ni la fonction (doc. n° 10, 1. 3: 'Qç 'AVTwv{oç llTTEOTlV 6os; Èp
yaa{av KTÀ.). Il est donc tout à fait dans l'ordre des choses
Lettre d'un triumvir à Aphrodisias 67 qu'Aphrodisias se soit adressée au maître de l'Orient pour s'assurer de ses bonnes dispositions et obtenir de lui des copies des mesures prises en sa faveur. Elle a même dû le faire dès que possible, dès l'arrivée du triumvir à Athènes à la fin de l'année 395. Comme le suggère Sherk dans son commentaire (p. 167, n. 2), Marc Antoine n'avait probablement pas ces documents en sa possession et a dû écrire à Rome pour en faire éta
blir des copies qu'il ferait envoyer à Aphrodisias. Mais en attendant, et pour montrer sa bonne volonté à l'égard de la cité, il lui aura fait part des instructions qu'il a reçues de son collègue à son sujet. Ce sont là, je pense, les epistulae Caesaris que Marc Antoine joint à sa lettre en de
mandant à Aphrodisias de les déposer dans ses archives.
5 Selon la tradition, qui est très hostile à Antoine, celui-ci aurait passé son hiver à Athènes à faire la fête et n'aurait reçu qu'à la fin de son séjour les ambassades venues le trouver (Appien, b.c. V, 76, 324). Mais Dion Cassius, tout aussi hostile, nous dit que, dès son arrivée en Grèce, le triumvir s'employa à ruiner les cités grecques, ce qui prouve qu'il s'en est bel et bien occupé, même si c'était pour leur nuire comme le prétend Dion Cassius (48, 39, 1).